Premiers pas dans la Somme de théologie

Ghislain-Marie Grange
Comment entrer dans la lecture de la Somme de théologie ? Nous donnons quelques éléments de contexte et quelques conseils pour bien entrer dans le grand ouvrage de saint Thomas d'Aquin. 

Saint Thomas d’Aquin destinait la Somme de théologie aux débutants, comme en témoigne le prologue de l’ouvrage :

« Parce que le docteur de la vérité catholique doit non seulement enseigner les plus avancés, mais parce qu’il lui revient aussi de former les débutants […], le but de notre effort, dans cet ouvrage, est de transmettre ce qui concerne la religion chrétienne d’une manière qui convient à la formation des débutants[1]. »

Malgré cette affirmation, celui qui ouvre la Somme de théologie constatera bien vite que l’ouvrage n’est pas d’accès facile. Il est certes organisé en courts articles bien agencés et de structure semblable, mais saint Thomas se sert abondamment de termes techniques et les raisonnements sont serrés.

Pour aider le véritable débutant, afin qu’il ne se noie pas d’emblée dans l’océan que représente l’ouvrage, nous présentons son contexte historique, son plan puis nous donnons quelques indications pour commencer sa lecture. Celle-ci demande un effort, mais qui l’entreprend ne sera pas déçu.

 

1. Le contexte historique de la Somme de théologie

La Somme de théologie appartient à la période de maturité de saint Thomas d’Aquin. Celui-ci est entré dans l’Ordre dominicain à Naples en 1244[2]. Après sa formation, il a enseigné la théologie à l’Université de Paris (1251-1259) puis est revenu en Italie. En 1265, le chapitre de la province romaine lui demande d’aller à Rome et d’y établir un nouveau centre d’études (studium), afin de former les jeunes frères dominicains entrés dans les différents couvents de la province. Ce studium s’établit au couvent de Sainte-Sabine sur l’Aventin.

Cette demande est quelque peu originale. Jusque-là, les frères étaient formés dans les couvents où ils entraient : le « lecteur » conventuel y donnait chaque jour des cours auxquels tous les frères étaient tenus d’assister. Les jeunes frères les plus doués étaient envoyés dans des studia generalia (centres d’études pour tout l’Ordre dominicain) en vue de devenir à leur tour lecteurs conventuels ou d’enseigner à l’Université. Le studium de Rome n’est pas un studium generale mais un centre fondé à titre expérimental sous la direction d’un maître renommé, Thomas d’Aquin[3]. Celui-ci pouvait alors inventer à loisir de nouvelles méthodes d’enseignement, qui donneront lieu à la Somme de théologie. Dans le prologue, Thomas exprime son insatisfaction devant l’organisation de l’enseignement de la théologie à son époque :

« Nous avons observé que, dans l’emploi des écrits des différents auteurs, les novices en cette matière sont fort embarrassés, soit par la multiplication des questions, des articles et des preuves, qui sont inutiles ; soit parce que ce qu’il est nécessaire d’apprendre n’est pas transmis selon l’ordre de la discipline, mais selon que le requiert l’explication des livres ou selon ce qui se présente à l’occasion d’une dispute ; soit enfin que la répétition fréquente des mêmes choses engendre dans l’esprit des auditeurs lassitude et confusion. Désirant éviter ces inconvénients et d’autres semblables, nous tenterons, confiants dans le secours de Dieu, d’exposer la doctrine sacrée brièvement et clairement, autant que la matière le permettra[4]. »

Thomas d’Aquin fait allusion aux différents modes d’enseignement au XIIIe siècle. Les cours consistaient dans le commentaire d’un livre de l’Écriture sainte ou d’un passage des Sentences de Pierre Lombard (qui était alors le manuel de théologie), ou bien prenaient la forme d’une question disputée, exercice collectif de résolution d’un problème théologique à partir de la collation des arguments pour ou contre la thèse. Thomas entend donc proposer une nouvelle organisation de la matière théologique, différente de celle des Sentences de Pierre Lombard. On aura noté que Thomas ne parle pas de « théologie » (terme issu du grec signifiant le discours sur Dieu) mais de « doctrine sacrée » (sacra doctrina), qui est un enseignement donné par Dieu à l’homme en vue de son salut[5].

 

2. Le plan de la Somme de théologie

La Somme de théologie est divisée en trois grandes parties. Après une question introductive sur la nature de la doctrine sacrée, Thomas expose ainsi son plan :

« Le but principal de la doctrine sacrée est de transmettre la connaissance de Dieu, et non seulement selon ce qu’il est en lui-même, mais aussi selon qu’il est le principe et la fin des choses, et spécialement de la créature rationnelle […]. Ayant à exposer cette doctrine, nous traiterons premièrement de Dieu ; deuxièmement, du mouvement de la créature rationnelle vers Dieu ; troisièmement, du Christ qui, en tant qu’homme, est pour nous la voie qui mène à Dieu[6]. »

La Somme de théologie est donc divisée en trois parties :

  • La première (Prima pars [Ia]) traite de Dieu en lui-même et de Dieu principe et fin de toutes choses, c’est-à-dire de Dieu et de la procession des créatures.
  • La deuxième (Secunda pars [IIa]) traite du chemin de l’homme vers Dieu, c’est-à-dire de la manière dont l’homme progresse vers le Bien suprême. Cette partie de théologie morale est la plus longue de la Somme : elle comprend 1535 articles regroupés en 303 questions. Elle est elle-même divisée en deux parties : une étude générale des actes humains (appelée Prima secundae [Ia-IIae], c’est-à-dire première partie de la deuxième partie) et une étude particulière à partir des différentes vertus (appelée Secunda secundae [IIa-IIae], c’est-à-dire deuxième partie de la deuxième partie).
  • La troisième partie (Tertia pars [IIIa]) traite du Christ en tant qu’il est le chemin vers Dieu. Cette partie doit donc inclure l’étude du mystère de l’Incarnation, des sacrements et de la vie éternelle[7].

La rédaction de la Somme de théologie dépassera l’expérimentation du studium fondé par Thomas à Rome. En 1268 (ou peut-être 1269), Thomas d’Aquin quitte la Ville éternelle pour aller de nouveau enseigner à l’Université de Paris. Après ce deuxième séjour à Paris, Thomas est ensuite appelé à Naples, qui sera son dernier lieu d’enseignement. Dans ces deux lieux, Thomas poursuit la rédaction de la Somme de théologie. Ce travail est interrompu par sa mort en 1274. La Somme est donc inachevée et se termine au milieu du traité sur le sacrement de pénitence (IIIa, q. 90).

En raison de cet inachèvement, l’assistant (socius) de Thomas d’Aquin a complété la Somme de théologie avec des textes provenant du commentaire des Sentences, l’ouvrage de jeunesse de Thomas, et il les a lui-même arrangés en essayant d’imiter la méthode de la Somme de théologie. On appelle ce texte le Supplementum, qui est donc bien composé d’extraits de saint Thomas, mais à utiliser avec précaution en raison de sa méthode de constitution.

 

3. Par où commencer ?

Comment entrer dans la lecture de la Somme de théologie ? Si vous l’ouvrez pour la première fois, il n’est pas recommandé de lire les questions dans leur ordre de présentation. Vous risquez de vous décourager rapidement. Comme l’explique saint Thomas dans son prologue, cet ordre correspond à l’ordre de discipline, ce qui signifie que l’auteur part de ce qui est le plus fondamental pour la théologie : l’essence de Dieu (q. 2-26) et la distinction des personnes (q. 27-43). Ce n’est donc pas le plus facile !

 

Débutants

Si vous êtes débutant, vous pouvez commencer par la lecture de la première question de la Prima pars (Ia, q. 1) qui expose la nature de la doctrine sacrée. Nous donnons ci-dessous une explication du premier article de cette question.

Ensuite, vous pouvez vous plonger dans des traités qui comportent peu de notions techniques :

  • Les mystères du Verbe incarné (IIIa, q. 27-59) qui peuvent accompagner la méditation des Évangiles correspondants.
  • Le début du traité de la béatitude (Ia-IIae, q. 1-2) : la question 2, dépourvue de toute technicité, montre en particulier que la béatitude de l’homme ne se trouve pas dans les biens créés.
  • Le traité de la loi nouvelle (Ia-IIae, q. 106-108) : trois questions abordant la nouveauté de l’Évangile par rapport à la loi mosaïque.

Cette lecture peut s’accompagner d’ouvrages d’introduction à la pensée de saint Thomas d’Aquin.

 

Lecteurs déjà familiarisés avec la Somme

Après une première entrée dans la Somme de théologie, il est possible de s’appuyer sur l’ordre de discipline évoqué par Thomas dans son prologue. Nous recommandons donc de lire les traités les plus fondamentaux :

 

Lecteurs confirmés

Après cette lecture fondamentale, rien ne vaut l’entrée dans une question précise et le travail en profondeur. Le champ est vaste. Nous recommandons pour cela de travailler à partir de la langue originale, les textes étant accessibles gratuitement sur le site du Corpus thomisticum.

Ce travail pourra s’accompagner de la lecture des nombreuses études disponibles dans la Bibliothèque de la Revue thomiste et la Revue thomiste elle-même.

 

4. Comment lire un article de la Somme ?

Tous les articles de la Somme de théologie possèdent la même structure : des objections, un argument d’autorité appelé sed contra, une réponse explicative et les solutions des objections. Cette structure provient de l’exercice universitaire de la question disputée, où deux groupes d’étudiants apportent des arguments dans un sens et dans l’autre, puis le maître tranche par une « détermination » et une explication.

Pour lire un article de la Somme de théologie, nous recommandons de commencer par la lecture de la réponse. Celle-ci fournit la position de saint Thomas d’Aquin ainsi que son explication. On pourra ensuite lire chaque objection avec sa solution (objection 1, solution 1 ; objection 2, solution 2 ; etc.).

 

Prenons l’exemple du premier article de la Somme de théologie, où Thomas montre la nécessité de la doctrine sacrée. Il pose dans cet article la question suivante : est-ce que les disciplines philosophiques établies par la raison humaine sont suffisantes à l’homme ou est-il nécessaire de posséder une science qui vienne de la révélation divine ?

 

Objection 1 : Il semble qu’il ne soit pas nécessaire d’avoir une autre doctrine que les disciplines philosophiques. En effet, l’homme ne doit pas rechercher ce qui est au-dessus de la raison, d’après l’Ecclésiastique (3, 23) : « Ne cherche pas plus haut que toi ». Or, ce qui est fourni par la raison nous est transmis de manière suffisante dans les disciplines philosophiques. Il paraît donc superflu de recourir à une autre doctrine que les disciplines philosophiques.

[Ici Thomas présente l’objection selon laquelle il serait vaniteux pour l’homme de rechercher ce qui est hors de sa portée ; ce qui est à sa portée ce sont les disciplines philosophiques ; une autre science ne serait donc pas nécessaire.]

Objection 2 : Il n’y a de doctrine que de l’être, car on ne peut avoir de connaissance que du vrai, qui lui-même est convertible avec l’être. Or, dans les disciplines philosophiques, on traite de toutes les modalités de l’être, et même de Dieu ; d’où vient qu’une partie de la philosophie est appelée théologie, ou science divine, comme le montre Aristote. Il n’est donc pas nécessaire de recourir à une autre doctrine que les disciplines philosophiques.

[Thomas fait appel à la philosophie d’Aristote. Chez Aristote, la métaphysique est appelée théologie et parle de Dieu. Donc les disciplines philosophiques semblent couvrir tout le domaine de l’être, c’est-à-dire tout le domaine du vrai.]

 

Argument d’autorité (sed contra = en sens contraire des objections) : S. Paul dit (2 Tm 3, 16) : « Toute Écriture divinement inspirée est utile pour enseigner, réfuter, redresser, former à la justice. » Or, une Écriture divinement inspirée ne relève pas des disciplines philosophiques, qui sont découvertes par la raison humaine. Il est donc utile de posséder une autre science, divinement inspirée, en plus des disciplines philosophiques.

[L’Écriture sainte, inspirée par Dieu, révèle sa propre utilité. Thomas renvoie ainsi à un verset de saint Paul, qui détaille les différents cas où la connaissance que l’Écriture apporte s’avère utile.]

 

Réponse (= explication) : Il était nécessaire pour le salut de l’homme qu’il y eût, en dehors des sciences philosophiques que scrute la raison humaine, une doctrine procédant de la révélation divine. Le motif en est d’abord que l’homme est ordonné à Dieu comme à une fin qui dépasse la compréhension de la raison, selon ce verset d’Isaïe (64, 3), « l’œil n’a point vu, ô Dieu, en dehors de toi, ce que tu as préparé à ceux qui t’aiment ». Or il faut qu’avant de diriger leurs intentions et leurs actions vers une fin, les hommes connaissent cette fin. Il était donc nécessaire, pour le salut de l’homme, que certaines choses dépassant la raison humaine lui fussent communiquées par révélation divine. À l’égard même de ce que la raison était capable d’atteindre au sujet de Dieu, il fallait aussi que l’homme fût instruit par révélation divine. En effet, la vérité sur Dieu atteinte par la raison n’eût été le fait que d’un petit nombre, elle eût coûté beaucoup de temps et se fût mêlée de beaucoup d’erreurs. De la connaissance d’une telle vérité, cependant, dépend tout le salut de l’homme, puisque ce salut est en Dieu. Il était donc nécessaire, pour que ce salut fût procuré aux hommes d’une façon plus ordinaire et plus certaine, que ceux-ci fussent instruits par une révélation divine. Il était donc nécessaire qu’il y eût, en plus des disciplines philosophiques que scrute la raison humaine, une doctrine sacrée, acquise par révélation.

[L’argument principal de saint Thomas est que l’homme est ordonné à Dieu : sa fin est la béatitude éternelle. Pour atteindre cette fin en se guidant vers elle, il doit la connaître de quelque manière. Puisque cette fin qui est Dieu dépasse la raison humaine, il faut que Dieu se révèle. Par ailleurs, certaines vérités accessibles à la raison humaine (par exemple, l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme) devaient aussi être révélées pour être accessibles au plus grand nombre et non aux seuls philosophes.]

 

Solution 1 (= réponse à l’objection 1) : Il est vrai qu’il ne faut pas rechercher par la raison ce qui dépasse la connaissance humaine, mais il existe des vérités révélées par Dieu et auxquelles nous devons accorder notre foi. Aussi, au même endroit [Eccl 3, 25], est-il ajouté : « Beaucoup de choses te sont montrées qui dépassent la compréhension humaine. » C’est en cela que consiste la doctrine sacrée.

Solution 2 (= réponse à l’objection 2) : C’est parce qu’il existe une diversité d’aspects connaissables qu’il existe une diversité de sciences. En effet, l’astronome et le philosophe de la nature aboutissent à une même conclusion, par exemple que la terre est ronde ; mais l’astronome utilise un moyen terme mathématique, c’est-à-dire abstrait de la matière, tandis que le philosophe de la nature a recours à un moyen terme relatif à la matière. Rien n’empêche donc que les mêmes choses dont traitent les sciences philosophiques selon qu’ils sont connaissables par la lumière de la raison naturelle, puissent encore être traités par une autre science, selon qu’ils sont connus par la lumière de la révélation divine. La théologie qui relève de la doctrine sacrée est donc d’un autre genre que la théologie qui est une partie de la philosophie.

[L’explication de Thomas est complexe et fait appel à sa doctrine sur l’objet et l’ordre des sciences. Deux sciences peuvent porter sur le même objet mais l’envisager d’un point de vue différent. Par exemple, l’astronome et le philosophe de la nature s’intéressent tous les deux à la rotondité de la terre. Mais, pour la démontrer, l’astronome utilise pour cela des calculs mathématiques (les mathématiques médiévales ayant pour objet des réalités abstraites de la matière, les figures géométriques). Alors que le philosophe de la nature (le physicien chez Aristote) utilise les mouvements des réalités corporelles, c’est-à-dire engagées dans la matière (Aristote affirme la rotondité de la Terre à partir du fait que tous les objets matériels se dirigent vers le centre de la Terre, voir Aristote, Traité du ciel, II, 14). Thomas montre ainsi que deux sciences peuvent porter sur le même objet (ici la rotondité de la Terre) mais avec des points de vue différents. Il en va de même pour la partie de la philosophie qui porte sur Dieu (appelée par Aristote « théologie » et œuvre de la raison humaine) et la doctrine sacrée qui vient d’une révélation divine. Bien qu’elles portent sur le même objet (Dieu), ce ne sont pas les mêmes sciences, en raison de leur différence de perspective.]

 

fr. Ghislain-Marie Grange, o.p.

 


[1] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, prologue.

[2] Pour la chronologie, nous nous appuyons sur Jean-Pierre Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre, Cerf, Paris, 2015.

[3] Leonard E. Boyle, The Setting of the Summa theologiae of Saint Thomas, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, Toronto, 1982, p. 9-10.

[4] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, prologue.

[5] Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 1, a. 1.

[6] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 2, prologue.

[7] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIIa, prologue.