Une aventure qui vaut la peine d’être vécue

Ghislain-Marie Grange
Homélie pour la fête de saint Thomas d’Aquin, 28 janvier 2022 (Couvent des Jacobins, Toulouse)

« La vie est une aventure qui vaut la peine d’être vécue[1]. » Pour le romancier britannique Chesterton, tel est le témoignage que saint Thomas d’Aquin apporte au monde par sa vie et son œuvre. « La vie est une aventure qui vaut la peine d’être vécue. »
En affirmant cela, Chesterton aurait pu penser au destin exceptionnel de saint Thomas d’Aquin. Entré jeune dans l’Ordre dominicain qui était alors une nouvelle communauté, notre saint a parcouru l’Europe de son temps : de Naples à la prestigieuse université de Paris, de Paris au tout nouveau centre d’études de Cologne alors dirigé par le plus grand maître de l’époque, Albert le Grand. Jusqu’à enseigner lui-même à Paris puis à fonder lui-même un centre d’études à Naples. Saint Thomas a été un fidèle disciple de saint Dominique, soucieux de porter la parole de vérité partout où il était appelé.


Au milieu de cette effervescence intellectuelle, saint Thomas a été consulté par tous les grands de son époque : le pape, le maître de l’Ordre, des Pères abbés, et même des rois et duchesses. Tout en restant disponible aux requêtes des frères de son Ordre. Déjà pendant sa vie, il était docteur dans l’Église.
Pourtant, la véritable aventure n’est pas celle des voyages et de la célébrité. Chesterton ne pense pas non plus aux luttes constantes qui ont jalonné l’histoire de l’université de Paris et dans lesquelles saint Thomas a été un acteur de premier plan. Au XIIIe siècle, les nouveaux religieux mendiants devaient se faire une place à l’université, face à des séculiers jaloux de leurs prérogatives et qui ne comprenaient pas la nouveauté de la vie apostolique mendiante. Saint Thomas a eu maille à partir dans ce débat, au point que sa première leçon comme maître s’est déroulée sous l’œil vigilant des arbalétriers, la police de l’époque, pour éviter les remous. Sous des dehors d’intellectuel dans la Lune, saint Thomas était donc bien présent dans les querelles de son temps.

 

Quand Chesterton parle du goût de saint Thomas pour l’aventure, il ne pense pas à toutes ces péripéties. Mais il pense à sa grandiose vision théologique, où tout ce qui existe vient du Dieu créateur et retourne vers Dieu qui l’appelle à lui. Tout vient de Dieu qui jouit d’une béatitude parfaite et tout retourne vers Dieu pour s’épanouir dans le bonheur du genre humain. Notre origine est la béatitude de Dieu lui-même ; notre fin est de contempler Dieu dans la gloire.

Certes, saint Thomas n’est pas le premier à présenter cette vision qui vient en partie de la sagesse antique. Cette sagesse c’est celle de l’émerveillement devant ce qui existe, devant l’être pur et simple, jusqu’à s’interroger sur sa provenance et sa direction. Mais la révélation chrétienne apporte des lumières nouvelles à cette perspective : le monde n’est pas le produit d’une divinité abstraite, mais du dessein bienveillant d’un Dieu personnel qui l’a créé par amour.
Cette interrogation vaut pour tout ce qui existe. L’univers attend d’être renouvelé pour devenir « un ciel nouveau et une terre nouvelle ». Mais cela acquiert une importance toute spéciale pour l’homme créé à l’image de Dieu. L’homme peut poser ses propres actes, peut choisir ce qu’il devient. Il est le héros de sa propre aventure.
Son origine et sa fin lui disent qui il est et ce qu’il doit faire. D’où est-ce que je viens ? Si la question est importante pour ceux qui ont le malheur de ne pas connaître l’identité de leurs parents, elle est encore plus vitale pour nous tous qui cherchons à savoir d’où nous venons ultimement, pas seulement de nos parents mais du principe de toute la création.
Si nous venions du hasard des rencontres d’atomes et de la nécessité de la matière, alors notre existence ne serait qu’une occasion éphémère de puiser de manière égoïste un peu de bien-être. Si au contraire notre existence correspond au libre projet d’un Dieu qui crée avec sagesse et par amour, alors le moindre de nos actes acquiert une importance capitale parce qu’il peut nous conduire (ou non) vers la fin à laquelle nous sommes destinés.
Vécu dans cette perspective, l’acte le plus ordinaire acquiert une saveur d’éternité. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus disait qu’on pouvait sauver une âme en ramassant une épingle par amour. Et elle a véritablement vécu cette aventure, elle qui est devenue la patronne des missions tout en restant dans son Carmel perdu au fin fond de la Normandie.

 

Dans cette aventure, nous ne sommes pas abandonnés. Le Christ est le chemin : « Je suis sorti du Père, et je suis venu dans le monde ; maintenant je quitte le monde, et je pars vers le Père », nous disait-il dans l’évangile (Jn 16, 28). C’est dans ce cadre que prend place l’aventure de sortie et de retour vers Dieu. Le retour vers Dieu ne consiste pas à s’évader du monde, comme s’il était la matrice dont il faut se libérer, mais il consiste à œuvrer dans ce monde à la suite du Christ. Les difficultés de la vie ne sont pas la prison dont il faut se libérer mais au contraire le lieu même où s’accomplit la rédemption, parce que le Verbe incarné nous y précède. Il est le chemin et le but. On connaît ce fameux épisode où saint Thomas en prière voit le crucifix lui parler et lui demander : « Tu as bien parlé de moi, que veux-tu en retour ? » Et saint Thomas de répondre : « Rien d’autre que toi Seigneur. » La récompense d’une vie entière de travail théologique ne peut être que le Christ lui-même.
Le Christ accomplit ce mouvement de sortie et de retour. Le posséder, c’est déjà en quelque sorte posséder le principe et la fin. « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6), nous dit le Christ. Voici donc quelle est l’aventure de notre vie : suivre le Christ pour accomplir dans l’Esprit ce mouvement de retour vers le Père. Pour nous fortifier sur ce chemin, le Christ s’est fait lui-même nourriture dans l’Eucharistie. À la suite de saint Thomas, adorons-le et nourrissons-nous de son Corps et de son Sang.


  1. Gilbert K. Chesterton, Saint Thomas du Créateur, Paris, Dominique Martin Morin, , 1977, p. 81-82.  ↩