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La revue thomiste

Verba Dei manent

Saint Thomas commente la Passion du Christ

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 15 Avril 2025
  • Christ
  • christologie
  • Passion

Durant l’année scolaire 1269-1270 (du moins est-ce la date la plus probable), saint Thomas d’Aquin commente l’Évangile selon saint Matthieu. Il séjourne alors à Paris et s’adresse à ses étudiants de l’université, lesquels prennent les cours du Maître en note. Le texte dont nous disposons aujourd’hui porte doublement la marque de son origine : il s’agit d’un script de cours, non corrigé par l’auteur du cours. Sa lecture n’est toutefois pas sans fruits, comme on va s’en apercevoir.

Saint Thomas n’est pas un auteur spirituel ordinaire. Pour lui, l’Écriture sainte est un enseignement de Dieu, qui nous instruit sur ce qui est à croire et ce qui est à faire. Et

« c’est surtout dans l’Évangile que nous est transmise la substance de la foi catholique et la règle de toute vie chrétienne » (Catena in Mt, Prol.)

Par conséquent, lorsque Thomas expose l’Évangile, il ne cherche pas à partager un enseignement personnel, mais à nous faire accéder à Dieu qui nous parle, afin que nous écoutions les vérités qu’Il nous dit et mettions en pratique ce qu’Il nous demande. Et lorsque Thomas commente la Passion (Mt 26, 47–27, 56), il ne nous présente pas sa vision de la Passion, mais il entend nous introduire auprès du Christ qui enseigne en sa Passion. Or le Christ ne dit quasiment rien : ce qui compte, ce qui nous enseigne, comme le mot passion l’indique, c’est ce que le Christ pâtit. Comment le récit de ce pâtir constitue-t-il un enseignement ?

 

Comment Dieu parle dans la Passion

Il faut revenir un instant à la manière dont Dieu dispose toutes choses. Parce qu’Il est « Seigneur du ciel et de la terre » (Mt 11, 25), tout est dans sa main, y compris le cours de tous les événements qui sont rapportés par l’évangéliste. Depuis la gifle d’un garde jusqu’au tremblement de terre lorsque meurt le Christ, depuis le froid de la nuit duquel on s’échappe en se pressant autour d’un feu jusqu’à la lance du soldat romain, depuis les pensées de Caïphe jusqu’aux regards de la Vierge Marie devant la Croix, tout est là parce que Dieu le veut dans sa Sagesse, parce qu’Il en a disposé ainsi dans sa providence. Tout ce qui arrive a donc un sens.

Ce sens n’échapperait pas totalement à quelqu’un qui lirait une Vie de Jésus contemporaine ou qui consulterait, par exemple, l’historien juif de l’époque, Flavius Josèphe. Il pourrait ainsi saisir quelque chose des motifs du garde, de la forme de la lance, de la foule de Jérusalem ou de la haine de Caïphe, il pourrait comprendre que Jésus est mort sur une croix, après un procès qui avait tous les traits d’un montage destiné à le condamner. Mais cela, comme tout ce que pourraient lui apprendre d’autres hommes, reste à la surface du sens de l’événement. Si Dieu n’avait pas inspiré les évangélistes, afin qu’ils rapportassent l’événement en révélant son sens profond, celui que Dieu a voulu, alors le sens de la Passion nous serait irrémédiablement fermé. Dieu nous aurait sauvés, mais nous n’aurions aucun moyen de comprendre comment, et nous nous épuiserions à faire des devinettes et monter des théories, toutes plus fumeuses ou bancales les unes que les autres (la littérature à ce sujet est innombrable, depuis les anciens récits gnostiques jusqu’à Hegel ou Éric-Emmanuel Schmitt).

« Les réalités qui dépendent de la seule volonté de Dieu et auxquelles la créature n’a aucun droit ne nous sont connues que dans la mesure où elles nous sont livrées dans l’Écriture sainte, par laquelle la volonté divine se fit connaître à nous. » (Sum. theol., IIIa, q. 1, a. 3, resp.)

Mais il y a plus. D’une part, il faut éclairer ce que Dieu fait, tel que saint Matthieu nous le montre, par ce que Dieu avait annoncé qu’il ferait, et que nous trouvons dans l’Ancien Testament. D’autre part, il faut garder les yeux fixés sur le Christ, recueillir précieusement ce qu’il agit et ce qu’il pâtit. Car le Christ nous dévoile alors ce qu’il veut agir et ce qu’il veut pâtir. Cette volonté, ces actions, ces passions, sont bien sûr humaines, et c’est en cela qu’elles nous parlent. Mais elles sont aussi l’expression humaine de ce que le Fils de Dieu veut agir et pâtir dans sa chair car, dans le Christ, la volonté humaine épouse parfaitement le vouloir divin, et l’opération humaine est l’instrument conjoint de l’opération divine.

« Dans le Christ, l’humanité se présente à la manière d’un instrument (organum) de la divinité. Or il est clair qu’un instrument agit dans la vertu de l’agent principal. De sorte que dans l’action de l’instrument on ne trouve pas seulement la vertu de l’instrument, mais aussi celle de l’agent principal. Par exemple, c’est par l’action de la scie que l’on fabrique un placard, [mais c’est par la scie] en tant qu’elle est dirigée par l’artisan. De même, donc, l’opération de la nature humaine dans le Christ possédait, venant de la divinité, une certaine force dépassant la vertu humaine. Que le Christ touchât un lépreux, c’était l’action de l’humanité, mais que ce toucher guérît de la lèpre, cela provenait de la vertu de la divinité. Et de cette manière toutes les actions et passions humaines [du Christ] eurent un effet salutaire par la vertu de la divinité. C’est pourquoi Denys appelle “théandrique” l’opération humaine du Christ, c’est-à-dire divino-humaine, parce qu’elle provenait de l’humanité tout en étant gorgée de la vertu de la divinité. » (Comp. theol., I, c. 212)

On peut donc dire que saint Thomas nous apprend à regarder la Passion du Christ comme un mystère en train de se manifester. Par les détails que l’évangéliste a retenus, par les échos de l’Ancien Testament qui se réalisent sous nos yeux, par l’attention à ce que le Christ montre qu’il veut agir et pâtir. Saint Matthieu lui-même nous instruit de ce dévoilement du sens lorsqu’il rapporte, au moment de la mort du Christ, que le rideau du sanctuaire, dans le Temple de Jérusalem, se déchira par le milieu : Et voici que le rideau du Sanctuaire se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas (Mt 27, 51).

« Dans le Temple, il y avait un double voile, comme dans la Tente [de la rencontre, cf. Ex 26, 31–37], car il y avait un voile dans le Saint des Saints, et il y avait un autre voile, qui n’était pas dans le Saint. Et ces deux voiles symbolisaient une double occultation (velatio), car le voile intérieur signifiait l’occultation des mystères célestes, qui nous seront révélés. Alors en effet nous Lui serons semblables, lorsque sa gloire apparaîtra [cf. 1Jn 3, 2 ; Rm 8, 18 ; 1Co 13, 12 ; Col 3, 4]. L’autre voile, qui était à l’extérieur, signifiait l’occultation des mystères qui se rapportent à l’Église. C’est donc ce second voile qui fut déchiré, pas le premier, pour symboliser que des mystères ont été manifestés par la mort du Christ, ceux se rapportant à l’Église. Le premier voile en revanche n’a pas été déchiré, car les secrets célestes demeurent voilés jusqu’à maintenant. C’est pourquoi l’Apôtre dit en 2Co 3, 15–16 : aujourd’hui encore, quand les fils d’Israël lisent les livres de Moïse, un voile couvre leur cœur mais quand ils auront été convertis, le voile sera retiré. C’est pourquoi par la passion [du Christ] tous les mystères, qui sont écrits dans la Loi et les prophètes, furent dévoilés, comme on le voit à la fin de Luc, v. 27 : et commençant par Moïse et tous les prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait. »

Alors, lorsque ce mystère se dévoile, le sens de la Passion apparaît car nous sommes instruits de la « substance de la foi » et de la manière dont cette Passion doit changer notre vie en l’inspirant.

 

L’ordre des choses : le salut par la foi

Pour entrer dans la compréhension de ce qui se passe, il faut d’abord en considérer l’ordre. Dans la Passion selon saint Matthieu, saint Thomas discerne trois parties :
1. Ce que le Christ subit des juifs (Mt 26, 47–75).
2. Ce que le Christ subit par les gentils (Mt 27, 1–26).
3. La passion et la mort (Mt 27, 27–56).

On voit d’emblée que cette division s’attache à ce que le Christ pâtit, d’abord des hommes, puis par leur fait. Les deux premières parties se développent chez saint Matthieu de manière identique :
- Jésus est arrêté par les juifs, puis interrogé, puis condamné ;
- il est alors livré aux gentils, puis est à nouveau interrogé, puis à nouveau condamné.

Ce parallélisme est instructif : Jésus a pâti par les juifs et par les gentils, tous ont pris part à la mort du Fils de Dieu, afin que tous soient sauvés par le Fils de Dieu. Mais Dieu a disposé qu’il y aurait un ordre entre eux car, comme le rappelle Jésus à la samaritaine, « le salut est venu par les juifs » pour être ensuite répandu aux païens (Jn 4, 22). C’est donc cet ordre théologique qui prévaut chez Matthieu :

« le Seigneur dit en Mt 20, 19 : Ils le livreront aux païens pour qu’il soit outragé, flagellé et crucifié. L’effet de la passion du Christ a été préfiguré dans ses circonstances mêmes. Or son premier effet salutaire s’est vérifié sur les juifs, dont beaucoup ont été baptisés dans la mort du Christ, ainsi qu’on le voit dans les Actes des Apôtres (2, 41 et 4, 4). En second lieu, grâce à la prédication des juifs, l’effet de la passion du Christ s’est étendu aussi aux paiens. Il était donc convenant que le Christ commence à souffrir de la part des juifs, et que, par la suite, les juifs l’ayant livré, sa passion soit achevée par la main des païens » (Sum. theol., IIIa, q. 47, a. 4, resp.)

La troisième partie, sur la passion et la mort, comporte elle-même des subdivisions. Ce qui frappe Thomas est le contraste entre ce que le Christ endure et les signes grandioses qui se déploient, montrant d’un côté l’abaissement du Fils de Dieu et de l’autre les manifestations de la puissance de Dieu.
- Ce qu’il a enduré indûment : la dérision des soldats ; la crucifixion ; la dérision par les juifs.
- Les signes grandioses : (avant la mort) l’éclipse et le dernier cri ; (après la mort) la mort, la stupeur face à la mort, l’effet des miracles.

Ce contraste n’est pas anodin. Les signes grandioses montrent que dans la plus complète passion se réalise la plus grande action : ce que le Christ subit dans sa chair est l’instrument visible de l’opération invisible, à la manière dont nous avons vu qu’en touchant le lépreux avec son doigt Jésus le guérissait. C’est pourquoi il ne faut pas dissocier les signes grandioses de la passion, ni en minimiser l’importance : ils sont le soutien de la foi (comme en atteste le centurion romain), qui entre dans le mystère de ce qui se passe.

Au total, l’ordre suivi par saint Matthieu centre notre attention sur deux points : la Passion comme source du salut pour tous les pécheurs, les juifs puis les païens ; la Passion comme mystère présenté à la foi, où l’abaissement du Christ en sa chair est sa suprême activité divine.

Quelques illustrations permettront d’approfondir cette compréhension d’ensemble. Nous guiderons la lecture seulement pour les premières.

 

Judas la “balance” (Mt 26, 47–50a)

La première passion infligée au Christ dans la Passion vient d’un proche, choisi par lui : Judas, l’un des douze. Saint Thomas prend soin de relever tous les détails destinés à notre instruction. Ainsi,

 « Matthieu indique sa dignité, l’un des douze, car bien qu’il fût établi dans une telle dignité, il en déchut cependant par son forfait. En cela est donné un exemple : personne ne doit mettre sa confiance dans son statut ou sa fonction. Celui qui se croit solide, qu’il fasse attention à ne pas tomber prévient saint Paul (1Co 10, 12). Jésus leur avait dit : N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous, les Douze ? Et l’un de vous est un diable ! (Jn 6, 70). Pourquoi alors Jésus l’a-t-il choisi, puisqu’il savait le mal qu’il allait commettre ? Une raison est qu’il a donné un exemple aux prélats, afin qu’ils ne desservent pas. »

Judas vient accompagné d’un groupe en armes :

 « De même qu’il avait une âme féroce, de même s’entoura-t-il d’une société féroce, car tout animal a de l’appétit pour ce qui lui ressemble. C’est ce que Matthieu souligne lorsqu’il précise qu’il s’agissait d’un grand groupe. En quoi l’on voit qu’ils étaient stupides, car les stupides aiment être en masse (cf. Qo 1, 15). Et de fait ils étaient bien stupides, eux qui venaient s’affronter à [celui qui est] la Sagesse. »

Or le signe par lequel Judas “balance” son Maître est stupéfiant :

« Il leur donna un signe singulier : Celui que j’embrasserai, c’est lui, emparez-vous en. Il a fait du signe de l’amitié le signe de la “balance” (Signum amicitiae fecit signum proditionis). Comme le dit Pv 27, 6 : meilleures sont les blessures d’un ami, que les baisers trompeurs de l’ennemi. »

Thomas s’arrête alors un instant pour méditer sur cette manière de trahir, sur la psychologie de celui qui salue en embrassant pour mieux frapper. Il l’éclaire par un épisode rapporté dans le livre de Samuel (2S 20, 1–13) où Joab salue Amasa en l’appelant “mon frère”, va comme pour l’embrasser mais lui transperce violemment le côté de son épée et le tue.
À cette anti-amitié répond, dans un contraste saisissant, l’amitié vraie de Jésus  : « Ami, qu’es-tu venu faire » dit-il à Judas. La tonalité de cette réponse peut s’interpréter de deux manières. On peut d’abord la lire comme une interrogation où résonne le reproche :

« C’est comme si Jésus disait : tu montres de l’amitié par le baiser, et tu viens pour me perdre ? Ce qui rappelle le Ps 27,3 : ils parlent de paix dans leur bouche, mais dans leur cœur c’est le mal. S’il l’appelle donc “ami”, ce serait pour lui reprocher son acte. On trouve la même expression dans la parabole du festin des noces (Mt 22, 12) : ami, comment es-tu entré, en n’ayant pas l’habit de noces ? ; et dans la parabole des ouvriers de la onzième heure (Mt 20, 13) : mon ami, je ne t’ai fait aucun tort. [Ce qui confirme] 1Jn 4, 19 : ce n’est pas nous qui l’avons aimé le premier, mais c’est lui qui nous a aimés d’abord. »

Mais on peut aussi entendre dans ce « Ami, qu’es-tu venu faire » une atténuation plutôt qu’un reproche :

« Alors ce n’est pas une parole de blâme mais une parole qui permet : Ami, c’est pour cela que tu es venu, à la manière dont il avait dit (Jn 13, 27) : Ce que tu fais, fais-le vite. Il l’appelle alors ami pour ce qui est de lui car, suivant les mots du Ps 119, 7 : avec ceux qui haïssent la paix, j’étais pacifique. Bien qu’il sût qu’il venait l’embrasser, il est cependant allé au-devant de lui. »

Voici donc la trahison de Judas. D’un côté elle est la première passion du Christ, Sagesse de Dieu, vrai ami des hommes, pacifique. De l’autre, elle vient de l’un de ceux qu’il avait choisis, un qui profite de son statut d’apôtre, qui a l’âme dure, qui se rassure dans la compagnie des brutes, qui embrasse celui qu’il livre.

 

Caïphe le grand-prêtre inique (Mt 27, 63–64)

L’interrogatoire de Jésus par Caïphe et le conseil suprême se passe mal. Ils avaient prévu de constituer un vrai tribunal, devant lequel ils appelleraient des témoins qui permettraient de coincer Jésus et de tenir un motif de condamnation à mort. Le premier grain de sable vint de l’absence de témoins. Qu’importe, on en trouva de faux ! Mais cet expédient avait dû être décidé en catastrophe, car les témoignages se contredirent entre eux. Sentant la situation lui échapper, le grand prêtre était alors sorti de son rôle de juge pour interroger directement Jésus en essayant de le piéger. Nouvel échec ! Caïphe, excédé, se mouille complètement. Il se dresse face à Jésus : Je t’adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si c’est toi qui es le Christ, le Fils de Dieu. Or explique Thomas, « adjurer, c’est forcer à jurer », contraindre à prêter serment. Bref, c’est l’ultime recours. L’échange qui suit montre la confrontation de Caïphe et du Fils de Dieu !

Tout d’abord, Jésus sort de son silence et répond :

« Notez que lorsqu’on faisait quelque chose contre lui il se taisait. Mais aussitôt que la puissance du Père fut prise à partie, il répondit. Où l’on voit qu’il cherchait toujours la gloire du Père. Jn 8, 50 : Moi je ne cherche pas ma gloire. »

Or cette réponse ne consiste pas à affirmer directement qui il est, mais à citer des autorités qui attestent de son identité : je vous le déclare : désormais vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite du Tout-Puissant et venir sur les nuées du ciel. Cette phrase associe en effet le Ps 109, 1 et Dn 7, 7 :

Ps 109, 1 : « le Seigneur a dit à mon Seigneur, siège à ma droite, et je ferai de tes ennemis le marchepied de ton trône » (Jésus avait utilisé le même verset pour attester de sa filiation divine en Mt 22, 42–46).
Dn 7,7 : « Je regardais dans la vision de la nuit, et voici qu’avec les nuées du ciel venait comme un fils d’homme »

Saint Thomas s’attarde particulièrement sur cette attestation de l’identité du Christ. Il montre tout ce qu’elle enseigne au sujet de sa seigneurie, aujourd’hui et jusqu’au dernier Jour. Or si Caïphe veut croire que la Parole de Dieu a l’autorité de Dieu, ce n’est pas pour croire à ce qu’elle dit et pour lui obéir, c’est seulement pour qu’elle serve ses volontés à lui, et que la Parole de Dieu lui serve à condamner le Verbe de Dieu lui-même. Il tient donc sa condamnation : Alors le grand prêtre déchira ses vêtements, en disant : “Il a blasphémé ! Pourquoi nous faut-il encore des témoins ? Vous venez d’entendre le blasphème !” Ce faisant, Caïphe accomplissait le dessein de Dieu :

« En condamnant Jésus, le grand-prêtre montre la culpabilité par le geste et par la parole. Par le geste car il déchire ses vêtements. C’est avec la même fureur qu’il déchire ses vêtements et qu’auparavant il s’était levé de son siège. Il était en effet d’usage que ceux qui entendaient un blasphème déchirassent leur vêtement pour signifier que c’était insupportable à entendre.
Qu’il ait fait ces deux gestes, cela a vraiment un sens : en se levant de son siège il avait montré qu’il avait abandonné le sacerdoce, et en déchirant ses vêtements il signifiait que le sacerdoce devait être remplacé. He 7,12 : s’il y a changement de sacerdoce, il y a nécessairement aussi changement de loi. La tunique du Christ au contraire ne fut pas découpée. Jn 19,24 : ne la divisons pas, mais tirons-la au sort pour voir qui l’aura.
Ainsi il signifiait une abolition. Et cela avait été annoncé en 1S 15,28 : Alors Samuel lui dit : Aujourd’hui, le Seigneur t’a arraché la royauté sur Israël et il l’a donnée à ton prochain qui vaut mieux que toi. Ainsi le sacerdoce est-il arraché aux juifs et est donné aux membres du Christ. »

Prenons un peu de recul pour apprécier la situation. Il y a d’abord la condamnation à mort de Jésus.

« Il mérite la mort prononcent les juges selon le jugement de la loi. Or cela aurait été vrai s’il y avait eu blasphème. Mais ce n’était pas le cas, et c’est pourquoi ils ont rendu un mauvais jugement, car ils ont condamné à mort l’Auteur de la vie. 1Co 15,22 : Comme la mort en effet par Adam est passée à tous les hommes, ainsi la vie par Jésus.

De même en va-t-il de Caïphe. Il n’était pas un grand-prêtre légitime, n’étant pas descendant d’Aaron.

« Il ne faut pas s’étonner qu’un juge inique ou un prince inique rende un jugement inique. Or cela convenait au mystère. De même en effet que la passion du Christ était l’oblation du vrai sacrifice, de même cette maison du pontife Caïphe devait servir [à la condamnation à mort], pour que le Christ, qui est prêtre pour l’éternité, soit offert. » (sur Mt 26, 57)

En définitive Caïphe est parvenu à ses fins. Mais à quel prix ? Pour que le Christ pâtisse par lui, il a été conduit à bafouer la justice, à recourir au mensonge, à prendre la place de l’accusateur, à refuser de croire aux prophéties, à instrumentaliser l’autorité divine, à corrompre l’institution du grand-prêtre et à lier le conseil suprême à son indignité.

« Les chefs du peuple voyaient des signes évidents de sa divinité mais, par hostilité et par haine du Christ, ils en détournaient le sens et ils ne voulurent pas croire aux paroles par lesquelles il se disait Fils de Dieu. C’est pourquoi il pouvait dire d’eux (Jn 15, 22) : Si je n’étais pas venu et si je ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de péché, mais maintenant ils n’ont plus d’excuse pour leur péché. Et il ajoute un peu plus loin (v. 24) : Si je n’avais pas accompli parmi eux des œuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché. Et c’est pourquoi on peut leur attribuer ce que dit Job 21, 14 : Ils ont dit à Dieu : Écarte-toi de nous, nous ne voulons pas connaître tes voies. » (Sum. theol., IIIa, q. 47, a. 5, resp.)
« À propos de la phrase du Christ : vous comblez la mesure de vos pères, saint Jean Chrysostome explique : Il est bien vrai qu’ils ont dépassé la mesure de leurs pères : car leurs pères ont tué des hommes mais, eux, ils ont crucifié Dieu. » (Sum. theol., IIIa, q. 47, a. 6, s.c.)

 

La dérision des soldats (Mt 27, 27–31)

Après la trahison de l’ami, après l’atteinte à la dignité et à l’innocence, voici une illustration de la passion dans le corps. Saint Thomas commence par remarquer qu’elle est dans le prolongement de la condamnation, elle en imprime corporellement le motif.

« Il faut noter que, bien qu’ils l’aient accusés de nombreux faits, cependant le Seigneur n’a pas pâti pour un autre motif que celui de s’être dit “roi” […] C’est pourquoi, voulant s’en moquer, ils lui ont imposé les insignes du roi […].

C’est pourquoi la dérision des soldats n’est pas sans signification. Signification pour ceux qui l’infligent, mais aussi signification en mystère, qui porte sur chacun des trois insignes de la royauté du Christ. D’abord le Christ est roi dans sa passion en étant vraiment homme, c’est-à-dire en versant son sang à cause de nos péchés :

[La robe pourpre] En ceci qu’il a été dépouillé de ses propres vêtements et revêtu d’autres, les hérétiques sont réfutés, car ils ont dit qu’il n’était pas vraiment homme. Cette chlamyde peut symboliser la chair du Christ ensanglantée de son propre sang. Is 53, 5 : Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé, à cause de nos fautes qu’il a été broyé. Cela peut aussi renvoyer au sang des martyrs, qui ont lavé leurs robes dans le sang de l’Agneau. Ou encore au péché des gentils.

Ensuite le Christ est roi dans sa passion en ayant subi l’affliction intérieure, la tristesse de l’âme venant de l’offense à Dieu. Et ce ne fut pas la tristesse seulement à cause du péché des soldats, mais à cause de tous les péchés depuis Adam. La Passion produit son effet à l’égard de tous, et c’est pourquoi il règne sur tous :

[La couronne d’épines] Pour toute couronne de gloire, ils lui ont imposé la couronne de l’outrage. Is 22, 18 : couronnez-le d’une couronne d’épreuves [1]. Par ces épines sont symbolisées les aiguillons des pécheurs, par lesquelles sa conscience fut blessée. Et le Christ les a reçues pour nous, car c’est pour nos péchés qu’il est mort. On peut aussi penser à la malédiction d’Adam : le sol te donnera épines et chardons (Gn 3, 18). Était ainsi signifié que la malédiction d’Adam était rompue.

Enfin, le Christ est roi dans sa passion à l’égard de tous ceux qui exercent un pouvoir dans le monde : le Démon qui tient les hommes soumis à leurs désirs mauvais, les puissances de ce monde qui s’enorgueillissent dans leur force, les erreurs qui égarent, les violents qui oppriment.

[Le sceptre de roseau] Selon Origène, il symbolise le pouvoir du Démon, que le Christ a arraché de ses mains, selon 2R 18, 21 : Voici que tu as mis ta confiance dans le soutien d’un roseau brisé, l’Égypte. Il peut aussi signifier la vanité des gentils, que cependant le Christ assumée. Ps 2, 18 : Demande-moi, et je te donnerai les nations en héritage. Il sont en effet bien comparables au roseau, car comme le roseau est emporté à tout vent, ainsi les gentils le sont-ils à toute erreur. Ou encore, le roseau est utilisé pour écrire autant que pour frapper à mort. Ainsi le Christ attire à lui ses fidèles pour les inscrire [au nombre des élus], tandis que les persécuteurs c’est pour les mettre à mort. »

Saint Thomas ne manque pas de noter que le Christ aux outrages est un exemple pour tous ceux qui souffrent l’humiliation en témoignage de leur foi, qui demeurent fidèles dans le martyr. Exemple qui n’est pas seulement une image à laquelle se référer, mais exemple en ce qu’il est la source de la grâce donnant au chrétien de demeurer fidèle.

Les commentaires qui précèdent devraient suffire à comprendre comment Thomas nous aide à entrer dans l’intelligence du mystère de la Passion du Christ. Continuons à suivre quelques moments de cette Passion avec Thomas pour seul guide.

 

Le crucifiement (Mt 27, 34)

« Il voulurent que tous ses sens pâtissent. La vue avait pâti par les crachats et l’insomnie, l’ouïe par les blasphèmes et les paroles de moquerie, le toucher car il avait été flagellé. C’est pourquoi ils voulurent que le goût souffrît aussi. Ainsi s’achevait ce qui est dit au Ps 68, 22 : dans ma faim ils m’ont donné du fiel, et dans ma soif m’ont fait boire du vinaigre. De même Jr 2, 21 : j’avais fait de toi une vigne de raisin vermeil, tout entière d’un cépage de qualité. Comment t’es-tu changée pour moi en vigne méconnaissable et sauvage ? Surgit alors cette question : Mc 15, 23 tient qu’ils lui ont donné du vin mêlé de myrrhe. Il faut dire que la myrrhe est très amère, et que le vin mêlé de fiel est aussi amer. Mais l’habitude est d’utiliser “fiel” pour tout ce qui est amer. Ainsi, selon la vérité, le vin était avec de la myrrhe, et cependant on dit qu’il ressemblait au fiel. Par ceci était signifié qu’il a porté l’amertume de nos péchés.
Après cela est évoqué comment il l’a reçu, en disant que l’ayant goûté il ne voulut pas en boire. Pourquoi saint Marc dit-il qu’il en prit, alors qu’ici il est dit qu’il y a seulement goûté ? On pourrait répondre qu’il n’en a pris que pour y goûter. Et ceci a valeur de symbole, car il a “goûté” la mort : il a en effet promptement ressuscité, et il a à peine été vu mort, car il était libre parmi les morts, comme le dit le Ps 87, 6.
On peut alors se demander pourquoi il a davantage voulu mourir de cette mort-là.
1. Une première raison vient de ceux qui l’ont crucifié, car ils voulaient qu’elle soit infamante, suivant ce qu’on trouve en Sg 2, 20 : condamnons-le à la mort la plus honteuse, et c’était la croix.
2. Cela tenait aussi à l’ordre des choses établi par Dieu, car le Christ voulait être notre Maître, pour nous donner l’exemple du pâtir dans la mort. D’où vient qu’il a pâti la mort pour nous libérer par la mort, comme l’explique l’Épître aux Hébreux, 2, 14s. Car nombreux sont ceux qui veulent bien pâtir la mort mais qui reculent devant la déchéance dans la mort. C’est pourquoi le Seigneur a donné l’exemple pour qu’ils ne reculent devant aucun genre de mort.
3. Cela appartenait aussi à la rédemption, car il fallait bien une satisfaction pour le péché du premier homme. Or le premier homme avait péché par le bois, et c’est pourquoi le Seigneur a voulu pâtir par le bois. Comme le dit Sg 14, 7 : bienheureux bois, par lequel a été fait justice.
4. Le Christ devait être exalté par la passion, et c’est pourquoi il a voulu être exalté par une passion sur la croix.
5. Il voulait encore attirer nos cœurs à lui. Jn 12, 32 : lorsque je serai exalté de terre, j’attirerai tout à moi. Et ainsi nos cœurs seraient élevés. »

 

La dérision par les juifs (Mt 27, 42–43)

« Il en a sauvé d’autres, et il ne peut se sauver lui-même, disent les chefs des juifs. Ils voulaient dire : s’il en avait sauvé d’autres, il pourrait se sauver ; mais qu’il ne le puisse pas montre qu’il n’en a pas sauvé d’autres. Mais nous, au contraire, nous devons rétorquer : il en a sauvé d’autres, et donc il peut se sauver ; et s’il a pu se sauver en ressuscitant, alors il pourra nous sauver. He 5, 9 : conduit à sa perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent la cause du salut éternel. Où l’on voit que ceux qui l’insultaient ne visaient rien d’autre qu’un salut temporel, tandis que le Christ voulait montrer que le salut éternel est à préférer.
De là vient qu’ils disent : s’il est le roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix. En cela ils insultaient la dignité royale, et faisaient une fausse promesse, et commettaient encore un autre mal, car s’il est le roi d’Israël, il ne devrait pas descendre lui qui par la croix devait monter. Ps 95, 10 : Le Seigneur a régné par le bois [anciennes versions latines]. Et Is 9, 6 : sa prééminence, c’est-à-dire la croix, a été établie sur ses épaules. De même a-t-il fait ce qui est plus grand [que descendre de la croix], car il a surgi du tombeau, et cependant ils n’ont pas cru, ce qui fait d’eux des menteurs. Jr 23, 16 : N’écoutez pas les paroles de ces prophètes qui prophétisent pour vous et vous trompent. Et Jérémie continue : Ils disent les visions de leur cœur et non ce qui sort de la bouche du Seigneur.
Plus encore, ils lui reprochaient de se dire Fils de Dieu : il se confie à Dieu, qu’il le libère s’il le veut. Ps 21, 9 : il espérait dans le Seigneur, qu’il le libère, qu’il le sauve puisqu’il est son ami. Dieu pouvait le libérer, s’il l’avait voulu. Mais il ne le voulait pas, car il voulait l’exposer à la mort pour un temps, afin de nous procurer le salut, et de recouvrer son honneur. C’est ainsi que s’accomplit Jr 15, 10 : ils disent toute sorte de mal contre moi. »

 

La mort (Mt 27, 51)

« La cause de sa mort fut triple.
— Une première cause fut de montrer combien il nous a aimés. Augustin dit : il n’y a pas de meilleure raison de l’amour que de prendre les devants en aimant. Rm 5, 8 : la preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs.
— La deuxième était de nous enseigner à ne pas craindre la mort. Par la mort, le Christ a détruit tous les péchés. Et il a ôté la peine du péché d’Adam, afin ainsi de libérer du péché d’Adam. C’est en effet à Adam qu’il avait été dit : à l’heure où vous mangerez, vous mourrez (Gn 2, 17), et c’est de cette mort dont il nous a libérés.
— La troisième cause fut que le Diable, qui est l’instigateur de la mort, avait assailli le Christ, lui qui ne l’avait pas mérité, et le Diable en a perdu son pouvoir sur les autres. C’est pourquoi il a conduit son âme à la mort, pour nous libérer de la nôtre.
Si l’on regarde maintenant les conditions dans lesquelles cette mort est survenue, criant d’une voix forte, il remit son esprit. Certains ont dit que la divinité était morte. Mais cela est faux, car la vie ne peut mourir, or Dieu est non seulement vivant, mais aussi la Vie. D’autres ont dit que l’âme était morte avec le corps. Mais cela ne peut être, car on ne peut perdre l’immortalité.
On notera aussi que tous meurent par nécessité. Mais le Christ est mort par sa propre volonté. De là vient qu’il est dit non pas qu’il est mort mais qu’il a remis [son esprit], car cela vint de sa volonté, ce qui indique son pouvoir comme il l’avait expliqué ailleurs : j’ai le pouvoir de déposer mon âme et j’ai le pouvoir de la reprendre (Jn 10, 18). Et il voulut mourir avec un grand cri, pour bien montrer que cela venait de son pouvoir et qu’il n’était pas mort par nécessité. Ainsi a-t-il déposé son âme comme il l’a voulu, et l’a-t-il reprise comme il l’a voulu. D’une certaine manière, il fut plus facile au Christ de déposer son âme et de la reprendre que pour quelqu’un de dormir et de se réveiller. Mais alors, pourquoi impute-t-on à d’autres sa mort ? C’est parce qu’ils ont fait ce qui leur revenait pour cela.  »

 

L’effet des miracles (Mt 27, 54)

« En Luc, il est dit que l’effroi du centurion vint de ce que le Christ expira dans un grand cri. Mais ici il est dit que ce fut à la vue du tremblement de terre. Et Augustin dit que cette indécision ne serait pas facile à trancher s’il n’était ajouté et de ce qui s’était passé. Car cet homme symbolisait le peuple des gentils, qui ont confessé le Seigneur par une crainte salutaire. Ainsi Os 2, 25 : en ce jour-là… j’aimerai celle qu’on appelait Non-Aimée, et à celui qui s’appelait Pas-mon-peuple, je dirai : Tu es mon peuple ! et lui dira : mon Dieu ! De même Is 26, 18 : devant toi Seigneur nous avons conçu et nous avons enfanté un esprit de salut !
C’est alors que vient la vraie confession : vraiment celui-là était le Fils de Dieu. Et en cela se trouve repoussée l’hérésie d’Arius, qui ne reconnaissait pas au Fils existant dans le ciel d’être vraiment le Fils de Dieu, alors que le centurion, lui, l’a confessé dans la mort. 1Jn 5, 20 : Nous savons aussi que le Fils de Dieu est venu nous donner l’intelligence pour que nous connaissions Celui qui est vrai. […] C’est lui qui est le Dieu vrai, et la vie éternelle. »

 

Conclusion

« Du fait que l’homme a été libéré par la passion du Christ il n’en est pas résulté seulement la libération du péché, mais bien d’autres avantages liés au salut :
1. Par elle, en effet, l’homme a appris combien Dieu l’aime et il est ainsi provoqué à l’aimer en retour ; c’est en cela que réside la perfection de son salut, et c’est pourquoi l’Apôtre dit aux Romains (5, 8.9) : Dieu nous a prouvé son amour en ce que le Christ est mort pour nous alors que nous étions encore ses ennemis.
2. Par elle il nous a donné un exemple d’obéissance, d’humilité, de constance, de justice et de toutes les autres vertus manifestées dans la passion du Christ et qui sont nécessaires au salut; d’où ce que dit la première épître de Pierre (2, 21) : Le Christ a souffert pour nous, nous laissant un exemple afin que nous suivions ses traces.
3. Par sa passion le Christ n’a pas seulement libéré l’homme du péché ; ainsi qu’on le dira plus loin, il lui a aussi mérité la grâce de la justification et la gloire de la béatitude.
4. Par elle l’homme se sent poussé avec plus de nécessité à se garder pur de tout péché, selon ce verset de la première épître aux Corinthiens (6, 20) : Vous avez été achetés à grand prix; glorifiez donc Dieu et portez-le dans votre corps.
5. Cela a finalement tourné à une plus grande dignité de l’homme : de même que l’homme avait été trompé et vaincu par le diable, de même ce serait l’homme qui a son tour vaincrait le diable ; et de même que l’homme avait mérité la mort, de même l’homme vaincrait la mort par sa propre mort, selon ce que dit la première épître aux Corinthiens (15, 57) : Grâces soient à Dieu qui nous a donné la victoire par le Christ Jésus. » (Sum. theol., IIIa, q. 46, a. 3, resp.)

fr. Emmanuel Perrier, op

 

Les traductions sont nôtres, à l’exception de certains passages de la Somme de théologie, où elles sont empruntées à Jean-Pierre Torrell, Jésus le Christ chez saint Thomas d’Aquin, Cerf, 2008. Acheter chez La Procure, ou dans le volume de la Somme de théologie sur la Passion : Acheter chez La Procure.


  1. Ce texte ne se trouve pas expressément en Is 22, 18, mais il résulte de son association avec Is 28, 5. La même association se retrouve dans une pièce chantée pour la Messe de la sainte Couronne d’épines : la couronne d’épreuves a fleuri en couronne de gloire (Corona tribulationis effloruit in coronam gloriae et sertum exsultationis). On doit remarquer que la sainte Couronne avait été reçue à Paris par saint Louis le 19 août 1239, soit trente ans avant que Thomas ne commente Matthieu dans la même ville.  ↩

L'authenticité de la Via dolorosa et du Saint-Sépulcre à Jérusalem

Écrit par : Dominique-Marie Cabaret
Publié le : 28 Mars 2024
  • Passion
  • Evangile
  • Jérusalem

Une question est souvent posée par les pèlerins visitant la vieille ville de Jérusalem et les lieux saints chrétiens : le Saint-Sépulcre est-il le vrai lieu de la crucifixion et de la résurrection de Jésus ? La via dolorosa, le chemin de croix que l’on suit de nos jours avec dévotion dans la vieille ville depuis le couvent franciscain de la Flagellation, est-il le vrai parcours emprunté par Jésus avec sa croix au jour de sa mort ? Il serait trop long ici d’entrer dans le détail de ce dossier déjà maintes fois traité[1] ! Nous nous bornerons à donner quelques éléments de réponse, tant pour le Saint-Sépulcre que pour la via dolorosa.

 

Le Saint-Sépulcre

Les fouilles archéologiques réalisées dans le quartier chrétien de la vieille ville de Jérusalem ont montré que le Saint Sépulcre a été construit sur une ancienne carrière de pierres qui, abandonnée à l’époque de Jésus, était devenue un jardin. Au milieu trônait un monticule rocheux inexploité en raison de sa mauvaise qualité. Le lieu était idéal pour l’exécution des crucifiés parce qu’exposé à la vue de tous à proximité d’une des portes principales de la ville. La route qui en sortait passait sur le bord de la carrière, en balcon d’où le monticule rocheux – qu’on vénère aujourd’hui comme le Golgotha – était parfaitement visible.

De plus, l’exploitation de la carrière avait fini par créer des parois rocheuses suffisamment importantes pour y creuser des tombeaux à même la roche. C’est dans l’un d’eux situé à une trentaine de mètres au nord-ouest du Golgotha que, selon la Tradition, le corps de Jésus fut déposé. Ceci explique que ces deux lieux saints – le Golgotha et le tombeau – puissent aujourd’hui être dans une même église, non pas en raison d’une « pastorale liturgique » qui voulait faciliter la dévotion des pèlerins – pour user d’un vocabulaire contemporain frisant l’anachronisme – mais parce que la topographie du secteur rend possible leur proximité (fig. 1 et 2).

 

Fig. 1 - Plan du Saint-Sépulcre actuel sur le fond de la carrière de pierre

 


Fig. 2 - Coupe du Saint-Sépulcre actuel dans la carrière de pierre

Sont-ils authentiques pour autant ? Dans l’état actuel des connaissances archéologiques, il est raisonnable de tenir qu’il n’y a pas d’autre site à Jérusalem correspondant aussi bien (ou mieux) à ce que disent les Évangiles de la mort et de la résurrection de Jésus que celui du Saint-Sépulcre. Ce d’autant plus que la Tradition chrétienne a toujours été unanime (jusqu’au XIXe siècle ap. J.-C.[2]) pour désigner ce lieu comme authentique. Autrement dit, il est très probable – la convenance en est grande[3] – que Jésus ait été mis à mort et mis au tombeau à cet endroit, mais être plus affirmatif serait commettre une erreur de méthode discréditant celui qui l’oserait.

 

À la recherche du prétoire de Pilate

La question de l’authenticité du « chemin de croix » est plus complexe. Pour en déterminer le tracé, il faut connaître d’une part, le lieu de la crucifixion – nous venons de le voir : très probablement le Saint-Sépulcre –, et d’autre part l’endroit où Jésus a été jugé par Pilate, le fameux Prétoire où les grands prêtres ne voulaient pas entrer, qui se trouvait a priori dans le palais du gouverneur romain. En effet, dans l’Antiquité, le prétoire était le lieu habituel d’habitation de l’autorité romaine en place, où se trouvaient la soldatesque, la prison et l’administration tant civile que judiciaire. Il faisait donc office de palais de Justice au sens moderne du terme. Il était inaccessible au public à l’inverse du tribunal qui était dressé à proximité, la plupart du temps à l’air libre, souvent doté d’une estrade pour faire face à la foule sur laquelle était installée la chaise curule du gouverneur. Ainsi, sauf exception, prétoire et tribunal n’allaient pas l’un sans l’autre et formaient en conséquence un tout difficilement déplaçable. L’Évangile de Jean nous montre d’ailleurs ce va-et-vient entre l’intérieur du prétoire où se trouvait Jésus et le tribunal situé à l’extérieur où Pilate, sous la pression de la foule, en vint à le livrer.

Notre quête pour retrouver le chemin de croix se précise : elle consiste donc à déterminer où se trouvait le prétoire de Ponce Pilate. Deux emplacements sont possibles, déterminant respectivement deux tracés du chemin de croix diamétralement opposés mais de longueur équivalente (fig. 3) :

1° - la forteresse Antonia, l’ancien palais royal des Hasmonéens, rénovée par Hérode le Grand dans la première partie de son règne et transformée en caserne romaine à l’époque de Jésus. Elle était située au nord de l’esplanade du temple, idéalement placée pour surveiller l’agitation des foules réunies pour la fête de la Pâque.

 2° - Le nouveau palais d’Hérode, construit après une vingtaine d’années de règne, dont la magnificence n’avait pas d’équivalent à Jérusalem. Il était installé à l’ouest de la ville le long du rempart sur la colline la plus haute de Jérusalem.

Fig. 3 - Restitution du plan de Jérusalem à l’époque de la mort de Jésus

Comment trancher entre les deux solutions ? Là encore, répondre d’une manière catégorique serait commettre une erreur de méthode. Le souhait de Ponce Pilate de surveiller au plus près l’agitation des foules dans le temple depuis l’Antonia a pu le convaincre d’abandonner le luxe incomparable du palais d’Hérode. Certes ! Mais c’est aller à l’encontre de ce que peuvent dire les textes historiques[4], les Évangiles[5] et la topographie de Jérusalem[6]. À titre d’exemple, faute de ne pouvoir être plus complet[7], nous ne citerons qu’un seul passage de la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe – sans doute le plus explicite – qui relate la répression sauvage du procurateur Florus (64-66 ap. J.-C.) contre les habitants de Jérusalem. La scène se passe non pas à la forteresse Antonia mais au palais royal d’Hérode de la ville haute :

Florus résidait à ce moment au palais (ἐν τοῒς βασιείοις) et (…) il fit installer devant le bâtiment un tribunal (βἧμα) où il vint siéger. Les chefs des prêtres, les dirigeants et les notabilités de la cité vinrent se présenter à ce tribunal. Florus leur ordonna de leur livrer ceux qui l’avaient insulté (…) [Leurs] propos ne firent qu’exaspérer encore plus Florus qui cria à ses soldats de mettre à sac ce qu’on appelle le Marché d’en-haut (τὴν ἄνω ϰαλουμένον ἀγοράν) et de tuer tous ceux qu’ils rencontreraient. (…) Florus osa faire ce jour-là ce que personne auparavant n’avait fait. Devant son tribunal, il fit fouetter et mettre en croix des personnes appartenant à l’ordre équestre ; c’était certes des juifs de naissance, mais ils étaient revêtus d’une dignité romaine[8].

À la lecture de ce passage assez similaire à la scène évangélique, aucun doute ne subsiste : à l’époque de Florus, le prétoire de Jérusalem et le palais d’Hérode ne faisaient qu’un ! L’Évangile de Jean permet de penser qu’il en était de même à l’époque de Pilate – 30 ans auparavant –, puisqu’il précise que le lieu-dit du Dallage (lithostrotos) où fut jugé Jésus s’appelait en araméen Gabbatha[9]. La toponymie confirme ainsi que cette place dallée de pierres (le lithostrotos) était a priori sur un lieu haut de Jérusalem, en lien avec le marché haut cité par Flavius Josèphe : en effet, la racine araméenne de Gabbatha – gab – signifie « dos », « bosse » ou « saillie », et connote d’une manière générale l’idée d’éminence ou de hauteur[10]. C’est ce qu’il fallait démontrer puisque quiconque arpente aujourd’hui la vieille ville de Jérusalem ne peut que constater que l’Antonia se situait en contrebas du palais royal d’Hérode le grand.

On doit donc en conclure que, selon toute vraisemblance, le « vrai » chemin de croix partait du palais d’Hérode pour rejoindre le Golgotha (fig. 3). On n’en connaît pas pour autant le tracé exact : les murailles de Jérusalem qui existaient à l’époque obligeaient à faire des détours, impossibles à reconstituer aujourd’hui avec précision. Mais cela suffit à montrer que l’actuel et traditionnel tracé du chemin de croix dans la vieille ville de Jérusalem n’est pas le plus véridique ! L’histoire montre d’ailleurs qu’il n’a été fixé par les Franciscains, sous l’influence des pèlerins venus d’Occident, que dans les siècles derniers – en tous cas après les croisades[11].

Cela remet-il en cause la valeur des innombrables actes de piété que le chemin de croix traditionnel suscite aujourd’hui dans le cœur des pèlerins ? Évidemment non ! Ce d’autant plus qu’il serait sans doute difficile aujourd’hui d’en modifier le tracé, tant pour des raisons politiques que pratiques. L’actuel chemin de croix a l’énorme mérite d’exister. Il faut savoir en profiter !

 

Fr. Dominique-Marie Cabaret, o.p.

 

Dans la même catégorie : Jésus n'a-t-il pas existé, comme le prétend Michel Onfray ?

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[1] Nous recommandons en particulier la lecture du numéro d’avril 2016 de la revue franciscaine Terre Sainte Magazine, tenue par M.-A. Beaulieu. Il contient un dossier remarquable faisant le tour de la question : Le chemin de croix sur les pas du Christ ? ↩

[2] Sous l’impulsion du Colonel Gorden, les Anglicans prétendent depuis la fin du XIXe siècle avoir retrouvé le tombeau de Jésus et le lieu du crâne (Golgotha) au nord de la ville à environ 300 mètres de la Porte de Damas, dans un lieu dénommé aujourd’hui Garden Tomb (à l’origine Gorden Tomb). L’avantage de ce lieu est qu’il a gardé son caractère champêtre qui manque au Saint-Sépulcre. Il a contre lui de ne pas être très visible – malgré sa relative proximité – depuis la porte de Damas, ce qui rend moins probable qu’il ait pu être choisi comme lieu d’exécution ; et surtout, il n’a jamais été désigné avant le XIXe siècle par les générations de chrétiens – en particulier les byzantins – comme le lieu authentique de la mort et la résurrection de Jésus. Certes, les chrétiens du IVe siècle ont pu se tromper en désignant l’emplacement actuel du Saint-Sépulcre. Mais la (très jeune) tradition anglicane n’en n’apporte aucune preuve. L’existence en ce lieu d’un tombeau du Ier siècle avec une pierre circulaire pour fermeture (qui n’est pas l’unique exemple de ce type) et d’un rocher, qui ressemble quelque peu à un crâne humain, n’en est pas une. ↩

[3] D.-M. Cabaret, « La théologie de Saint Thomas au service de l’archéologie de la Terre Sainte », dans N. Awais, B.-D. de la Soujeole et D. Rey-Meier (éds), Une théologie à l’école de Saint-Thomas d’Aquin, Cerf, paris, 2022, p. 151-172. ↩

[4] Philon d’Alexandrie, Legatio ad Caium 38 ; Flavius Josèphe, Guerre des Juifs I, 41-54 ; II, 301-308 ; id., Ant. Juives XVII, 222. Sans être aussi explicites, d’autres passages de Flavius Josèphe sous-entendent aussi fortement la localisation du prétoire au palais d’Hérode dans la ville haute : Guerre des Juifs II, 224-227 ; II, 175-177 ; Ant. Juives XX, 105-113. ↩

[5] En particulier Luc 13, 1  et Jn 19, 13. ↩

[6] D.-M. Cabaret, La topographie de la Jérusalem antique, Essais sur l’urbanisme fossile, défenses et portes, IIe s. av. – IIe s. ap. J.-C., Peeters, 2020. ↩

[7] Nous renvoyons au remarquable article du dominicain P. Benoit de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. Bien que publié il y a 70 ans, il n’a que peu vieilli : P. Benoit, « Prétoire, Lithostroton et Gabbatha », Revue Biblique 59 (1952), p. 531-550. Cf. aussi J. Murphy-O’Connor, Jérusalem, Un guide de la cité biblique antique et médiévale, Cerf, Paris, 2014. ↩

[8] Flavius Josèphe, Guerre des Juifs II, 301-308 (trad. P. Savinel, p. 259-260). ↩

[9] Jn 19, 13 : « Pilate amena Jésus au-dehors [du prétoire] ; il le fit asseoir sur une estrade au lieu-dit le Dallage (Lithostrôton) – en hébreu : Gabbatha. » ↩

[10] P. Benoit, art. cit., p. 548. ↩

[11] M.-A. Beaulieu, « Le chemin de crois d’hier pour les pèlerins d’aujourd’hui », Terre Sainte Magazine 642 (avril 2016), p. 104-105 ; Th. Duclert, « La via dolorosa : une tradition spirituelle construite au fil des siècles », op. cit., p. 93-97 ; Id., « Archéologie : à la recherche du prétoire de Pilate », op. cit., p. 98-101 ; Id., « Entre foi et archéologie », op. cit., p. 102- 103. ↩

Jésus n'a-t-il pas existé, comme le prétend Michel Onfray ?

Écrit par : Renaud Silly
Publié le : 5 Février 2024
  • exégèse
  • Jésus

Le Figaro Histoire - Vous avez dirigé chez Bouquins la réalisation d’un Dictionnaire Jésus qui fait le point sur l’état de la recherche contemporaine sur la vie et la personne du Christ. Quel regard jetez-vous sur la biographie que vient de lui consacrer Michel Onfray ?

Renaud Silly - En couverture du livre, un Christ de Fra Angelico, bafoué, giflé, aveuglé. Un Jésus qui « n’avait plus rien d’un homme » (Is 52,14). Tout un programme. Lorsque l’on ouvre cette « biographie d’une idée » par Michel Onfray, on suppose avec une générosité où pointe une dose d’imprudence que l’on a affaire à un philosophe réfléchissant sur l’essence de Jésus. Mais alors, pourquoi est-il allé se fourvoyer dans une revendication aussi entêtée que peu étayée de la théorie dite « mythiste » selon laquelle Jésus n’aurait pas existé ? L’hypothèse dont part Michel Onfray postule en effet que c’est l’ensemble de la biographie de Jésus, depuis la conception à Nazareth, jusqu’à sa Pâque à Jérusalem en passant par la naissance à Bethléem et le ministère en Galilée et en Judée, qui constituerait un mythe religieux sans base historique. Il serait du même genre que la descente d’Orphée aux Enfers, ou de la naissance de Persée d’une pluie d’or couvrant sa mère Danaé.

Cette théorie n’est pas nouvelle. Apparue à la fin du XVIIIe siècle, elle repose d’une part sur la comparaison des miracles évangéliques avec des parallèles plus ou moins forcés dans les mythologies méditerranéennes, et d’autre part sur l’affirmation que les épisodes de sa vie, même non miraculeux, ne remplissent pas les critères permettant de les déclarer historiquement attestés.

Le problème est que déclarer comme il le fait la théorie mythiste ultra-minoritaire chez les historiens, c’est complaisance, courtoisie ou euphémisme. Elle est aussi légitime dans son domaine que la fixité des espèces ou l’efficacité de la poudre de perlimpinpin dans le leur. Il ne suffit pas de répéter « l’Europe, l’Europe » en sautant comme un cabri pour que la paix s’installe sur le continent. Il ne suffit pas non plus de marteler que ceux qui tiennent l’existence historique de Jésus le font par crédulité ou par intérêt – pas plus que l’appât du gain ou un souci apologétique ne guidaient le pieux chanoine Georges Lemaître lorsqu’il découvrait la théorie du Big Bang qui abattait le consensus scientifique sur l’éternité du monde - pour que cela soit vrai. La thèse mythiste est en réalité une théorie non-scientifique, sinon la science historique n’a plus rien à dire sur le passé. Si les témoins à notre disposition ne suffisent pas en effet à attester l’existence de Jésus, alors on n’est plus sûr de rien. La théorie mythiste, c’est le scepticisme absolu, c’est le doute universel, c’est condamner la science à ne manipuler que des concepts creux et abstraits. Dans le métavers où Jésus n’a pas plus existé que Michel Onfray ou aucun d’entre nous, Constantin cède au pape la souveraineté temporelle sur l’Italie, et Emile Ajar n’est pas Romain Gary.

Qu’est ce qui vous permet de réfuter cette thèse de manière aussi absolue ?

Aucun historien ne croirait devoir prendre aujourd’hui la peine de prendre la plume pour la réfuter. Il n’en fut pas toujours ainsi. Au début du XXe siècle, sous sa forme la plus aboutie chez Arthur Drews et Paul-Louis Couchoud, elle ne s’était pas encore exclue du cercle de la raison. Il était encore défendable scientifiquement, et admissible, voir souhaitable culturellement, que le « christianisme » passât pour un phénomène séparé d’Israël, qui aurait conquis son indépendance en subvertissant le monothéisme juif. Paul de Tarse, regardé à tort comme un apostat, était alors considéré par certains comme le prophète d’une religion syncrétique et nouvelle, modelée sur les cultes hellénistiques à mystères, vénérant un « Seigneur Jésus » comme d’autres les Dioscures ou Héraclès. Ces cultes païens reposent sur un mythe fondateur qui exprime des vérités religieuses intemporelles et voile dans un récit des révélations sublimes, inaccessibles au profane. On sait la fécondité de ce mode d’expression, jusque chez les plus grands philosophes. Le problème est que cette définition du mythe dont la théorie du même nom a besoin pour y réduire le phénomène Jésus est inadéquat pour rendre compte de la foi juive à quelque étape que ce soit de son histoire, et moins que jamais au Ier siècle.

Le judaïsme connaît des légendes, ou des allégories, et l’historien peut à bon droit s’interroger sur la nature légendaire d’un certain nombre d’épisodes de la Bible. Mais les allégories juives ont toujours une portée historique : Daniel voit un colosse aux pieds d’argile, une statue d’or, d’argent, d’airain et de fer qui désigne sous forme imagée des entités historiques précises (royaumes, princes etc.). Il ne s’agit donc pas de mythes au sens grec. Or, la théorie mythiste exige à l’inverse que le Nouveau Testament dans son ensemble puisse être tenu pour une création grecque. Or, tous les auteurs du Nouveau Testament sont juifs, le mode d’expression mythique et le type religieux qui l’accompagne leur sont étrangers ; totalement juif, Paul de Tarse qui « éprouve une grande tristesse en [s]on cœur et souhaiterai[t] même être séparé du Christ pour [s]es frères, de [s]a race selon la chair, eux qui sont Israélites » (Rm 9,2-4), ce même Paul qui « selon la justice que peut conférer la pratique de la Loi de Moïse [est] un homme irréprochable » (Ph 3,6). Totalement juif, Jean l’évangéliste que l’on présentait parfois à l’époque de Drews et Couchoud comme un mystique hellénisé, mais dont une étude mieux informée montre désormais qu’il était pétri de judaïsme sacerdotal (il était même « parent du grand prêtre » - Jn 18,16). La théorie mythiste suppose contre toute vraisemblance que ces juifs se soient entièrement paganisés, qu’ils aient adopté des modes de pensée à l’opposé de leur formation, sans aucun équivalent dans le judaïsme de ce temps : si on y trouve des allégories, bien bibliques d’ailleurs, les textes de Qumrân, les apocryphes de l’Ancien Testament, le judaïsme postérieur ne contiennent pas de mythes.

En outre, Onfray déclare que ces juifs devenus païens gardent comme système de référence exclusif … l’Ancien Testament ! Le corpus de textes le plus réfractaire au mythe grec ! Est-ce sérieux ? Donc, de vaguement soutenable qu’elle pouvait être il y a plus d’un siècle, à une époque où l’on ne se gênait pas pour dire que la séparation du christianisme du judaïsme avait été une libération, la théorie mythiste ne résiste plus à une contextualisation plus poussée du Nouveau Testament dans le monde hébraïque. C’est l’inverse qui est vrai : une meilleure connaissance de ce contexte littéraire montre que le mouvement de Jésus et les auteurs du Nouveau Testament se rattachent par toutes leurs fibres intellectuelles et artistiques à ce judaïsme riche, créatif et multiforme du Ier siècle ; leur conscience d’eux-mêmes est intégralement et peut-être même exclusivement juive. La théorie mythiste va donc à rebours de l’énorme effort d’histoire, d’archéologie, de philologie pour contextualiser le Nouveau Testament. C’est une théorie rétrograde et arriérée.

Mais quelles preuves concrètes avons-nous que Jésus ait bel et bien existé ?

Du côté plus classique des moyens qui permettent d’établir un fait du passé, la théorie mythiste suppose à tort que les sources anciennes ne suffisent pas à prouver que Jésus a existé. Mais de quel droit un hyper-criticisme n’applique-t-il pas au Nouveau Testament le critère ordinaire d’attestation historique, à savoir l’existence de témoins concordants et indépendants ? Qu’est-ce qui justifie un traitement spécial ? Les évangélistes font de grands efforts pour situer chronologiquement les événements : naissance de Jésus, début de la prédication du Baptiste. On peut contester leurs résultats, dire qu’ils se sont trompés, mais comment déclarer mythe ce qui revendique ce degré d’enracinement dans l’histoire ? Matthieu et Luc situent la naissance de Jésus à Bethléem ; pour le reste, leurs Évangiles de l’enfance ont peu de points communs. Ces deux évangélistes ne se connaissaient pas. Ce sont donc, sur la question de l’existence même de Jésus, des témoins concordants et indépendants de la tradition. Ils situent indépendamment la naissance de Jésus à la fin du règne d’Hérode le Grand.

Prenons encore l’exemple des paroles. Paul de Tarse s’appuie parfois, dans ses épîtres, sur des « paroles du Seigneur » pour répondre à des questions de dogme ou de morale soulevées par des fidèles. Il en use de manière libre et créative, les paroles de Jésus à ce stade n’étant pas consignées dans nos évangiles, lesquels n’existent pas encore. Or ces paroles de Jésus apparaissent de fait sous des formes voisines, mais parfois pas du tout, dans les évangiles canoniques, souvent comme de petits groupements détachés de leur contexte narratif. Là encore, on est en présence d’attestations indépendantes de l’enseignement de Jésus, par exemple sur l’indissolubilité du mariage, sur le pardon des offenses, tous points où il professait un enseignement original. Les mythistes vont-ils affirmer que les évangélistes ont emprunté à Paul ces paroles du mythe Jésus et composé à partir de lui ses discours ? Mais d’où vient que ce matériau circule sous une forme différente chez Matthieu, chez Marc, chez Luc et chez Paul lui-même ? Rien ne prouve que l’évangéliste Matthieu connût Paul. Alors ? Ces attestations font bien plutôt remonter les paroles de Jésus à une tradition commune déjà en place avant Paul, partiellement collationnée dès les années 40. On n’est que dix ou quinze ans après Jésus. Quoi de plus raisonnable que de penser que leur source commune, c’est Jésus ? De plus, le schéma de transmission correspond à l’enseignement dans les Églises primitives tel qu’il ressort des épîtres de Paul et des Actes des Apôtres.

On pourrait faire le même raisonnement non seulement sur les lieux de la prédication de Jésus, sur la physionomie générale de son activité publique, et bien entendu sur sa Passion : pluralité d’attestation, discordances qu’il faut expliquer.

Enfin, avec Jean, on a un autre témoin très à part des autres puisque les formes de son langage sont indépendantes. Il donne une version des faits assez différente dans le détail de celle livrée par les Synoptiques – par exemple sur l’appel des disciples, sur la chronologie de la Passion, sur les causes de l’hostilité que Jésus a attirée sur lui… Ces discordances sont celles que l’on peut attendre de sources indépendantes. C’est leur accord forcé qui ferait suspecter un dessein concerté. Elles justifient le travail de l’historien, non sa démission sous l’explication trop facile que cela n’a pas existé sous prétexte qu’il existe des contrariétés. La figure de Socrate chez Platon est différente de celle qu’il arbore chez Xénophon, tous deux l’ayant personnellement connu. Est-ce une raison pour douter de l’existence de Socrate ? Les usines à gaz de la théorie mythiste explosent avant même qu’on les ait terminées.

L’existence directe de Jésus est en outre attestée par au moins un observateur extérieur, étranger au christianisme, qui ne dépend ni des évangiles ni de leurs sources et qui écrit au Ier siècle . C’est l’historien juif Flavius Josèphe, traité miséricordieusement de « traître à son peuple » par Onfray, sans doute pour discréditer son témoignage. Voilà un des arguments ad hominem dont il s’est fait une spécialité, puisque les autres sont absents. On pourrait attester l’existence de Jésus sur la seule base des Antiquités de Josèphe, même si rien d’autre n’avait survécu de Jésus. Dans un passage où il traite de Jacques, chef de la première Église de Jérusalem, il le qualifie de « frère de Jésus, appelé Christ ». Le participe « appelé » suggère dans ce contexte une réticence de l’auteur envers le titre de «Christ » appliqué à Jésus qu’il est impossible d’attribuer à un interpolateur chrétien. C’est bien du Flavius Josèphe, et il évoque Jacques le « frère du Seigneur » mentionné par Paul de Tarse (Ga 1,19). Ailleurs Flavius consacre un petit développement spécifique à Jésus, le fameux témoignage flavien, dont tout le monde reconnaît qu’il est partiellement interpolé par des mains chrétiennes plus tardives. Mais son noyau est authentique et c’est peut-être lui qui a justifié la transmission exclusivement chrétienne des œuvres de Flavius Josèphe, ignoré du judaïsme postérieur. Expurgé de ses interpolations, le témoignage flavien livre un portrait original de Jésus, qui n’est pas attesté par les sources chrétiennes : c’est la preuve que Flavius Josèphe dispose d’une information indépendante. Il présente Jésus comme un « sage », épithète inconnu des Évangiles et de la littérature chrétienne primitive. Lorsqu’il déclare que Jésus « était le Christ », l’imparfait signalant que l’auteur considère cette prétention comme révolue empêche d’y voir une confession de foi. Cette prise de distance n’est pas celle que l’on attend d’un interpolateur, elle est conforme à l’honnêteté d’un historien. C’est encore la main de Josèphe qui se signale ici.

Que vaut l’argument selon lequel on ne pourrait prendre au sérieux le témoignage des auteurs du Nouveau Testament, qui, étant eux-mêmes chrétiens, seraient par-là juges et parties ?

Traiter les Évangiles en littérature partisane est vain. Si l’histoire devait exclure a priori tous les témoins non-neutres pour ne garder que les impartiaux, elle n’aurait plus rien à sa disposition. Elle garderait les mains pures, mais n’aurait plus de mains. L’historien met son humble fierté à critiquer ses sources, à rendre compte de leurs discordances, pour en extraire l’information qu’elles recèlent, y compris lorsqu’elle contient des éléments mythologiques, des prodiges, des miracles, comme c’est le cas des Vies de Jules César, d’Auguste ou de tous les grands personnages de l’Antiquité méditerranéenne. La science peut formuler l’hypothèse que les Évangiles sont de mauvaises biographies, mais elle établit qu’ils sont des biographies. Les Anciens connaissaient certes les biographies de personnages légendaires, comme celles consacrées par Plutarque à Romulus et à Thésée. Les Évangiles seraient-ils quelque chose d’analogue ? La comparaison est fallacieuse, Plutarque pouvait se contenter de mettre en ordre une multitude de légendes qui existaient déjà. Ici, la théorie mythiste se heurte à une contradiction : elle suppose que les Évangiles sont les biographies d’un personnage légendaire … dont ils auraient eux-mêmes créé la légende ! Elle suppose donc que les Évangiles soient des Vies fictives d’un personnage qui n’avait même pas d’existence myth[olog]ique avant qu’ils ne lui donnent forme ! Et ce personnage aurait les mêmes traits dans les diverses traditions indépendantes qui découlent de lui ! Les nombreux auteurs du Nouveau Testament qui ne se connaissaient pas entre eux s’accorderaient quand même sur des données biographiques de cet être fictif … Où est l’archétype littéraire leur ayant servi de source commune ?

Michel Onfray semble penser que la figure de Jésus aurait pu être composée à partir de fragments de la Bible hébraïque. Or, il est de fait que le Jésus des Évangiles ne cesse de se référer à elles, et que les rédacteurs des Évangiles ont insisté sur le fait qu’il les avaient accomplies par son enseignement et sa vie...

Il est un peu injurieux pour l’Ancien Testament de le réduire à n’avoir fourni au Nouveau que les tesselles d’une mosaïque. Mais c’est surtout n’apporter aucune attention à la manière dont le Nouveau use de l’Ancien. On constate en effet que la constellation de références à l’Ancien Testament se fait plus épaisse, dans les Évangiles, à l’approche des événements de la vie de Jésus qui font le plus difficulté à la foi placée en lui comme en Dieu. À l’aune de cette foi, il est scandaleux qu’il ait reçu de Jean-Baptiste dans le Jourdain le baptême des pécheurs, ou qu’il soit mort abandonné de tous, selon un supplice ignominieux. Aussi le baptême et la Passion sont-ils les lieux les plus saturés de références à l’Ancien Testament, afin de montrer que ces événements sur lesquels la foi dans la divinité du Christ peut achopper correspondent en réalité à un plan providentiel de Dieu, tracé dans ses grandes lignes par les prophètes. Mais prétendre que la Passion a été inventée de toutes pièces pour illustrer l’accomplissement de l’oracle du Serviteur souffrant (Is 52-53), est à peu près aussi logique que d’affirmer qu’un fils peut enfanter sa mère et une fille engendrer son père. Les historiens nomment « critère d’embarras » les lieux où un fait est attesté par la difficulté qu’il représente pour ceux qui le rapportent. C’est donc qu’il est suffisamment établi pour qu’ils ne puissent pas l’escamoter. C’est parce que l’idée d’un dieu mourant sur la Croix paraissait « scandale pour les Juifs, folie pour les païens » (1 Cor 1,22-24) que l’épisode de la Passion ne peut manquer d’avoir été authentique.

Le refus nécessaire de la théorie mythiste ne doit pas non plus conduire à jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas seulement dans les passages faisant difficulté que la biographie de Jésus fait référence aux Écritures. Celles-ci fournissent aux Évangiles un idiome, un système de références, un arrière-plan explicatif. Tout simplement parce que c’est la culture commune des auteurs du Nouveau Testament. Selon Platon, Homère est le pédagogue de la Grèce. Alexandre le Grand voulait imiter et dépasser Achille. Est-ce que les traits achilléens de la biographie d’Alexandre doivent faire conclure qu’il est un mythe élaboré à partir de son modèle homérique ? C’est ridicule. Il n’y a pas plus de raison de le faire quand les Évangélistes soulignent les parentés entre le destin de Jésus et celui de Moïse. À la différence de l’Iliade et de l’Odyssée, l’Ancien Testament est tout entier prophétique, de sorte qu’il a formé les consciences juives à l’espérance de son accomplissement – catégorie typiquement juive. Dès lors que la foi a cru que ces promesses se réalisaient en Jésus, quoi d’étonnant à ce que la méditation érudite de ses biographes multipliât les traits qui le font ressembler à Moïse, à David, à Salomon ? On peut contester sur des critères esthétiques l’harmonie d’ensemble de ce procédé. Mais en aucun cas en conclure que c’est une biographie rédigée pour les accumuler sur un être fictif. L’Ancien Testament fournit un ensemble inouï de réflexions religieuses, de motifs d’espérance, de promesses de salut, mais pas la base pour la biographie suivie d’un personnage fictif ! Si Onfray acceptait d’entrer dans un débat qu’il écarte avec dédain, sa position reviendrait à peu près à la légende, apparue au IVème siècle, selon laquelle les 70 traducteurs de la version grecque de l’Ancien Testament, isolés les uns des autres, auraient fourni le même texte, faisant de la Septante un miracle littéraire. Au moins avaient-ils un travail unique à opérer sur une seule source ! La thèse mythiste est encore plus spéculative que la légende sur l’origine de la Septante.

L’ouvrage de Michel Onfray se limite-t-il à la réactivation de cette thèse mythiste ? Ne lui offre-t-il pas aussi l’occasion de donner sur le christianisme des aperçus originaux ?

Qu’est-il allé faire dans cette galère ? Pourquoi Onfray défend-il bec et ongles le recours à une thèse non-scientifique ? Mieux : pourquoi est-elle nécessaire à son propos ? Par opportunisme, d’abord. On appelle « l’effet blouse blanche » l’autorité exercée par les médecins en vertu non de leur art mais de leur vêtement. Pascal parlait d’hermine et de brocatelle, dont se paraient les magistrats du Parlement. C’est l’effet visé par Onfray lorsqu’il excipe de la « thèse mythiste », comme si le simple fait qu’elle est une théorie suffisait à lui conférer une légitimité scientifique. Mais c’est l’inverse qui est vrai. Onfray revendique cette opinion parce qu’elle le dispense de prouver aucune des fantaisies qu’il déverse par tombereaux. La thèse mythiste est le paravent, l’écran de fumée du caractère absolument non-scientifique, arbitraire, voire obscurantiste de sa « théorie de Jésus ». Mettons-nous à sa place. S’il avait concédé à Jésus les bribes les plus minimes d’historicité, il aurait dû composer son livre à partir d’elles, puisqu’il se donne la tâche d’écrire une « biographie ». On imagine son embarras. Que retenir dans ce donné foisonnant et selon quels critères ? Le prêcheur du sermon sur la Montagne ? Le thaumaturge ? Le révélateur de Dieu ? Le crucifié ? Le charpentier ? Le bon vivant ? L’ami des publicains et des pécheurs ? Le purificateur énergique du culte profané par les marchands du Temple ? Le prophète apocalyptique ? On devine sans peine Onfray bâiller d’ennui devant l’exercice qui aurait requis de sa part un minimum d’objectivité et de rigueur intellectuelle : il aurait supposé un travail à quoi suffit à peine une vie. Même sa dette filiale envers Lucien Jerphagnon, qui lui avait conseillé d’écrire un Jésus, ne valait pas tant : il s’en acquitte avec une extrême légèreté. Sortons de derrière les fagots une ’thèse mythiste’ qui offre le prétexte rêvé pour affirmer n’importe quoi. Mais Onfray aurait pu avertir son lecteur qu’il ne trouverait rien d’autre dans le livre que le Jésus imaginaire de Michel Onfray. Même Issa des écrits sacrés de l’islam, fils d’une Mariam qui semble confondue avec Hagar la servante d’Abraham, a plus à voir avec Jésus de Nazareth que l’inquiétante chimère.

Cette prémisse méthodologique est indispensable à la lecture du livre. Onfray livre le Jésus issu de sa méditation à l’exclusion de tout personnage réel. Son Jésus rêvé – ou celui de son cauchemar.

À quoi ce Jésus ressemble-t-il ?

Comme on l’a vu, Onfray discrédite le témoignage de Flavius Josèphe qualifié de « traître à son peuple ». C’est la première apparition d’une petite musique qui va peu à peu crescendo : ce Jésus imaginaire est une machine de guerre contre le judaïsme. C’est la thèse de fond. Sans surprise, le philosophe Onfray sollicite l’Aufhebung, cette dialectique hégélienne qui nie une chose tout en prétendant l’assumer et la dépasser. L’Idée dont on nous dresse la biographie n’a pas d’autre rapport à la Loi juive, qu’Elle abolit (– on est surpris d’apprendre à cette occasion que « Jésus » aurait considéré les sacrifices juifs du Temple comme une « coutume païenne » - cf. p.149 la prodigieuse affirmation que Paul aurait fait brûler des rouleaux de la Torah, en digne précurseur des autodafés nazis). Comme le vrai Jésus affirme explicitement qu’il n’est pas venu « abolir la Loi mais l’accomplir » (Mt 5,17), la traduction de ce verset par Onfray lui fait dire son contraire. Désireuse d’enseigner une autre religion, « l’Idée » nihiliste d’Onfray transgresse consciemment et allègrement toutes les institutions les plus sacrées de la Loi juive, le sabbat, la circoncision, la majesté du Temple. Elle fait l’éloge du vol (p.185), enseigne la haine des parents (id.), se fait entretenir par des femmes douteuses (id.). Quand on vous disait que la « thèse mythiste » permet d’affirmer n’importe quoi, puisqu’elle n’interdit rien, sauf ce qui est raisonnable. Onfray n’a cependant pas la paternité de ce portrait de Jésus en contempteur nihiliste des valeurs communes, dont plusieurs apparaissent chez le polémiste Celse dès 180. Mais à la différence d’Onfray, Celse raisonnait selon les valeurs ordinaires d’un païen cultivé de son temps, il n’avait pas la prétention d’être historien. On pouvait l’excuser aussi de ne rien entendre à un Jésus juif, en un temps où pullulaient les sectes gnostiques.

La place manque en tout cas pour relever la somme inouïe de non-sens qu’Onfray multiplie à plaisir et qu’il se serait peut-être épargnés s’il avait consenti à penser Jésus et non à se contenter d’y laisser divaguer son esprit. Relevons tout de même le contresens absolu sur le sabbat. Jésus ne veut pas le transgresser comme un adolescent qui se livre à des provocations gratuites pour le plaisir de tester les limites fixées par les adultes. Si c’était le cas, il ferait des choses interdites : se déplacer sur une longue distance, allumer un feu etc. Or les pseudo-transgressions de Jésus le jour du sabbat sont toujours des guérisons. Il ne viole pas le Sabbat, au contraire il le porte à sa perfection en revenant à son essence religieuse, qui n’est pas un règlement arbitraire auquel on se plie pour des motifs identitaires. Le sabbat est en effet le moment où Dieu agit seul – comme on le voit avec le sabbat de la terre en Lv 25,6 désignant le fruit que la terre porte lorsqu’on ne la cultive pas. Le sabbat est indispensable à Israël pour lui rappeler que ce n’est pas son activisme qui le met en possession des biens de la terre, mais la générosité de Dieu qui comble gratuitement. Le sabbat est le grand jour de fête car c’est celui de l’agir salvifique et créateur où Dieu opère sans auxiliaire. En opérant des guérisons le jour du sabbat, Jésus revendique pour lui-même cet agir divin qui restaure et qui sauve. Où est la transgression, s’il possède de facto ce pouvoir divin sur le sabbat ? C’est ce qu’il veut dire lorsqu’il déclare qu’il est « maître du sabbat » (Mc 2,28). C’est une manière de dire qu’il opère comme Dieu.

Autre contresens, lorsqu’Onfray affirme que la douloureuse citation du Psaume 22 par Jésus crucifié (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ») « abroge sa vie et son œuvre » ? Pourquoi dénier à un juif pieux qui meurt la consolation et le réconfort de réciter selon l’usage des agonisants des prières traditionnelles dans lesquelles sa sensibilité religieuse s’est développée ? Pour Onfray qui reprend encore des invectives de Celse, c’est indigne d’un dieu. Mais justement, la tradition a vu dans ces cris et cette déréliction la preuve que l’humanité de Jésus n’était pas feinte ou apparente. C’est aussi la preuve qu’il est un juif observant, qui fait confiance a priori aux institutions religieuses d’Israël - il paie d’ailleurs volontairement l’impôt dû au Temple cf. Mt 17,27.

Quelles sont les conséquences de cette séparation de Jésus d’avec le judaïsme de son temps ?

Miche Onfray le dit lui-même et je lui en laisse l’entière responsabilité tant le passage peut faire frémir non seulement un juif ou un chrétien, mais toute personne qui n’a pas abdiqué le sens naturel de la vérité : « la vie de Jésus a besoin de la mort des juifs qui ne sont pas le peuple déicide parce que c’est Jésus qui s’avère le juif judéocide – qu’on me permette ce néologisme pour fixer ma pensée » (p.211). Une telle phrase que je supplie Dieu de n’écrire jamais est l’apogée du livre et sa clef d’interprétation d’ensemble. Elle explique pourquoi Onfray tient à la théorie mythiste. Celle-ci, on l’a vu, ne peut se soutenir qu’au prix d’une paganisation / déjudaïsation radicale du Nouveau Testament, de ses auteurs et de Jésus lui-même. En les arrachant à leur intelligence, à leur sensibilité, à leurs espérances, à leurs amours, à leurs amitiés. Il n’y a aucun espace en effet en judaïsme pour des mythes qui seraient l’expression de vérités religieuses éternelles.

À l’inverse, contester la réalité de l’humanité du Christ, c’est le restituer à une potentielle assimilation païenne. Il ne peut y avoir en effet de Jésus païen s’il n’est privé de son corps, de sa chair juive disciplinée par les jeûnes et l’ascèse, par la chasteté et l’observance religieuse. Or il n’est pas inutile de rappeler qu’Onfray n’innove pas en la matière. Lorsqu’il écrit que Jésus « n’est pas né sur la terre », lorsqu’il lui prête « le corps d’un ange », lorsqu’il le définit comme « un concept qui agrège d’autres concepts », l’affirmation obsédante renvoie à des essais très anciens, attestés dès le Nouveau Testament, de contester la réalité de son humanité: « tout esprit qui confesse que Jésus n’est pas venu dans la chair n’est pas de Dieu », met en garde l’apôtre Jean (1 Jn 4,3). À cette époque, la déréalisation de la chair de Jésus visait à le diviniser plus facilement, tant les religiosités païennes se montraient souples et ouvertes à l’apothéose des héros. Ainsi de Paul et Barnabé qu’une foule non-juive enthousiaste après un discours brillant acclame comme Hermès et Jupiter, au point de vouloir leur offrir un sacrifice (Ac 14,12) ! Le christianisme aurait été différent s’il avait consenti au mythe : il serait devenu un culte métroaque supplémentaire, un nouvel avatar des mystères de Dionysos après tant d’autres. La voilà, la paganisation, la déjudaïsation, culturellement si facile et entraînante, gage de succès à court terme.

À cette aune, la théorie mythiste devient beaucoup plus sérieuse qu’il n’y paraît : c’est de l’histoire-fiction. Elle décrit le christianisme qui aurait pu advenir s’il avait consenti à s’émanciper de « l’olivier franc » sur lequel il a été « greffé : Israël » (Rm 11,16-19). Ou tel qu’il sembla brièvement au IIème siècle, quand l’Église des apôtres parut sur le point de céder à la déferlante de la Gnose. Celle-ci fascine Onfray. Avec elle il a le sentiment de toucher au but, c’est pourquoi il met sur le même plan que les Évangiles canoniques les apocryphes tardifs qui décrivent un enfant Jésus dans l’innocence d’une violence meurtrière. Si tous sont mythiques et n’ont pas à faire la preuve de leur réalité, cela n’est-il pas permis ? Ces tendances docétistes (affirmant que l’humanité de Jésus n’est qu’apparente) sont toujours liées à la tentative de fonder le christianisme par une séparation absolue d’avec Israël, comme un corpus de doctrine nouveau fondant des institutions, une foi qui se suffiraient à elles-mêmes. À l’inverse, la manière la plus efficace de les combattre dans l’Église a toujours consisté à valoriser le respect scrupuleux par Jésus des institutions juives, garantes ultimes de la vérité de sa chair : « Dieu a envoyé son fils, né d’une femme, né sujet de la Loi » (Ga 4,4). La judaïté de Jésus et la vérité de son humanité le préviennent absolument contre une mythification / divinisation à la mode païenne. C’est grâce à sa judaïté qu’il est le Verbe fait chair et non un homme divinisé. Privé de sa condition juive, ce pseudo-Jésus n’est plus qu’un dieu sans généalogie, sans histoire, sans enracinement, qui se promène parmi les hommes. Une idole païenne. Il a fallu payer cette abstraction en supprimant son humanité juive. Pas étonnant donc que le Jésus irréel d’Onfray soit « judéocide » et veuille « la mort des juifs ». L’éprouvant avatar du docétisme antique, passé par la mauvaise conscience nietzschéenne, c’est un Jésus antisémite et sa biographie fictive par Onfray. Le rendre à son judaïsme, c’est lui rendre son corps. L’en priver, c’est lui permettre de mener une existence idéale. Il a besoin d’anéantir le judaïsme pour exister abstraitement. Ce « Jésus » païen est en guerre inexpiable avec le judaïsme qui à tout moment l’oblige à reprendre la chair honnie. Que l’on concède un soupçon de judaïsme authentique dans le Nouveau Testament, et Jésus redevient un homme, un vrai, avec une chair « en tout semblable à la nôtre ». Blasphème pour Onfray. Cette abstraction irréelle livre une lutte éternelle à ce qui risque d’encombrer sa pure spiritualité.

Pour aller plus loin :

Le Figaro Hors Série, Jésus-Christ cet inconnu, mars 2020 (Acheter le numéro / Acheter le coffret).

Renaud Silly (dir.), Dictionnaire Jésus, Bouquins, 2021.

 

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