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La revue thomiste

Contenu éditorial

Premiers pas dans la Somme de théologie

Écrit par : Ghislain-Marie Grange
Publié le : 27 Février 2024
  • sacra doctrina
  • Histoire
  • Somme de théologie

Saint Thomas d’Aquin destinait la Somme de théologie aux débutants, comme en témoigne le prologue de l’ouvrage :

« Parce que le docteur de la vérité catholique doit non seulement enseigner les plus avancés, mais parce qu’il lui revient aussi de former les débutants […], le but de notre effort, dans cet ouvrage, est de transmettre ce qui concerne la religion chrétienne d’une manière qui convient à la formation des débutants[1]. »

Malgré cette affirmation, celui qui ouvre la Somme de théologie constatera bien vite que l’ouvrage n’est pas d’accès facile. Il est certes organisé en courts articles bien agencés et de structure semblable, mais saint Thomas se sert abondamment de termes techniques et les raisonnements sont serrés.

Pour aider le véritable débutant, afin qu’il ne se noie pas d’emblée dans l’océan que représente l’ouvrage, nous présentons son contexte historique, son plan puis nous donnons quelques indications pour commencer sa lecture. Celle-ci demande un effort, mais qui l’entreprend ne sera pas déçu.

 

1. Le contexte historique de la Somme de théologie

La Somme de théologie appartient à la période de maturité de saint Thomas d’Aquin. Celui-ci est entré dans l’Ordre dominicain à Naples en 1244[2]. Après sa formation, il a enseigné la théologie à l’Université de Paris (1251-1259) puis est revenu en Italie. En 1265, le chapitre de la province romaine lui demande d’aller à Rome et d’y établir un nouveau centre d’études (studium), afin de former les jeunes frères dominicains entrés dans les différents couvents de la province. Ce studium s’établit au couvent de Sainte-Sabine sur l’Aventin.

Cette demande est quelque peu originale. Jusque-là, les frères étaient formés dans les couvents où ils entraient : le « lecteur » conventuel y donnait chaque jour des cours auxquels tous les frères étaient tenus d’assister. Les jeunes frères les plus doués étaient envoyés dans des studia generalia (centres d’études pour tout l’Ordre dominicain) en vue de devenir à leur tour lecteurs conventuels ou d’enseigner à l’Université. Le studium de Rome n’est pas un studium generale mais un centre fondé à titre expérimental sous la direction d’un maître renommé, Thomas d’Aquin[3]. Celui-ci pouvait alors inventer à loisir de nouvelles méthodes d’enseignement, qui donneront lieu à la Somme de théologie. Dans le prologue, Thomas exprime son insatisfaction devant l’organisation de l’enseignement de la théologie à son époque :

« Nous avons observé que, dans l’emploi des écrits des différents auteurs, les novices en cette matière sont fort embarrassés, soit par la multiplication des questions, des articles et des preuves, qui sont inutiles ; soit parce que ce qu’il est nécessaire d’apprendre n’est pas transmis selon l’ordre de la discipline, mais selon que le requiert l’explication des livres ou selon ce qui se présente à l’occasion d’une dispute ; soit enfin que la répétition fréquente des mêmes choses engendre dans l’esprit des auditeurs lassitude et confusion. Désirant éviter ces inconvénients et d’autres semblables, nous tenterons, confiants dans le secours de Dieu, d’exposer la doctrine sacrée brièvement et clairement, autant que la matière le permettra[4]. »

Thomas d’Aquin fait allusion aux différents modes d’enseignement au XIIIe siècle. Les cours consistaient dans le commentaire d’un livre de l’Écriture sainte ou d’un passage des Sentences de Pierre Lombard (qui était alors le manuel de théologie), ou bien prenaient la forme d’une question disputée, exercice collectif de résolution d’un problème théologique à partir de la collation des arguments pour ou contre la thèse. Thomas entend donc proposer une nouvelle organisation de la matière théologique, différente de celle des Sentences de Pierre Lombard. On aura noté que Thomas ne parle pas de « théologie » (terme issu du grec signifiant le discours sur Dieu) mais de « doctrine sacrée » (sacra doctrina), qui est un enseignement donné par Dieu à l’homme en vue de son salut[5].

 

2. Le plan de la Somme de théologie

La Somme de théologie est divisée en trois grandes parties. Après une question introductive sur la nature de la doctrine sacrée, Thomas expose ainsi son plan :

« Le but principal de la doctrine sacrée est de transmettre la connaissance de Dieu, et non seulement selon ce qu’il est en lui-même, mais aussi selon qu’il est le principe et la fin des choses, et spécialement de la créature rationnelle […]. Ayant à exposer cette doctrine, nous traiterons premièrement de Dieu ; deuxièmement, du mouvement de la créature rationnelle vers Dieu ; troisièmement, du Christ qui, en tant qu’homme, est pour nous la voie qui mène à Dieu[6]. »

La Somme de théologie est donc divisée en trois parties :

  • La première (Prima pars [Ia]) traite de Dieu en lui-même et de Dieu principe et fin de toutes choses, c’est-à-dire de Dieu et de la procession des créatures.
  • La deuxième (Secunda pars [IIa]) traite du chemin de l’homme vers Dieu, c’est-à-dire de la manière dont l’homme progresse vers le Bien suprême. Cette partie de théologie morale est la plus longue de la Somme : elle comprend 1535 articles regroupés en 303 questions. Elle est elle-même divisée en deux parties : une étude générale des actes humains (appelée Prima secundae [Ia-IIae], c’est-à-dire première partie de la deuxième partie) et une étude particulière à partir des différentes vertus (appelée Secunda secundae [IIa-IIae], c’est-à-dire deuxième partie de la deuxième partie).
  • La troisième partie (Tertia pars [IIIa]) traite du Christ en tant qu’il est le chemin vers Dieu. Cette partie doit donc inclure l’étude du mystère de l’Incarnation, des sacrements et de la vie éternelle[7].

La rédaction de la Somme de théologie dépassera l’expérimentation du studium fondé par Thomas à Rome. En 1268 (ou peut-être 1269), Thomas d’Aquin quitte la Ville éternelle pour aller de nouveau enseigner à l’Université de Paris. Après ce deuxième séjour à Paris, Thomas est ensuite appelé à Naples, qui sera son dernier lieu d’enseignement. Dans ces deux lieux, Thomas poursuit la rédaction de la Somme de théologie. Ce travail est interrompu par sa mort en 1274. La Somme est donc inachevée et se termine au milieu du traité sur le sacrement de pénitence (IIIa, q. 90).

En raison de cet inachèvement, l’assistant (socius) de Thomas d’Aquin a complété la Somme de théologie avec des textes provenant du commentaire des Sentences, l’ouvrage de jeunesse de Thomas, et il les a lui-même arrangés en essayant d’imiter la méthode de la Somme de théologie. On appelle ce texte le Supplementum, qui est donc bien composé d’extraits de saint Thomas, mais à utiliser avec précaution en raison de sa méthode de constitution.

 

3. Par où commencer ?

Comment entrer dans la lecture de la Somme de théologie ? Si vous l’ouvrez pour la première fois, il n’est pas recommandé de lire les questions dans leur ordre de présentation. Vous risquez de vous décourager rapidement. Comme l’explique saint Thomas dans son prologue, cet ordre correspond à l’ordre de discipline, ce qui signifie que l’auteur part de ce qui est le plus fondamental pour la théologie : l’essence de Dieu (q. 2-26) et la distinction des personnes (q. 27-43). Ce n’est donc pas le plus facile !

 

Débutants

Si vous êtes débutant, vous pouvez commencer par la lecture de la première question de la Prima pars (Ia, q. 1) qui expose la nature de la doctrine sacrée. Nous donnons ci-dessous une explication du premier article de cette question.

Ensuite, vous pouvez vous plonger dans des traités qui comportent peu de notions techniques :

  • Les mystères du Verbe incarné (IIIa, q. 27-59) qui peuvent accompagner la méditation des Évangiles correspondants.
  • Le début du traité de la béatitude (Ia-IIae, q. 1-2) : la question 2, dépourvue de toute technicité, montre en particulier que la béatitude de l’homme ne se trouve pas dans les biens créés.
  • Le traité de la loi nouvelle (Ia-IIae, q. 106-108) : trois questions abordant la nouveauté de l’Évangile par rapport à la loi mosaïque.

Cette lecture peut s’accompagner d’ouvrages d’introduction à la pensée de saint Thomas d’Aquin.

 

Lecteurs déjà familiarisés avec la Somme

Après une première entrée dans la Somme de théologie, il est possible de s’appuyer sur l’ordre de discipline évoqué par Thomas dans son prologue. Nous recommandons donc de lire les traités les plus fondamentaux :

  • Le traité de « Dieu en tant qu’il est un » (Ia, q. 2-26). Voir le cours de fr. Serge-Thomas Bonino sur ce traité. Les plus avancés pourront poursuivre par le traité de la Trinité (Ia, q. 27-43) en s’aidant du cours de fr. Gilles Emery.
  • Le traité de la béatitude (Ia-IIae, q. 1-5) qui ouvre la partie morale de la Somme de théologie en montrant la fin de l’homme. Voir le cours de fr. Marie-Michel Labourdette sur ce traité.
  • Le traité de la foi (IIa-IIae, q. 1-46) qui, tout en étudiant la vertu théologale de foi, donne des éléments fondamentaux sur les vertus théologales. Voir le cours de fr. Marie-Michel Labourdette sur ce traité.
  • Le traité sur le mystère de l’Incarnation (IIIa, q. 1-26) qui ouvre la partie sur le Christ et les sacrements. Voir le cours de fr. Philippe-Marie Margelidon sur ce traité.

 

Lecteurs confirmés

Après cette lecture fondamentale, rien ne vaut l’entrée dans une question précise et le travail en profondeur. Le champ est vaste. Nous recommandons pour cela de travailler à partir de la langue originale, les textes étant accessibles gratuitement sur le site du Corpus thomisticum.

Ce travail pourra s’accompagner de la lecture des nombreuses études disponibles dans la Bibliothèque de la Revue thomiste et la Revue thomiste elle-même.

 

4. Comment lire un article de la Somme ?

Tous les articles de la Somme de théologie possèdent la même structure : des objections, un argument d’autorité appelé sed contra, une réponse explicative et les solutions des objections. Cette structure provient de l’exercice universitaire de la question disputée, où deux groupes d’étudiants apportent des arguments dans un sens et dans l’autre, puis le maître tranche par une « détermination » et une explication.

Pour lire un article de la Somme de théologie, nous recommandons de commencer par la lecture de la réponse. Celle-ci fournit la position de saint Thomas d’Aquin ainsi que son explication. On pourra ensuite lire chaque objection avec sa solution (objection 1, solution 1 ; objection 2, solution 2 ; etc.).

 

Prenons l’exemple du premier article de la Somme de théologie, où Thomas montre la nécessité de la doctrine sacrée. Il pose dans cet article la question suivante : est-ce que les disciplines philosophiques établies par la raison humaine sont suffisantes à l’homme ou est-il nécessaire de posséder une science qui vienne de la révélation divine ?

 

Objection 1 : Il semble qu’il ne soit pas nécessaire d’avoir une autre doctrine que les disciplines philosophiques. En effet, l’homme ne doit pas rechercher ce qui est au-dessus de la raison, d’après l’Ecclésiastique (3, 23) : « Ne cherche pas plus haut que toi ». Or, ce qui est fourni par la raison nous est transmis de manière suffisante dans les disciplines philosophiques. Il paraît donc superflu de recourir à une autre doctrine que les disciplines philosophiques.

[Ici Thomas présente l’objection selon laquelle il serait vaniteux pour l’homme de rechercher ce qui est hors de sa portée ; ce qui est à sa portée ce sont les disciplines philosophiques ; une autre science ne serait donc pas nécessaire.]

Objection 2 : Il n’y a de doctrine que de l’être, car on ne peut avoir de connaissance que du vrai, qui lui-même est convertible avec l’être. Or, dans les disciplines philosophiques, on traite de toutes les modalités de l’être, et même de Dieu ; d’où vient qu’une partie de la philosophie est appelée théologie, ou science divine, comme le montre Aristote. Il n’est donc pas nécessaire de recourir à une autre doctrine que les disciplines philosophiques.

[Thomas fait appel à la philosophie d’Aristote. Chez Aristote, la métaphysique est appelée théologie et parle de Dieu. Donc les disciplines philosophiques semblent couvrir tout le domaine de l’être, c’est-à-dire tout le domaine du vrai.]

 

Argument d’autorité (sed contra = en sens contraire des objections) : S. Paul dit (2 Tm 3, 16) : « Toute Écriture divinement inspirée est utile pour enseigner, réfuter, redresser, former à la justice. » Or, une Écriture divinement inspirée ne relève pas des disciplines philosophiques, qui sont découvertes par la raison humaine. Il est donc utile de posséder une autre science, divinement inspirée, en plus des disciplines philosophiques.

[L’Écriture sainte, inspirée par Dieu, révèle sa propre utilité. Thomas renvoie ainsi à un verset de saint Paul, qui détaille les différents cas où la connaissance que l’Écriture apporte s’avère utile.]

 

Réponse (= explication) : Il était nécessaire pour le salut de l’homme qu’il y eût, en dehors des sciences philosophiques que scrute la raison humaine, une doctrine procédant de la révélation divine. Le motif en est d’abord que l’homme est ordonné à Dieu comme à une fin qui dépasse la compréhension de la raison, selon ce verset d’Isaïe (64, 3), « l’œil n’a point vu, ô Dieu, en dehors de toi, ce que tu as préparé à ceux qui t’aiment ». Or il faut qu’avant de diriger leurs intentions et leurs actions vers une fin, les hommes connaissent cette fin. Il était donc nécessaire, pour le salut de l’homme, que certaines choses dépassant la raison humaine lui fussent communiquées par révélation divine. À l’égard même de ce que la raison était capable d’atteindre au sujet de Dieu, il fallait aussi que l’homme fût instruit par révélation divine. En effet, la vérité sur Dieu atteinte par la raison n’eût été le fait que d’un petit nombre, elle eût coûté beaucoup de temps et se fût mêlée de beaucoup d’erreurs. De la connaissance d’une telle vérité, cependant, dépend tout le salut de l’homme, puisque ce salut est en Dieu. Il était donc nécessaire, pour que ce salut fût procuré aux hommes d’une façon plus ordinaire et plus certaine, que ceux-ci fussent instruits par une révélation divine. Il était donc nécessaire qu’il y eût, en plus des disciplines philosophiques que scrute la raison humaine, une doctrine sacrée, acquise par révélation.

[L’argument principal de saint Thomas est que l’homme est ordonné à Dieu : sa fin est la béatitude éternelle. Pour atteindre cette fin en se guidant vers elle, il doit la connaître de quelque manière. Puisque cette fin qui est Dieu dépasse la raison humaine, il faut que Dieu se révèle. Par ailleurs, certaines vérités accessibles à la raison humaine (par exemple, l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme) devaient aussi être révélées pour être accessibles au plus grand nombre et non aux seuls philosophes.]

 

Solution 1 (= réponse à l’objection 1) : Il est vrai qu’il ne faut pas rechercher par la raison ce qui dépasse la connaissance humaine, mais il existe des vérités révélées par Dieu et auxquelles nous devons accorder notre foi. Aussi, au même endroit [Eccl 3, 25], est-il ajouté : « Beaucoup de choses te sont montrées qui dépassent la compréhension humaine. » C’est en cela que consiste la doctrine sacrée.

Solution 2 (= réponse à l’objection 2) : C’est parce qu’il existe une diversité d’aspects connaissables qu’il existe une diversité de sciences. En effet, l’astronome et le philosophe de la nature aboutissent à une même conclusion, par exemple que la terre est ronde ; mais l’astronome utilise un moyen terme mathématique, c’est-à-dire abstrait de la matière, tandis que le philosophe de la nature a recours à un moyen terme relatif à la matière. Rien n’empêche donc que les mêmes choses dont traitent les sciences philosophiques selon qu’ils sont connaissables par la lumière de la raison naturelle, puissent encore être traités par une autre science, selon qu’ils sont connus par la lumière de la révélation divine. La théologie qui relève de la doctrine sacrée est donc d’un autre genre que la théologie qui est une partie de la philosophie.

[L’explication de Thomas est complexe et fait appel à sa doctrine sur l’objet et l’ordre des sciences. Deux sciences peuvent porter sur le même objet mais l’envisager d’un point de vue différent. Par exemple, l’astronome et le philosophe de la nature s’intéressent tous les deux à la rotondité de la terre. Mais, pour la démontrer, l’astronome utilise pour cela des calculs mathématiques (les mathématiques médiévales ayant pour objet des réalités abstraites de la matière, les figures géométriques). Alors que le philosophe de la nature (le physicien chez Aristote) utilise les mouvements des réalités corporelles, c’est-à-dire engagées dans la matière (Aristote affirme la rotondité de la Terre à partir du fait que tous les objets matériels se dirigent vers le centre de la Terre, voir Aristote, Traité du ciel, II, 14). Thomas montre ainsi que deux sciences peuvent porter sur le même objet (ici la rotondité de la Terre) mais avec des points de vue différents. Il en va de même pour la partie de la philosophie qui porte sur Dieu (appelée par Aristote « théologie » et œuvre de la raison humaine) et la doctrine sacrée qui vient d’une révélation divine. Bien qu’elles portent sur le même objet (Dieu), ce ne sont pas les mêmes sciences, en raison de leur différence de perspective.]

 

fr. Ghislain-Marie Grange, o.p.

 


[1] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, prologue.

[2] Pour la chronologie, nous nous appuyons sur Jean-Pierre Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre, Cerf, Paris, 2015.

[3] Leonard E. Boyle, The Setting of the Summa theologiae of Saint Thomas, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, Toronto, 1982, p. 9-10.

[4] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, prologue.

[5] Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 1, a. 1.

[6] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 2, prologue.

[7] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIIa, prologue.

Le débat sur l'éternité du monde : une synthèse

Écrit par : Isak Pauli
Publié le : 7 Juillet 2025
  • création
  • métaphysique
  • Aristote
  • philosophie de la nature
  • Université de Paris

Au XIIIe siècle le monde latin connaît une vive controverse déclenchée par l'arrivée massive de la philosophie gréco-arabe. D’une part les penseurs de ce siècle sont frappés par la capacité des écrits d’Aristote de répondre à leurs exigences intellectuelles, d’autre part ils se trouvent à certains égards devant ce qui semble être inconciliable avec la foi chrétienne, à savoir l’affirmation aristotélicienne de l'éternité du monde. Dans sa cosmologie, Aristote affirmait en effet un monde créé mais sans commencement, avec un passé éternel et infini, ce qu’il pensait prouver par la nature du changement et du temps. En même temps, le livre de la Genèse s’ouvre avec une affirmation de la création du monde avec un commencement dans le temps, ce que le concile du Latran IV (1215) venait de déclarer comme faisant partie de la foi[1]. Les philosophes et les théologiens du XIIIe siècle se trouvaient ainsi devant un dilemme : la contradiction claire et nette entre la foi chrétienne et l’avis d’Aristote. Mais l’affirmation d’un commencement du monde relève-t-elle seulement de la foi, ou peut-elle être démontrée par la raison ? Ainsi, dire que le monde est éternel, est-ce seulement faux en raison des affirmations de foi, ou cela est-il impossible en soi selon la raison ? La problématique a donc été reformulée et distinguée en deux questions. En premier lieu, la question de fait ; la réponse est certaine, Dieu a révélé que le monde a été créé avec un commencement. En deuxième lieu, la question philosophique de la possibilité d'un monde créé éternel sans commencement ; cette question restait ouverte. C'était donc sur la possibilité hypothétique d’un monde créé sans commencement que les penseurs latins se sont interrogés. Saint Thomas d’Aquin se demande ainsi :  « Étant supposé, selon la foi catholique, que le monde a eu un début dans la durée, une interrogation naît pour savoir si le monde aurait pu être depuis toujours »[2]. Au fond il s’agissait de s’interroger sur le lien rationnel entre la notion de création et celle d'éternité. L'idée de création, dans son essence, implique-t-elle nécessairement un commencement ? Ou peut-on affirmer la possibilité rationnelle d’un monde créé sans commencement ? « Toute la question consiste donc en ceci : être créé par Dieu selon toute sa substance et ne pas avoir de commencement dans la durée sont-ils contradictoires ou non ? »[3]

La question de savoir s’il aurait été possible que Dieu créât un monde sans commencement intéresse tous les grands intellectuels de l'époque : Alexandre de Halès, saint Albert le Grand, saint Bonaventure, Siger de Brabant, saint Thomas d’Aquin, etc.[4]. Personne ne pouvait en effet échapper à cette querelle en raison de l’influence d’Aristote dans les milieux intellectuels de cette époque. Les étudiants étaient obligés de lire les œuvres d’Aristote[5], et puisque la thèse de l’éternité du monde est centrale dans la physique aristotélicienne, personne ne pouvait l’éviter. Le XIIIe siècle a vu trois positions se développer en réponse à cette question : les « éternalistes », les « temporalistes », et la position de saint Thomas[6]. Les premiers affirmaient que l’on peut démontrer par la raison que le monde est éternel quoique créé. Les seconds, dont saint Albert le Grand et saint Bonaventure, affirmaient que l’on peut démontrer par la raison que le monde a été créé dans le temps avec un commencement. La troisième position, nous le verrons, est une voie médiane qui exclut les deux autres.

Cette question peut sembler être d’une pure érudition historique, superficielle et sans intérêt. Pourtant elle cache des enjeux philosophiques et théologiques beaucoup plus profonds que l’on ne pourrait croire, et c’est sans doute pourquoi elle a autant intéressé un auteur comme saint Thomas. Elle met en jeu la création comme acte libre de la volonté de Dieu et la dépendance radicale du monde à Dieu. Saint Thomas est revenu plusieurs fois dans sa vie à cette question, et comme dit Grégoire Celier : « Cette récurrence sur un détail de peu d'importance, apparemment, est liée à ce qui intéresse vraiment Thomas, à savoir la métaphysique de la création, qui constitue un point tout à fait essentiel de sa doctrine et de sa pensée. Ce que l'on dit de la durée du monde manifeste la réelle vérité de ce qu'on affirme, ou prétend affirmer, concernant l'action divine créatrice[7]». Cette question présente ainsi de grands intérêts encore aujourd'hui et ne relève pas d’un intérêt seulement pour les historiens. Elle nous aide à concevoir plus profondément la création comme émanation et comme action divine. Le fait de dégager l'idée de commencement de l'idée de création montre également que les preuves de l’existence de Dieu n’ont pas besoin de s’interroger sur un commencement à trouver dans le passé. Ces preuves ne concernent que la dépendance du monde par rapport à Dieu dans le présent, et cela serait vrai même si le monde n'avait pas de commencement. Enfin, si l’on peut avec saint Thomas établir la possibilité d'un monde créé éternel, le choix divin non-nécessaire d’un monde créé avec un commencement manifestera encore plus la sagesse divine comme nous verrons par la suite. Pourtant, malgré des enjeux de grand intérêt, la résolution de cette question ne semble ni facile, ni terminée[8].

Dans cet article nous verrons comment cette controverse s’articule, les différentes réponses, la position de saint Thomas et enfin pourquoi ce débat a toujours un intérêt aujourd'hui.

 

Le débat historique

Le débat historique peut ainsi être abordé suivant les trois positions mentionnées plus haut : celle des éternalistes, celle des temporalistes et la position de saint Thomas.

Les éternalistes (qui correspondent aux aristotéliciens radicaux) affirment que l’on peut démontrer l'éternité du monde par la raison et qu’il faut tenir cette thèse[9]. Il importe de remarquer que ses tenants ne nient pas que le monde soit créé par Dieu, mais simplement qu’il n’a pas de commencement. Saint Thomas dit au sujet d’Aristote que « assurément Aristote a erré, croyant, de fait, le monde éternel ; mais non pas en enlevant à Dieu son titre de créateur »[10]. Les arguments de cette position peuvent être distingués en deux groupes, du côté de l’univers et du côté de Dieu. Du côté du monde, il semble qu’il faille affirmer que l'univers est sans commencement en vertu de la nature du changement et du temps. En effet tout changement est le passage d'un état antérieur à un état postérieur. Ainsi l’homme non-musicien devient homme musicien et passe d’un état antérieur (non-musicien) à un état postérieur (musicien). Aristote affirme que si l'on considère le changement de manière globale, il ne peut y avoir un état zéro absolu car il serait nécessairement le résultat d’un changement à partir d’un état antérieur. La nature du temps montre la même chose : l'instant nécessite toujours un instant passé qui le précède[11]. Par ces deux biais, il est donc nécessaire selon Aristote d’affirmer l'éternité du monde car un « point zéro » est impossible, et pour le changement et pour le temps.

Du côté de Dieu on argumente en disant que Dieu est la cause suffisante de l’univers. Mais dès qu’il y a une cause suffisante, qui est parfaite et qui a tout pour causer, il y a nécessairement un effet. Or, Dieu est cause et éternel, le monde comme effet est donc aussi éternel[12]. Ainsi la seule existence ou présence de la cause produit  nécessairement son effet. Dieu existant depuis l'éternité, il cause  nécessairement le monde depuis l'éternité. Mais l’action de Dieu est sa substance et sa substance est éternelle. L’effet de son action éternelle doit donc lui aussi être éternel. Le monde qu’il crée par son action est donc éternel[13]. Afin d’illustrer cela on peut dire avec le P. Bonino que « dès que la lampe est allumée, la pièce est éclairée »[14]. Mais quand cette lampe existe depuis l'éternité, la pièce est aussi éclairée depuis l'éternité et sans commencement. Du point de vue du monde et du point de vue de Dieu, le monde semble ainsi nécessairement éternel. Dieu ne peut donc créer un monde avec un commencement.

La position radicalement opposée est celle des temporalistes. Ceux-ci posent que l’on peut démontrer par la raison que le monde a nécessairement un commencement. Un monde sans commencement est contradictoire. On objecte tout d’abord que la cause précède nécessairement l’effet et qu’il y a donc eu un moment avant l’effet où seule la cause existait. Le monde a donc nécessairement un commencement car sa cause, Dieu, le précède comme la cause précède l’effet. L'argumentation continue par le fait qu’une création ex nihilo, « à partir de rien », équivaut à être post nihilum, « après le rien ». Cela veut dire que le monde est créé à partir de rien, sans aucune matière préexistante et qu’avant le monde il n’y avait que le néant. Le monde ayant été créé à partir de rien, il existe donc après le rien ou après n’avoir pas été. Ainsi le monde a forcément un commencement[15]. Les temporalistes argumentent ensuite en disant qu’une création sans commencement implique un infini en acte, ce que les médiévaux rejettent généralement[16]. En effet, un monde sans commencement implique une série infinie de jours passés et réalisés. Mais l’infini en acte est impossible. Le monde a donc nécessairement un commencement car le contraire est impossible[17]. Enfin, un monde sans commencement implique un nombre infini de générations humaines. Mais l'âme humaine est immortelle. Il y a donc un nombre d'âmes infini actuellement existant. Mais l’infini en acte est impossible. Le monde a donc nécessairement un commencement[18].

 

Saint Thomas d'Aquin, une position originale

Saint Thomas tient dans ce débat une position originale qu’il ne reçoit d’aucun de ses prédécesseurs, et qui s’oppose en même temps aux éternalistes et aux temporalistes[19]. Il considère que le monde a de fait un commencement, comme la foi nous l’enseigne, et qu’il peut y avoir un monde avec un commencement contre ce que disent les éternalistes. Mais il s’oppose aux temporalistes en disant qu’un monde créé n’implique pas un commencement. Ainsi, il voit deux réalisations possibles : un monde éternel et un monde avec un commencement. Non seulement l’Aquinate balaie les arguments des deux positions, car ils ne contraignent l’intelligence vers aucune des deux thèses comme nous le verrons, mais il montre aussi qu'il est impossible de démontrer par la raison que le monde a un commencement. Il adopte cette position en disant que l’idée d’un commencement ne s’impose ni par la considération du monde créé, ni par la considération de Dieu qui crée. Ainsi dit-il « que le monde ait commencé [...] n’est pas un objet de démonstration ou de science »[20]. Saint Thomas prouve l'impossibilité de démontrer le commencement du monde en deux temps, dans un premier temps du côté du monde et dans un second temps du côté de Dieu. Cette impossibilité relève d'abord du côté du monde et de la nature d’une démonstration philosophique. Une démonstration philosophique se fait pour saint Thomas à partir de la nature d'une chose. Mais quand on considère la nature d’un animal (par exemple) on fait abstraction des déterminations particulières de temps et d’espace de l'animal. Ainsi on conçoit le chien en soi, le « ce que c’est que d'être chien », on ne considère pas tel chien existant dans tel lieu et à tel moment. A partir de la nature d’une chose on ne peut donc rien conclure quant à sa durée. Ainsi, la considération de la nature du monde ne nous dit rien quant à un éventuel commencement. C’est pourquoi « on ne peut démontrer la nouveauté du monde en considérant le monde lui-même »[21].

Saint Thomas montre ensuite dans un deuxième temps que la considération du côté de Dieu n’impose pas non plus que le monde ait un commencement. Ceci tient au fait que le monde et sa création relèvent de la volonté de Dieu. Le monde n’a été créé que parce que Dieu l’a voulu. Mais la raison peut seulement scruter la volonté de Dieu à l'égard des choses qu’il veut nécessairement, et ce qu’il veut nécessairement n’est finalement que lui-même[22]. La création étant un acte libre ne s’impose pas nécessairement, Dieu aurait ainsi pu ne pas créer : « aucune nécessité ne l'induit de la part de Dieu: la divine bonté, en effet, qui est la fin des choses, peut exister, que le monde existe ou qu'il n'existe pas »[23]. L’analyse de la volonté divine ne nous apprend donc pas si le monde a un commencement ou non. Saint Thomas conclut ainsi qu’il est impossible de démontrer par la raison seule que le monde a un commencement. Pourtant Dieu peut révéler sa volonté d’avoir créé dans le temps, et c’est ce qu’il a fait dans le livre de la Genèse : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (Gen, 1,1). Ainsi, selon saint Thomas, il faut conclure que « la foi seule établit que le monde n'a pas toujours été, et l'on n'en peut fournir de preuve démonstrative, ainsi que nous le disions plus haut du mystère de la Trinité. » [24]. Pour saint Thomas, le commencement du monde est donc aussi inaccessible à la raison sans la foi que le mystère de la Trinité. Il s’oppose donc surtout aux temporalistes car il trouve que ces derniers mettent en danger la foi. En voulant démontrer les choses de la foi par des arguments faibles, on s’expose « à la dérision des incrédules, leur donnant à penser que nous adhérons pour de telles raisons aux enseignements de la foi » [25]. Ainsi seule la foi peut nous enseigner que le monde a été créé de fait avec un commencement.

On ne peut certes pas montrer par des raisons nécessaires pourquoi Dieu a agi ainsi, mais on peut en tant que théologien (car désormais on réfléchit à partir des principes révélés)[27] s’interroger sur des raisons de convenance. Le Docteur angélique expose les raisons pour lesquelles un commencement du monde est plus convenable par rapport à la finalité de la création qu’est la manifestation de Dieu : « Puisque Dieu a produit les créatures pour se manifester, il était plus convenant et meilleur qu'elles fussent produites de façon à le manifester de manière plus convenante et plus expressive. Or il est manifesté de manière plus expressive par les créatures si elles n'existent pas toujours; parce qu'en cela apparaît manifestement qu'elles sont amenées à l'être par autrui, que Dieu n'a pas besoin des créatures et que les créatures sont entièrement soumises à la volonté divine »[28]. On peut, suivant les analyses de Ghislain-Marie Grange, résumer ces trois raisons de convenance pour un commencement du monde dans le temps ainsi : « Le commencement manifeste la réalité de la création de trois manières : 1° Le commencement met en évidence que les créatures sont produites dans l'être par un autre (aspect de production); 2° Que cet autre, Dieu, ne dépend pas des créatures, parce qu'il est éternel alors que les créatures sont temporelles (aspect de dépendance); 3° Que les créatures sont soumises à la volonté divine, parce que cela montre que la création n'émane pas de Dieu par nécessité mais provient de sa volonté (aspect de gratuité) »[29]. On peut donc voir qu’un monde créé avec un commencement dans le temps était plus convenable à la manifestation de Dieu Transcendant dans sa création.

La position de saint Thomas se résume donc dans l'impossibilité pour la raison de démontrer le commencement du monde. Cependant, Dieu peut révéler sa volonté d’avoir créé dans le temps, ce qu’il a fait et ce qui convient au dessein de la création.

 

Enjeux pour aujourd'hui

Dans sa réponse aux deux thèses adverses exposées plus haut, saint Thomas nous livre une réflexion très enrichissante sur la création et la causalité divine qui montre la portée actuelle de ce débat encore aujourd'hui. La résolution de ces doutes purifie la notion philosophique de création et nous montre en quoi elle consiste avant tout, à savoir une dépendance radicale dans l'être indépendamment toute condition de commencement dans le temps.

Saint Thomas traite les arguments adverses en deux étapes, l’article 1 contre les éternalistes et l’article 2 contre les temporalistes. Il montre dans un premier temps que l’argument à partir de la nature du changement et du temps, nécessitant toujours un état ou un instant antérieur, ne prouve pas l'éternité du monde. Saint Thomas ne conteste  pas les explications d'Aristote sur le changement et le temps, mais il montre que le monde, le changement et le temps, ne sont pas l’effet d’un changement mais d’une création. Ainsi Dieu a créé le monde avec son mouvement et son temps[30]. Du côté de Dieu, on dit que la création émane de façon nécessaire de Dieu depuis l'éternité car une cause parfaite cause nécessairement et l’effet d’un action éternelle est nécessairement éternel. Contre cette objection saint Thomas distingue deux types d’actions : les actions naturelles et les actions libres. Pour les actions naturelles, une chose agit et engendre un effet en raison de sa nature, en raison de ce qu’elle est et non en raison de ce qu’elle veut. Ainsi l’existence d’un feu implique par sa nature qu’il chauffe ce qui l’entoure. Les actions libres sont différentes. Elles procèdent d'une intelligence qui conçoit plusieurs possibilités et réalise l’une d’elles avec les conditions qu’elle veut. L’action n’est donc pas nécessaire en raison de ce qu’est l’agent, mais de ce que l’agent conçoit et veut librement[31]. Quant à la création, il faut dire qu’elle est une action libre de la part de Dieu. Il a décidé, certes depuis l'éternité, de créer, mais il a voulu cela avec les modalités qu’il a conçues par son intelligence, à savoir que le monde soit créé avec un commencement. Sa volonté est éternelle, mais l’effet ne l’est pas car Dieu ne l’a pas voulu ainsi[32]. L’acte créateur étant libre, la création dépend de ce que Dieu a voulu et n’émane pas nécessairement de sa nature.

Quant aux arguments temporalistes, ceux-ci se concentrent sur la nature de la causalité en disant qu'elle implique une certaine durée et donc un commencement, que la cause précède l’effet ou que le monde soit après le néant. Saint Thomas affirme que la cause précède l’effet mais distingue deux manières dont la cause peut précéder l’effet; une cause peut précéder l’effet selon l’ordre de nature (ordre d’origine ou de causalité), ou selon l’ordre de durée. Dieu précède ainsi l’effet métaphysiquement (il est la cause de l'effet et donc antérieur) mais pas nécessairement dans la durée. Saint Thomas diffère par cette distinction de saint Albert le Grand comme le montre le P. Grange, et c’est grâce à cette distinction que Thomas peut affirmer une création sans commencement[33]. Contre l'argument selon lequel le monde est créé ex nihilo et existe après le néant, il faut répondre que l'expression ex nihilo possède deux significations : premièrement « à partir de rien » veut seulement dire « pas à partir de quelque chose », ainsi Dieu n’a créé le monde de rien de préexistant. Cela ne veut pas dire que la création existe après un « rien », d’autant plus que le rien est justement rien comme le montre Serge-Thomas Bonino[34]. Cette expression désigne deuxièmement que « Dieu donne l'être à la créature, et si elle était laissée à elle-même, elle retournerait au néant. »[35]. C’est donc un ordre d’origine, une relation par rapport au Créateur et non par rapport au néant. Saint Thomas se distingue encore une fois de saint Albert[36]. Les arguments concernant un infini en acte dans un monde éternel ne sont pas convaincants du fait qu’ils conçoivent mal l’infini en acte. Ils voient la série infinie de jours réalisés comme un tout existant actuellement, alors que seul le jour présent existe en acte, le passé n'étant en effet rien si ce n’est dans notre esprit. Dans son article intitulé « La preuve de l’existence de Dieu et l’éternité du monde », où il traite de toutes les objections contre saint Thomas basées sur un prétendu infini en acte, le P. Sertillanges dit de façon très pertinente : « le passé a été, mais il n'est pas; s'il était, il ne serait plus le passé, il serait le présent, et la succession ne serait qu'une chimère. L'essence d'un être successif, comme le temps, est précisément d'être pièce à pièce, partie après partie, sans que jamais deux parties existent ensemble. Comme les hautes lames s'élèvent, s'abaissent et se succèdent sur la mer sans laisser de trace, ainsi les jours, les siècles, et les événements qui les remplissent naissent et disparaissent tour à tour sans autre trace que celle qu'ils laissent en nos mémoires, et, s'il est vrai en un certain sens que le passé se survit dans le présent, comme le présent est gros de l'avenir, c'est une raison de plus pour affirmer que le passé en lui-même n'est rien, et que lui conférer une existence acquise et permanente est un pur jeu d'imagination »[37]. L’auteur remarque dans ce même article que les objectants croient qu’une proposition actuellement vraie a nécessairement pour objet une chose actuellement existante. Ce qui est actuel, c’est la vérité de la proposition qu’une série infinie de jours est réalisée, mais l’infini dont cette proposition parle n’est pas actuel. Quant à l’argument d’un nombre infini d’âmes humaines existant actuellement, cela n’est pas intrinsèque à la notion de création et Dieu aurait peut-être pu créer (et a de fait créé) l'espèce humaine avec un commencement.

Ainsi, ni la nature de la causalité ni le problème de l'infini en acte ne peuvent démontrer que le monde est créé avec un commencement. Ayant donc dissocié la notion de création de tout lien nécessaire à une durée, saint Thomas nous montre que « la création n'est réellement rien d'autre qu'une certaine relation à Dieu avec une nouveauté d'existence »[38]. Il s'agit donc d’une relation radicale de dépendance continue envers Dieu Créateur qui maintient toute chose dans l’être par sa volonté libre de créer. Par là tout être existant devient une manifestation de l'Être suprême qu’est Dieu. Aussi le P. Chenu dit-il que cela est « la pointe la plus avancée de l’analyse métaphysique de saint Thomas »[39]. Le P. Sertillanges dans La preuve de l’existence de Dieu et l’éternité du monde en déduit que les preuves de Dieu n’ont pas besoin de chercher un commencement dans le temps, mais peuvent s’interroger sur le présent dans sa dépendance radicale d’être envers Dieu. Il explique : « Dieu est ainsi atteint non pas en remontant le cours des temps jusqu'au premier jour du monde, mais en interrogeant chacune des causes qui interviennent dans un effet donné, à partir de la cause prochaine jusqu'à la source première de toute causalité »[40], afin de trouver « une première cause, actuellement en exercice, et dont l'influence explique tout »[41]. À un objectant voulant dire qu’une absence de commencement de l’univers, ou une série infinie de multivers se relayant, nous absout de la nécessité d’affirmer l'existence de Dieu, le P. Sertillanges répond avec bonheur « et, par conséquent, si l'on vient me dire : Le monde a toujours existé, j'en conclurai simplement : Dieu a toujours donné l'être au monde »[42]. On voit ainsi à quel point cette controverse du XIIIe siècle est toujours actuelle en raison de ses implications métaphysiques[43].

Enfin, il faut remarquer avec le P. Bonino - et le P. Sertillanges[44] - qu’il ne faut pas se précipiter en disant que la science moderne, ayant profondément changé les données sur l'univers, a montré avec une nécessité stricte que le monde a un commencement dans le temps. La raison en est que nous ne savons ni si les lois de notre physique s'appliquent comme telles à la singularité initiale de l’univers (le problème du « mur de Planck »), ni si le « point zéro » n’est pas le résultat d’un état antérieur[45]. En guise de conclusion, répétons avec le P. Sertillanges « si l'on vient me dire : Le monde a toujours existé, j'en conclurai simplement : Dieu a toujours donné l'être au monde ».

Isak Pauli

 

Pour aller plus loin

Le lecteur souhaitant aller plus loin dans cette question, tirera un grand bénéfice des textes suivants de la Revue thomiste :

Serge-Thomas BONINO, Dieu, Alpha et Omega, Bibliothèque de la Revue thomiste, Parole et Silence, 2022, p. 183-205. Ce chapitre traite cette controverse de façon globale en suivant la Somme de théologie avec des explications éclairantes,

Ghislain-Marie GRANGE, « Création et commencement chez Albert le Grand et Thomas d'Aquin », RT 121 (2021), p. 483-505. Cet article expose la différence entre saint Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin quant à la notion de création et de commencement. En opposant les deux positions, le lecteur profite d’une notion plus claire de la création chez saint Thomas. L’auteur traite cette différence dans le cadre de la controverse sur l’éternité du monde.

Jean-Hervé NICOLAS, « Être créé », RT 92 (1992) p. 621-628.

Antonin-D. SERTILLANGES, « La création », RT 33 (1928), p. 106-115.

Antonin-D. SERTILLANGES, « Note sur la preuve de Dieu et l'éternité du monde », RT 6 (1898) p. 367-378.

Antonin-D. SERTILLANGES, « Preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde », RT 5 (1897), p. 453-468 ; p. 609-626 ; p. 746-762. Le premier article illustre comment les preuves de l’existence de Dieu ne dépendent pas d’un commencement du monde dans le passé mais s’interrogent sur le présent et sa relation à Dieu. Le deuxième article répond aux objections à la possibilité de l’éternité du monde en raison d'un prétendu infini en acte. Le troisième article, aujourd'hui un peu dépassé, expose la relation entre la science moderne et l’éternité du monde.

 

Il sera aussi utile de se référer aux œuvres de Grégoire Celier.

THOMAS D'AQUIN, L'Éternité du monde, Introduction et traduction par G. Celier, « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 2020. Ce livre présente les textes de saint Thomas sur cette querelle avec une bonne introduction.

Grégoire CELIER, Saint Thomas d'Aquin et la possibilité d'un monde créé sans commencement, Le Chesnay, Via Romana, 2020. Ce livre fait une synthèse remarquable de cette controverse et étudie les différentes positions en profondeur. C’est un livre très riche en citations et contexte historique, ce qui aidera le lecteur à entrer dans cette controverse d’une façon structurée.


[1] « Il y a un seul et unique vrai Dieu, [...] qui, par sa force toute-puissante, a tout ensemble créé de rien dès le commencement du temps [...]. », Denz., Symboles et définitions de la foi catholique, n° 800.

[2] THOMAS D'AQUIN, L'Éternité du monde, Introduction et traduction par Grégoire Celier, « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 2020, p. 236.

[3] THOMAS D'AQUIN, De aeternitate mundi.

[4] Grégoire CELIER, Saint Thomas d'Aquin et la possibilité d'un monde créé sans commencement, Le Chesnay, Via Romana, 2020, p. 37.

[5] Idem, p. 45.

[6] Nous reprenons ici les expressions de G. CELIER, Saint Thomas d'Aquin et la possibilité d'un monde créé sans commencement, Le Chesnay, Via Romana, 2020.

[7]G. CELIER, Saint Thomas d'Aquin et la possibilité d'un monde créé sans commencement, Le Chesnay, Via Romana, 2020, p. 357.

[8] Un philosophe notable comme F. Van STEENBERGHEN dit qu'il « faut conclure que l'idée d’un monde éternel dans le passé est un mythe ». Voir « Le mythe d'un monde éternel », Revue Philosophique de Louvain 76 (1978), p. 157-179 [p. 175]. Ceci tient au fait que cet auteur est d'accord avec les objections de saint Bonaventure. Voir aussi THOMAS D'AQUIN, L'Éternité du monde, Introduction et traduction par G. CELIER, Vrin, 2020, p. 50-57. Il faut enfin remarquer, nous le verrons, que la science moderne n’a pas nécessairement résolu la question.

[9] Sur l’articulation de cette position avec la foi chez Siger de Brabant et Boèce de Dacie, voir Serge-Thomas BONINO, Dieu, Alpha et Omega, "Bibliothèque de la Revue thomiste", Parole et Silence, 2022, p. 187-188.

[10] De Concordantiis, dans A.D SERTILLANGES, « Note sur la preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde », Revue thomiste 6 (1898), p. 367-378 [p. 371]. Saint Thomas affirme également dans In Phys., VIII, lect. 2, n° 986, qu’Aristote s’est trompé sur cette question et qu’il tenait vraiment cette thèse avec conviction, et non pas qu’il le présentait d’une façon seulement dialectique. Voir  Ghislain-Marie GRANGE, « La création », dans Philippe-Marie MARGELIDON (dir.), Théologie de saint Thomas d’Aquin, Synthèses et Thèmes, Cerf, 2025, p. 185-213 [p. 211-213].

[11] ARISTOTE, Physique, VIII, 1, 251a12-28 et 251b19-30. Voir Ghislain-Marie GRANGE, « La création », p. 205. Saint Thomas traite également cette objection dans la Somme de théologie, Ia, q. 46, a. 1, obj. 5 et ad 5.

[12] ST Ia, q. 46, a. 1, obj. 9. Une cause suffisante est une cause qui, lorsqu'elle est présente, l'effet s'ensuit nécessairement. Cette notion vient d'Avicenne. Voir THOMAS D'AQUIN, De veritate, q. 23, a. 5, obj. 1.

[13] ST Ia, q. 46, a. 1, obj. 10.

[14] S.-T. BONINO, Dieu, Alpha et Omega, p. 191.

[15] ST Ia, q. 46, a. 2, obj. 2.

[16] S.-T. BONINO, Dieu, Alpha et Omega, p. 197.

[17] C’est l'argument que reprend Fernand Van STEENBERGHEN dans son Introduction à l'étude de la philosophie médiévale, Publications Universitaires de Louvain, 1974, p. 521-522; « le passé est accompli et, dès lors, une série infinie d'événements est acquise, l'infini est réalisé, nous sommes bel et bien en présence d'un infini en acte ».

[18] ST Ia, q. 46, a. 2, arg. 8. Saint Thomas trouvait cette objection la plus difficile (Summa contra Gentiles II, c. 38). Cajetan affirme la même chose dans son commentaire de ST Ia, q. 46.

[19] « La position qu'il adopte ne se confond (...) avec aucune des positions adoptées par ses prédécesseurs » É. GILSON, Le thomisme, Paris, Vrin, 5° éd., 1945, p. 213.

[20] ST Ia, q. 46, a. 2, obj. 2, traduction par A.D SERTILLANGES, La Création, Éditions de la Revue des Jeunes, Desclée & Cie, 1948, p. 92.

[21] Idem, p. 91-92.

[22] ST Ia, q. 46, a. 2, resp.

[23] Quodlibet XII, q. 5, a. 1, dans THOMAS D'AQUIN, L'Éternité du monde, Introduction et traduction par G. CELIER, Vrin, 2020, p. 233.

[24] Idem, p. 91.

[25] Idem, p. 92-93.

[26] THOMAS D'AQUIN, L'Éternité du monde, Introduction et traduction par G. CELIER, Vrin, 2020, p. 242.

[27] ST, Ia, q. 1, a. 2.

[28] THOMAS D'AQUIN, De potentia, q. 3, a. 17, ad 8. Traduction de Ghislain-Marie GRANGE, « La création », dans Théologie de saint Thomas d’Aquin, Synthèses et Thèmes, p. 211.

[29] G.-M. GRANGE, « Création et commencement chez Albert le Grand et Thomas d'Aquin », RT 121 (2021), p. 499.

[30] ST Ia, q. 46, a. 2, obj. 2, traduction et notes par A.D SERTILLANGES, La Création, Éditions de la Revue des Jeunes, Desclée & Cie 1948, note explicative [85], p. 195-196.

[31] « Aussi ce qui est fait par volonté n’est pas tel qu’est l’agent, mais tel que l’agent veut et pense qu’il soit » ST Ia, q. 41, a. 2 dans S.-T. BONINO, Dieu, Alpha et Omega, BRT, Parole et Silence, 2022, p. 192.

[32] S.-T. BONINO, Dieu, Alpha et Omega, p. 191-192.

[33] G.-M. GRANGE, « Création et commencement chez Albert le Grand et Thomas d'Aquin », p. 483-505.

[34]  S.-T. BONINO, Dieu, Alpha et Omega, p. 195-196.

[35] G.-M. GRANGE, « Création et commencement chez Albert le Grand et Thomas d'Aquin », p. 489.

[36] Idem, p. 483-505.

[37] A.-D. SERTILLANGES, « Preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde », RT 5 (1897), p. 612.

[38] De potentia q. 3, a. 3 (Marietti p. 43 B).

[39] M.-D. CHENU, Introduction à l'étude de saint Thomas d'Aquin, Vrin, 1950, p. 289.

[40] A.-D. SERTILLANGES, « Preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde », RT 5 (1897), p. 457.

[41] Ibidem, p. 458.

[42] Ibidem.

[43] Cette controverse est aussi un bel exemple de la Révélation qui conforte la raison dans sa recherche des vérités naturelles : « Cette double vérité de la création libre et ex nihilo, qui vient de la Révélation, mais qui pourtant est accessible à la raison, est capitale dans la philosophie chrétienne et constitue un immense progrès par rapport à Aristote. […] Cet immense progrès, accompli à la lumière de la Révélation, est néanmoins le fruit d'une démonstration philosophique, par laquelle la doctrine traditionnelle de la puissance et de l'acte, qui était dans l'adolescence chez Aristote, arrive à l'âge adulte. La Révélation a seulement facilité cette démonstration philosophique en montrant le terme à atteindre, elle n'a pas fourni le principe de la preuve » (R. GARRIGOU-LAGRANGE, La Synthèse thomiste, Desclée, 1947, p. 201-203. Voir aussi ST Ia, q. 1, a. 1, resp. ; Summa contra Gentiles, I, 4.)

[44] A. D. SERTILLANGES, La preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde, RT 5 (1897), p. 746-762.

[45] S.-T. BONINO, Dieu, Alpha et Omega, BRT, Parole et Silence, 2022, p. 203-205.

QCM thomiste

Écrit par : Thierry-Dominique Humbrecht
Publié le : 1 Février 2024
  • Thomisme

Voici quelques observations livrées à votre acribie autant qu’à votre expérience, qui sont autant de questions en attente de réponse. Thèse à discuter : Comparativement aux dernières décennies, vous en êtes les témoins autant que les acteurs, ce qui se rapporte à saint Thomas connaît un certain engouement (sans compter les célébrations du triple centenaire, 2023-2025), mais les difficultés apparaissent plus vives que jamais, les mêmes ou bien de nouvelles. L’opposition croît avec la sympathie. De deux façons : depuis l’extérieur, et aussi à l’intérieur.

 

1. Hors des cercles ecclésiaux

L’Université (philosophes, historiens) ne voit pas toujours d’un bon œil le rattachement à saint Thomas, s’il se veut d’appartenance, et plus encore de militance. Un tel rattachement fleure le catholicisme romain, l’orthodoxie intellectuelle, et tout simplement un marqueur affiché de vérité, en philosophie autant qu’en théologie, entre auteur de référence et prétention au réalisme. C’est devenu impensable, pour de multiples causes : généalogie des concepts, relativisme, ou bien franche idéologie antichrétienne. Comme le disait naguère Umberto Eco : « Thomas d’Aquin a le malheur d’être lu plus par des fans que par des historiens et, pour les trois quarts, ce qu’on écrit sur lui, au lieu de servir à rétablir des distances historiques, tend à les brouiller »[1].

Les philosophes médiévistes, par la force des choses presque les seuls à s’occuper de lui, disent voir Thomas comme un auteur parmi d’autres – mais y croient-ils eux-mêmes ? Leur pratique dément parfois leur théorie, tant ils y reviennent, au moins pour marquer la comparaison avec une autorité comme Thomas. Parmi les philosophes catholiques, certains préfèrent d’autres auteurs de référence ou d’autres écoles philosophiques, ou encore refusent à accorder à la philosophie tout critère de vérité, reporté sur la seule foi catholique et au mieux sur la théologie.

Dans le même temps, Thomas voit sa réputation grandir de sortir intact et autrement éclairé de certains débats contemporains de philosophie. Certains ne se gênent donc pas de le produire, s’ils ont fourni les preuves de leurs premières spécialités. Faut-il donc entendre et affronter les discontinuités établies par les méthodes universitaires, pour ne pas risquer d’être naïfs et de paraître tels ? Faudrait-il leur préférer les continuités, parfois constatées, souvent supposées, de certaines traditions thomistes, au nom d’une actualisation organique, à laquelle cependant aucun universitaire n’accorde plus de crédit autre qu’historique, et qu’il dépiste séance tenante ? Nul ne peut esquiver les mises à l’épreuve, pour voir ce qui résiste à la falsification.

 

2. Dans les cercles ecclésiaux

La prise de distance avec saint Thomas y est évidemment moins franche, plus diffuse, mais non moins inviscérée.

À l’extérieur d’un référentiel thomiste :

Mauvaise conscience par rapport à un docteur qui n’est plus commun que de nom pour la tradition de l’Église, mais seulement une référence parmi d’autres dans un jeu alternatif de schémas (malgré le rappel de Vatican II de pénétrer les mystères du salut par un travail spéculatif « avec saint Thomas pour maître »[2], et là on frôle l’inavouable) ; distance prise par rapport à une théologie de type rationnel ; et tout simplement, les générations passant, ignorance qui ne s’avoue pas telle. Mieux vaut alors dénigrer, parfois de manière comique. Dans ce contexte plutôt théologique, la philosophie demeure minorée, et de toute façon les thomistes boudés.

Il faut reconnaître toutefois que par exemple un front néo-scotiste de stricte observance se fait plutôt attendre, sinon désirer : la distance prise avec Thomas n’est donc pas l’abandon d’une scolastique au profit d’une autre. Même si, comme dirait Jacob Schmutz, malgré apparences et injonctions Scot l’a toujours emporté sur Thomas, y compris par imprégnation rétro-thomiste (Maritain le soupçonnait, dans sa maturité, pour sa propre contribution).

À l’intérieur des réseaux thomistes :

Entre ceux qui se réclament de saint Thomas, sont à craindre des durcissements progressifs, notamment sous forme de clivages à visages multiples. Chacun campe sur des positions qu’il pense globalisantes, mais qui risquent d’être davantage des morceaux de tradition ou des réflexes de famille, ou de simples angles morts en fait de rigueur historique préludant à l’étude de la doctrine. L’écoute et même la sympathie deviennent des conquêtes. Une inquiétude pourrait naître pour l’avenir. Avec parfois aussi des paradoxes de rattachement, chacun pouvant se rapprocher de ce qui s’éloigne le plus de ce à quoi il croit, pas toujours de façon dominée. Il n’est pas facile de maîtriser l’extérieur autant que l’intérieur. Saint Thomas, qui devrait rassembler, divise. Faut-il donc s’ignorer, ou bien se rencontrer ?

 

3. Que faire ? Réponses au choix

a- Tout arrêter, par manque de courage, mettre saint Thomas sous le boisseau et se replier, pour ne pas déplaire, sur la température moyenne de la théologie courante, à la fois sympathique, à peu près catholique, pluraliste et même éclectique, c’est-à-dire méthodologiquement à base d’opinions et non de volonté scientifique ; donc théologie invertébrée, encore plus manifeste en morale qu’en dogme, lorsque les autorités apprises ne suffisent pas à affûter son jugement. On en voit navré les effets sur les clercs, jeunes et moins jeunes, tant en pastorale que pour les prises de parole théologiques, lorsque par exemple il leur devient difficile de distinguer et d’articuler l’objectif et le subjectif. Ils sont parfois les premiers à s’en plaindre, mais s’aperçoivent aussi que pour eux, sortis du cycle des études, c’est presque trop tard. En philosophie, Thomas aura sa place, rien que celle d’un grand auteur, intègre mais au compte-gouttes.

b- Se contenter d’enseigner les débutants, pour les nourrir et les former, en quelque sorte à l’arrière (les communautés elles-mêmes, ou diverses institutions, et leurs besoins), mais sans plus se mouiller de monter au front (le débat, tant universitaire ou ecclésial que sociétal). Ce repli peut correspondre au fait de privilégier l’oral (l’enseignement en interne) en éliminant l’écrit (les publications scientifiques, qui désignent leurs auteurs et prennent des risques). Ainsi provoquait néanmoins ses adversaires l’insolent jeune Thomas : « Si quelqu’un n’est pas d’accord avec moi, au lieu de caqueter devant des gamins, qu’il écrive un livre, et qu’il le publie, s’il l’ose ! »[3]. Face à un tel défi, il y a de quoi y réfléchir à deux fois…

c- Au contraire, faire ce que l’on à faire sans se troubler, de façon solitaire et quelque peu hautaine, façon « que le meilleur gagne », surplomb universitaire ou corporatiste au secours d’une préférence doctrinale. Certains choisissent cette voie, indifférents aux commentaires, sûrs de leur contribution, au pire même s’ils savent qu’ils ne seront reçus qu’après leur mort... Mais qui maîtrise sa réception posthume, entre piédestal de la gloire et poubelle de l’oubli ?

d- Accepter d’être un maillon d’une chaîne, l’acteur d’un rattachement à une école plutôt qu’à telle autre, ou bien un indispensable traducteur ou recenseur, etc. Modestie bienfaisante, parfois excessive, qui peut conduire à s’effacer à l’excès, et à manquer de magnanimité. Au mieux, cela implique de participer à une institution, tant l’union fait la force. Mais les institutions peuvent se poser les mêmes questions d’étroitesse ou de générosité que les individus, disons d’instinct grégaire.

e- Affronter les questions actuelles, ouvrir un dialogue entre Thomas et la science, l’éthique, la métaphysique, l’anthropologie, etc. C’est évidemment la part la plus novatrice, ou plutôt apparemment telle, car un thomisme actualisé et ainsi confronté peut aussi être considéré, par des témoins extérieurs, comme une néoscolastique mise au goût du jour (le thomisme est de nouveau censé répondre à tout). Cela ne va pas sans courage, mais aussi non sans candeur. Une rigueur méthodologique plus vive que jamais s’impose, à la fois historique, doctrinale, philosophique, sans compter une compétence scientifique sans laquelle le dialogue avec la science fleure l’amateurisme.

 

4. Moralité

À la vérité, on se prend à hésiter, d’autant que cette industrie dévore du temps et même toute une vie, sans assurance de convaincre. Cela peut aussi faire reculer les meilleurs. On voit des personnes très douées marquer un pas de recul, et des « tâcherons » (comme disait à son propre propos, il y a trente ans, Rémi Brague – lui seul pouvait se le permettre), aller au charbon à leur place. En outre, les meilleurs au plan intellectuel ne sont pas toujours les plus courageux, et peuvent préférer une carrière bordée par ce qu’il est possible de dire à l’audace de ce qu’eux-mêmes considèrent comme nécessaire…

 

5. Un élément de réponse

Le progrès doctrinal, surtout théologique mais aussi philosophique, passe entre deux eaux. Entre Thomas d’Aquin réduit à n’être qu’un auteur éminent parmi d’autres, et le thomisme revendiqué comme matrice universelle mais portée à la jalousie, mieux vaut reconnaître une double relation triangulaire : entre d’une part foi, travail théologique et usage de saint Thomas, et d’autre part entre réel à étudier, culture philosophique et recours à saint Thomas.

C’est ainsi que la foi chrétienne elle-même donne le ton aux problèmes qui se posent, et sollicite au mieux saint Thomas pour s’énoncer en des termes rigoureux et sapientiels, quitte à puiser dans la doctrine de Thomas des conséquences qu’il n’a pas thématisées ; en prenant garde toutefois de ne pas lui attribuer des choses qu’il n’a pas dites, par des artifices rétroactifs parfois intempestifs. De même, la recherche philosophique de la vérité requiert saint Thomas mais pas seulement ce qui relève de lui, ni même ce qui le prolonge. Le philosophe est alors maître de ses instruments et de son esprit d’invention, autant que lui-même est ensuite jugé sur son travail.

L’empreinte thomiste de la construction d’un problème pourra ainsi varier en intensité selon les sujets. Mieux que de présenter le thomisme comme une solution unique, ou au contraire comme l’un des termes d’une alternative à visage multiple, ou moins encore comme une vieillerie à railler et à abandonner, mieux vaut faire de lui un partenaire privilégié et donc déterminant, non exclusif, encore moins exclu. Mieux vaut emprunter les chemins d’un maître recommandé par l’Église, se former avec lui, et aller plus loin que lui lorsque c’est possible.

Il va trop souvent de saint Thomas comme d’un professeur d’Université avec lequel on s’inscrit en doctorat, alors que l’on se hâte de solliciter l’avis de tous les autres, qui ne sont pas concernés, pour faire avancer le travail qui devrait se faire avec lui. Fâcheuse incohérence.

 

6. Questions pour départager les ex æquo

  • Faut-il écouter son désir ou son (parfois unique) talent, ou bien les priorités édictées par d’autres, sachant que chacun voit l’urgence à sa porte, quand ce n’est pas à sa lucarne, et que le conseilleur ne sera pas le payeur ?
  • Que faut-il privilégier dans les études thomistes ? Faut-il même privilégier quoi que ce soit, ou bien rien, pour s’ouvrir à tout ?
  • Faut-il se contenter de sa propre tradition, ou bien chercher à en maîtriser plusieurs, et les confronter ? Ne parler que d’un lieu, ou chercher à les rapprocher ? Ne parler que d’une manière internaliste, ou bien se placer aussi d’un point de vue externaliste, c’est-à-dire du côté de ceux qui voient les choses différemment, et Thomas d’Aquin depuis leur balcon ?
  • Faut-il se flatter d’apporter du nouveau aux idées et même au thomisme, quand d’autres n’y voient que reprises ?
  • Faut-il préférer un saint Thomas toujours actuel, ou bien chercher à l’actualiser, et à chaque fois au nom de quels critères ? Est-ce le thomisme qui progresse, ou bien la théologie catholique grâce à lui ? Une tradition, fût-elle thomiste, est-elle reçue comme capable de recouvrir la doctrine commune par fécondité de ses principes ?
  • Faut-il en définitive se soucier du thomisme, ou bien plutôt de la théologie comme telle (ou de la philosophie) ? Quelque chose de la vérité se joue là, mais le paradoxe serait alors de prétendre ouvrir à un dépassement du thomisme par mode d’absorption, geste que par ailleurs on récuse chez d’autres…
  • Faut-il écrire et, si oui, viser les seuls débutants, ou bien les progressants, ou même plutôt les gens de science, qui sont à la fin les arbitres de tous les autres degrés de prestations ?
  • Faut-il donc seulement vulgariser, à quoi l’on est le plus souvent convié, s’il est vrai que seuls les livres universitaires de référence subsistent ?
  • Si plusieurs réponses sont légitimes, mais qu’elles ne sont pas compatibles, que faire, à part s’acheter une île dans le Pacifique, avec villa luxueuse, puis étendu sur la plage regarder le ciel ou l’océan turquoise, et fermer les yeux sur le monde ?
  1. Umberto Eco, Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, 1956[1], 1970[2], Paris, PUF, 1993, préface à la deuxième édition, p. 9-10. ↩

  2. Vatican II, Décret sur la formation des prêtres, Optatam totius, §16. ↩

  3. Fin du De unitate intellectus contra Auerroistas, 5, éd. Léonine, t. 43, Roma, 1976, p. 314, l. 437-38. Cf. Thomas d’Aquin, Contre Averroès. L’unité de l’intellect contre les averroïstes, A. de Libera (éd. fr.), Paris, Flammarion, 1994, §120, p. 165. ↩

Une aventure qui vaut la peine d’être vécue

Écrit par : Ghislain-Marie Grange
Publié le : 30 Janvier 2022
  • Thomas d'Aquin
  • Toulouse

« La vie est une aventure qui vaut la peine d’être vécue[1]. » Pour le romancier britannique Chesterton, tel est le témoignage que saint Thomas d’Aquin apporte au monde par sa vie et son œuvre. « La vie est une aventure qui vaut la peine d’être vécue. »
En affirmant cela, Chesterton aurait pu penser au destin exceptionnel de saint Thomas d’Aquin. Entré jeune dans l’Ordre dominicain qui était alors une nouvelle communauté, notre saint a parcouru l’Europe de son temps : de Naples à la prestigieuse université de Paris, de Paris au tout nouveau centre d’études de Cologne alors dirigé par le plus grand maître de l’époque, Albert le Grand. Jusqu’à enseigner lui-même à Paris puis à fonder lui-même un centre d’études à Naples. Saint Thomas a été un fidèle disciple de saint Dominique, soucieux de porter la parole de vérité partout où il était appelé.


Au milieu de cette effervescence intellectuelle, saint Thomas a été consulté par tous les grands de son époque : le pape, le maître de l’Ordre, des Pères abbés, et même des rois et duchesses. Tout en restant disponible aux requêtes des frères de son Ordre. Déjà pendant sa vie, il était docteur dans l’Église.
Pourtant, la véritable aventure n’est pas celle des voyages et de la célébrité. Chesterton ne pense pas non plus aux luttes constantes qui ont jalonné l’histoire de l’université de Paris et dans lesquelles saint Thomas a été un acteur de premier plan. Au XIIIe siècle, les nouveaux religieux mendiants devaient se faire une place à l’université, face à des séculiers jaloux de leurs prérogatives et qui ne comprenaient pas la nouveauté de la vie apostolique mendiante. Saint Thomas a eu maille à partir dans ce débat, au point que sa première leçon comme maître s’est déroulée sous l’œil vigilant des arbalétriers, la police de l’époque, pour éviter les remous. Sous des dehors d’intellectuel dans la Lune, saint Thomas était donc bien présent dans les querelles de son temps.

 

Quand Chesterton parle du goût de saint Thomas pour l’aventure, il ne pense pas à toutes ces péripéties. Mais il pense à sa grandiose vision théologique, où tout ce qui existe vient du Dieu créateur et retourne vers Dieu qui l’appelle à lui. Tout vient de Dieu qui jouit d’une béatitude parfaite et tout retourne vers Dieu pour s’épanouir dans le bonheur du genre humain. Notre origine est la béatitude de Dieu lui-même ; notre fin est de contempler Dieu dans la gloire.

Certes, saint Thomas n’est pas le premier à présenter cette vision qui vient en partie de la sagesse antique. Cette sagesse c’est celle de l’émerveillement devant ce qui existe, devant l’être pur et simple, jusqu’à s’interroger sur sa provenance et sa direction. Mais la révélation chrétienne apporte des lumières nouvelles à cette perspective : le monde n’est pas le produit d’une divinité abstraite, mais du dessein bienveillant d’un Dieu personnel qui l’a créé par amour.
Cette interrogation vaut pour tout ce qui existe. L’univers attend d’être renouvelé pour devenir « un ciel nouveau et une terre nouvelle ». Mais cela acquiert une importance toute spéciale pour l’homme créé à l’image de Dieu. L’homme peut poser ses propres actes, peut choisir ce qu’il devient. Il est le héros de sa propre aventure.
Son origine et sa fin lui disent qui il est et ce qu’il doit faire. D’où est-ce que je viens ? Si la question est importante pour ceux qui ont le malheur de ne pas connaître l’identité de leurs parents, elle est encore plus vitale pour nous tous qui cherchons à savoir d’où nous venons ultimement, pas seulement de nos parents mais du principe de toute la création.
Si nous venions du hasard des rencontres d’atomes et de la nécessité de la matière, alors notre existence ne serait qu’une occasion éphémère de puiser de manière égoïste un peu de bien-être. Si au contraire notre existence correspond au libre projet d’un Dieu qui crée avec sagesse et par amour, alors le moindre de nos actes acquiert une importance capitale parce qu’il peut nous conduire (ou non) vers la fin à laquelle nous sommes destinés.
Vécu dans cette perspective, l’acte le plus ordinaire acquiert une saveur d’éternité. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus disait qu’on pouvait sauver une âme en ramassant une épingle par amour. Et elle a véritablement vécu cette aventure, elle qui est devenue la patronne des missions tout en restant dans son Carmel perdu au fin fond de la Normandie.

 

Dans cette aventure, nous ne sommes pas abandonnés. Le Christ est le chemin : « Je suis sorti du Père, et je suis venu dans le monde ; maintenant je quitte le monde, et je pars vers le Père », nous disait-il dans l’évangile (Jn 16, 28). C’est dans ce cadre que prend place l’aventure de sortie et de retour vers Dieu. Le retour vers Dieu ne consiste pas à s’évader du monde, comme s’il était la matrice dont il faut se libérer, mais il consiste à œuvrer dans ce monde à la suite du Christ. Les difficultés de la vie ne sont pas la prison dont il faut se libérer mais au contraire le lieu même où s’accomplit la rédemption, parce que le Verbe incarné nous y précède. Il est le chemin et le but. On connaît ce fameux épisode où saint Thomas en prière voit le crucifix lui parler et lui demander : « Tu as bien parlé de moi, que veux-tu en retour ? » Et saint Thomas de répondre : « Rien d’autre que toi Seigneur. » La récompense d’une vie entière de travail théologique ne peut être que le Christ lui-même.
Le Christ accomplit ce mouvement de sortie et de retour. Le posséder, c’est déjà en quelque sorte posséder le principe et la fin. « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6), nous dit le Christ. Voici donc quelle est l’aventure de notre vie : suivre le Christ pour accomplir dans l’Esprit ce mouvement de retour vers le Père. Pour nous fortifier sur ce chemin, le Christ s’est fait lui-même nourriture dans l’Eucharistie. À la suite de saint Thomas, adorons-le et nourrissons-nous de son Corps et de son Sang.


  1. Gilbert K. Chesterton, Saint Thomas du Créateur, Paris, Dominique Martin Morin, , 1977, p. 81-82.  ↩

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