Au XIIIe siècle le monde latin connaît une vive controverse déclenchée par l'arrivée massive de la philosophie gréco-arabe. D’une part les penseurs de ce siècle sont frappés par la capacité des écrits d’Aristote de répondre à leurs exigences intellectuelles, d’autre part ils se trouvent à certains égards devant ce qui semble être inconciliable avec la foi chrétienne, à savoir l’affirmation aristotélicienne de l'éternité du monde. Dans sa cosmologie, Aristote affirmait en effet un monde créé mais sans commencement, avec un passé éternel et infini, ce qu’il pensait prouver par la nature du changement et du temps. En même temps, le livre de la Genèse s’ouvre avec une affirmation de la création du monde avec un commencement dans le temps, ce que le concile du Latran IV (1215) venait de déclarer comme faisant partie de la foi[1]. Les philosophes et les théologiens du XIIIe siècle se trouvaient ainsi devant un dilemme : la contradiction claire et nette entre la foi chrétienne et l’avis d’Aristote. Mais l’affirmation d’un commencement du monde relève-t-elle seulement de la foi, ou peut-elle être démontrée par la raison ? Ainsi, dire que le monde est éternel, est-ce seulement faux en raison des affirmations de foi, ou cela est-il impossible en soi selon la raison ? La problématique a donc été reformulée et distinguée en deux questions. En premier lieu, la question de fait ; la réponse est certaine, Dieu a révélé que le monde a été créé avec un commencement. En deuxième lieu, la question philosophique de la possibilité d'un monde créé éternel sans commencement ; cette question restait ouverte. C'était donc sur la possibilité hypothétique d’un monde créé sans commencement que les penseurs latins se sont interrogés. Saint Thomas d’Aquin se demande ainsi : « Étant supposé, selon la foi catholique, que le monde a eu un début dans la durée, une interrogation naît pour savoir si le monde aurait pu être depuis toujours »[2]. Au fond il s’agissait de s’interroger sur le lien rationnel entre la notion de création et celle d'éternité. L'idée de création, dans son essence, implique-t-elle nécessairement un commencement ? Ou peut-on affirmer la possibilité rationnelle d’un monde créé sans commencement ? « Toute la question consiste donc en ceci : être créé par Dieu selon toute sa substance et ne pas avoir de commencement dans la durée sont-ils contradictoires ou non ? »[3]
La question de savoir s’il aurait été possible que Dieu créât un monde sans commencement intéresse tous les grands intellectuels de l'époque : Alexandre de Halès, saint Albert le Grand, saint Bonaventure, Siger de Brabant, saint Thomas d’Aquin, etc.[4]. Personne ne pouvait en effet échapper à cette querelle en raison de l’influence d’Aristote dans les milieux intellectuels de cette époque. Les étudiants étaient obligés de lire les œuvres d’Aristote[5], et puisque la thèse de l’éternité du monde est centrale dans la physique aristotélicienne, personne ne pouvait l’éviter. Le XIIIe siècle a vu trois positions se développer en réponse à cette question : les « éternalistes », les « temporalistes », et la position de saint Thomas[6]. Les premiers affirmaient que l’on peut démontrer par la raison que le monde est éternel quoique créé. Les seconds, dont saint Albert le Grand et saint Bonaventure, affirmaient que l’on peut démontrer par la raison que le monde a été créé dans le temps avec un commencement. La troisième position, nous le verrons, est une voie médiane qui exclut les deux autres.
Cette question peut sembler être d’une pure érudition historique, superficielle et sans intérêt. Pourtant elle cache des enjeux philosophiques et théologiques beaucoup plus profonds que l’on ne pourrait croire, et c’est sans doute pourquoi elle a autant intéressé un auteur comme saint Thomas. Elle met en jeu la création comme acte libre de la volonté de Dieu et la dépendance radicale du monde à Dieu. Saint Thomas est revenu plusieurs fois dans sa vie à cette question, et comme dit Grégoire Celier : « Cette récurrence sur un détail de peu d'importance, apparemment, est liée à ce qui intéresse vraiment Thomas, à savoir la métaphysique de la création, qui constitue un point tout à fait essentiel de sa doctrine et de sa pensée. Ce que l'on dit de la durée du monde manifeste la réelle vérité de ce qu'on affirme, ou prétend affirmer, concernant l'action divine créatrice[7]». Cette question présente ainsi de grands intérêts encore aujourd'hui et ne relève pas d’un intérêt seulement pour les historiens. Elle nous aide à concevoir plus profondément la création comme émanation et comme action divine. Le fait de dégager l'idée de commencement de l'idée de création montre également que les preuves de l’existence de Dieu n’ont pas besoin de s’interroger sur un commencement à trouver dans le passé. Ces preuves ne concernent que la dépendance du monde par rapport à Dieu dans le présent, et cela serait vrai même si le monde n'avait pas de commencement. Enfin, si l’on peut avec saint Thomas établir la possibilité d'un monde créé éternel, le choix divin non-nécessaire d’un monde créé avec un commencement manifestera encore plus la sagesse divine comme nous verrons par la suite. Pourtant, malgré des enjeux de grand intérêt, la résolution de cette question ne semble ni facile, ni terminée[8].
Dans cet article nous verrons comment cette controverse s’articule, les différentes réponses, la position de saint Thomas et enfin pourquoi ce débat a toujours un intérêt aujourd'hui.
Le débat historique
Le débat historique peut ainsi être abordé suivant les trois positions mentionnées plus haut : celle des éternalistes, celle des temporalistes et la position de saint Thomas.
Les éternalistes (qui correspondent aux aristotéliciens radicaux) affirment que l’on peut démontrer l'éternité du monde par la raison et qu’il faut tenir cette thèse[9]. Il importe de remarquer que ses tenants ne nient pas que le monde soit créé par Dieu, mais simplement qu’il n’a pas de commencement. Saint Thomas dit au sujet d’Aristote que « assurément Aristote a erré, croyant, de fait, le monde éternel ; mais non pas en enlevant à Dieu son titre de créateur »[10]. Les arguments de cette position peuvent être distingués en deux groupes, du côté de l’univers et du côté de Dieu. Du côté du monde, il semble qu’il faille affirmer que l'univers est sans commencement en vertu de la nature du changement et du temps. En effet tout changement est le passage d'un état antérieur à un état postérieur. Ainsi l’homme non-musicien devient homme musicien et passe d’un état antérieur (non-musicien) à un état postérieur (musicien). Aristote affirme que si l'on considère le changement de manière globale, il ne peut y avoir un état zéro absolu car il serait nécessairement le résultat d’un changement à partir d’un état antérieur. La nature du temps montre la même chose : l'instant nécessite toujours un instant passé qui le précède[11]. Par ces deux biais, il est donc nécessaire selon Aristote d’affirmer l'éternité du monde car un « point zéro » est impossible, et pour le changement et pour le temps.
Du côté de Dieu on argumente en disant que Dieu est la cause suffisante de l’univers. Mais dès qu’il y a une cause suffisante, qui est parfaite et qui a tout pour causer, il y a nécessairement un effet. Or, Dieu est cause et éternel, le monde comme effet est donc aussi éternel[12]. Ainsi la seule existence ou présence de la cause produit nécessairement son effet. Dieu existant depuis l'éternité, il cause nécessairement le monde depuis l'éternité. Mais l’action de Dieu est sa substance et sa substance est éternelle. L’effet de son action éternelle doit donc lui aussi être éternel. Le monde qu’il crée par son action est donc éternel[13]. Afin d’illustrer cela on peut dire avec le P. Bonino que « dès que la lampe est allumée, la pièce est éclairée »[14]. Mais quand cette lampe existe depuis l'éternité, la pièce est aussi éclairée depuis l'éternité et sans commencement. Du point de vue du monde et du point de vue de Dieu, le monde semble ainsi nécessairement éternel. Dieu ne peut donc créer un monde avec un commencement.
La position radicalement opposée est celle des temporalistes. Ceux-ci posent que l’on peut démontrer par la raison que le monde a nécessairement un commencement. Un monde sans commencement est contradictoire. On objecte tout d’abord que la cause précède nécessairement l’effet et qu’il y a donc eu un moment avant l’effet où seule la cause existait. Le monde a donc nécessairement un commencement car sa cause, Dieu, le précède comme la cause précède l’effet. L'argumentation continue par le fait qu’une création ex nihilo, « à partir de rien », équivaut à être post nihilum, « après le rien ». Cela veut dire que le monde est créé à partir de rien, sans aucune matière préexistante et qu’avant le monde il n’y avait que le néant. Le monde ayant été créé à partir de rien, il existe donc après le rien ou après n’avoir pas été. Ainsi le monde a forcément un commencement[15]. Les temporalistes argumentent ensuite en disant qu’une création sans commencement implique un infini en acte, ce que les médiévaux rejettent généralement[16]. En effet, un monde sans commencement implique une série infinie de jours passés et réalisés. Mais l’infini en acte est impossible. Le monde a donc nécessairement un commencement car le contraire est impossible[17]. Enfin, un monde sans commencement implique un nombre infini de générations humaines. Mais l'âme humaine est immortelle. Il y a donc un nombre d'âmes infini actuellement existant. Mais l’infini en acte est impossible. Le monde a donc nécessairement un commencement[18].
Saint Thomas d'Aquin, une position originale
Saint Thomas tient dans ce débat une position originale qu’il ne reçoit d’aucun de ses prédécesseurs, et qui s’oppose en même temps aux éternalistes et aux temporalistes[19]. Il considère que le monde a de fait un commencement, comme la foi nous l’enseigne, et qu’il peut y avoir un monde avec un commencement contre ce que disent les éternalistes. Mais il s’oppose aux temporalistes en disant qu’un monde créé n’implique pas un commencement. Ainsi, il voit deux réalisations possibles : un monde éternel et un monde avec un commencement. Non seulement l’Aquinate balaie les arguments des deux positions, car ils ne contraignent l’intelligence vers aucune des deux thèses comme nous le verrons, mais il montre aussi qu'il est impossible de démontrer par la raison que le monde a un commencement. Il adopte cette position en disant que l’idée d’un commencement ne s’impose ni par la considération du monde créé, ni par la considération de Dieu qui crée. Ainsi dit-il « que le monde ait commencé [...] n’est pas un objet de démonstration ou de science »[20]. Saint Thomas prouve l'impossibilité de démontrer le commencement du monde en deux temps, dans un premier temps du côté du monde et dans un second temps du côté de Dieu. Cette impossibilité relève d'abord du côté du monde et de la nature d’une démonstration philosophique. Une démonstration philosophique se fait pour saint Thomas à partir de la nature d'une chose. Mais quand on considère la nature d’un animal (par exemple) on fait abstraction des déterminations particulières de temps et d’espace de l'animal. Ainsi on conçoit le chien en soi, le « ce que c’est que d'être chien », on ne considère pas tel chien existant dans tel lieu et à tel moment. A partir de la nature d’une chose on ne peut donc rien conclure quant à sa durée. Ainsi, la considération de la nature du monde ne nous dit rien quant à un éventuel commencement. C’est pourquoi « on ne peut démontrer la nouveauté du monde en considérant le monde lui-même »[21].
Saint Thomas montre ensuite dans un deuxième temps que la considération du côté de Dieu n’impose pas non plus que le monde ait un commencement. Ceci tient au fait que le monde et sa création relèvent de la volonté de Dieu. Le monde n’a été créé que parce que Dieu l’a voulu. Mais la raison peut seulement scruter la volonté de Dieu à l'égard des choses qu’il veut nécessairement, et ce qu’il veut nécessairement n’est finalement que lui-même[22]. La création étant un acte libre ne s’impose pas nécessairement, Dieu aurait ainsi pu ne pas créer : « aucune nécessité ne l'induit de la part de Dieu: la divine bonté, en effet, qui est la fin des choses, peut exister, que le monde existe ou qu'il n'existe pas »[23]. L’analyse de la volonté divine ne nous apprend donc pas si le monde a un commencement ou non. Saint Thomas conclut ainsi qu’il est impossible de démontrer par la raison seule que le monde a un commencement. Pourtant Dieu peut révéler sa volonté d’avoir créé dans le temps, et c’est ce qu’il a fait dans le livre de la Genèse : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (Gen, 1,1). Ainsi, selon saint Thomas, il faut conclure que « la foi seule établit que le monde n'a pas toujours été, et l'on n'en peut fournir de preuve démonstrative, ainsi que nous le disions plus haut du mystère de la Trinité. » [24]. Pour saint Thomas, le commencement du monde est donc aussi inaccessible à la raison sans la foi que le mystère de la Trinité. Il s’oppose donc surtout aux temporalistes car il trouve que ces derniers mettent en danger la foi. En voulant démontrer les choses de la foi par des arguments faibles, on s’expose « à la dérision des incrédules, leur donnant à penser que nous adhérons pour de telles raisons aux enseignements de la foi » [25]. Ainsi seule la foi peut nous enseigner que le monde a été créé de fait avec un commencement.
On ne peut certes pas montrer par des raisons nécessaires pourquoi Dieu a agi ainsi, mais on peut en tant que théologien (car désormais on réfléchit à partir des principes révélés)[27] s’interroger sur des raisons de convenance. Le Docteur angélique expose les raisons pour lesquelles un commencement du monde est plus convenable par rapport à la finalité de la création qu’est la manifestation de Dieu : « Puisque Dieu a produit les créatures pour se manifester, il était plus convenant et meilleur qu'elles fussent produites de façon à le manifester de manière plus convenante et plus expressive. Or il est manifesté de manière plus expressive par les créatures si elles n'existent pas toujours; parce qu'en cela apparaît manifestement qu'elles sont amenées à l'être par autrui, que Dieu n'a pas besoin des créatures et que les créatures sont entièrement soumises à la volonté divine »[28]. On peut, suivant les analyses de Ghislain-Marie Grange, résumer ces trois raisons de convenance pour un commencement du monde dans le temps ainsi : « Le commencement manifeste la réalité de la création de trois manières : 1° Le commencement met en évidence que les créatures sont produites dans l'être par un autre (aspect de production); 2° Que cet autre, Dieu, ne dépend pas des créatures, parce qu'il est éternel alors que les créatures sont temporelles (aspect de dépendance); 3° Que les créatures sont soumises à la volonté divine, parce que cela montre que la création n'émane pas de Dieu par nécessité mais provient de sa volonté (aspect de gratuité) »[29]. On peut donc voir qu’un monde créé avec un commencement dans le temps était plus convenable à la manifestation de Dieu Transcendant dans sa création.
La position de saint Thomas se résume donc dans l'impossibilité pour la raison de démontrer le commencement du monde. Cependant, Dieu peut révéler sa volonté d’avoir créé dans le temps, ce qu’il a fait et ce qui convient au dessein de la création.
Enjeux pour aujourd'hui
Dans sa réponse aux deux thèses adverses exposées plus haut, saint Thomas nous livre une réflexion très enrichissante sur la création et la causalité divine qui montre la portée actuelle de ce débat encore aujourd'hui. La résolution de ces doutes purifie la notion philosophique de création et nous montre en quoi elle consiste avant tout, à savoir une dépendance radicale dans l'être indépendamment toute condition de commencement dans le temps.
Saint Thomas traite les arguments adverses en deux étapes, l’article 1 contre les éternalistes et l’article 2 contre les temporalistes. Il montre dans un premier temps que l’argument à partir de la nature du changement et du temps, nécessitant toujours un état ou un instant antérieur, ne prouve pas l'éternité du monde. Saint Thomas ne conteste pas les explications d'Aristote sur le changement et le temps, mais il montre que le monde, le changement et le temps, ne sont pas l’effet d’un changement mais d’une création. Ainsi Dieu a créé le monde avec son mouvement et son temps[30]. Du côté de Dieu, on dit que la création émane de façon nécessaire de Dieu depuis l'éternité car une cause parfaite cause nécessairement et l’effet d’un action éternelle est nécessairement éternel. Contre cette objection saint Thomas distingue deux types d’actions : les actions naturelles et les actions libres. Pour les actions naturelles, une chose agit et engendre un effet en raison de sa nature, en raison de ce qu’elle est et non en raison de ce qu’elle veut. Ainsi l’existence d’un feu implique par sa nature qu’il chauffe ce qui l’entoure. Les actions libres sont différentes. Elles procèdent d'une intelligence qui conçoit plusieurs possibilités et réalise l’une d’elles avec les conditions qu’elle veut. L’action n’est donc pas nécessaire en raison de ce qu’est l’agent, mais de ce que l’agent conçoit et veut librement[31]. Quant à la création, il faut dire qu’elle est une action libre de la part de Dieu. Il a décidé, certes depuis l'éternité, de créer, mais il a voulu cela avec les modalités qu’il a conçues par son intelligence, à savoir que le monde soit créé avec un commencement. Sa volonté est éternelle, mais l’effet ne l’est pas car Dieu ne l’a pas voulu ainsi[32]. L’acte créateur étant libre, la création dépend de ce que Dieu a voulu et n’émane pas nécessairement de sa nature.
Quant aux arguments temporalistes, ceux-ci se concentrent sur la nature de la causalité en disant qu'elle implique une certaine durée et donc un commencement, que la cause précède l’effet ou que le monde soit après le néant. Saint Thomas affirme que la cause précède l’effet mais distingue deux manières dont la cause peut précéder l’effet; une cause peut précéder l’effet selon l’ordre de nature (ordre d’origine ou de causalité), ou selon l’ordre de durée. Dieu précède ainsi l’effet métaphysiquement (il est la cause de l'effet et donc antérieur) mais pas nécessairement dans la durée. Saint Thomas diffère par cette distinction de saint Albert le Grand comme le montre le P. Grange, et c’est grâce à cette distinction que Thomas peut affirmer une création sans commencement[33]. Contre l'argument selon lequel le monde est créé ex nihilo et existe après le néant, il faut répondre que l'expression ex nihilo possède deux significations : premièrement « à partir de rien » veut seulement dire « pas à partir de quelque chose », ainsi Dieu n’a créé le monde de rien de préexistant. Cela ne veut pas dire que la création existe après un « rien », d’autant plus que le rien est justement rien comme le montre Serge-Thomas Bonino[34]. Cette expression désigne deuxièmement que « Dieu donne l'être à la créature, et si elle était laissée à elle-même, elle retournerait au néant. »[35]. C’est donc un ordre d’origine, une relation par rapport au Créateur et non par rapport au néant. Saint Thomas se distingue encore une fois de saint Albert[36]. Les arguments concernant un infini en acte dans un monde éternel ne sont pas convaincants du fait qu’ils conçoivent mal l’infini en acte. Ils voient la série infinie de jours réalisés comme un tout existant actuellement, alors que seul le jour présent existe en acte, le passé n'étant en effet rien si ce n’est dans notre esprit. Dans son article intitulé « La preuve de l’existence de Dieu et l’éternité du monde », où il traite de toutes les objections contre saint Thomas basées sur un prétendu infini en acte, le P. Sertillanges dit de façon très pertinente : « le passé a été, mais il n'est pas; s'il était, il ne serait plus le passé, il serait le présent, et la succession ne serait qu'une chimère. L'essence d'un être successif, comme le temps, est précisément d'être pièce à pièce, partie après partie, sans que jamais deux parties existent ensemble. Comme les hautes lames s'élèvent, s'abaissent et se succèdent sur la mer sans laisser de trace, ainsi les jours, les siècles, et les événements qui les remplissent naissent et disparaissent tour à tour sans autre trace que celle qu'ils laissent en nos mémoires, et, s'il est vrai en un certain sens que le passé se survit dans le présent, comme le présent est gros de l'avenir, c'est une raison de plus pour affirmer que le passé en lui-même n'est rien, et que lui conférer une existence acquise et permanente est un pur jeu d'imagination »[37]. L’auteur remarque dans ce même article que les objectants croient qu’une proposition actuellement vraie a nécessairement pour objet une chose actuellement existante. Ce qui est actuel, c’est la vérité de la proposition qu’une série infinie de jours est réalisée, mais l’infini dont cette proposition parle n’est pas actuel. Quant à l’argument d’un nombre infini d’âmes humaines existant actuellement, cela n’est pas intrinsèque à la notion de création et Dieu aurait peut-être pu créer (et a de fait créé) l'espèce humaine avec un commencement.
Ainsi, ni la nature de la causalité ni le problème de l'infini en acte ne peuvent démontrer que le monde est créé avec un commencement. Ayant donc dissocié la notion de création de tout lien nécessaire à une durée, saint Thomas nous montre que « la création n'est réellement rien d'autre qu'une certaine relation à Dieu avec une nouveauté d'existence »[38]. Il s'agit donc d’une relation radicale de dépendance continue envers Dieu Créateur qui maintient toute chose dans l’être par sa volonté libre de créer. Par là tout être existant devient une manifestation de l'Être suprême qu’est Dieu. Aussi le P. Chenu dit-il que cela est « la pointe la plus avancée de l’analyse métaphysique de saint Thomas »[39]. Le P. Sertillanges dans La preuve de l’existence de Dieu et l’éternité du monde en déduit que les preuves de Dieu n’ont pas besoin de chercher un commencement dans le temps, mais peuvent s’interroger sur le présent dans sa dépendance radicale d’être envers Dieu. Il explique : « Dieu est ainsi atteint non pas en remontant le cours des temps jusqu'au premier jour du monde, mais en interrogeant chacune des causes qui interviennent dans un effet donné, à partir de la cause prochaine jusqu'à la source première de toute causalité »[40], afin de trouver « une première cause, actuellement en exercice, et dont l'influence explique tout »[41]. À un objectant voulant dire qu’une absence de commencement de l’univers, ou une série infinie de multivers se relayant, nous absout de la nécessité d’affirmer l'existence de Dieu, le P. Sertillanges répond avec bonheur « et, par conséquent, si l'on vient me dire : Le monde a toujours existé, j'en conclurai simplement : Dieu a toujours donné l'être au monde »[42]. On voit ainsi à quel point cette controverse du XIIIe siècle est toujours actuelle en raison de ses implications métaphysiques[43].
Enfin, il faut remarquer avec le P. Bonino - et le P. Sertillanges[44] - qu’il ne faut pas se précipiter en disant que la science moderne, ayant profondément changé les données sur l'univers, a montré avec une nécessité stricte que le monde a un commencement dans le temps. La raison en est que nous ne savons ni si les lois de notre physique s'appliquent comme telles à la singularité initiale de l’univers (le problème du « mur de Planck »), ni si le « point zéro » n’est pas le résultat d’un état antérieur[45]. En guise de conclusion, répétons avec le P. Sertillanges « si l'on vient me dire : Le monde a toujours existé, j'en conclurai simplement : Dieu a toujours donné l'être au monde ».
Isak Pauli
Pour aller plus loin
Le lecteur souhaitant aller plus loin dans cette question, tirera un grand bénéfice des textes suivants de la Revue thomiste :
Serge-Thomas BONINO, Dieu, Alpha et Omega, Bibliothèque de la Revue thomiste, Parole et Silence, 2022, p. 183-205. Ce chapitre traite cette controverse de façon globale en suivant la Somme de théologie avec des explications éclairantes,
Ghislain-Marie GRANGE, « Création et commencement chez Albert le Grand et Thomas d'Aquin », RT 121 (2021), p. 483-505. Cet article expose la différence entre saint Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin quant à la notion de création et de commencement. En opposant les deux positions, le lecteur profite d’une notion plus claire de la création chez saint Thomas. L’auteur traite cette différence dans le cadre de la controverse sur l’éternité du monde.
Jean-Hervé NICOLAS, « Être créé », RT 92 (1992) p. 621-628.
Antonin-D. SERTILLANGES, « La création », RT 33 (1928), p. 106-115.
Antonin-D. SERTILLANGES, « Note sur la preuve de Dieu et l'éternité du monde », RT 6 (1898) p. 367-378.
Antonin-D. SERTILLANGES, « Preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde », RT 5 (1897), p. 453-468 ; p. 609-626 ; p. 746-762. Le premier article illustre comment les preuves de l’existence de Dieu ne dépendent pas d’un commencement du monde dans le passé mais s’interrogent sur le présent et sa relation à Dieu. Le deuxième article répond aux objections à la possibilité de l’éternité du monde en raison d'un prétendu infini en acte. Le troisième article, aujourd'hui un peu dépassé, expose la relation entre la science moderne et l’éternité du monde.
Il sera aussi utile de se référer aux œuvres de Grégoire Celier.
THOMAS D'AQUIN, L'Éternité du monde, Introduction et traduction par G. Celier, « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 2020. Ce livre présente les textes de saint Thomas sur cette querelle avec une bonne introduction.
Grégoire CELIER, Saint Thomas d'Aquin et la possibilité d'un monde créé sans commencement, Le Chesnay, Via Romana, 2020. Ce livre fait une synthèse remarquable de cette controverse et étudie les différentes positions en profondeur. C’est un livre très riche en citations et contexte historique, ce qui aidera le lecteur à entrer dans cette controverse d’une façon structurée.
[1] « Il y a un seul et unique vrai Dieu, [...] qui, par sa force toute-puissante, a tout ensemble créé de rien dès le commencement du temps [...]. », Denz., Symboles et définitions de la foi catholique, n° 800.
[2] THOMAS D'AQUIN, L'Éternité du monde, Introduction et traduction par Grégoire Celier, « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 2020, p. 236.
[3] THOMAS D'AQUIN, De aeternitate mundi.
[4] Grégoire CELIER, Saint Thomas d'Aquin et la possibilité d'un monde créé sans commencement, Le Chesnay, Via Romana, 2020, p. 37.
[5] Idem, p. 45.
[6] Nous reprenons ici les expressions de G. CELIER, Saint Thomas d'Aquin et la possibilité d'un monde créé sans commencement, Le Chesnay, Via Romana, 2020.
[7]G. CELIER, Saint Thomas d'Aquin et la possibilité d'un monde créé sans commencement, Le Chesnay, Via Romana, 2020, p. 357.
[8] Un philosophe notable comme F. Van STEENBERGHEN dit qu'il « faut conclure que l'idée d’un monde éternel dans le passé est un mythe ». Voir « Le mythe d'un monde éternel », Revue Philosophique de Louvain 76 (1978), p. 157-179 [p. 175]. Ceci tient au fait que cet auteur est d'accord avec les objections de saint Bonaventure. Voir aussi THOMAS D'AQUIN, L'Éternité du monde, Introduction et traduction par G. CELIER, Vrin, 2020, p. 50-57. Il faut enfin remarquer, nous le verrons, que la science moderne n’a pas nécessairement résolu la question.
[9] Sur l’articulation de cette position avec la foi chez Siger de Brabant et Boèce de Dacie, voir Serge-Thomas BONINO, Dieu, Alpha et Omega, "Bibliothèque de la Revue thomiste", Parole et Silence, 2022, p. 187-188.
[10] De Concordantiis, dans A.D SERTILLANGES, « Note sur la preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde », Revue thomiste 6 (1898), p. 367-378 [p. 371]. Saint Thomas affirme également dans In Phys., VIII, lect. 2, n° 986, qu’Aristote s’est trompé sur cette question et qu’il tenait vraiment cette thèse avec conviction, et non pas qu’il le présentait d’une façon seulement dialectique. Voir Ghislain-Marie GRANGE, « La création », dans Philippe-Marie MARGELIDON (dir.), Théologie de saint Thomas d’Aquin, Synthèses et Thèmes, Cerf, 2025, p. 185-213 [p. 211-213].
[11] ARISTOTE, Physique, VIII, 1, 251a12-28 et 251b19-30. Voir Ghislain-Marie GRANGE, « La création », p. 205. Saint Thomas traite également cette objection dans la Somme de théologie, Ia, q. 46, a. 1, obj. 5 et ad 5.
[12] ST Ia, q. 46, a. 1, obj. 9. Une cause suffisante est une cause qui, lorsqu'elle est présente, l'effet s'ensuit nécessairement. Cette notion vient d'Avicenne. Voir THOMAS D'AQUIN, De veritate, q. 23, a. 5, obj. 1.
[13] ST Ia, q. 46, a. 1, obj. 10.
[14] S.-T. BONINO, Dieu, Alpha et Omega, p. 191.
[15] ST Ia, q. 46, a. 2, obj. 2.
[16] S.-T. BONINO, Dieu, Alpha et Omega, p. 197.
[17] C’est l'argument que reprend Fernand Van STEENBERGHEN dans son Introduction à l'étude de la philosophie médiévale, Publications Universitaires de Louvain, 1974, p. 521-522; « le passé est accompli et, dès lors, une série infinie d'événements est acquise, l'infini est réalisé, nous sommes bel et bien en présence d'un infini en acte ».
[18] ST Ia, q. 46, a. 2, arg. 8. Saint Thomas trouvait cette objection la plus difficile (Summa contra Gentiles II, c. 38). Cajetan affirme la même chose dans son commentaire de ST Ia, q. 46.
[19] « La position qu'il adopte ne se confond (...) avec aucune des positions adoptées par ses prédécesseurs » É. GILSON, Le thomisme, Paris, Vrin, 5° éd., 1945, p. 213.
[20] ST Ia, q. 46, a. 2, obj. 2, traduction par A.D SERTILLANGES, La Création, Éditions de la Revue des Jeunes, Desclée & Cie, 1948, p. 92.
[21] Idem, p. 91-92.
[22] ST Ia, q. 46, a. 2, resp.
[23] Quodlibet XII, q. 5, a. 1, dans THOMAS D'AQUIN, L'Éternité du monde, Introduction et traduction par G. CELIER, Vrin, 2020, p. 233.
[24] Idem, p. 91.
[25] Idem, p. 92-93.
[26] THOMAS D'AQUIN, L'Éternité du monde, Introduction et traduction par G. CELIER, Vrin, 2020, p. 242.
[27] ST, Ia, q. 1, a. 2.
[28] THOMAS D'AQUIN, De potentia, q. 3, a. 17, ad 8. Traduction de Ghislain-Marie GRANGE, « La création », dans Théologie de saint Thomas d’Aquin, Synthèses et Thèmes, p. 211.
[29] G.-M. GRANGE, « Création et commencement chez Albert le Grand et Thomas d'Aquin », RT 121 (2021), p. 499.
[30] ST Ia, q. 46, a. 2, obj. 2, traduction et notes par A.D SERTILLANGES, La Création, Éditions de la Revue des Jeunes, Desclée & Cie 1948, note explicative [85], p. 195-196.
[31] « Aussi ce qui est fait par volonté n’est pas tel qu’est l’agent, mais tel que l’agent veut et pense qu’il soit » ST Ia, q. 41, a. 2 dans S.-T. BONINO, Dieu, Alpha et Omega, BRT, Parole et Silence, 2022, p. 192.
[32] S.-T. BONINO, Dieu, Alpha et Omega, p. 191-192.
[33] G.-M. GRANGE, « Création et commencement chez Albert le Grand et Thomas d'Aquin », p. 483-505.
[34] S.-T. BONINO, Dieu, Alpha et Omega, p. 195-196.
[35] G.-M. GRANGE, « Création et commencement chez Albert le Grand et Thomas d'Aquin », p. 489.
[36] Idem, p. 483-505.
[37] A.-D. SERTILLANGES, « Preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde », RT 5 (1897), p. 612.
[38] De potentia q. 3, a. 3 (Marietti p. 43 B).
[39] M.-D. CHENU, Introduction à l'étude de saint Thomas d'Aquin, Vrin, 1950, p. 289.
[40] A.-D. SERTILLANGES, « Preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde », RT 5 (1897), p. 457.
[41] Ibidem, p. 458.
[42] Ibidem.
[43] Cette controverse est aussi un bel exemple de la Révélation qui conforte la raison dans sa recherche des vérités naturelles : « Cette double vérité de la création libre et ex nihilo, qui vient de la Révélation, mais qui pourtant est accessible à la raison, est capitale dans la philosophie chrétienne et constitue un immense progrès par rapport à Aristote. […] Cet immense progrès, accompli à la lumière de la Révélation, est néanmoins le fruit d'une démonstration philosophique, par laquelle la doctrine traditionnelle de la puissance et de l'acte, qui était dans l'adolescence chez Aristote, arrive à l'âge adulte. La Révélation a seulement facilité cette démonstration philosophique en montrant le terme à atteindre, elle n'a pas fourni le principe de la preuve ». R. GARRIGOU-LAGRANGE, La Synthèse thomiste, Desclée, 1947, p. 201-203. Voir aussi ST Ia, q. 1, a. 1, resp. ; Summa contra Gentiles, I, 4.
[44] A.D SERTILLANGES, La preuve de l'existence de Dieu et l'éternité du monde, RT 5 (1897), p. 746-762.
[45] S.-T. BONINO, Dieu, Alpha et Omega, BRT, Parole et Silence, 2022, p. 203-205.