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La revue thomiste

Contenu éditorial

Qu'est-ce que la théologie catholique ?

Écrit par : Cajetan Cuddy
Publié le : 5 Août 2025

Le premier paragraphe du Catéchisme de l'Église catholique résume ainsi l'ensemble de la vie chrétienne et, par conséquent, l'objectif de la théologie catholique :

Dieu, infiniment Parfait et Bienheureux en Lui-même, dans un dessein de pure bonté, a librement créé l’homme pour le faire participer à sa vie bienheureuse. C’est pourquoi, de tout temps et en tout lieu, Il se fait proche de l’homme. Il l’appelle, l’aide à Le chercher, à Le connaître et à L’aimer de toutes ses forces. Il convoque tous les hommes que le péché a dispersés dans l’unité de sa famille, l’Église. Pour ce faire, Il a envoyé son Fils comme Rédempteur et Sauveur lorsque les temps furent accomplis. En Lui et par Lui, Il appelle les hommes à devenir, dans l’Esprit Saint, ses enfants d’adoption, et donc les héritiers de sa vie bienheureuse. (CEC n° 1)

La signification profonde du tout premier mot du Catéchisme ne doit pas être sous-estimée. Pour résumer la foi et de la morale catholiques, le Catéchisme commence par Dieu. Pourquoi ? Dieu est le début et la fin de la doctrine chrétienne. Donc Dieu est le centre de la théologie sacrée.

Dieu « appelle [l'homme], l’aide à Le chercher, à Le connaître, à L'aimer de toutes ses forces ». La présence de Dieu à ses créatures est double : toute réalité est connue et aimée par Dieu ; mais les personnes humaines sont également capables de connaître et d’aimer Dieu elles-mêmes. Il appartient à la vocation primordiale de la personne humaine de poursuivre Dieu à travers la connaissance et l'amour. La personne humaine est appelée de manière unique à poursuivre Dieu d'une manière spécifiquement rationnelle par la connaissance et l'amour. Dans son tout premier paragraphe, le Catéchisme fournit une feuille de route pour l'ensemble de la vie humaine et de la pensée catholique. En d'autres termes, ce seul paragraphe donne un compte-rendu concis de l'essence de la théologie catholique.

Comme nous le verrons, la théologie catholique n'est pas une discipline naturelle, mais plutôt une science sacrée, qui procède de principes divinement révélés (ou vérités premières).

I. La lumière de la foi et de la théologie sacrée

En tant que théologie sacrée, la théologie catholique procède à la lumière de la foi. Le Catéchisme explique que « la foi est d'abord une adhésion personnelle de l'homme à Dieu ; elle est en même temps, et inséparablement, l’assentiment libre à toute la vérité que Dieu a révélée » (CEC n° 150, souligné dans l'original). La foi est la vertu par laquelle la personne humaine, dans cette vie présente, croit tout ce que Dieu a révélé parce que Dieu l'a révélé. C'est pourquoi la foi est classée parmi les vertus théologales. « Le motif de croire n’est pas le fait que les vérités révélées apparaissent comme vraies et intelligibles à la lumière de notre raison naturelle. Nous croyons « à cause de l’autorité de Dieu même qui révèle et qui ne peut ni se tromper ni nous tromper » (CEC n° 156). Ce motif derrière l’assentiment de la foi – l’« objet formel » de la foi – explique la différence essentielle entre la foi théologale et la croyance purement humaine. L'autorité de Dieu est le fondement et l'objet de la foi. Le motif exclusif qui conduit à la foi théologale est Dieu lui-même : Révélation de la Vérité Première.

« La foi est d'abord une adhésion personnelle à Dieu et un assentiment à sa vérité. » Ainsi, « la foi chrétienne diffère de la foi en une personne humaine. Il est juste et bon de se confier totalement en Dieu et de croire absolument ce qu'il dit » (CEC n° 150). Parce que Dieu est la Vérité même, il ne peut tromper. La foi est « plus certaine que toute connaissance humaine, parce qu'elle se fonde sur la Parole même de Dieu, qui ne peut pas mentir ». Bien que « les vérités révélées [puissent] paraître obscures à la raison et à l'expérience humaines [...] “la certitude que donne la lumière divine est plus grande que celle que donne la lumière de la raison naturelle” » (CEC n° 157).

Comme nous l'avons vu, la lumière surnaturelle de la foi dépasse les capacités naturelles de la personne humaine. La foi n'est pas le produit de l'ingéniosité ou de l'effort humain. « La foi est un don de Dieu, une vertu surnaturelle infusée par Lui » (CEC n° 153). Comme l'a fait remarquer Louis Bouyer, « ce ne sont pas les raisons abstraites de croire en Dieu qui ont jamais été, pour aucun homme, à la source de sa croyance » (Bouyer, Le Père invisible, 1976, p. 9). Pour faire un acte de foi, la personne humaine « a besoin de la grâce prévenante et aidante de Dieu, ainsi que des secours intérieurs du Saint-Esprit. Celui-ci touche le cœur et le tourne vers Dieu, ouvre les yeux de l’esprit et donne "à tous la douceur de consentir et de croire à la vérité" » (CEC n°153). La foi permet au chrétien de voir et de connaître toutes choses sous une lumière surnaturelle.

Le dépôt de la foi et les articles de foi

La catholicité de la foi découle du fait que « Dieu "veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité", c'est-à-dire du Christ Jésus. Il faut donc que le Christ soit annoncé à tous les peuples et à tous les hommes et qu’ainsi la Révélation parvienne jusqu’aux extrémités du monde » (CEC n° 74). Jésus-Christ lui-même est la plénitude de la révélation divine. Il a confié aux apôtres son message évangélique, « d’abord promis par les prophètes », et « [l']ayant accompli Lui-même et proclamé de sa propre bouche » (CEC n° 75). Et les apôtres ont transmis oralement et par écrit à leurs successeurs, les évêques, l'Évangile qui leur avait été confié (CEC n° 76-77). « Il en résulte que l’Église à laquelle est confiée la transmission et l’interprétation de la Révélation, "ne tire pas de la seule Écriture Sainte sa certitude sur tous les points de la Révélation. C’est pourquoi la Sainte Écriture et la Sainte Tradition doivent être reçues et vénérées avec égal sentiment d’amour et de respect" » (CEC n° 82).

« L’héritage sacré de la foi (depositum fidei), contenu dans la Sainte Tradition et dans l’Écriture Sainte a été confié par les apôtres à l’ensemble de l’Église » (CEC n° 84). Nous voyons comment l'Église sert de contexte à la foi théologale. Parce que l'Église est « la colonne et le soutien de la vérité » (1 Tm 3:15), elle « garde fidèlement "la foi qui a été transmise aux fidèles une fois pour toutes" (Jude 3). C’est elle qui garde la mémoire des Paroles du Christ, c’est elle qui transmet de génération en génération la confession de foi des apôtres ». Avec une sollicitude maternelle, l'Église « nous apprend le langage de la foi pour nous introduire dans l’intelligence et la vie de la foi » (CEC n° 171).

« Dès l'origine, l'Église apostolique a exprimé et transmis sa propre foi en des formules brèves et normatives pour tous. Mais très tôt déjà, l'Église a aussi voulu recueillir l'essentiel de sa foi en des résumés organiques et articulés » (CEC n° 186). Ces « synthèses » de « symboles » ou « professions de foi » sont appelées credo (du mot latin credo, « je crois »). Les credo contiennent les articles de foi.

Le Catéchisme explique que « [de] même, en effet, que dans nos membres, il y a certaines articulations qui les distinguent et les séparent, de même, dans cette profession de foi, on a donné avec justesse et raison le nom d’articles aux vérités que nous devons croire en particulier et d’une manière distincte » (CEC n° 191). Les articles de foi sont donc des vérités de foi distinctes comprises dans le dépôt sacré de la foi. Les fidèles doivent croire les articles du Credo « afin qu'en croyant ils obéissent à Dieu, qu'en obéissant ils vivent bien, qu'en vivant bien ils purifient leur cœur et qu'en purifiant leur cœur, ils comprennent ce qu'ils croient » (CEC n° 2518).

Le dépôt de la foi est un tout unifié, et les articles de foi témoignent de l'unité et de l'intégrité de ce dépôt sacré. Ensemble, les articles individuels communiquent la révélation divine confiée à l'Église sous la garde des apôtres. De plus, comme l'observe le Catéchisme, ces articles sont ordonnés à la transformation purificatrice du cœur humain et à l'approfondissement de la foi qu'il reçoit.

« La foi à la recherche de compréhension»

Si la foi est une vertu surnaturelle insufflée par Dieu, elle se traduit aussi par un acte authentiquement humain. « Croire n'est possible que par la grâce et les secours intérieurs du Saint-Esprit. Il n'en est pas moins vrai que croire est un acte authentiquement humain ». Par conséquent, « [il] n’est contraire ni à la liberté ni à l’intelligence de l’homme de faire confiance à Dieu et d’adhérer aux vérités par lui révélées » (CEC n° 154).

Les pouvoirs de la connaissance et de l'amour humains ne sont pas supprimés par l'influence de la grâce divine ou de la foi théologale. En raison de la présence immédiate de Dieu à toute la réalité créée, son influence causale sur la réalité créée n'est en aucun cas violente ou perturbatrice. En tant que cause première et fin ultime de toutes choses, Dieu agit intimement dans tout ce qu'il a créé. La providence divine s'étend jusqu'aux profondeurs les plus intérieures de toutes choses. Ainsi, « dans la foi, l'intelligence et la volonté humaines coopèrent avec la grâce divine : “croire est un acte de l'intelligence adhérant à la vérité divine sous le commandement de la volonté mue par Dieu au moyen de la grâce” » (CEC n° 155).

Parce que la personne humaine reçoit la révélation divine, la révélation divine est proportionnée à la nature humaine. Si la foi transcende la raison humaine, elle ne la violente pas pour autant. En effet, le Catéchisme explique que pour « que l’hommage de notre foi fût conforme à la raison, Dieu a voulu que les secours intérieurs du Saint-Esprit soient accompagnés des preuves extérieures de sa Révélation » (CEC n° 156). Ces « preuves extérieures » ne sont pas, à proprement parler, des démonstrations des vérités surnaturelles révélées par la Révélation divine. Ce sont plutôt des motifs de crédibilité (motiva credibilitatis) : les « signes certains de la Révélation, adaptés à l’intelligence de tous [et] qui montrent que l’assentiment de la foi n’est "nullement un mouvement aveugle de l’esprit" » (CEC n° 156). Si la foi dépasse la raison humaine, elle n'en demeure pas moins éminemment raisonnable.

L'une des définitions les plus célèbres de la théologie sacrée est celle de saint Anselme de Canterbury (1033/4-1109) : la foi en quête de compréhension. Parce que la foi est proportionnée à la nature humaine et, par conséquent, à la raison humaine, la foi ne s'oppose pas à l'inclination naturelle de l'homme à comprendre la vérité. En effet, « il est intrinsèque à la foi que le croyant désire mieux connaître Celui en qui il a mis sa foi et mieux comprendre ce qu'Il a révélé ». La foi ne neutralise pas la raison humaine et ne rend pas l'intelligence humaine inerte. Au contraire, la foi suscite dans la personne humaine un désir sanctifié de « connaissance plus pénétrante » et « d'intelligence vive des contenus de la Révélation » (CEC n° 158).

II. La théologie sacrée : approfondir la connaissance humaine de la vérité révélée

Dans l’encyclique Fides et Ratio, Jean-Paul II définit ainsi la tâche de la théologie :

« La théologie s'organise comme la science de la foi, à la lumière d'un double principe méthodologique: l'auditus fidei et l'intellectus fidei. Selon le premier principe, elle s'approprie le contenu de la Révélation de la manière dont il s'est progressivement développé dans la sainte Tradition, dans les saintes Écritures et dans le Magistère vivant de l'Église. Par le second, la théologie veut répondre aux exigences spécifiques de la pensée, en recourant à la réflexion spéculative. » (Jean-Paul II, Fides et ratio, n° 65).

Ainsi, la théologie sacrée est la réponse humaine sanctifiée à la révélation divine reçue dans la foi. Plus précisément, la théologie sacrée est la quête permanente d'une compréhension plus profonde de ce que Dieu a révélé « pour nous, les hommes, et pour notre salut ». La théologie sacrée travaille à partir du contenu de la révélation divine, sous la forme de la foi théologale et dans la structure de la compréhension humaine. Chacun de ces éléments contribue à la nature de la théologie sacrée.

Yves Congar explique que « le terme "théologie" signifie un exposé raisonné sur Dieu ». La théologie « peut être définie comme un ensemble de connaissances qui interprète, élabore et ordonne rationnellement les vérités de la Révélation » (Congar, History of Theology, p. 25). Cela ne doit pas être compris dans un esprit de système, tentation des intellectualismes desséchants, mais comme un souci de conserver l’unité organique de la foi. La fonction essentielle de la théologie sacrée est de rendre compte de la révélation divine de Dieu. La finalité ou le but de cette discipline sacrée est la conformité avec le saint enseignement de Notre Seigneur. La théologie sacrée est donc la plus complexe de toutes les disciplines. La sublimité de la révélation divine exige beaucoup de l'intellect humain, qui cherche à comprendre ce qui a été révélé. Aucune autre connaissance n'atteint la dignité des vérités surnaturelles reçues dans la foi. Et aucune autre œuvre de contemplation acquise n'est aussi exigeante que celle de la théologie sacrée.

Cette recherche théologique est, paradoxalement, la plus simple et la plus complexe de toutes les activités intellectuelles. La théologie sacrée est simple dans la mesure où son objectif est simple : Dieu lui-même. Elle est complexe parce que le processus de la connaissance humaine n'est pas simple et que le mystère de Dieu la dépasse. La connaissance humaine est un processus qui comprend de nombreuses parties et nécessite de nombreuses étapes. « La tradition catholique affirme que, du point de vue de la réalité divine crue, les vérités de la foi restent simples et une, mais que, du point de vue de l'acte du croyant, les réalités divines prennent une forme humaine dans la connaissance et l'affirmation. Les propositions de la foi adaptent la vérité divine aux limites de notre intelligence[1] ». La contemplation de la théologie sacrée est donc merveilleusement « tendue » entre les deux pôles de la simplicité et de la complexité.

La simplicité de Dieu et la complexité de la personne humaine éclairent toutes deux le travail de la théologie. Et les praticiens fidèles de la théologie sacrée ne sont jamais découragés par la sublimité et la contingence simultanées de leur discipline. La compréhension de la foi exige cette conjonction de sublimité et de contingence.

Ce n'est que dans la vision béatifique que l'intellect humain pourra contempler Dieu directement. Néanmoins, « [la] foi nous fait goûter comme à l’avance, la joie et la lumière de la vision béatifique, but de notre cheminement ici-bas. Nous verrons alors Dieu “face à face”, “tel qu’Il est”. La foi est donc déjà le commencement de la vie éternelle ». Et parce que la théologie est une réponse humaine à la foi, la théologie est effectivement une tentative systématique d'anticiper les gloires de voir Dieu tel qu'il est. Par conséquent, « [tandis] que dès maintenant nous contemplons les bénédictions de la foi, comme un reflet dans un miroir, c’est comme si nous possédions déjà les choses merveilleuses dont notre foi nous assure qu’un jour nous en jouirons» (CEC n° 163).

En raison de son infinie miséricorde et de sa bonté, Dieu, qui se connaît parfaitement, a choisi librement de révéler la connaissance qu'il a de lui-même. C'est la révélation divine. La vision béatifique est le moment où les créatures rationnelles voient Dieu tel qu'il est en lui-même, face à face, dans la patrie céleste. La théologie sacrée est l'activité des voyageurs ici-bas qui (1) ont reçu la révélation de Dieu dans la foi, (2) aspirent à la vision béatifique, (3) refusent d'attendre le ciel pour commencer à contempler les mystères divins et (4) appliquent leur intelligence à une meilleure compréhension des mystères divins sous une forme scientifique.

Les théologiens sont ceux qui ont décidé de commencer la contemplation de la vérité divine ici et maintenant. La théologie sacrée est donc une sorte d'impatience sanctifiée.

La théologie sacrée comme science

La théologie sacrée est une véritable science, une « science sacrée » (CEC n° 906). La science (ou scientia, en latin) est un type spécifique de connaissance.

La nature scientifique de la théologie sacrée provient de l'orientation vers la compréhension de l'intellect humain qui adhère aux articles de la foi. Comme nous l'avons vu plus haut, la foi ne supprime pas l'inclination de la raison à comprendre. Au contraire, la foi invite à la recherche rationnelle. Ainsi, la science théologique est le processus méthodique et délibéré par lequel l'intellect humain recherche l'intelligibilité de ce qui est connu par la foi. Ce processus est conforme à la nature et au contenu de la révélation divine, ainsi qu'à la forme et aux limites de la nature humaine. En d'autres termes, la science théologique reflète la sublimité surnaturelle de la foi par rapport aux exigences naturelles de la personne humaine.

Il existe deux types de connaissances intellectuelles : médiates et immédiates. Parce que la connaissance scientifique est le résultat du processus discursif de la démonstration, la théologie sacrée est une connaissance intellectuelle médiate : elle opère par le biais de la démonstration. En somme, la scientia est une connaissance intellectuelle médiate, caractérisée par la vérité et la certitude, car la science s'acquiert par le biais d'une connaissance préalable des premiers principes ou premières causes.

Les premiers principes sont le fondement absolu de toute science. Ils sont les points de départ – les « premières vérités » – du raisonnement scientifique. En effet, une science sans principes premiers est impossible. Aucune science ne prouve ou ne démontre ses propres principes premiers. Ainsi, la théologie sacrée ne démontre pas ses premiers principes, qui sont les articles de foi. Ces premiers principes sont divinement révélés par Dieu et sont reçus par le théologien dans la foi. C'est à la lumière des articles de foi que la théologie sacrée avance discursivement vers les vérités virtuellement contenues dans les premiers principes. À travers les articles de foi (« médiatement »), la science de la théologie sacrée est en mesure d'acquérir d'autres vérités (c'est-à-dire des conclusions) virtuellement contenues dans ces premiers principes de foi.

La théologie sacrée est donc la science de la foi. La foi fournit l'objectivité de cette science sacrée. L'objet formel de la théologie sacrée est la révélation divine. La connaissance comme divinement révélée est l'aspect sous lequel toutes les considérations scientifiques procèdent dans la science théologique. De plus, cet aspect unifie toutes les considérations au sein de la théologie sacrée.

Le sujet d'une science est ce que le scientifique cherche à apprendre. Le sujet propre de la science théologique est l'être divin (ens divinum) tel qu'il peut être connu par la révélation divine. Par conséquent, Dieu lui-même est le sujet principal de la théologie sacrée. Dieu est le premier référent de toute science théologique.

Cependant, toutes choses peuvent entrer dans la considération de la théologie sacrée, même si elles ne sont pas Dieu lui-même. Ces autres réalités relèvent du domaine scientifique de la théologie sacrée en référence à Dieu (sub ratione Dei) comme provenant de Dieu ou comme ordonnées à Dieu. Cette gamme universelle de « sujets secondaires » au sein de la théologie sacrée est unique parmi toutes les sciences (par exemple, la philosophie de la nature, la métaphysique, l'épistémologie). « C'est seulement parce que la raison est éclairée par la foi, qui est elle-même de Dieu, que la théologie sacrée peut avoir un champ d'application aussi étendu : tout l'être, créé et incréé, est pris en considération[2] ».

Bien que la théologie sacrée procède sous l'influence formelle de la lumière divine, elle reste une science limitée au mode de connaissance humain. La connaissance humaine progresse par étapes, de manière discursive ou démonstrative ; la science théologique reflète cette manière humaine de connaître.

Toutes les sciences authentiques (scientiae) jouissent de la certitude dans leurs conclusions. Cependant, les conclusions de la théologie sacrée jouissent du plus haut degré de certitude parce que la certitude des conclusions théologiques dépend de la certitude des principes de foi divinement révélés et peut s'y résoudre. En d'autres termes, toutes les conclusions valides tirées dans le cadre de la théologie sacrée portent les caractéristiques des principes dont elles découlent. Parce qu'ils proviennent de Dieu, les articles de foi sont absolument certains, et les conclusions tirées des articles de foi participent à la certitude de ces articles.

Il y a une véritable cohérence entre la certitude des articles de foi et la certitude des conclusions théologiques. Mais il y a encore une différence entre ces deux types de certitude. La certitude des articles de foi est une certitude immédiate. En revanche, la certitude des conclusions théologiques est une certitude médiate ou scientifique qui trouve son origine dans la capacité de l'intelligence humaine à voir le lien entre deux vérités et à en tirer une nouvelle vérité. Ainsi, bien que la certitude de la science théologique participe à la certitude surnaturelle de la foi, il s'agit toujours de certitudes distinctes. La certitude de la science théologique dépend du processus discursif du théologien et se fonde donc sur la raison humaine et pas seulement sur la lumière de la foi. La certitude des conclusions théologiques est donc dérivée de la lumière de la raison humaine.

La théologie sacrée comme sagesse

La théologie sacrée est véritablement scientifique dans la mesure où l'intelligence humaine peut réellement poursuivre une compréhension approfondie de la vérité divinement révélée. Mais il y a plus : la théologie sacrée est validée par le fait que les saints au ciel voient réellement Dieu tel qu'il est en lui-même et participent à la science divine de Dieu. La contingence humaine n'est pas un obstacle absolu à la contemplation divine. Bien que les saints au ciel soient dans un état glorifié, ils restent véritablement humains, avec toutes les limitations et restrictions essentielles de la nature humaine. Ainsi, les saints sont la preuve vivante que les personnes humaines peuvent participer à la connaissance de Dieu. La théologie sacrée en tant que science est la réponse humaine de ceux qui, ici sur terre, contemplent les mystères divins « dans l'attente de la vision bienheureuse de Dieu – consommation de la foi » (CEC n° 1274). Les saints du ciel sont donc des démonstrations vivantes que la théologie sacrée n'est pas un effort futile.

Cependant, si l'on ne veut pas conclure que la théologie sacrée est exclusivement caractérisée par les limites de la créature humaine, il est important de se rappeler que les saints témoignent également d'une autre dimension de la théologie sacrée : la sagesse (en latin, sapientia). Tout comme la science met l'accent sur le fait que la rationalité créée peut sonder les profondeurs de la vérité divine par déduction, la dimension de sagesse met l'accent sur le fait que Dieu a invité les créatures rationnelles à partager le plus haut des mystères divins.

La révélation divine reflète la sagesse de Dieu. « Il a plu à Dieu dans sa sagesse et sa bonté de se révéler en personne et de faire connaître le mystère de sa volonté grâce auquel les hommes, par le Christ, le Verbe fait chair, accèdent dans l’Esprit Saint auprès du Père et sont rendus participants de la nature divine » (CEC n° 51). Les saints montrent que, grâce à la générosité de Dieu, les hauteurs de la divinité ne sont pas inaccessibles aux personnes humaines. « À cause de sa transcendance, Dieu ne peut être vu tel qu’Il est que lorsqu’il ouvre lui-même son mystère à la contemplation immédiate de l’homme et qu’Il lui en donne la capacité. Cette contemplation de Dieu dans sa gloire céleste est appelée par l’Église “la vision béatifique” » (CEC n° 1028).

Les saints du ciel contemplent Dieu et toutes les choses en relation avec Dieu. Ils voient l'être de Dieu et, par conséquent, sa priorité absolue sur tous les êtres. Ainsi, l'activité céleste des saints signale aux croyants chrétiens que la sublimité de Dieu est le point de départ ultime de toute contemplation. Certes, les saints dans la gloire connaissent les hauteurs de la divinité avec une intimité qui dépasse de loin les chrétiens les plus croyants. Néanmoins, la contemplation intime et immédiate des saints manifeste la manière dont tous les amis de Dieu devraient vivre et contempler : en référence aux choses les plus élevées et, en fin de compte, à Dieu, l'être absolument le plus élevé.

La théologie sacrée est façonnée par les hauteurs de la sagesse. Parce que la science théologique reçoit ses premiers principes de Dieu, elle est radicalement attachée à la sublimité et à la priorité de ses premiers principes. Par conséquent, la théologie sacrée ne s’intéresse pas seulement aux conclusions tirées des premiers principes de la foi. Au contraire, la théologie sacrée est suprêmement structurée autour de la sublime priorité de ses premiers principes, précisément en tant que principes. Parce que le travail de la théologie sacrée implique toujours une appréciation toujours plus profonde de ses principes premiers divinement révélés, la théologie sacrée est, radicalement, une sagesse.

La théologie sacrée cherche donc à pénétrer dans la formalité et le sens de ses premiers principes. Cette tâche implique d'ordonner des clarifications sur les articles de foi trouvés dans l'Écriture, la Tradition et l'enseignement du Magistère. L'ordre que la théologie sacrée recherche dans ce contexte découle de sa tâche d'atteindre une plus grande précision contemplative sur ce qui a été divinement révélé.

La tâche de la sagesse réside aussi dans la reconnaissance de l'analogie de la foi. « Par "analogie de la foi", nous entendons la cohérence des vérités de foi entre elles et dans le projet total de la Révélation » (CEC n° 114). L'incarnation du Verbe éternel et la présence réelle de Jésus dans l'Eucharistie sont toutes deux des mystères de la foi. Ce sont des articles de foi divinement révélés. En tant que science, la théologie sacrée peut identifier une myriade de vérités virtuellement contenues dans ces mystères sacrés. En tant que sagesse, cependant, la théologie sacrée identifie également la profonde résonance entre ces mystères sacrés. En effet, d'un point de vue sapientiel, la théologie sacrée reconnaît qu'une plus grande clarté sur un mystère de la foi éclaire un autre mystère. Par exemple, une meilleure compréhension de l'Incarnation entraîne une compréhension plus profonde du Saint-Sacrement (et vice versa).

En fin de compte, Dieu est le mystère le plus élevé de la foi. Ainsi, la plus haute expression de la sagesse consiste à contempler (« résoudre ») tous les principes en référence à Dieu. La centralité sapientielle de Dieu est la vérité consommée de toute la réalité. « La vérité de Dieu est sa sagesse qui commande tout l'ordre de la création et du gouvernement du monde. Dieu qui, seul, a créé le ciel et la terre, peut seul donner la connaissance véritable de toute chose créée dans sa relation à Lui » (CEC n° 216). Parce que le Dieu de la sagesse a révélé sa sagesse à ses créatures, ses créatures peuvent participer à sa sagesse en considérant également toutes les choses par rapport à Dieu.

« Puisque Dieu crée avec sagesse, la création est ordonnée » (CEC n° 299). En effet, sa création lui est ordonnée. Ainsi, les merveilles de Dieu et de l'univers qu'il a créé nous incitent à « lui rendre grâce pour toutes ses œuvres et pour l’intelligence et la sagesse qu’il donne aux savants et aux chercheurs. Avec Salomon, ceux-ci peuvent dire : "c’est Lui qui m’a donné la science vraie de ce qui est, qui m’a fait connaître la structure du monde et les propriétés des éléments [...] car c’est l’ouvrière de toutes choses qui m’a instruit, la Sagesse" » (CEC n° 283).

La théologie sacrée est issue de la sagesse de Dieu et, en tant que sagesse, la théologie sacrée ne perd jamais de vue les articles de la foi. C'est dans la sagesse que Dieu a créé. C'est dans la sagesse que Dieu révèle. Et à cause de la sagesse, la théologie sacrée ne cesse de contempler tout ce que Dieu a créé en référence à la révélation divine.

III. Spécificités de la théologie sacrée

La théologie sacrée étant définie comme « la foi cherchant à comprendre », le caractère de la foi et la structure de l'intelligence informent tous deux la contemplation théologique. Comme nous l'avons vu plus haut, la théologie sacrée est à cheval entre la simplicité de Dieu et l'unité de la révélation divine, d'une part, et la complexité de la connaissance humaine, d'autre part. Cette double simplicité-complexité permet d'expliquer pourquoi il existe différents types de théologie catholique. Différentes « écoles » de pensée chrétienne jalonnent l'histoire de la théologie. Il n'y a qu'une seule foi chrétienne, mais il peut y avoir différentes théologies chrétiennes.

Bien que ces différentes théologies présentent des divergences doctrinales notables et significatives, elles partagent une unité fondamentale. Toutes les expressions authentiques de la théologie chrétienne ont en commun la foi. Elles reçoivent toutes la révélation divine et y adhèrent. Aucun théologien ou école théologique catholique ne nie l'un ou l'autre des articles de foi. En effet, tous reconnaissent que la révélation divine est le point de départ nécessaire de leur réflexion théologique.

Par conséquent, les divergences qui distinguent les différentes écoles ou expressions de la théologie catholique ne sont pas de l'ordre de la foi. Ces différences sont plutôt de l'ordre de la raison et de la compréhension. Tous les théologiens catholiques cherchent sincèrement à comprendre la foi. Mais tous les théologiens catholiques ne comprennent pas la foi de la même manière. Il y a des interprétations et des conclusions différentes sur ce que Dieu a divinement révélé.

Qu'est-ce qui explique ces différences de compréhension ? En fin de compte, ce sont des convictions philosophiques différentes qui expliquent les divergences entre les théologiens catholiques et entre leurs écoles théologiques respectives. Ces convictions philosophiques sont des présupposés sur l'être et la réalité que les théologiens apportent inévitablement dans leur travail. La façon dont on conçoit l'être – l'un des grands sujets philosophiques – influencera nécessairement la façon dont on comprend la révélation divine. Pourquoi ? La révélation divine regorge de déclarations sur l'être divin et divinisé. En d'autres termes, la façon dont on conçoit l'être naturel affectera nécessairement la façon dont on comprend l'être divin. En outre, la façon dont on conçoit la nature humaine influencera la façon dont on comprend la nature humaine transformée par la grâce. « Il est impossible de mener à bien le projet de théologie systématique sans s'engager explicitement dans des options philosophiques particulières[3] ».

La théologie étant une foi en quête de compréhension, le contenu de la compréhension philosophique façonnera la compréhension théologique de la foi. Comme l'observe Joseph Ratzinger, « la spéculation théologique est liée à la recherche philosophique en tant que méthodologie de base ». En effet, « si la théologie a Dieu pour objet central, si son thème propre et ultime est non pas l'histoire du salut ni l'Église ou la communauté des fidèles, mais précisément Dieu, alors il lui faut nécessairement penser philosophiquement[4] ». Ratzinger poursuit :

Inversement, il reste hors de discussion que la philosophie précède la théologie et que, même depuis la révélation, elle n’accède jamais au niveau de la théologie, mais reste un chemin autonome de l’esprit humain, de telle manière cependant que la pensée philosophique peut pénétrer la pensée théologique sans cesser par là d’être philosophique[5].

Les présupposés philosophiques sont directement pertinents pour les conclusions théologiques sur la révélation divine, même si les présupposés philosophiques restent proprement philosophiques et présupposés. La théologie et la philosophie sont deux disciplines distinctes. La théologie est spécifiée par des principes premiers surnaturels, et la philosophie est spécifiée par des principes premiers naturels.

Bien entendu, «l'Église ne propose pas sa propre philosophie ni ne canonise une quelconque philosophie particulière au détriment des autres » (Jean-Paul II, Fides et ratio, n° 49). L'Église ne prescrit ni ne proscrit aucune philosophie spécifique en tant que philosophie. La philosophie naît de l'inclination naturelle de l'homme à connaître la vérité sur la réalité à la lumière de la raison naturelle. L'Église s'est vu confier le dépôt de la foi. Elle n'exerce pas de contrôle sur le raisonnement naturel des philosophes, précisément en tant que philosophes. Néanmoins, l'Église reconnaît que « l'étude de la philosophie revêt un caractère fondamental et qu'on ne peut l'éliminer de la structure des études théologiques » (Jean-Paul II, Fides et ratio, n° 62). Ainsi, Jean-Paul II explique :

Il revient au Magistère d'indiquer avant tout quels présupposés et quelles conclusions philosophiques seraient incompatibles avec la vérité révélée, formulant par là-même les exigences qui s'imposent à la philosophie du point de vue de la foi. En outre, dans le développement du savoir philosophique, diverses écoles de pensée sont apparues. Ce pluralisme met aussi le Magistère devant sa responsabilité d'exprimer son jugement en ce qui concerne la compatibilité ou l'incompatibilité des conceptions fondamentales auxquelles ces écoles se réfèrent avec les exigences propres de la parole de Dieu et de la réflexion théologique. (Jean-Paul II, Fides et ratio, n° 50)

Bien que le contrôle direct de la spéculation philosophique n'incombe pas à l'Église, elle sait reconnaître quand des principes philosophiques spécifiques et des conclusions particulières sont contraires à la révélation divine. Le rôle de l'Église en tant que gardienne de la révélation divine lui permet de porter des jugements sur la philosophie.

Par exemple, l'Église ne réglemente pas la question de savoir si les théologiens doivent maintenir la distinction réelle entre des principes philosophiques tels que l'essence et l'existence ou la puissance et l'acte. Les théologiens peuvent adhérer à différentes conceptions de l'être. Mais l'Église reconnaît que tout système philosophique qui nie formellement l'existence de l'être ou de la vérité est fondamentalement inconciliable avec la foi chrétienne. Par conséquent, elle peut légitimement s'opposer aux principes philosophiques du point de vue de la révélation divine – la lumière de la foi. Certaines positions philosophiques ne sont pas conciliables avec les vérités de la foi. Ainsi, « pour les besoins de la réflexion théologique, tous les systèmes philosophiques ne sont pas également valables[6] ».

En résumé, l'Église ne résout pas directement les questions proprement philosophiques et ne prend pas de décisions sur des questions formellement philosophiques. Cependant, elle peut aborder les questions philosophiques de manière indirecte, dans la mesure où les questions philosophiques sont pertinentes pour les questions de foi. En raison de sa compétence en matière de foi, l'Église s'intéresse au domaine de la raison. Par exemple, la nature de l'âme rationnelle relève du domaine de la recherche philosophique. Par conséquent, l'Église n'impose pas aux chrétiens de souscrire à une conception philosophique spécifique de l'âme (par exemple, une conception aristotélicienne ou platonicienne de l'âme). Néanmoins, si une philosophie soutenait que l'âme n'est pas immortelle, une telle position philosophique serait clairement fausse car inconciliable avec la foi.

L'Église ne discrimine donc pas les différentes philosophies précisément en tant que philosophies. Elle se préoccupe seulement de la compatibilité des différentes écoles philosophiques « avec les exigences propres de la parole de Dieu et de la réflexion théologique » (Jean-Paul II, Fides et ratio, n° 50). Ce type très spécifique de préoccupation ecclésiale ne signifie cependant pas que toutes les philosophies sont également correctes ou qu'il n'existe pas de vérité philosophique. Des affirmations philosophiques qui se contredisent mutuellement ne peuvent pas être vraies toutes les deux (par exemple, la forme et la matière sont soit vraiment distinctes, soit elles ne sont pas vraiment distinctes). Il est possible de connaître certaines vérités à la lumière de la raison naturelle. Et c'est précisément parce que toute vérité est en fin de compte la vérité de Dieu que l'Église a constamment encouragé les philosophes dans leur recherche permanente de la vérité naturellement connaissable.

De nombreux théologiens catholiques influents ont eu des convictions philosophiques différentes (par exemple, Augustin, Maxime, Bonaventure, Scot, Molina, Suarez). L'Église a toujours reconnu Thomas d'Aquin comme le géniteur d'une tradition intellectuelle particulièrement efficace (voir Léon XIII, Aeterni Patris). En effet, même au vingtième siècle, les théologiens ont observé que Vatican II « recommande que la théologie soit fondée sur l'héritage philosophique toujours valide qui nous vient de Thomas d'Aquin » . Évidemment, « cela ne signifie pas une adhésion rigide ou servile à la scolastique, mais cela implique une confiance sereine dans le fait que les principes de base utilisés pour le raisonnement théologique au cours des siècles n'ont pas perdu leur validité[7] ».

Bien sûr, le thomisme n'est pas la seule tradition intellectuelle valable. Encore une fois, les traditions intellectuelles issues d'Augustin, de Scot et de Molina – pour n'en nommer que quelques-unes – ont été formidables et significatives dans l'histoire de l'Église. Néanmoins, « l'Église a eu raison de proposer constamment saint Thomas comme un maître de pensée et un modèle de la bonne manière de faire de la théologie » (Jean-Paul II, Fides et ratio, n° 43).

IV. Le pape François sur la théologie et le désir de foi

Dans son encyclique Lumen fidei de 2013, le pape François a donné un aperçu de la relation entre la foi et la théologie : « Puisque la foi est une lumière, elle nous invite à nous incorporer en elle, à explorer toujours davantage l’horizon qu’elle éclaire, pour mieux connaître ce que nous aimons » (François, Lumen fidei, n° 36). Le désir d'amour est au centre de la présentation de la théologie sacrée par le Saint-Père. Il rappelle au monde que c'est « de ce désir » que « [naît] la théologie chrétienne ». Ainsi, la théologie de l'Église chrétienne est une discipline qui naît du profond désir humain de connaître Dieu, l'objet de notre amour.

Dieu, la personne humaine et l'orientation de la personne humaine vers Dieu dans la foi servent donc de fondement à la théologie. La théologie est le désir proprement humain de connaître toujours plus pleinement le Dieu que nous aimons, qui nous a aimés le premier et qui nous a révélé son amour.

Bien entendu, la manifestation suprême de l'amour de Dieu pour l'humanité est Jésus-Christ, le Verbe incarné. Notre Seigneur incarné explique lui-même l'existence de la théologie ainsi que la tâche sublime de la théologie. « Il est [...] clair que la théologie est impossible sans la foi et qu’elle appartient au mouvement même de la foi, qui cherche l’intelligence la plus profonde de l’autorévélation de Dieu, qui atteint son sommet dans le Mystère du Christ » (François, Lumen fidei, n° 36). Par l'incarnation du Verbe éternel, Dieu nous a montré qu'il est « le Sujet qui se fait connaître et se manifeste dans la relation de personne à personne ». Par conséquent, « La foi droite conduit la raison à s’ouvrir à la lumière qui vient de Dieu, afin que, guidée par l’amour de la vérité, elle puisse connaître Dieu plus profondément » (François, Lumen fidei, n° 36).

La théologie sacrée est donc « une science de la foi » – « une participation à la connaissance que Dieu a de lui-même ». Le caractère scientifique de la théologie sacrée est loin d'être insipide ou impersonnel. La théologie « n’est pas seulement une parole sur Dieu, mais elle est avant tout l’accueil et la recherche d’une intelligence plus profonde de la parole que Dieu nous adresse. Cette parole que Dieu prononce sur lui-même, parce qu’il est un dialogue éternel de communion, et qu’il admet l’homme à l’intérieur de ce dialogue » (François, Lumen fidei, n° 36).

À travers l'image frappante du « toucher », le pape François souligne le caractère essentiellement humble de la théologie sacrée. La théologie sacrée est une science qui provient d'une source située au-delà du plan de la découverte humaine naturelle. De plus, c'est une science orientée vers rien de moins que le Dieu qui se trouve au-delà de la compréhension humaine. « L’humilité qui se laisse "toucher" par Dieu, fait partie alors de la théologie, reconnaît ses limites devant le Mystère et est motivée à explorer, avec la discipline propre à la raison, les richesses insondables de ce Mystère » (François, Lumen fidei, n° 36).

Par conséquent, la théologie est une science ecclésiale. Dieu s'est révélé par l'incarnation du Verbe éternel et Jésus-Christ a confié son saint enseignement à l'Église catholique. Par conséquent, « la théologie partage en outre la forme ecclésiale de la foi » (François, Lumen fidei, n° 36). Une théologie sacrée sans Église est inconcevable. L'Église catholique est le sol toujours fertile dans lequel la théologie sacrée continue de croître et de prospérer. Et tous ceux qui résident dans l'Église – les « croyants ordinaires » ainsi que le « magistère du pape et des évêques » – participent à l'objectif et à l'œuvre de la théologie sacrée.

V. Conclusion

Toute introduction à la théologie catholique est insuffisante. La foi chrétienne est si vaste et si profonde qu'elle échappe à un simple résumé. Et pourtant, c'est précisément la raison pour laquelle la théologie catholique est si nécessaire. La vérité et la bonté de Dieu suscitent un désir au sein de la personne humaine – un désir de connaissance intime et d'union intime. En fin de compte, personne ne se satisfait d'une simple « introduction » à qui est Dieu et à ce qu'il a fait. Parce que la nature humaine est encline à la vérité et à la bonté, chacun veut en savoir plus sur Dieu, qui est la Vérité et la Bonté elles-mêmes.

 

Fr. Cajetan Cuddy, o.p.

 

La version intégrale de cet article peut être retrouvée sur le site de l'Encyclopedia of Catholic Theology.

 


[1] Romanus Cessario, Christian Faith and the Theological Life, The Catholic University of America Press, 1996, p. 75.

[2] William A. Wallace, The Role of Demonstration in Moral Theology, The Thomist Press, 1962, p. 38.

[3] Avery Dulles, Craft of Theology, From Symbol to System, Crossroad, 1994, p. 119.

[4] Joseph Ratzinger, Les principes de la théologie catholique, p. 355.

[5]Ibid.

[6] Avery Dulles, Craft of Theology, p. 132.

[7] Avery Dulles, Craft of Theology, p. 127.

À quoi sert-il d’être un serviteur inutile ?

Écrit par : Renaud Silly
Publié le : 3 Octobre 2022
  • exégèse
  • mérite
  • grâce
  • gouvernement divin
  • évangile de Luc
  • serviteur

Le texte évangélique

Dans l’évangile selon saint Luc, au chapitre 17, on lit : 

« Lequel d’entre vous, quand son serviteur aura labouré ou gardé les bêtes, lui dira à son retour des champs : Viens vite prendre place à table ? Ne lui dira-t-il pas plutôt : Prépare-moi à dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive. Ensuite tu mangeras et boiras à ton tour ? Va-t-il être reconnaissant envers ce serviteur d’avoir exécuté ses ordres ? De même vous aussi, quand vous aurez exécuté tout ce qui vous a été ordonné, dites : Nous sommes de simples serviteurs : nous n’avons fait que notre devoir

sic et vos cum feceritis omnia quae praecepta sunt vobis dicite servi inutiles sumus quod debuimus facere fecimus (Lc 17, 10)

 

La question théologique : le mérite du serviteur de Dieu

Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 114, a. 1, première objection :

« Il apparaît que l’homme ne peut rien mériter de Dieu. En effet, personne ne mérite un salaire lorsqu’il rend à autrui ce qu’il lui doit. Aristote le remarquait déjà : Tout le bien que nous faisons ne saurait récompenser ce que nous devons à Dieu de manière suffisante, car nous lui devons toujours davantage (Éthique à Nicomaque, VIII, 1163b15). De là vient ce qui est dit dans l’évangile de saint Luc : “Quand vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites : nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions.” Donc l’homme ne peut rien mériter de la part de Dieu. »

Comment répondre à cette objection ?

 

L’explication

Lors d’une visite pastorale dans une paroisse qui avait connu de grandes difficultés mais s’était relevée sous la poigne d’un prêtre de choc, un évêque disait : « Quelles grandes choses, mon père, l’Esprit Saint a réalisées par vous ! » ; et le prêtre de répondre : « Si vous aviez vu, Monseigneur, l’état de la paroisse lorsque l’Esprit Saint était seul à s’en occuper ! » Non pas que l’Esprit Saint ne puisse pas gouverner cette paroisse, mieux encore que ce prêtre. Mais d’ordinaire, il ne le veut pas.

Dans la parabole des talents (Mt 25, 14), le maître demande des comptes de ce qu’il a confié à ses serviteurs. C’est que Dieu veut non seulement le but, il veut aussi l’atteindre à travers la coopération de ses créatures. Il ne veut pas seulement la fin, mais aussi le moyen créé pour y parvenir.

De ces causes subordonnées à sa providence, la prière est une de celles que Dieu favorise. Sainte Catherine disait ainsi à son confesseur, qui lui demandait si sa prière était assez abandonnée à la volonté de Dieu, et si elle ne voulait pas le soumettre à la sienne :

« Dieu m’inspire le désir de demander dans la prière ce qui lui plaît, et il m’ôte le désir que je puis avoir de lui demander ce qui ne lui plaît pas; »

La prière collabore ainsi avec la providence et purifie par surcroît le désir de l’orant. Le Christ dit encore à Catherine (Le dialogue, réponse 1, chapitre 6) :

« Quant aux […] choses nécessaires à la vie humaine, Je les ai distribué[e]s avec la plus grande inégalité et Je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. Il était en mon pouvoir de doter les hommes de tout ce qui leur était nécessaire pour le corps et pour l’âme ; mais J’ai voulu qu’ils eussent besoin des autres afin qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi. »

Bref, les serviteurs de cette parabole sont tous sauf inutiles, et non parce qu’ils se pousseraient du col pour se rendre indispensables, mais parce que c’est la sagesse de Dieu de nous faire dépendre ainsi les uns des autres.

Si ces serviteurs ne sont pas inutiles, mais indispensables en vertu même de la libre providence, comment les qualifier ?

Jésus dans sa parabole tire une image de la vie courante. Dans le monde dont il nous parle, un esclave n’a aucun droit de propriété, même sur sa propre personne. Il est toujours redevable au maître, et incapable de racheter l’obligation qu’il lui a. Peu importe si cela nous choque, Jésus prend cela comme une évidence. La bizarrerie, l’incongruité, ce serait que le maître dise à l’esclave de retour des champs : « Assieds-toi, tu as assez travaillé pour aujourd’hui, restaure-toi. » Cette inconvenance mettrait tout le monde mal à l’aise, l’esclave en premier qui se demanderait ce que cela cache. L’ordre des choses, c’est que l’esclave après une journée de labeur serve encore le maître. Tout le monde y trouve son compte, et le sentiment de sa dignité. Lorsque le maître donne quitus à l’esclave qui a bien fait son travail, il sanctionne sa justice, qui consiste pour l’esclave à faire ce qu’il doit.

Mais la parabole ne s’arrête pas là. Jésus nous dit que « le maître fait une grâce à ce serviteur pour avoir fait ce qui lui a été ordonné » (v. 9). Cette grâce va bien plus loin que de la simple « reconnaissance ». L’esclave en effet ne cause pas la grâce du maître pour lui. En vertu de sa diligence et de son zèle, le maître le rétribuera justement. Mais la grâce ou la faveur du maître n’a pas d’autre motif ni cause que la bonté du maître. Lorsque le maître agrée l’œuvre du serviteur, son agrément procède de sa bienveillance et ne doit rien à la fidélité du serviteur. C’est pourquoi cet agrément ajoute quelque chose à l’œuvre bonne accomplie par le serviteur, supplément que ce dernier est incapable de lui conférer, quelque empressement qu’il apporte à l’accomplissement de sa tâche.

Qu’est-ce à dire sinon que la complaisance du maître qui ne doit rien aux efforts du serviteur est absolument gratuite ? Jésus nous parle d’un ordre de chose qui va donc au-delà de la justice. Cela ne la supprime pas, bien sûr. Quiconque croirait assez payer le boulanger auquel il achète son pain de sa complaisance à l’avoir reçu commettrait une injustice, cela ne prête pas à barguigner. Mais la grâce est d’un autre ordre. Elle nous dit comment Dieu, qui n’a besoin de rien parce qu’il possède tout, se réjouit du bien que nous lui faisons, non parce que nous le comblerions de quelque chose qu’il n’a pas, mais seulement parce qu’il est bon. C’est de lui-même qu’il tire toute bienveillance qu’il nous témoigne, et pas d’une reconnaissance qu’il ne nous doit pas. C’est pourquoi il peut nous témoigner de la bienveillance même quand nous ne sommes rien, et continuer à le faire tandis que le péché nous a rendus moins que rien.

Ainsi lorsque Dieu nous fait du bien, ce n’est pas d’abord en raison de nos mérites, mais de la grâce dont Il est libre d’user avec nous. Or cette grâce, il ne nous l’a pas ménagée, et l’histoire sainte est là pour nous montrer que la providence de Dieu est le dévoilement de cette bienveillance qui culmine dans l’offrande imméritée du Christ. 

« Des serviteurs inutiles », lit-on parfois. Inutile Mère Teresa ? Ce ne serait pas seulement l’insulter elle, mais aussi les miséreux qu’elle a arrachés à une mort ignoble. Inutile saint Thomas d’Aquin ? Pas sûr qu’ils seraient d’accord, les générations de dominicains (et d’autres …) qui ont compris grâce à lui quelque chose de l’essence de Dieu, de la Trinité, de la procession des personnes divines. Inutile, la veuve anonyme qui a glissé une modeste obole dans le tronc du Temple ? Mais Jésus a agréé son offrande, nous disant comment plaire à Dieu. Qu’est-ce qu’ils ont en commun ? Non seulement d’avoir servi à quelque chose ; mais surtout ils ont agi en vertu de la gratuité de Dieu. Cette bonté, saint Thomas a estimé qu’il valait la peine de lui consacrer dans une gratuité en retour des milliers d’heures de labeur acharné, et de se consumer pour elle. Mère Teresa en a fait autant pour des malades et des mourants. Ainsi rendaient-ils à Dieu un hommage humble et ébloui, dans un parfait acte de charité.

Notre relation à Dieu est asymétrique ? Bonne nouvelle, car nous serons justes avec lui en ne nous réservant rien.

 

La réponse de saint Thomas

  • La grâce est une bienveillance gratuite de Dieu, que le serviteur ne mérite pas et ne peut mériter. C’est en cela qu’ayant accompli son office il n’a rien à attendre de son maître et se dit à lui-même : je suis un serviteur inutile, je n’ai fait que ce que je devais faire. Ainsi, ce que le serviteur inutile reçoit de Dieu ne résulte en rien de son service : c’est un signe de la bienveillance de Dieu pour lui (Somme de théologie, Ia-IIae, q. 110, a. 1, resp., texte adapté) :

« Dans le langage courant, le mot grâce revêt une triple signification. Il désigne en premier lieu la dilection que l’on a pour quelqu’un. Par exemple, on dira que ce serviteur bénéficie de la grâce de son maître, en ce sens qu’il est aimé de son maître. En outre, on emploie le mot grâce pour signifier un don accordé gratuitement, lorsque l’on dit par exemple : je te fais cette grâce. Enfin on donne au mot le sens d’un remerciement pour un bienfait gratuit ; ainsi lorsque nous rendons grâce pour les bienfaits reçus.

Or de ces trois significations, la deuxième (le bienfait accordé gratuitement) découle de la première (la dilection pour le serviteur) : c’est en effet parce qu’on aime quelqu’un qu’on lui accorde des présents. Et la troisième (l’action de grâce) découle de la deuxième (le bienfait), puisque c’est à cause des bienfaits que l’on rend grâce. »

 

  • Le serviteur inutile est utile pour les hommes (Écrit sur les Sentences, II, dist. 27, a. 3, ad 3) :

« Même en rendant ce qu’on doit, on mérite. En effet, quelqu’un mérite aussi à l’égard de Dieu en ce qu’il est établi à l’égard des hommes comme ayant une vie digne de louange. Car l’acte de justice est louable, comme le sont les actes des autres vertus. C’est pourquoi même l’acte de justice est méritoire (bien que certains ont parfois pu le nier), alors que pourtant l’acte de justice consiste à rendre ce que l’on doit, y compris ce que l’on doit à l’homme. Car en effet, si ce que l’on rend, on le rend pour le devoir à autrui, de sorte qu’on ne peut se l’attribuer comme sien ; cependant dans cette action de rendre il y a tout ce qui n’était en rien dû : le mode de l’opération dans laquelle se fonde cette reddition, ainsi que le droit à mériter, ainsi que la louange de celui-là même qui rend parce qu’il a rendu volontairement et par amour de ce bien qu’est la justice. »

 

  • Les saints sont toujours des serviteurs inutiles (Commentaire sur Isaïe, collation sur le chapitre 44) :

« Les saints sont : élus par prédestination (Ep 1, 4: Il nous a élus…), formés par l’infusion de la grâce (Gn 2, 7: Le Seigneur forma… et insuffla…), rendus droits par la dilection (Ct 1, 3: ainsi t’aiment droitement…), serviteurs par le devoir qu’ils ont d’opérer (Lc 17, Nous sommes des serviteurs inutiles…). »

 

fr. Renaud Silly, o.p.

Note sur la fondation de l’Église

Écrit par : David Perrin
Publié le : 9 Juin 2022
  • église

Quand l’Église a-t-elle été fondée ? La question peut sembler, au premier abord, enfantine. Tout chrétien répondra que l’Église a été fondée par le Christ au cours de sa vie terrestre. Mais peut-on donner une date précise de cette naissance ? Serait-ce au début du ministère public, lors de l’appel des Douze (cf. Mc 3, 13-19) ou de l’institution de Pierre comme chef de l’Église (cf. Mt 16, 18) ? Ces deux événements marquent, en effet, des étapes importantes dans l’édification de l’Église ; mais à trop mettre l’accent sur ses éléments visibles, hiérarchiques, juridiques, on risque d’oublier « l’action du Christ et de l’Esprit Saint hors des limites visibles de l’Église[1] ».

Il conviendrait donc de préférer une conception plus pneumatologique que bellarminienne de l’Église[2]. La fondation de l’Église, dans cette logique, pourrait coïncider avec l’envoi de l’Esprit Saint à la Pentecôte. C’est à ce moment que les disciples reçurent en plénitude « la force » (Ac 1, 8) de l’Esprit Saint, qui les introduisit dans la vérité tout entière (cf. Jn 16, 13). Mais peut-être faudrait-il adopter une vision plus sacramentelle, centrée sur l’institution du sacrifice eucharistique, « la source et le sommet de toute la vie chrétienne[3] » ? Comme le dit le cardinal de Lubac : « C’est l’Église qui fait l’Eucharistie, mais c’est aussi l’Eucharistie qui fait l’Église[4]. » La Cène, cependant, n’est pas encore le moment où tout est « achevé » (Jn 19, 30). L’institution de l’eucharistie anticipe le don total du Christ sur la croix. Faut-il donc repousser la fondation de l’Église au moment où Jésus meurt sur la croix et voir dans l’eau et le sang qui jaillissent de son côté ouvert le signe de sa naissance ? De toutes les dates proposées, cette dernière semble aujourd’hui emporter l’adhésion, comme l’indique, entre autres, le Catéchisme de l’Église catholique :

Mais l’Église est née principalement du don total du Christ pour notre salut, anticipé dans l’institution de l’Eucharistie et réalisé sur la Croix. « Le commencement et la croissance de l’Église sont signifiés par le sang et l’eau sortant du côté ouvert de Jésus crucifié [LG 3]. » « Car c’est du côté du Christ endormi sur la Croix qu’est né l’admirable sacrement de l’Église tout entière [SC 5]. » De même qu’Ève a été formée du côté d’Adam endormi, ainsi l’Église est née du cœur transpercé du Christ mort sur la Croix [cf. S. Ambroise, Lc. 2, 85–89][5].

La Passion est assurément le moment le plus important de l’édification de l’Église, car c’est au cours de cet événement que le Christ a le plus aimé l’humanité et manifesté son amour. Il ne faut cependant pas isoler la Passion de tous les autres actes salvifiques de sa vie. Le Christ n’a pas commencé de mériter le salut de l’humanité sur la croix. Il l’a fait dès le premier instant de sa conception[6]. Tous les acta et passa du Christ, parce qu’ils ont une valeur salvifique, ont une dimension ecclésiologique, étant entendu que la Passion du Christ est le plus éminent de tous les actes sauveurs. Si l’Église vient du Christ, elle est l’œuvre de toute sa vie et sa Passion est son chef d’œuvre.

Mais si l’on dit que l’Église n’a pas été bâtie d’un seul coup, en un seul acte, par le Christ, une deuxième difficulté surgit. N’y avait-il pas d’Église avant le Christ ? Plusieurs Pères de l’Église ont parlé de « l’Église depuis Abel (ecclesia ab Abel)[7] ». Faut-il dire que la société des justes, avant le Christ, n’était pas vraiment l’Église, qu’elle n’était qu’une préparation, une préfiguration de l’Église ou bien qu’elle n’était pas encore l’Église en acte mais seulement l’Église en puissance ?

Cette question fait entrevoir encore une autre difficulté, celle de n’envisager l’ecclésiologie que dans la dépendance de la christologie et de l’économie rédemptrice. Au lieu de voir l’Église comme l’assemblée des hommes et des anges, celle-ci est ramenée à la seule assemblée des hommes. Un autre risque théologique, lié au précédent, est de la voir uniquement comme le moyen de salut du genre humain et non comme la fin du dessein divin englobant les anges et les hommes.


Pour répondre à ces différents problèmes, nous proposerons sept remarques, comme autant d’éléments qu’il importe, selon nous, de tenir quand on se penche, de manière générale, sur la fondation de l’Église et, de manière particulière, sur sa relation au Christ, le Verbe incarné. Le fil rouge de notre réflexion est que l’Église, en tant que société des saints — anges et hommes — est l’effet des missions invisibles et visibles du Verbe et de l’Esprit Saint.

 

I. Là où est l’Esprit de Dieu, là est l’Église

 

Ubi Spiritus Dei, ibi Ecclesia. Cette première proposition s’inspire d’une formule de saint Irénée de Lyon :

Là où est l’Église, il y a l’Esprit de Dieu et là où est l’Esprit de Dieu, il y a l’Église et toute grâce : l’Esprit est vérité (Ubi enim Ecclesia, ibi et Spiritus Dei, et ubi Spiritus Dei, illic Ecclesia et omnis gratia : Spiritus autem veritas)[8].

L’intérêt de cet adage est de lier essentiellement la présence de l’Église à l’action de l’Esprit Saint et à la communication de la grâce sanctifiante qui n’est autre que « l’amour de Dieu (…) répandu dans nos cœurs par le Saint Esprit qui nous fut donné » (Rm 5, 5). Le mystère de l’Église est coextensif à celui de l’inhabitation trinitaire dans les créatures douées de raison. Là où est l’Esprit de Dieu, autrement dit là où les Personnes divines agissent surnaturellement, là est l’Église.

Cette proposition évite de réduire le mystère de l’Église aux seules structures ecclésiales sacramentelles instituées par le Christ. Elle rend compte de l’universalité de l’Église dans le temps et l’espace, en mettant l’accent sur la sanctification opérée par les trois personnes divines ; sanctification que l’on peut approprier à l’Esprit Saint : « L’Esprit habite dans l’Église et dans le cœur des fidèles comme dans un temple (cf. 1 Co 3, 16 ; 6, 19), en eux il prie et atteste leur condition de fils de Dieu par adoption (cf. Ga 4, 6 ; Rm 8, 15–16.26)[9]. »

 

II. L’Église des missions divines est l’Église de la grâce et de la gloire

 

Les missions divines invisibles et visibles du Fils et de l’Esprit fondent l’Église : par elles, la sainte Trinité opère de manière spéciale dans les créatures raisonnables et les rend semblables à elle. L’inhabitation trinitaire, par laquelle la créature jouit de Dieu, s’effectue de deux manières : selon la grâce, in via, selon la gloire, in patria. La grâce et la gloire sont, en effet, les deux modalités d’une même « participation de la divine nature » (2 P 1, 4), la première étant une « disposition » à la seconde : « La grâce est une disposition à la gloire. » L’Église est donc la société de tous les êtres graciés et glorieux : « L’Église vit en deux états, celui de la grâce dans le temps présent celui de la gloire dans l’éternité, et c’est une seule et même Église (…)[10]. »
Cette proposition évite de réduire le mystère de l’unique Église à l’un ou l’autre état. Elle souligne, de nouveau, l’opération spéciale de Dieu qui fonde l’Église : la divinisation des créatures spirituelles réalisée par la sainte Trinité.

 

III. L’Église est la société des anges et des hommes

 

Le mystère de l’Église est coextensif au don de la vie éternelle commencée (grâce) ou consommée (gloire). Cette participation à la vie trinitaire ne concerne pas uniquement les hommes. La société ecclésiale rassemble les anges et les hommes en qui œuvre la sainte Trinité : « Il n’y aura pas deux sociétés, celle des hommes et celle des anges, mais une seule, car tous ont la même béatitude : adhérer au Dieu unique[11]. » Il convient donc de ne pas avoir une vision anthropocentrée de l’Église. Quand on cherche l’origine de l’Église exclusivement à partir des mystères de la vie du Christ, on risque d’oublier que l’Église a une finalité qui dépasse l’économie de la rédemption des hommes : « L’Église ne relève pas seulement de la réalisation (πραγματεία) mais plus radicalement du dessein (οἰϰονομία), du projet de Dieu sur le monde, en particulier sur ses créatures spirituelles[12]. » Elle est la « congregatio fidelium[13] », la « communio sanctorum » des hommes et des anges.

Cette proposition évite de réduire l’Église à la société des seuls saints humains. Elle manifeste l’unité des créatures spirituelles et la communion des personnes réalisée par Dieu au ciel et sur la terre.

 

IV. La grâce dans ses deux modes

 

C’est la grâce qui fait des créatures in via des membres de l’Église et qui assure entre eux « l’unité de l’Esprit » (Ep 4, 3). Mais la grâce dont les anges ont bénéficié à leur création, celle qui fut offerte à l’origine à Adam et Ève, et celle qui est offerte aux hommes, après leur chute, ne sont pas différentes. La ratio de la grâce demeure la même : c’est toujours une certaine participation de la nature divine qui confère aux créatures spirituelles l’adoption filiale. Ce qui varie est le modus de la grâce[14], c’est-à-dire la manière dont Dieu donne la grâce aux créatures spirituelles. Chez les hommes, ce modus a varié en raison du péché originel. La sanctification que Dieu leur offre, depuis le péché originel, est une rédemption ; ce qu’elle n’était pas dans l’état de justice originelle.

Cette quatrième proposition évite de considérer que l’Église, dans sa ratio, a commencé d’être avec l’économie de la rédemption humaine. Elle rappelle que la fin surnaturelle de toutes les créatures, anges et hommes, est de vivre dans l’amitié avec Dieu et que la grâce puis la gloire sont les moyens offerts par Dieu pour atteindre cette fin dernière.

 

V. L’Église, corps mystique dont le Verbe est la tête et l’Esprit Saint est l’âme

 

L’Église est comparable à un corps parce que plusieurs membres — anges et hommes — le composent. De ce corps mystique, si l’on poursuit l’analogie, l’âme est appropriable à l’Esprit Saint, qui vivifie et unifie tout le corps, et la tête au Verbe de Dieu qui conduit le corps[15]. Cette analogie est vraie depuis l’origine :

Dans l’économie de la justice originelle, anges et hommes en grâce eussent formé le corps mystique du Verbe, tous adoptés et animés par le même Esprit de Dieu. Premier-né d’une multitude de frères, le Verbe eut été la tête invisible de ce corps de grâce, comme il l’a été effectivement pour les anges au cours de leur brève via[16].

Après la chute d’Adam et Ève, le corps mystique n’a changé ni d’âme ni de tête. C’est toujours dans le Fils et par l’Esprit que les hommes deviennent des fils adoptifs de Dieu, mais c’est par la foi dans le Fils incarné que les hommes, après la chute, sont sauvés.

Cette cinquième proposition évite de faire des seules missions visibles du Fils et de l’Esprit les actes fondateurs de l’Église. Elle montre la continuité entre les missions invisibles et visibles du Fils et de l’Esprit et le fait que l’Église, depuis l’origine, peut être appelée, par mode d’appropriation, l’Église du Verbe, en raison du dessein divin d’adoption filiale, et depuis la chute, l’Église du Verbe incarné.

 

VI. L’Église du Verbe incarné

 

Depuis le péché originel, en effet, Jésus Christ, le Verbe incarné, est l’unique médiateur entre Dieu et les hommes : « Car Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s’est livré en rançon pour tous. » (1 Tm 2, 5). C’est par lui et par lui seul, après le péché originel, que le salut est offert : « Car il n’y a pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes, par lequel nous devions être sauvés » (Ac 4, 12). Cela est vrai aussi bien avant qu’après l’incarnation du Verbe. Les hommes qui ont été justifiés, après le péché originel, l’ont été en vertu de leur foi, plus ou moins explicite, dans la Trinité et dans l’incarnation à venir. Les signes de la foi que les hommes instituaient quand ils suivaient la loi de nature[17], les signes, ensuite, que Dieu a édictés à Abraham, comme la circoncision[18] et les préceptes cérémoniels de la loi de Moïse[19] étaient des sacrements du Christ à venir[20]. Mais ils n’étaient pas des causes instrumentales du salut, comme le sont les sacrements de la loi nouvelle. À l’occasion de ces signes, les hommes professaient leur foi dans le Christ à venir. Celui-ci était déjà source de salut avant son incarnation effective :

La grâce capitale du Christ est à l’œuvre depuis le commencement du monde, ce par quoi les hommes ont commencé d’être ses membres[21].

Cette grâce, qui leur était donnée « par anticipation, par exaucement rétroactif de la grande intercession méritoire que le Christ fera monter de la croix[22] », faisait déjà d’eux des chrétiens. Mais cette incorporation était encore imparfaite, parce que ces hommes ne voyaient le Christ que « de loin » (He 11, 13)[23]. Il fallait attendre l’incarnation rédemptrice du Verbe, depuis la conception du Christ à l’Annonciation jusqu’à sa descente au séjour des morts, pour que 1) la plénitude de la Vérité soit révélée, 2) que le salut fût réalisé par mode d’efficience, de mérite et de satisfaction 3) et que la grâce fût communiquée aux hommes, principalement par les sacrements qu’il avait institués. Ceux-ci ont été signifiés par l’eau et le sang qui jaillirent de son côté ouvert sur la croix[24].

Cette proposition écarte deux erreurs principales : l’une, qui consiste à dire qu’il n’y a pas eu de saints avant l’incarnation effective du Christ ; l’autre, que Dieu a accordé son salut en dehors du Christ Jésus. Contre l’une et l’autre, nous tenons qu’« il n’y a qu’une seule économie salvifique du Dieu Un et Trine, réalisée dans le mystère de l’incarnation, mort et résurrection du Fils de Dieu, mise en œuvre avec la coopération du Saint-Esprit et élargie dans sa portée salvifique à l’humanité entière et à l’univers (…)[25]. »

 

VII. « L’Église, sacrement universel du salut »

 

L’Église n’a pas commencé d’être, dans le temps, avec l’incarnation rédemptrice du Christ. Celle-ci existait dès la création en état de grâce des anges et des hommes. Ce que le Christ a institué, c’est un modus nouveau de grâce qui s’impose depuis son incarnation comme le mode ordinaire par lequel Dieu veut sauver les hommes : le mode sacramentel[26].

Ce mode nouveau, que les sacrements de la loi ancienne préfiguraient, prolonge la dérivation de la grâce par contact de l’humanité. Les sacrements de la loi nouvelle sont ainsi la cause instrumentale séparée de la grâce. Ils sont « comme les mains du Christ étendues sur nous à travers le temps et l’espace[27] ». Par ce mode, le mystère de l’Église est rendu davantage visible aux hommes, principalement dans l’Église catholique, en qui l’unique Église du Christ « subsiste de façon inamissible[28] ».

Si la dispensation de la grâce, in via, s’effectue principalement et ordinairement par les sacrements, le Christ continue, cependant, d’accorder sa grâce d’une manière non sacramentelle, « par des voies connues de lui (viis sibi notis)[29] ». Le Christ n’a pas lié sa puissance aux sacrements[30]. Il continue de toucher des hommes, dans le secret des cœurs, par des voies non-sacramentelles. Ceux qui ne sont pas sanctifiés par la médiation d’un sacrement donné par un ministre de l’Église ne sont pas cependant sauvés en dehors de l’Église. Les grâces qu’ils reçoivent ont « une relation mystérieuse à l’Église (quamquam arcanam habet necessitudinem cum Ecclesia)[31] » et les ordonnent à elle. Il faut admettre, cependant, qu’elles ne sont que des suppléances aux grâces sacramentelles. Elles ne procurent pas les « effets spéciaux nécessaires à la vie chrétiennex[32] » propres à ces dernières. Elles incorporent réellement ceux qui les reçoivent au corps du Christ, puisqu’elles les associent au mystère pascal[33], mais d’une manière imparfaite. Ceux qui en bénéficient sont la partie immergée, imparfaitement sacramentelle, de l’Église. Ils sont disposés par elles à devenir formellement membres de l’Église.

Cette dernière proposition s’oppose à l’idée selon laquelle il y aurait deux économies rédemptrices qui coexisteraient depuis la venue du Christ : celle du Verbe non incarné, d’un côté, et celle du Verbe incarné, de l’autre ; la première touchant tous les hommes de bonne volonté, l’autre ceux qui appartiennent à l’Église visible[34]. Cette dernière proposition préserve l’unicité de l’économie salvifique, dont « la source » et « le centre »[35] est le mystère de l’Incarnation du Verbe, mais également le lien de tout homme, sauvé par le Christ, à son Église. Celui qui accueille la grâce sanctifiante, méritée par le Christ et communiquée par l’Esprit, participe de la vie divine mais aussi, car c’est tout un, de la vie de « la seule et unique Église de Dieu[36] », à des degrés divers. L’appartenance à la vie de l’Église, qui n’est autre que la vie du Royaume de Dieu, « puisqu’elle en est le germe, le signe et l’instrument (cuius est germen, signum et instrumentum)[37] » trouvera son achèvement dans la gloire.

 

***

 

Au terme de ce parcours en sept étapes, nous comprenons mieux de quelle manière il faut entendre le fondement, l’institution ou la naissance de l’Église par le Christ. Ce qui est né du Christ, c’est-à-dire des acta et passa du Verbe incarné, en particulier de sa Passion, n’est pas l’Église en tant que telle, c’est-à-dire la société des saints anges et des saints hommes, car celle-ci existe depuis la création en grâce des anges et des hommes, mais « l’admirable sacrement de l’Église tout entière »[38], autrement dit, le modus sacramentel, visible, par lequel Dieu veut communiquer sa grâce aux hommes et les lier entre eux et aux anges par la divine charité. Ce modus sacramentel qui inaugure le Royaume de Dieu sur la terre trouvera, à la fin des temps, son point d’achèvement et d’éclosion quand Dieu sera « tout en tous » (1 Co 15, 28)[39].

 

Fr. David Perrin o.p.

 


  1. Jean-Paul II, Lettre encyclique sur la valeur permanente du précepte missionnaire, Redemptoris missio (1990), n° 18. « opus Christi et Spiritus extra visibiles fines [Ecclesiae] non excludat ».  ↩

  2. Sur la conception ecclésiologique de saint Robert Bellarmin et sa définition de l’Église comme « evocatio sive caetus vocatorum » et « coetus hominis ita visibilis et palpabilis », cf. entre autres, Alexandra Diriart, Ses frontières sont la charité. L’Église Corps du Christ et Lumen Gentium, Préface de G. Cottier, Paris, Lethielleux, Groupe DDB (coll. « Études Charles Journet »), 2011, p. 288-324.  ↩

  3. IIe Concile œcuménique du Vatican, Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium, n° 11. « totius vitae christianae fontem et culmen. »  ↩

  4. Henri de Lubac, Méditation sur l’Église, Paris, Aubier (coll. « Théologie ») n° 27, 19543, p. 113. Le pape Jean-Paul II a consacré une de ces encycliques à ce thème. Cf. Jean-Paul II, Lettre encyclique sur l’eucharistie dans son rapport à l’Église, Ecclesia de eucharistia (2003).  ↩

  5. Catéchisme de l’Église catholique (1992), n° 766.  ↩

  6. Cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIIa, q. 34, a. 3.  ↩

  7. Abel est le premier, après le péché, à mourir en juste avant Adam. Cf. Yves Congar, « Ecclesia ab Abel », Abhandlungen über Theologie und Kirche, Festschrift für Karl Adam, Dusseldorf, 1952, p. 79-109. La constitution dogmatique sur l’Église, Lumen Gentium, mentionne ce thème patristique : « Alors, comme on peut le lire dans les saints Pères, tous les justes depuis Adam, ‘‘depuis Abel le juste jusqu’au dernier élu’’ se trouveront rassemblés auprès du Père dans l’Église universelle. » IIe Concile œcuménique du Vatican, Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium (1964), n° 2. « Tunc autem, sicut apud sanctos Patres legitur, omnes iusti inde ab Adam, ‘‘ab Abel iusto usque ad ultimum electum’’ in Ecclesia universali apud Patrem congregabuntur. »  ↩

  8. Irénée de Lyon, Adversus Haereses, livre III, chap. XXIV, 1, t. II, édition critique Adelin Rousseau et Louis Doutreleau, Paris, Cerf (« coll. « Sources chrétiennes ») n° 211, 1974, p. 473-475.  ↩

  9. IIe Concile œcuménique du Vatican, Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium, no4. « Spiritus in Ecclesia et in cordibus fidelium tamquam in templo habitat (cf. 1 Co 3, 16 ; 6, 19), in eisque orat et testimonium adoptionis eorum reddit (cf. Ga 4, 6 ; Rm 8, 15-16 et 26). »  ↩

  10. Super Col., cap. 1, lect. 5. « Ecclesia quidem habet duplicem statum, scilicet gratiae in praesenti et gloriae in futuro, et est eadem Ecclesia (…) ».  ↩

  11. Sum. theol., Ia, q. 108, a. 8, co. « Sed hoc est contra Augustinum, qui dicit XII de Civ. Dei, quod non erunt duae societates hominum et Angelorum, sed una, quia omnium beatitudo est adhaerere uni Deo. »  ↩

  12. François Daguet, Théologie du dessein divin chez Thomas d’Aquin. Finis omnium Ecclesia, Paris, Vrin, 2003, p. 16.  ↩

  13. Cf., par exemple, Sum. theol., IIIa, q. 8, a. 4, ad 2.  ↩

  14. Le modus regarde toujours les conditions d’exercice d’une forme ou d’une ratio : « Ce que la forme requiert d’abord, c’est la détermination ou la proportionnalité de ses principes, soit matériels, soit efficients, et c’est ce qu’on entend par le mode (…). » Sum. theol., Ia, q. 5, a. 5, co. « Praeexigitur autem ad formam determinatio sive commensuratio principiorum, seu materialium, seu efficientium ipsam, et hoc significatur per modum (…). »  ↩

  15. Saint Thomas explique l’analogie de la manière suivante dans la Somme de théologie : « La tête a une supériorité manifeste sur les autres membres extérieurs ; le cœur, lui, exerce une influence cachée. C’est pourquoi l’on compare au cœur le Saint-Esprit, qui vivifie et unifie invisiblement l’Église ; et l’on compare à la tête le Christ, dans sa nature visible, parce que, comme homme, il l’emporte sur les autres hommes. » Sum. theol., IIIa, q. 8, a. 1, ad 3. « Ad tertium dicendum quod caput habet manifestam eminentiam respectu exteriorum membrorum, sed cor habet quandam influentiam occultam. Et ideo cordi comparatur spiritus sanctus, qui invisibiliter Ecclesiam vivificat et unit, capiti comparatur Christus, secundum visibilem naturam, qua homo hominibus praefertur. »  ↩

  16. F. Daguet, op. cit., p. 168.  ↩

  17. Cf. Sum. theol., IIIa, q. 70, a. 2, ad 1. « Immédiatement après le péché du premier homme, la science personnelle d’Adam, qui avait été plus parfaitement instruit des choses de Dieu, maintenait assez de foi et de raison naturelle chez l’homme pour qu’il ne soit pas nécessaire d’instituer pour les hommes des signes de la foi et du salut, et chacun témoignait de sa foi à sa guise par des signes qui la manifestaient. » ; « immediate post peccatum primi parentis, propter doctrinam ipsius Adae, qui plene instructus fuerat de divinis, adhuc fides et ratio naturalis vigebat in homine in tantum quod non oportebat determinari hominibus aliqua signa fidei et salutis, sed unusquisque pro suo libitu fidem suam profitentibus signis protestabatur. »  ↩

  18. Cf. Sum. theol., IIIa, q. 70, a. 4, co. « La circoncision conférait la grâce parce qu’elle était le signe de la foi à la passion future : l’homme qui recevait la circoncision professait qu’il embrassait cette foi, l’adulte pour lui-même et un autre pour les enfants. Aussi l’apôtre dit-il (Rm 4, 11) : ‘‘Abraham reçut le signe de la circoncision comme sceau de sa justification par la foi.’’ C’est-à-dire que la justice venait de la foi signifiée par la circoncision, et non la circoncision qui la signifiait. » ; « Circumcisio autem conferebat gratiam inquantum erat signum fidei passionis Christi futurae, ita scilicet quod homo qui accipiebat circumcisionem, profitebatur se suscipere talem fidem ; vel adultus pro se, vel alius pro parvulis. Unde et apostolus dicit, Rom. IV, quod Abraham accepit signum circumcisionis, signaculum iustitiae fidei, quia scilicet iustitia ex fide erat significata, non ex circumcisione significante. »  ↩

  19. Cf. Sum. theol., Ia-IIae, q. 103, a. 2, c. « Toutefois, dès le temps de la loi, les âmes croyantes pouvaient par la foi s’unir au Christ incarné et crucifié, et ainsi elles étaient justifiées en vertu de la foi au Christ qu’elles professaient de quelque manière en observant les cérémonies qui figuraient le Christ. Donc, si sous la loi ancienne on offrait certains sacrifices pour les péchés, ce n’est pas que ces sacrifices fussent capables de purifier du péché, mais ils constituaient une profession de la foi qui en purifiait. » ; « Poterat autem mens fidelium, tempore legis, per fidem coniungi Christo incarnato et passo, et ita ex fide Christi iustificabantur. Cuius fidei quaedam protestatio erat huiusmodi caeremoniarum observatio, inquantum erant figura Christi. Et ideo pro peccatis offerebantur sacrificia quaedam in veteri lege, non quia ipsa sacrificia a peccato emundarent, sed quia erant quaedam protestationes fidei, quae a peccato mundabat. »  ↩

  20. Cf. Sum. theol., IIIa, q. 61, a. 3, c. « Avant la venue du Christ, il fallait déjà des signes visibles par lesquels l’homme professerait sa foi en la venue future du Sauveur. Ce sont ces signes qu’on appelle sacrements. Ainsi est-il évident que l’institution de certains sacrements s’imposait avant la venue du Christ » ; « Et ideo oportebat ante Christi adventum esse quaedam signa visibilia quibus homo fidem suam protestaretur de futuro salvatoris adventu. Et huiusmodi signa sacramenta dicuntur. Et sic patet quod ante Christi adventum necesse fuit quaedam sacramenta institui. »  ↩

  21. III Sent., d. 13, q. 3, a. 2, qa 1, s.c. 2. « gratia capitis operata est a constitutione mundi, ex quo homines membra ejus esse coeperunt (…) ».  ↩

  22. Charles Journet, L’Église du Verbe incarné. Essai de théologie spéculative, dans Œuvres Complètes, vol. III « Sa structure interne et son unité catholique » [t. II, 1951], Saint-Maurice, Suisse Éditions Saint-Augustin, 1999, p. 1048.  ↩

  23. « C’est dans la foi qu’ils moururent tous sans avoir reçu l’objet des promesses, mais ils l’ont vu et salué de loin, et ils ont confessé qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. » He 11, 13.  ↩

  24. Cf. Sum. theol., IIIa, q. 62, a. 5, co. « Il est évident, d’après ce que nous avons dit antérieurement que c’est surtout la passion du Christ qui nous a délivrés de nos péchés par manière d’efficience, de mérite, mais aussi de satisfaction. De même encore est-ce par sa passion que le Christ a inauguré le régime cultuel de la religion chrétienne en ‘‘s’offrant lui-même en offrande et en victime à Dieu’’, dit l’épître aux Éphésiens (5, 2). Il est donc évident que les sacrements de l’Église tiennent spécialement leur vertu de la passion du Christ ; c’est la réception des sacrements qui nous met en communication avec la vertu de la passion du Christ. L’eau et le sang jaillis du côté du Christ en croix symbolisent cette vérité, l’eau se rapporte au baptême et le sang à l’eucharistie, car ce sont les sacrements les plus importants. » ; « Manifestum est autem ex his quae supra dicta sunt, quod Christus liberavit nos a peccatis nostris praecipue per suam passionem, non solum efficienter et meritorie, sed etiam satisfactorie. Similiter etiam per suam passionem initiavit ritum Christianae religionis, offerens seipsum oblationem et hostiam Deo, ut dicitur Ephes. V. Unde manifestum est quod sacramenta Ecclesiae specialiter habent virtutem ex passione Christi, cuius virtus quodammodo nobis copulatur per susceptionem sacramentorum. In cuius signum, de latere Christi pendentis in cruce fluxerunt aqua et sanguis, quorum unum pertinet ad Baptismum, aliud ad Eucharistiam, quae sunt potissima sacramenta. »  ↩

  25. Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, Dominus Iesus (2000), no11. « De unica enim agitur Dei Unius et Trini salvifica oeconomia, quae ad rem deducitur in mysterio incarnationis, mortis et resurrectionis Filii Dei et Spiritu Sancto cooperante efficitur, quaeque in suo effectu salvifico ad homines cunctos et ad universum mundum pertingit (…). »  ↩

  26. IIe Concile œcuménique du Vatican, Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium, no48. « Le Christ élevé de terre a tiré à lui tous les hommes (cf. Jn 12, 32 grec) ; ressuscité des morts (cf. Rm 6, 9), il a envoyé sur ses Apôtres son Esprit de vie et par lui a constitué son Corps, qui est l’Église, comme le sacrement universel du salut ; assis à la droite du Père, il exerce continuellement son action dans le monde pour conduire les hommes vers l’Église, se les unir par elle plus étroitement et leur faire part de sa vie glorieuse en leur donnant pour nourriture son propre Corps et son Sang. » « Christus quidem exaltatus a terra omnes traxit ad seipsum (cf. Io 12, 32 gr.) ; resurgens ex mortuis (cf. Rm 6, 9) Spiritum suum vivificantem in discipulos immisit et per eum Corpus suum quod est Ecclesia ut universale salutis sacramentum constituit; sedens ad dexteram Patris continuo operatur in mundo ut homines ad Ecclesiam perducat arctiusque per eam Sibi coniungat ac proprio Corpore et Sanguine illos nutriendo gloriosae vitae suae faciat esse participes. »  ↩

  27. C. Journet, op. cit., p. 1050.  ↩

  28. IIe Concile œcuménique du Vatican, Décret sur l’œcuménisme, Unitatis redintegratio (1964), no4. « Cette unité, le Christ l’a accordée à son Église dès le commencement. Nous croyons qu’elle subsiste de façon inamissible dans l’Église catholique et nous espérons qu’elle s’accroîtra de jour en jour jusqu’à la consommation des siècles. « (…) unius unicaeque Ecclesiae unitatem congregentur quam Christus ab initio Ecclesiae suae largitus est, quamque inamissibilem in Ecclesia catholica subsistere credimus et usque ad consummationem saeculi in dies crescere speramus.”  ↩

  29. IIe Concile œcuménique du Vatican, Décret sur l’activité missionnaire de l’Église, Ad Gentes divinitus, no7.  ↩

  30. Cf. Sum. theol., IIIa, q. 72, a. 6, ad. 1  ↩

  31. Jean-Paul II, Lettre encyclique sur la valeur permanente du précepte missionnaire, Redemptoris missio, no10.  ↩

  32. Sum. theol., IIIa, q. 62, a. 2, co.  ↩

  33. IIe Concile œcuménique du Vatican, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes (1965), no22. « En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal. » ; « Cum enim pro omnibus mortuus sit Christus cumque vocatio hominis ultima revera una sit, scilicet divina, tenere debemus Spiritum Sanctum cunctis possibilitatem offerre ut, modo Deo cognito, huic paschali mysterio consocientur. »  ↩

  34. La déclaration Dominus Iesus a fortement combattu cette idée : « Il est donc contraire à la foi catholique de séparer l’action salvifique du Logos en tant que tel de celle du Verbe fait chair. Par l’incarnation, toutes les actions salvifiques que le Verbe de Dieu opère sont toujours réalisées avec la nature humaine qu’il a assumée pour le salut de tous les hommes. L’unique sujet agissant dans les deux natures, divine et humaine, est la personne unique du Verbe. Elle n’est donc pas compatible avec la doctrine de l’Église la théorie qui attribue une activité salvifique au Logos comme tel dans sa divinité, qui s’exercerait ‘‘plus loin’’ et ‘‘au-delà’’ de l’humanité du Christ, même après l’incarnation. » Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, Dominus Iesus, no10. « Fidei quoque catholicae contradicit disiunctio inter actionem salvificam Verbi qua talis et actionem salvificam Verbi quod caro factum est. Per incarnationem enim opera salvifica omnia, quae Verbum Dei perficit, efficiuntur semper in unitate cum humana natura, quam ad universorum hominum salutem assumpsit. Subiectum unicum operans in duabus naturis, humana et divina, persona est unica Verbi. Componi ergo nequit cum Ecclesiae doctrina theoria illa quae Verbo qua tali actuositatem salvificam tribuit, quae exerceatur “praeter” et “ultra” Iesu Christi humanitatem, etiam post incarnationem. » Nous renvoyons, sur cette question, au dossier de la Revue thomiste, Saint Thomas et la théologie des religions, 106 (2006).  ↩

  35. Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, Dominus Iesus (2000), no11.  ↩

  36. IIe Concile œcuménique du Vatican, Décret sur l’œcuménisme, Unitatis redintegratio, no3. « una et unica Dei Ecclesia »  ↩

  37. Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, Dominus Iesus, n° 18.  ↩

  38. IIe Concile œcuménique du Vatican, Constitution sur la sainte liturgie, Sacrosanctum concilium (1963), n° 5. « Car c’est du côté du Christ endormi sur la croix qu’est né ‘‘l’admirable sacrement de l’Église tout entière’’. » ; « Nam de latere Christi in cruce dormientis ortum est ‘‘totius Ecclesiae mirabile sacramentum’’. » Cette dernière expression est tirée de l’oraison suivant la 2e leçon du Samedi saint, dans le missel romain, avant la réforme de la Semaine sainte.  ↩

  39. Après avoir envisagé la fondation de l’Église, il convient de s’interroger sur son état final dans la gloire. C’est ce que nous ferons dans un prochain article où nous envisagerons la question de savoir ce que devient, dans la patrie, le mode sacramentel.  ↩

L’eucharistie comme communion selon saint Thomas d’Aquin

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 15 Mars 2022
  • Thomas d'Aquin
  • Eucharistie
  • sacrements

La raison d’être de tout sacrement est de nous communiquer la grâce qui vient du Christ, d’appliquer en nous, qui ne vivons plus à l’époque du Christ, la vertu de salut de l’œuvre qu’il a achevée sur la Croix [1]. Or puisque tout sacrement est un signe, cela signifie que Dieu a voulu, en même temps qu’il nous conférerait la grâce, nous faire connaître par des signes en quoi elle consiste et de quelle source elle jaillit. De sorte que par les sacrements, 1)  nous sommes rendus participants, par la foi, de l’œuvre même de notre salut, et 2) nous sommes introduits dans une relation plus intime avec Dieu, consistant dans un culte véritable et dans l’union avec Lui par la charité[2].
Or l’eucharistie réalise de manière parfaite cette raison d’être des sacrements. En premier lieu parce qu’en présentant au Père l’offrande que le Christ fit de lui-même dans sa Passion, l’Église offre à Dieu le seul vrai et définitif sacrifice[3]. En second lieu parce que l’eucharistie contient substantiellement le Christ lui-même, là où les autres sacrements ne contiennent que la puissance de salut dérivant du Christ. L’eucharistie ne donne pas seulement la grâce, elle unit à l’auteur même de la grâce[4]. Enfin, en troisième lieu, dans l’eucharistie le Christ se donne à nous en nourriture spirituelle, c’est-à-dire pour une assimilation achevant la vie spirituelle dans l’union au Christ[5].

Lorsqu’il traite de l’eucharistie sous ce dernier aspect, celui de la réception de l’eucharistie, saint Thomas distingue entre l’effet du sacrement et son usage, c’est-à-dire entre la communion au Christ (Somme de théologie, IIIa, q. 79) et la manducation qui est l’acte sensible par lequel s’opère cette communion (IIIa, q. 80–81).

1. La communion au Christ dans la charité (IIIa, q. 79)


Dans ce qui suit, on évoquera la réception du sacrement par les fidèles. Mais il ne faut pas oublier que l’eucharistie produit des effets universels. Certes, la célébration de la Messe trouve sa finalité la plus visible dans la communion des fidèles, mais on ne doit pas oublier ses deux autres finalités. D’une part, en tant qu’elle représente la Passion du Christ, dont la vertu de salut s’étend à toute l’humanité, la Messe est le sacrifice offert pour le salut du monde. D’autre part, en tant qu’elle unit au Christ, la communion eucharistique unit aussi à son Corps mystique, l’Église. A la différence des autres sacrements, le sacrement de l’autel ne profite par conséquent pas seulement à ceux qui le reçoivent, mais aussi 1) à tous ceux qui sont unis de quelque manière à la Passion du Christ par la foi et la charité (en raison du sacrifice de la Messe) ainsi que 2) à tous ceux qui sont membres de son Corps mystique (en raison de la communion au sacrement du corps et du sang du Christ).
Cela posé, lorsque le fidèle reçoit le sacrement de l’eucharistie en communion, c’est la finalité propre du sacrement qui s’achève : les sacrements sont faits pour trouver leur terme dans des hommes. De ce point de vue, l’eucharistie ne produit son fruit que chez celui qui la reçoit[6]. Or ce fruit est double : l’union à Dieu et la rémission des péchés.

L’union à Dieu


Par la communion eucharistique, le fidèle assimile la chair vivifiante du Christ offerte lors de la Passion (« Ma chair, pour la vie du monde » Jn 6,52). Avec cette précision que cette assimilation se réalise sous le mode sacramentel de la nourriture et de la boisson, en mangeant et en buvant. La charité dont le Seigneur nous a aimés en mourant sur la Croix se répand alors dans le fidèle et le stimule à vivre de cette charité, à agir par elle. Cette présence active de la charité qui submerge le cœur de l’homme produit en lui une « délectation », un « enivrement » spirituel[7] qui sont un avant-goût de la gloire future. En effet, si la participation à la charité du Christ revêt ici-bas un caractère encore imparfait du fait de sa modalité sacramentelle, il n’empêche qu’elle nous introduit dans la véritable amitié avec Dieu et la véritable communion avec tout le Corps mystique du Christ[8]. Sous le voile de la foi, l’eucharistie ne nous procure pas une autre réalité que celle qui sera donnée dans la gloire : « Si quelqu’un mange, il vivra éternellement » (Jn 6,52). C’est ce caractère ambivalent de sacrement — propre au régime de la foi, valable sur cette terre — mais de sacrement de l’union véritable avec Dieu, qui justifie les appellations de « viatique » et de « pain des anges »[9].

La rémission des péchés


La réalité qui nous est donnée dans l’eucharistie (la charité, et la communion au Corps mystique) est indissociable de cet autre effet qu’est la rémission des péchés. De cela témoigne le trait le plus remarquable de ce sacrement : il est constitué de deux espèces séparées, le corps sous l’apparence du pain, et le sang sous l’apparence du vin. Par cette séparation constitutive du sacrement, est « représenté » ce moment où, sur la Croix, le sang fut répandu « en rémission des péchés », scellant ainsi l’Alliance nouvelle et éternelle[10]. En lui-même, et par la vertu de la Passion du Christ, le sacrement de l’eucharistie peut donc remettre n’importe quel péché.
Cependant ce n’est pas immédiatement pour cette fin que le Christ a institué l’eucharistie. Le pardon des péchés est plutôt l’effet propre 1) du baptême, qui fait naître à l’existence spirituelle, et 2) de la pénitence, qui la rétablit. Car du point de vue du sujet qui communie, le péché est plutôt un obstacle à l’union à Dieu : on ne peut se nourrir — corporellement ou spirituellement — que si l’on est vivant. De sorte que celui qui a conscience de sa mort spirituelle — en ayant commis un péché mortel — augmente plutôt son péché en communiant malgré tout : « Celui qui mange et boit indignement, mange et boit sa propre condamnation » (1Co 11,29). Au contraire, le pécheur qui, conscient de sa mort spirituelle, respecte le sacrement en s’en abstenant tout en ayant un ardent désir de le recevoir, pourra être remis de son péché, aussi grave soit-il[11].
Hors le cas du péché mortel, tout fidèle qui s’avance vers l’autel reçoit, en raison de son union à Dieu dans la charité, la rémission de ses péchés véniels et même, lorsque la ferveur est réelle, il satisfait pour la peine de son péché[12]. Tout péché en effet comporte deux aspects, la faute et la peine : le péché est une faute, une souillure de l’âme, pour s’être détourné du vrai bien et avoir fait le mal, et cette faute jette celui qui la commet dans l’asservissement à ses désirs limités et charnels — c’est la peine.
Saint Thomas compare les fautes vénielles dans l’ordre spirituel à cette déperdition d’énergie qui affecte notre corps lorsqu’il se dépense : de même que la nourriture matérielle refait nos forces, de même la communion eucharistique renouvelle la puissance active de la charité en nous et efface de ce fait les fautes.
Mais la charité peut aussi couvrir la peine parce qu’elle provoque en nous un choc spirituel qui nous détache de l’enfermement en nous-même provoqué par le péché, et nous pousse à offrir à Dieu ce que nous lui avions refusé en nous détournant de lui — ce qui est proprement satisfaire.
Il faut enfin noter que la communion eucharistique, en renouvelant la charité en nous, nous fortifie et nous protège contre les tentations de commettre de nouveaux péchés. La réception fréquente de l’eucharistie nous fait ainsi grandir spirituellement en affaiblissant en nous le foyer du péché[13].

2. L’usage du sacrement (IIIa, q. 80–81)


L’eucharistie se distingue des autres sacrements en ce qu’elle s’accomplit dans une matière, avant d’être reçue par les fidèles. Le baptême se réalise sur un cathécumène, l’eucharistie se réalise sur du pain et du vin. Un sacrement (du moins les sacrements de la Nouvelle Alliance, ceux institués par le Christ) consiste en effet dans une réalité invisible contenue dans un signe visible de cette réalité. Dans les autres sacrements, cette réalité est la puissance vivificatrice du Christ, tandis que dans l’eucharistie cette réalité est le Christ lui-même. C’est pourquoi on baptise un catéchumène pour qu’il reçoive la vertu du baptême, tandis qu’on consacre du pain et du vin pour qu’ils deviennent le corps et le sang du Christ.
Pour autant, les espèces choisies par le Christ en instituant l’eucharistie indiquent bien quelle est la suite naturelle du sacrement : le pain et le vin sont des nourritures destinées à la consommation par l’homme. La communion eucharistique est donc bien elle aussi un acte de nature sacramentelle : ce que l’on consomme sensiblement (la manducation, le fait de boire) est le signe qui nous conduit, par la foi, à communier invisiblement. La manducation sacramentelle produit la manducation spirituelle. Plus exactement, la manducation sacramentelle devrait produire la manducation spirituelle, car tout dépend de la manière dont on reçoit le sacrement. Si un obstacle vient empêcher la réception de l’effet du sacrement, alors la manducation sacramentelle ne produit pas la manducation spirituelle[14].

Péché et communion eucharistique


Ainsi, 1) celui qui ne confesse pas la foi de l’Église, 2) celui qui est séparé du Christ et de son Corps mystique, ou 3) celui qui est spirituellement mort par son péché, s’il s’approche de l’autel, recevra bien le corps et le sang du Christ, il mangera bien sacramentellement, mais il ne mangera pas spirituellement : sa communion sera alors mensongère parce qu’on ne reçoit en vérité le sacrement que si l’on vit déjà de ce qu’il signifie, à savoir la grâce de l’union à Dieu dans son Église. Sans la foi et la charité, c’est en vain, voire à son détriment car on ment et l’on se ment, que l’on reçoit la communion.
À nouveau, il convient de répéter avec saint Thomas que l’eucharistie n’est pas un sacrement qui établit dans la vie spirituelle ou qui rétablit cette dernière après le péché — comme le baptême et la pénitence — mais un sacrement de l’amitié spirituelle avec le Christ qui achève la vie spirituelle, le sacrement que le Christ donna à des « amis » (Jn 15,15) à la veille de sa Passion. S’approcher de l’autel ne saurait donc être un acte automatique, reposant sur le seul désir personnel ou sur l’habitude sociale : « Que chacun s’éprouve soi-même » (1Co 11,28).
C’est pourquoi il est plus profitable de s’abstenir d’aller communier lorsque, tout en désirant être uni au Christ, on sait que la communion sacramentelle ne produirait aucune communion spirituelle. Ce respect à l’égard du sacrement par amour du Christ peut même conduire à recevoir spirituellement ce que l’on ne peut recevoir sacramentellement[15]. Juger de l’opportunité de communier sacramentellement repose donc d’abord sur le fidèle. Cela dit, le prêtre, ministre de l’eucharistie, est aussi responsable de la dispensation des sacrements parce qu’il a reçu la charge de paître le troupeau du Seigneur. Il peut donc avoir son mot à dire. D’une part, il lui faut éclairer le discernement des fidèles, soit en répondant à leurs demandes hors de la Messe, soit par un avis général durant la Messe lorsqu’il l’estime nécessaire. D’autre part, le ministre doit refuser la communion aux fidèles qui sont des « pécheurs publics », car il serait scandaleux de donner la communion à celui dont on sait qu’il ne devrait pas s’approcher de l’autel pour communier. En dehors de ce cas, le prêtre ne peut refuser à un fidèle la communion[16].

Les conditions pour communier


Communier ne saurait être un acte banal. La production de l’effet proprement spirituel attaché à la réception du corps et du sang du Christ repose sur une disposition intérieure du fidèle à s’unir au Christ et à son corps mystique. C’est à cette fin que l’Église – et cela est de sa responsabilité car la dispensation des sacrements lui a été confiée par le Seigneur – fixe un certain nombre de règles prudentielles. Elles touchent principalement à trois domaines : la capacité, la préparation et la réception du sacrement.

En premier lieu, pour recevoir le sacrement de l’autel, il est nécessaire de pouvoir y discerner le corps et le sang du Seigneur, ce qui est la condition pour avoir une « dévotion » au sacrement, c’est-à-dire l’acte intérieur par lequel on s’offre à Dieu. De cette dévotion sont incapables ceux qui n’ont jamais eu la raison ou ceux qui ne l’ont pas encore suffisamment, comme les petits enfants[17].
En second lieu, on ne peut recevoir l’eucharistie comme n’importe quelle nourriture car elle est le « pain venu du Ciel » (Jn 6,32–33). Il est donc nécessaire de se disposer à la communion en se détournant des réalités terrestres et de ce qui nous attache à ces réalités. Pratiquement, il s’agit de l’abstinence et de la pureté sexuelle[18], et du jeûne de nourriture[19].
Enfin, en troisième lieu, il est recommandé de recevoir l’eucharistie aussi souvent que l’on est prêt, au mieux chaque jour (« Donne-nous notre pain quotidien »)[20]. Il faut préciser que le discernement à opérer avant chaque communion consiste dans un jugement objectif. Se reconnaître humblement pécheur et indigne de communier est de la lucidité, et l’on a alors raison de s’abstenir de communier si le péché s’oppose à la communion spirituelle. En revanche, en l’absence d’un tel empêchement, s’abstenir de communier tant qu’on ne s’en jugera pas digne n’est pas de l’humilité mais de l’orgueil car aucun chrétien n’est digne de manger le corps du Christ[21]. Ce sacrement est pour les « amis » du Christ, mais ces amis ne le sont pas devenus par leurs forces, ils le sont devenus par l’appel de Dieu et sa condescendance pour les hommes.

De cette catégorie des règles instituées par l’Église pour la dispensation de l’eucharistie, relève aussi la question de la communion sous les deux espèces. Une distinction doit être faite entre le célébrant et les fidèles. Parce qu’il est de l’essence même du sacrement de l’eucharistie, qui est la représentation de la Passion du Seigneur, de consister dans la consécration du pain et du vin, celui qui consacre et accomplit le sacrement doit communier sous les deux espèces. Si un prêtre ne communiait pas au corps et au sang qu’il vient de consacrer, le sacrifice ne serait pas complet, car le sacrifice eucharistique s’achève par la communion à tout le sacrement. Cela, l’Église ne peut le changer. La situation des fidèles n’est pas identique parce qu’ils n’ont pas la charge de réaliser le sacrement : pour eux, la finalité de la communion est l’union au Christ dans la charité. Or le Christ est tout entier présent sous les deux espèces. Dès lors, s’il convient de favoriser la communion sous les deux espèces parce que c’est leur conjonction qui réalise la perfection du signe sacramentel, l’Église peut, à titre prudentiel, pour des raisons de respect et de précaution, limiter à la seule espèce du pain la dispensation ordinaire de l’eucharistie[22].


  1. Cf. Sum. theol., IIIa, q. 61, a. 4 ; q. 62, a. 1 ; a. 5.  ↩

  2. Cf. IIIa, q. 62, a. 5 ; Commentaire sur Jean 15,9-17 et 6,57.  ↩

  3. Cf. IIIa, q. 83, a. 1.  ↩

  4. IIIa, q. 65, a. 3.  ↩

  5. Cf. IIIa, q. 73, a. 1 ; a. 3 ; q. 79, a. 1.  ↩

  6. IIIa, q. 79, a. 7.  ↩

  7. IIIa, q. 79, a. 1.  ↩

  8. fr–8  ↩

  9. Cf. IIIa, q. 79, a. 2 ; q. 80, a. 2.  ↩

  10. Cf. IIIa, q. 76, a. 2, ad 1 et ad 2.  ↩

  11. IIIa, q. 79, a. 3.  ↩

  12. IIIa, q. 79, a. 4–5.  ↩

  13. IIIa, q. 79, a. 6 ; cf. IIIa, q. 80, a. 10.  ↩

  14. IIIa, q. 80, a. 1.  ↩

  15. IIIa, q. 80, a. 3–5.  ↩

  16. IIIa, q. 80, a. 6.  ↩

  17. IIIa, q. 80, a. 9.  ↩

  18. IIIa, q. 80, a. 7.  ↩

  19. IIIa, q. 80, a. 8.  ↩

  20. IIIa, q. 80, a. 10.  ↩

  21. IIIa, q. 80, a. 11.  ↩

  22. IIIa, q. 80, a. 12.  ↩

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