Des incidents récents stimulent la réflexion sur les sanctions qui frappent le souvenir d’événements ou de personnages du passé. Ceux qui ont, eux, gardé quelque connaissance des « Anciens », savent bien qu’il existait chez eux une sanction spectaculaire, la damnatio memoriae. Cette mesure, bien connue dans le monde gréco-romain, s’est-elle répétée quand l’Empire romain est devenu chrétien ? Notre époque a-t-elle repris de telles mesures ? C’est à ce bref parcours, dont ces quelques pages voudraient marquer plusieurs jalons, que nous invitons le lecteur.
Des statues controversées en Grèce
N’étant pas en mesure d’en apprécier les sources écrites et archéologiques, je laisserai de côté le Proche-Orient ancien. Dans l’Antiquité « classique », le plus ancien (?) ou, en tout cas, le plus célèbre exemple de damnatio memoriae que nous a laissé l’histoire grecque est celui qui entoure l’assassinat des Pisistratides Hippias et Hipparchus (514) par les tyrannicides Aristogiton et Harmodius, exploit immortalisé par une « stèle d’infamie », érigée par le sculpteur Antenor sur l’Acropole (v. 540-500). Cette initiative fut associée à d’autres visant à inscrire les noms des criminels souillés et des traîtres, afin, comme le précise Lycurgue, de « laisser à la postérité un témoignage pour le reste des temps de leur indignation à l’égard des traîtres. » (Contre Léocrate, 119). Vincent Azoulay, à qui nous devons une ample analyse de ces événements et de leur interprétation (Les tyrannicides d’Athènes. Vie et mort de deux statues, Paris, 2014), rapporte que l’histoire d’Athènes révèle d’autres réactions civiques visant à « figer dans la pierre ou le métal le souvenir d’une faute » : statues en or que des archontes athéniens convaincus de corruption devaient consacrer à Delphes, ou des statues en bronze érigées dans le sanctuaire d’Olympie par des athlètes ayant donné ou reçu des pots-de-vin. De quelle époque datent ces exemples salutaires ? En a-t-on des vestiges à l’époque hellénistique ? Après Alexandre le Grand, on connaît une statue de Démétrios Poliorcète (336-283) qui fut fracassée et jetée dans un puits. Sanction de la vie privée d’un amateur de luxe installant, nous dit Plutarque, ses courtisanes dans le Parthénon ? Les souverains ne sont pas les seuls visés : à Delphes même, une inscription finit aussi dans un puits, elle était en l’honneur d’Aristote et de son parent et disciple Callisthène ‒ personnage il est vrai controversé et dont la fin fut tragique.
Pour en terminer avec la Grèce antique, signalons l’originalité de celui qui en 356 mit le feu au temple d’Artémis d’Éphèse, considéré alors comme l’une des Sept Merveilles du monde. Pour quel motif ? Cupiditate gloriae, nous dit Valère-Maxime : « Mais voici un exemple où la passion de la gloire alla jusqu’au sacrilège. Il s’est trouvé un homme qui s’avisa de mettre le feu au temple de Diane, à Éphèse, afin que la destruction d’un si magnifique ouvrage répandît son nom dans tout l’univers. Il avoua cette intention insensée lorsqu’il fut sur le chevalet. Les Éphésiens avaient eu la sagesse d’abolir par décret la mémoire d’un homme si exécrable. » Seule concession peut-être à la curiosité de ses lecteurs, Valère-Maxime précise : « Mais l’éloquent Théopompe l’a nommé dans ses livres d’Histoires » (Faits et dits mémorables, VIII, xiv, 5 ; traduction P. Constant, coll. Garnier, t. 2, p. 263). Il s’appelait Érostrate. Ce détraqué a-t-il donné de l’idée à celles qui ont tenté dernièrement de barbouiller la Joconde ? En tout cas, Érostrate ne paraît pas avoir réussi à gagner en notoriété, à en juger d’après le petit nombre de dictionnaires où apparaît son nom et son absence, semble-t-il, de l’importante notice (n. 115) que consacre à Théopompe F. Jacoby (Die Fragmente der griechischen Historiker, II B, 1, Berlin, 1927).
Le sort réservé aux « mauvais empereurs »
Le syntagme damnatio memoriae ne se trouve pas dans les textes, mais aurait été créé en 1689 dans une dissertation de Christoph Schreiter et Johann Heinrich Gerlach. À Rome, la damnatio memoriae ne frappe pas seulement, comme on le croit parfois, les souverains, leurs proches ou leurs compétiteurs. Il est vrai que certains « mauvais » empereurs n’échappèrent pas à ce destin : Néron (Suétone, Nero, 49) et l’éphémère Didius Julianus (Ϯ 193 ; Dion Cassius, 73). S’agissant de Domitien, les sénateurs, non seulement manifestèrent leur allégresse, mais ordonnèrent « même qu’on apportât des échelles pour détacher séance tenante ses écussons et ses portraits, qu’ils firent jeter par terre dans la salle même », enfin ils décrétèrent « que l’on effacerait partout ses inscriptions et que l’on abolirait complètement sa mémoire (abolendamque omnem memoriam decerneret) » (Suétone, Domitianus, 23). Je ne sais si on a cherché à dresser une liste exhaustive des empereurs, usurpateurs et de leurs maîtresses frappés de damnatio memoriae. Une bonne vingtaine de Marc-Antoine à Magnence (350-353) ? Encore plusieurs ont-ils été réhabilités partiellement. En revanche, la damnatio memoriae de l’éphémère Geta (empereur en 211-212) a été, selon Dion Cassius (77, 12) l’une des plus rigoureuses, par la volonté de son frère Caracalla, puisque le cognomen Geta de Lucius Lusius Geta, préfet d’Égypte en 54, fut même martelé. Mais en réalité, ces mesures trouvaient certaines limites, car il n’était guère possible de retirer de la circulation toutes les monnaies à l’effigie du souverain dont on voulait effacer la mémoire.
Les dispositions du droit privé romain
Laissons ces figures de premier plan pour nous attacher à la législation romaine, qui visait toute personne tombée sous le coup d’une action de maiestate, antérieurement perduellio sous certains aspects. Dans le cas d’une causa maiestatis, le praenomen du coupable ne pouvait plus être transmis dans sa famille, ses imagines devaient être détruites. En principe son nom était rayé des inscriptions et les monnaies portant son effigie étaient retirées de la circulation. Ses biens étaient saisis, mais cette évaluation est souvent difficile à établir par les historiens. De fait, le Code Justinien fait état de ces dispositions dans la section relative au droit successoral (VII, 2, 2 : affranchissements d’esclaves) et à la Lex Julia maiestatis (IX, 8, 6, 2 ; cf. César en 46 av. J.-C. et Auguste en 8 av. J.-C.) : les dernières volontés d’un testateur et ses donations mortis causa perdaient leur validité.
Si la peine encourue ‒ effacement de la mémoire ‒ est claire, il s’en faut de beaucoup que le soient les modalités de son exécution. Roland Delmaire s’est livré à une enquête minutieuse au Bas-Empire, enrichie de tableaux, « à travers les textes, la législation et les inscriptions » (Cahiers Glotz, 14, 2003, p. 299-310). S’appuyant sur de rares textes de saint Ambroise et de saint Jean Chrysostome, il a d’abord mis en lumière la part d’appréciation des cités dans l’application des mesures, ce qui explique les grandes différences qu’observent de nos jours les historiens. Garder chez soi un portrait d’un tyran (entendons au Bas-Empire un empereur illégitime), c’était s’exposer à une condamnation. Pour les statues, on admettait de ne changer … que la tête, à condition de modifier aussi le nom porté sur la base. Nous ne connaissons aucune loi qui prévoie l’effacement du nom et le retrait « des monnaies des usurpateurs et les trouvailles archéologiques prouvent de manière évidente qu’elles circulent bien après la chute de ceux-ci (p. 302) ». R. Delmaire n’a relevé que trois lois qui mentionnent l’abolition du nom et il a souligné une grande incohérence dans le martelage des noms : noms d’usurpateurs restés intacts, noms martelés dont l’explication nous reste inconnue, noms impériaux martelés partiellement, à plusieurs reprises ou malgré l’absence de condamnation officielle (Dioclétien, Galère, Julien). Enfin la pratique du martelage « disparaît pratiquement après Julien » (p. 305).
Comment les chrétiens gardaient mémoire
Quittons maintenant les institutions impériales romaines, marquées par l’écart entre le droit et la pratique, confrontées au christianisme, pour aborder le monde biblique. Assurément, la préoccupation des chrétiens n’est pas en priorité de préserver leur nom dans la société. On constate le souci des fidèles d’être « inscrits dans le livre ». Entendons-nous bien : le livre, dont les artisans du Veau d’Or (Exode 32, 32-33) pouvaient être effacés, n’est pas le « livre de vie » du Nouveau Testament. Ce livre-ci symbolise en effet le souvenir fidèle du Seigneur, qui prépare pour lui la vie éternelle (cf. Philippiens 4, 3 ; Apocalypse 3, 5 ; 13, 8 ; 17, 8). Mais si Jésus invite ses disciples à se réjouir surtout de ce que « leurs noms soient inscrits dans les cieux » (Luc 10, 20), il y a aussi une autre « inscription » qui compte pour les fidèles (ou certains d’entre eux), celle de figurer sur les diptyques. Naturellement il ne s’agit pas ici des diptyques consulaires (ou d’autres magistrats au Bas-Empire), mais des diptyques dont on se servait durant la liturgie.
La disposition – deux volets qu’on ramenait l’un sur l’autre, ou un nombre supérieur – en était la même que les diptyques de luxe, ouvrages d’art, parfois d’ivoire, que les magistrats offraient à leurs amis. Les noms des chrétiens qui y figuraient n’étaient pas des listes de baptisés ou de clercs, mais les noms des personnes inscrites étaient appelés à entrer dans la prière litanique. Quand leur nombre fut très important, on a eu recours à des livres et la lecture en était faite à certains jours ou, dans les monastères occidentaux, à l’office de prime ou de tierce.
Assez tôt on distingua deux catégories de listes, celle des personnes pour lesquelles on offrait le sacrifice de la messe (offrande pour les morts, dont la correspondance de saint Cyprien offre, semble-t-il, un premier exemple) ; celle des personnes qui contribuent aux offrandes d’une manière ou d’une autre (listes les plus importantes en Occident). Les deux listes, lues par le diacre, sont bien établies dans les Églises de Constantinople et d’Alexandrie dès la fin du IVe siècle. La liturgie de saint Basile détaillera davantage le rôle des vivants. À quel moment de la prière eucharistique ou anaphore la lecture des diptyques avait-elle lieu ? On observe des différences – avant ou après la consécration, voire après le baiser de paix en Syrie. Au Moyen Âge, la crainte que des noms soient oubliés a conduit à ce qu’on grave ceux des défunts sur l’autel même ou qu’on les écrive sur les sacramentaires eux-mêmes, voire dans les marges.
Il est temps de revenir au sens même de l’inscription sur les diptyques : c’est le signe officiel de la pleine communion avec l’Église. Le nom de l’évêque de Rome devait y être inscrit, pratique toujours en usage dans les communautés en communion avec le Siège apostolique. De son côté, le pape intervint à plusieurs reprises pour interdire l’inscription sur les diptyques d’un archevêque de Constantinople : ainsi Innocent Ier à l’égard d’Arsace († 405) et Gélase Ier à l’égard d’Euphemius († 515).
Assez tôt, on assiste à des actions ou des recours pour maintenir l’inscription ou en prononcer la radiation (cas de Marcien, évêque d’Arles, v. 250). Laissons de côté le concile d’Elvire (c. 29), puisque non seulement sa date, mais son existence même, a été récemment remise en question par plusieurs chercheurs. Saint Augustin, quant à lui, se refuse en 401-403 à rayer le prêtre catholique Boniface de la liste des prêtres de l’Église d’Hippone.
C’est surtout aux Ve et VIe siècles que l’inscription ou non sur les diptyques prend une importance cruciale, car elle constitue une preuve formelle d’orthodoxie. Le cas de Jean Chrysostome est particulier ; selon Facundus d’Hermiane, il a été inscrit (temporairement) non parmi les évêques, mais seulement parmi les prêtres, diacres et laïcs. Au concile d’Éphèse (431), Cyrille d’Alexandrie et Nestorius ont été radiés. À Chalcédoine (451), lors des sessions du 13 avril et du 19 juin, les noms de Dioscore d’Alexandrie, de Juvénal de Jérusalem et d’Eustathe de Béryte, figuraient bien sur les diptyques, ce qui prouvait leur orthodoxie. Au siècle suivant, le synode de Mopsueste (17. VI. 550), réuni tout spécialement à ce sujet, nous apprend qu’il y avait deux séries de diptyques confiés à la garde du cimèliarque (κειμηλιάρχης ) en même temps que les vases sacrés, signe de la grande valeur qu’on attachait à ces documents. L’objet de ce synode était de déterminer si le nom de Théodore de Mopsueste était inscrit sur les diptyques de cette ville, et on en avait conclu que son nom en avait été rayé « à une époque dont nul, de mémoire d’homme, n’avait le souvenir. » Sans entrer ici dans le détail de la querelle des Trois Chapitres, retenons simplement que l’absence d’un nom sur les diptyques équivalait à une preuve d’hétérodoxie. Quant au pape Vigile (Justinien demanda au IIe concile œcuménique de Constantinople de 553 de rayer son nom), il refusa dans son Constitutum du 26. V. 553, de condamner la mémoire d’un évêque mort dans la communion de l’Église, ce qui eût été contraire à la pratique de l’Église romaine et d’autres Églises – distinguant à juste titre des propositions théologiques discutables ou erronées et la personne même qui les avait avancées. À la fin du Moyen Âge, un cas explicite est celui de la condamnation du réformateur Jean Wyclif († 1384) par le concile de Constance (session viii, le 4 mai 1415 : « suam memoriam condemnando »), stipulant « que son corps et ses ossements, s’ils peuvent être distingués des corps des autres fidèles, seront exhumés et jetés loin de la sépulture ecclésiastique, conformément aux sanctions légitimes et canoniques. »
Des cas de damnatio memoriae frappant des œuvres « païennes » sont-ils avérés de la part des autorités chrétiennes ? Une réponse affirmative, souvent alléguée, s’avère sans fondement d’après l’enquête conduite par W. Speyer (Büchervernichtung und Zensur des Geistes bei Heiden, Juden und Christen, Stuttgart, 1981). En revanche, les exemples ne manquent pas de décisions impériales ou conciliaires frappant les œuvres des « hérétiques ».
Mesures impériales et conciliaires
L’empereur Constantin le premier édicte, juste après le concile de Nicée (clos le 25. VII. 325), que « si, l’on découvre quelque écrit composé par Arius, il sera livré au feu, pour que non seulement on fasse disparaître ses enseignements pervers, mais qu’il ne reste absolument aucun souvenir (ὑπόμνημα) de lui » (loi non recueillie dans le Code Théodosien, et transmise par l’historien Socrate, Histoire ecclésiastique, I, 9, 30 ; traduction de P. Maraval, Sources chrétiennes 477, Paris 2004, p. 125 ; pour la version arménienne, voir Ch. Mercier, Revue des Études arméniennes, n. s., t. 15, 1981, p. 198).
Une loi d’Arcadius du 4 mars 398 frappe de la même manière les livres des montanistes et des eunomiens : « Nous ordonnons à bon droit que les livres qui contiennent l’enseignement et la doctrine de tous leurs crimes (scelerum) soient aussitôt recherchés avec la plus grande sagacité et livrés par l’autorité compétente pour être brûlés sur le champ en présence des juges. » (Code Théodosien XVI, 5, 34 ; éd. J. Rougé, R. Delmaire et F. Richard, Sources chrétiennes 497, Paris 2005, p. 277-279). Au siècle suivant, le même sort attend les « livres impies du criminel et sacrilège Nestorius » : (…) « Nous décrétons que, recherchés avec un zèle diligent, ils soient brûlés sur la place publique (publice comburi decernimus) » (XVI, 5, 66 ; Sources chrétiennes 497, p. 339).
Les éditeurs signalent à juste titre (p. 278, n. 1) que les livres d’astrologie seront détruits pareillement sous Théodose II (Loi du I. II. 408 ; Code Théodosien, IX, 16, 12). Ceux des manichéens avaient connu la même condamnation sous la Tétrarchie (31 mars 302) : « Nous ordonnons en effet que les auteurs et les leaders, en même temps que leurs écrits abominables, soient soumis à un châtiment plus sévère, jusqu’à être livrés aux flammes » (Mosaicarum et Romanarum Collatio Legum, XV, 3 .1 .6).
Les dispositions conciliaires, à côté, apparaissent bien moins radicales, du moins dans les premiers siècles : le clerc qui lit publiquement dans l’église des livres des impies sera dégradé (Canons apostoliques, c. 60, vers 400 [?]). Les livres des hérétiques devaient être déposés à l’évêché de Constantinople (concile de Nicée II [787], canon 9) et si quelqu’un en garde un en le cachant, il sera déposé, s’il est clerc ; excommunié, s’il est laïc (ibid.). Le concile de Constantinople de 869-870 interdit la conservation, sous quelque façon, « [des] affirmations écrites des auteurs d’une telle impiété », sous peine d’anathème et d’être compté comme « étranger à la foi et au culte des chrétiens (canon 11). À la fin du Moyen Âge, une semblable mesure restrictive visera l’impression des livres en général (10e session, le 4. V. 1515 du concile de Latran), mais cela n’entre plus dans le cadre de cette petite enquête.
Le mot memoria figure parfois en Occident sur des coffrets renfermant non pas des reliques à proprement parler, mais des brandea, simples bandeaux d’étoffe ayant touché quelque objet vénéré (en Occident on ne sectionnait pas les corps). Memoria évoquait dans ce cas le (bon) souvenir du défunt laissé aux survivants (ainsi à El-Djem, Tunisie). Il arrive même, dans les provinces du Midi de la Gaule, qu’on lise l’adjectif bonae memor[ius[.
Il s’avère donc à la fois que l’inscription dans les diptyques revêtait la plus grande importance dans la chrétienté tant d’Orient que d’Occident, mais que l’inscription ou la radiation sur les diptyques ne visait que des personnes, des individus – pas des groupes.
Extension actuelle de la condamnation de la mémoire
Ce début du XXIe siècle, si prompt par ailleurs à se vanter d’ouverture et de libéralisme, multiplie sous diverses formes les dispositions qui relèvent de la damnatio memoriae, et ce dans les régimes qui se disent démocratiques et parfois en revendiquent le qualificatif. Certains, tel Robyn Faith Walsh, voient dans la damnatio memoriae « la cancel culture de la Rome antique ». Cette généralisation nous paraît bien abusive. Nous pencher sur d’autres types de régime ne serait guère pertinent pour notre sujet. Plusieurs de ces mesures nous rappellent le renversement des tyrans de la Grèce Antique (à risque équivalent pour leurs auteurs ? on peut en douter). Songeons ici aux images qui ont passé en boucle voilà quelques décennies, où l’on voyait des manifestants abattre la statue, ici, de Staline ; là, de Ceausescu ; là encore, de Saddam Hussein (2003). La mise en pièces de statues a pu atteindre des nombres très élevés (1320 statues de Lénine en Ukraine !). Plus récemment, ce ne sont pas dans des pays qui venaient de mettre un terme à une dictature que de telles scènes de révolte se sont produites : citons le déboulonnage ou la dégradation des statues du marchand Edward Coston (7. VI. 2020), du gynécologue J. Marion Sims, du roi des Belges Léopold II, et chez nous de Jean Baptiste Colbert, dont la statue se dresse devant l’Assemblée Nationale. L’inventaire et l’interprétation de ces déboulonnages devient même un sujet de mémoire universitaire. Sarah Gensburger (CNRS et Université de Paris Nanterre), nous apprend dans un article en ligne (2020) que « nos collègues anglophones ont forgé le néologisme de decommemoration pour parler de ce phénomène déjà ancien de déboulonnage de statues ou, plus largement, de retrait de l’espace public de rappels du passé. » Dans son panorama de la portée des déboulonnages, l’auteur ne fait aucune mention ‒ est-ce volontaire ? ‒ de l’héroïsme des Tyrannicides, mais il est évident que la furie de certains « déboulonneurs » d’aujourd’hui n’a rien à voir avec les nobles sentiments du sculpteur Anténor ! Depuis peu, ce sont les plaques de rue que certains groupes arrachent et tout dernièrement, c’est un établissement scolaire de Marseille qui a été rebaptisé par la municipalité ‘’École Simone de Beauvoir’’, au grand scandale d’un élu qui rappelait le soutien de l’intéressée à des pédophiles notoires.
Moins spectaculaires, mais non moins médiatisées, les propositions de retrait de titres honorifiques ou de décorations, telle la Légion d’Honneur. Le monde de l’art lui-même est maintenant gagné par ce mouvement de déconstruction : Didier Ryckner, historien de l’art et défenseur du patrimoine, alerte dans Mauvais genre au musée (Les Belles Lettres, 2025) sur ce qui devient une transformation des collections et de leur présentation. « Les partisans de cette tendance, écrit-il, réinventent l’histoire comme elle aurait dû être, et non comme elle a été. »
Dans cet enfouissement, jusqu’où ira-t-on ? Jadis, nous l’avons entrevu, la damnatio memoriae avait pour cause un acte repréhensible défendu par la loi, une doctrine ou pour le moins, une opinion. En tous cas, un grief bien identifiable, voire exprimé clairement. Aujourd’hui, c’est tout autre chose : pas besoin de réquisitoire, pas de sentence ! En substitution, la condamnation à l’oubli, l’oubli volontaire dans les medias, les « réseaux sociaux », les ouvrages scolaires. Aux yeux des censeurs ‒ que ceux-ci se réclament ou non du wokisme ou que, par crainte ou pour assurer leur carrière, ils y adhèrent in petto ‒ ceux qui s’enhardissent à évoquer la geste d’autrefois, ont le tort d’exister tout simplement.
Le poète Properce (vers 50 - vers 15 av. J.-C. [?]) pouvait encore, à l’instar des plus grands, espérer et croître dans la postérité :
Nec non ille tui casus memorator Homerus
posteritate suum crescere sensit opus ;
meque inter seros laudabit Roma nepotes. (III, 1, 33-35)
« De même l’illustre Homère, qui a rappelé ta chute [celle de Troie], a senti son œuvre grandir dans la postérité ; et moi, Rome me louera chez ses derniers neveux » (trad. de S. Viarre, modifiée, CUF, 2005, p. 88).
Ironie du sort ? Il se trouve que précisément le substantif memorator employé (peut-être créé ?) par Properce n’a pas été repris par les auteurs « classiques », ni même dans la littérature latine postérieure. En effet, d’après la Library of Latin Texts, la forme memoratorum (dans 94 occurrences sur 95) est le génitif pluriel de l’adjectif memoratus, « rappelé », « rappelé plus haut » (supra, superius), comme on le constate d’après le contexte : œuvres d’auteurs chrétiens, textes des Codes Théodosien et Justinien, documents médiévaux.
De nos jours, tout memorator de notre passé glorieux ou discutable ne court-il pas un risque ? Dans la Préface de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien énumérait lucidement et avec esprit les adversaires d’un ouvrage tel que le sien. Il était conscient de faire œuvre utile (§ 16), attaché à citer ses sources, de manière à ne pas paraître s’approprier le travail d’autrui (§ 21), et prêt à affronter quelque Zoïle que ce soit (§ 28) ; il méprisait les folliculaires « qui veulent se tailler une renommée en rabaissant le savoir d’autrui » (§ 30 ; traduction de J. Beaujeu, CUF, t. I, Paris 1950, p. 56). Pline, homme modeste et courageux, n’avait pas entrevu la trappe de l’oubli, le black out. Comment s’y opposer aujourd’hui ?
Certains laissent faire ; beaucoup, c’est heureux, tiennent bon. L’avenir devrait donner raison à ces derniers : par quel miracle en effet les artisans de l’oubli échapperaient-ils eux-mêmes à la damnatio qu’ils ont suscitée ou encouragée ?
Benoît Gain
Professeur émérite de l’Université de Grenoble-Alpes