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La revue thomiste

Contenu éditorial

Il n’est pas évident que Dieu existe… encore faut-il le prouver

Écrit par : Serge-Thomas Bonino, o.p.
Publié le : 24 Septembre 2021

 1. Propositions évidentes et propositions démontrables


   On distingue dans l’épistémologie aristotélicienne deux types de propositions. Il y a des propositions démontrables (per aliud notae, connues au moyen d’autre chose) et des propositions indémontrables (per se notae, connues par soi), qu’on qualifie parfois d’« évidentes ».

    Selon Aristote, en effet, toute connaissance certaine ne peut être le résultat d’une démonstration : « Toute science n’est pas démonstrative. » La démonstration est le procédé intellectuel qui consiste à faire apparaître la vérité d’une proposition originellement inconnue (la conclusion) en la rattachant à des propositions déjà connues (les prémisses). Or il est clair qu’on ne peut remonter à l’infini dans la série des prémisses elles-mêmes démontrées. Il faut s’arrêter et admettre l’existence de propositions immédiates (amesa), indémontrables, qui énoncent les premiers principes d’où part toute démonstration. Ces propositions sont saisies intuitivement, naturellement et infailliblement par l’intelligence grâce à un habitus que l’on appelle l’intellect des principes (noûs). Ainsi, de même que toutes les choses sont visibles par la lumière du soleil tandis que le soleil est visible par lui-même (il n’est pas éclairé par autre chose), de même certaines vérités sont connues médiatement dans la lumière des premiers principes, mais les premiers principes sont connus par eux-mêmes, en vertu de l’évidence qui émane d’eux.

    Boèce, dans la perspective d’une axiomatisation de la pensée, s’était intéressé à ces propositions indémontrables (communis conceptio animae ou dignitas) qui sont à la base de toute science. Il les définissait ainsi :

« Une conception commune de l’esprit est une proposition que chacun approuve, une fois entendue. » (De hebdomadibus, 7)

Plus précisément, ces propositions « connues par soi » sont celles dont l’esprit perçoit la vérité dès lors qu’il comprend la signification de leurs termes qui les composent : le prédicat et le sujet. Par exemple – c’est l’exemple favori de saint Thomas –, dès que je sais ce que signifie le terme tout et ce que signifie le terme partie, je saisis immédiatement la vérité de la proposition : « Le tout est plus grand que la partie ». En effet, dans ce type de proposition, le prédicat appartient de droit au sujet,

  • soit qu’il entre dans la définition même du sujet (ou s’y identifie) : un triangle a trois angles ; l'homme est un animal,
  • soit qu’il en découle immédiatement : une substance incorporelle n'est pas localisée.
       

    Toutefois, la notion de proposition connue par soi est une notion essentiellement relative au sujet connaissant. Pour qu’une proposition m’apparaisse évidente, il ne suffit pas que le lien entre le prédicat et le sujet soit objectivement nécessaire, encore faut-il que je perçoive subjectivement la nécessité de ce lien entre le prédicat et le sujet. Une proposition peut donc être évidente en soi (per se nota per se) et ne pas l’être pour une personne déterminée (per se nota quoad nos). Soit parce que cette personne ne perçoit pas la connexion entre le sujet et le prédicat, soit parce qu’elle ignore la définition, la ratio, du prédicat et/ou du sujet. Pour reprendre l’exemple que saint Thomas emprunte à Boèce, la proposition : « Les réalités spirituelles ne sont pas localisées » est évidente pour le philosophe, mais elle ne l’est pas pour le commun des mortels.
 


2. L’inévidence que Dieu existe


    La proposition « Dieu existe » est objectivement évidente en elle-même, de sorte que si je savais ce qu’est Dieu, c’est-à-dire si je connaissais son essence, je verrais aussitôt que Dieu est et ne peut pas ne pas être. Ainsi, pour les bienheureux qui voient l’essence divine, l’existence de Dieu est encore plus évidente que ne l’est pour nous le principe de non-contradiction. Mais, précisément, ici-bas, je ne sais pas ce qu’est Dieu (quid sit). Je ne connais pas ce qui définit son essence. Son existence n’est donc pas évidente pour moi.

    Pourtant, à l’époque de saint Thomas, il ne manquait pas de théologiens — à commencer par son collègue saint Bonaventure — pour soutenir, dans une ligne augustinienne relayée par saint Anselme de Cantorbéry, que l’existence de Dieu était évidente.

    N’est-elle pas une vérité innée, dont la connaissance est naturellement inscrite dans l’esprit de tout homme ? Et si on leur objectait le fait de l’athéisme – l’insensé qui déclare : « Pas de Dieu » (Ps 14, 1) —, ils répondaient que l’athéisme véritable était impossible. L’athée ne sait pas ce qu’il dit. Il ne peut pas penser formellement la négation qu'il énonce matériellement. Certes, les partisans de l’évidence ne prétendaient pas — ce serait contre intuitif! — que tout homme aurait une connaissance actuelle et explicite de Dieu, mais ils pensaient que si quiconque se mettait dans les conditions subjectives requises pouvait prendre conscience qu’il connaissait déjà l’existence de Dieu.


     Trois types d’argumentations peuvent aller dans ce sens.


Argument de l’évidence préalable

    On croit toujours en quelque chose — la vérité, la vie, le bonheur —, sinon l’action devient impossible et la vie s’arrête. Or cette croyance implique logiquement une connaissance préalable de l’existence de Dieu. Ainsi saint Bonaventure faisait valoir que tout homme connaissait l’existence de Dieu puisqu’il connaissait l’existence de la vérité, agissait comme si le bonheur existait... Or, qu’est-ce que la vérité, qu’est-ce que le bonheur, sinon Dieu ? Prenons le cas de la vérité :

« Dieu est la vérité même. Or, nul ne peut penser que la vérité n’existe pas, car si on pose qu’elle n’existe pas, il s’ensuit qu’elle existe. Si, en effet, la vérité n’existe pas, il est vrai que la vérité n’existe pas. Il est donc impossible de penser que Dieu n’existe pas. » (Q. de ver., q. 10, a. 12, arg. 3)


    Réponse de saint Thomas :

« La vérité est fondée sur l’être. De même donc qu’il est évident qu’il y a de l’être en général, il est évident qu’il y a de la vérité. Mais il ne nous est pas évident qu’il existe un premier Être qui est la cause de tout être, tant que cela n’est pas reçu par la foi ou prouvé démonstrativement. Il n’est donc pas non plus évident que toute vérité provient d’une vérité première ». (ibid., ad 3)


    Saint Thomas ne nie pas que toute saisie de la réalité, qui est d’abord saisie de l’être (ens), premier objet de l’intellect, implique une certaine saisie de Dieu. Mais il ne s’agit pas d’une connaissance habituelle, qui serait déjà là, latente comme le trésor enfoui sous le sable, et qu’il suffirait de dégager. L’explicite n’est pas en acte dans l’implicite, ni la connaissance distincte dans la connaissance confuse. Ce n’est pas parce que, du haut du promontoire, je vois qu’il y a au loin des arbres qui forment une forêt, que je sais qu’il existe des chênes dans cette forêt. Ma connaissance du fait qu’il y a de l’être, de la vérité, du bien (ou même un bien suprême que l’on appelle le bonheur) ne contient pas une connaissance en acte de l’existence de l’Être, de la Vérité ou du Bien subsistant, bref de l’existence de Dieu. Il faut encore montrer par un processus intellectuel adéquat que l’être commun, la vérité commune, le bien commun, c’est-à-dire l’être, le vrai, le bien, qui se rencontrent dans le monde de notre expérience, exigent une Cause transcendante. La structure fondamentale du réel, à savoir la distinction entre les êtres par participation et l’Être subsistant, n’est pas donnée d’emblée à l’intelligence humaine. La connaissance de l’être commun fournit bien le point de départ de toute connaissance de Dieu et c’est en ce sens que la connaissance de Dieu peut être dite innée (cf. Ia, q. 2, a. 1, ad 1), mais on n’aboutit à l’affirmation de l’existence de Dieu qu’au terme d’un raisonnement, d’une démonstration proprement dite. Prenons une comparaison. Un télescope ordinaire permet de repérer une vague nébuleuse. Le fameux télescope Hubble, lui, me permet de distinguer quinze étoiles dans cette nébuleuse. Elles y étaient certes déjà objectivement, mais je n’en avais pas quant à moi, subjectivement, une connaissance explicite.


Argument de l’évidence de l’archétype

    Si Dieu n’est qu’implicitement connu dans l’objet de notre connaissance, ne le serait-il pas de façon plus explicite dans l’acte de connaissance lui-même ? À l’époque de saint Thomas, tout un courant d’inspiration augustinienne prétendait que l’exercice de la pensée vraie exigeait une intervention spéciale de Dieu dans le processus cognitif, une illumination. En effet, puisque Dieu est la source, le modèle, l’archétype de toutes les créatures, il ne suffit pas pour connaître les créatures de les connaître en elles-mêmes, en les situant les unes par rapport aux autres, encore faut-il les référer à leur modèle éternel que sont les idées divines. C’est en référence à Dieu, leur Archétype, que les choses sont vraies. Pour connaître vraiment une chose, il faut la voir dans son modèle ou en liaison avec son modèle transcendant. La vérité est ici adaequatio rei ad Archetypum, adéquation de la chose à son archétype. Dieu doit donc être connu pour que soient vraiment connues les créatures. Dans cette perspective, il est tentant d’affirmer que Dieu est le premier objet de notre connaissance et que tous les autres objets que nous connaissons sont connus en Dieu. Dans ce cas, il est clair que l’existence de Dieu est une donnée immédiate. Voici comment saint Thomas présente cette position :

« Il est nécessaire que ce par quoi tout le reste est connu soit connu par soi. Or, tel est le cas de Dieu. De même, en effet, que la lumière du soleil est le principe de toute perception d’une réalité visible, de même la lumière divine est le principe de toute connaissance d’une réalité intelligible, puisque c’est en Dieu que le premier se réalise au plus haut point la lumière intelligible. Il faut donc que l’existence de Dieu soit connue par soi. » (SCG, I, c. 10)


    Saint Thomas répond :

« La solution est facile et claire. Dieu sans doute est ce par quoi toutes choses sont connues. Mais non pas de telle manière que tous les autres choses ne soient connus qu’une fois qu’il est connu, comme c’est le cas pour les principes évidents par soi. Mais en ce sens que toute connaissance est causée en nous en vertu de son influence. » (ibid., c. 11)

La réponse est un peu lapidaire, mais il est facile de la comprendre à la lumière de la critique que saint Thomas adresse fréquemment à la théorie augustinienne de la connaissance. Bien sûr, Dieu, Lumière subsistante, est à l’origine de toute connaissance. Mais cela n’implique pas qu’il intervienne directement à l’intérieur du processus cognitif lui-même (encore moins qu’il soit explicitement le premier connu, ce que saint Augustin n’a d’ailleurs jamais prétendu). Il suffit que Dieu ait doté l’âme humaine de tout ce qui lui est nécessaire pour connaître, spécialement d’un intellect agent, participation créée à la Lumière incréée, capable de produire les espèces intelligibles à partir des images, et qu’il meuve l’intellect à son action comme il le fait pour toute autre puissance qui passe à l’acte. L’homme peut donc accéder à une connaissance vraie en mettant en œuvre ses “seules” capacités cognitives naturelles, au point qu’il peut s’imaginer se suffire s’il n’analyse pas plus en profondeur les conditions métaphysiques de son acte de connaître.


L’argument ontologique

    On appelle argument ontologique, depuis Kant, un argument célèbre en faveur de l’existence de Dieu, que saint Anselme développe dans le Proslogion. Il n’est pas question de proposer ici une exégèse de ce texte fameux dont l’interprétation demeure hautement controversée. Je me contente d’exposer l’argument d’Anselme tel que Thomas l’a compris et critiqué.

Majeure : Le terme « Dieu » signifie ce dont on ne peut rien signifier de plus grand (id quo majus significari non potest).
Mineure : Or, ce qui existe à la fois dans la réalité (in re) et dans l’esprit (in intellectu) est plus grand que ce qui n’existe que dans l’esprit.
Conclusion : Donc, étant donné que Dieu existe dans l’esprit, du simple fait qu’on le pense, il doit aussi exister dans la réalité. Sinon on pourrait concevoir plus grand que Dieu : un Dieu existant et dans l’esprit et dans la réalité.

Par conséquent, dès que je connais le sens du mot Dieu, je sais que l’existence dans la réalité lui appartient. La reconnaissance de l’existence de Dieu découle immédiatement de la compréhension du sens de son nom. Je peux évidemment dire (ou me dire) que Dieu n’existe pas, mais je ne peux pas le penser, puisque la non-existence de Dieu implique une contradiction. 

   Pour saint Thomas, l’erreur d’Anselme est de prétendre déduire l’existence réelle à partir d’un concept, d’une idée. Or, ce passage est illégitime. D’une idée ne peut jamais sortir qu’une idée. L’idée de Dieu implique effectivement l’idée d’un être qui existe dans la réalité, mais l’idée d’existence, l’existence pensée (l’existence in actu signato), n’est pas l’existence réelle (l’existence in actu exercito). L’idée d’un Dieu existant dans la réalité ne permet donc pas d’affirmer que Dieu existe dans la réalité. Pour pouvoir affirmer l’existence réelle au terme d’un raisonnement, il faut qu’il y ait de l’existence réelle au principe. Le raisonnement ne suffit pas à « produire » par lui même l’existence. On peut utiliser le tuyau le plus perfectionné qui soit, s’il n’y a pas une source d’eau à l’entrée, il n’y aura rien à boire à la sortie !

    En fait, s’opposent ici deux perspectives métaphysiques très différentes. Dans la perspective “essentialiste” d’Anselme, l’existence découle de l’essence, exprimée dans l’idée. L’existence est comme une propriété de l’essence. Elle est proportionnelle à l’essence. Plus une essence est parfaite, plus elle a d’existence. Par conséquent, l’essence la plus parfaite possède l’existence au degré suprême, c’est-à-dire existe dans la réalité. Pour saint Thomas, l’existence n’est pas une propriété de l’essence. L’acte d’être est irréductible à l’essence. Il relève d’un autre ordre. « Un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort... » (Qo 9,4).


3. Les enjeux du débat sur l’évidence que Dieu existe


    Les enjeux de ce débat sur la nature de la démarche intellectuelle qui conduit à affirmer l’existence de Dieu sont considérables. J’en retiens trois. L’opposition sur la nature de cette démarche — évidence ou bien démonstration ? — est le signe d’une opposition radicale 1°, sur la nature de la philosophie, 2°, sur la nature de l’homme, 3°, sur la signification de l’athéisme.


Inévidence de Dieu et nature de la philosophie

    Dieu est-il le point de départ ou bien le point d’arrivée de la démarche philosophique ? Si son existence est reconnue en vertu d’une intuition immédiate, il en est au point de départ. La philosophie revêt alors la forme d’un savoir déductif, « d’un rationalisme déductif, préparé par une longue ascèse mais déployé à partir d’un absolu immédiatement dévoilé » (P. Fontan, Le fini et l'absolu, p. 99). Le philosophe accède d’emblée au point de vue de Dieu (ou... de Sirius). Sa science se veut celle-là même de Dieu, qui connaît toutes choses en se connaissant lui-même. Le philosophe s’installe d’emblée au cœur de l’absolu et, à partir de là, déploie ces longues chaînes de raisons qu’affectionne tant le rationalisme classique. Cette première forme de métaphysique, qui va de l’Absolu vers le fini, est bien illustrée par Descartes ou Spinoza. Elle se caractérise par la croyance implicite en un parallélisme ontologico-logique : l’ordre de la pensée s’identifie à l’ordre de l’être.

    Si, par contre, Dieu est le dernier connu, si l’affirmation de son existence est l’aboutissement de la démarche philosophique, se dessine alors une toute autre forme de philosophie. Une philosophie qui ne prétend pas s’identifier à la science divine, mais qui prend acte de la condition charnelle de l’esprit humain et qui, comme le dit J. Maritain, « commence par un acte d’humilité devant le réel connu d’abord par les sens, atteint par notre contact charnel avec l’univers » (Distinguer pour unir, OC, p. 361).

Dans cette perspective, l’ordre des concepts n’est pas l’ordre réel : il faut une « table de conversion » pour naviguer de l’un à l’autre. Nous avons affaire à « une métaphysique inductive n’affirmant la Source, en elle-même inexplorée, que sous la caution des dérivés qui n’en donnent pas l’essence mais l’exige et la situent, dans un au-delà sans commune mesure avec leur être. » (P. Fontan, Le fini et l'absolu, p. 99).


Inévidence de Dieu et anthropologie

    L’enjeu anthropologique n’est pas moindre. À la métaphysique déductive de Dieu premier connu correspond une anthropologie de type platonicien. A la métaphysique inductive de Dieu dernier connu correspond une anthropologie de type aristotélicien. 

    Dans la conception platonicienne commune, l’âme humaine est avant toutes choses une substance spirituelle complète et son union au corps, et par le corps au monde sensible, est accidentelle. À la vérité, son “lieu naturel” est l’univers intelligible, le monde divin des Idées : elle y est de plain-pied comme chez elle. Par conséquent, plus un objet est intelligible, c’est-à-dire, en fait, plus il est élevé dans la hiérarchie des essences, mieux il est connu par l’âme. Dieu étant l’intelligible suprême, il est l’objet privilégié, pour ne pas dire premier et direct, de la connaissance de l’âme.

    Dans la conception aristotélicienne, l’âme n’est pas un pur esprit égaré dans la matière. Elle est la forme substantielle du corps. Par conséquent, même si, en tant qu’intelligence, elle est ouverte à tout l’intelligible, y compris aux plus hauts intelligibles, en tant qu’intelligence d’un esprit incarnée, l’objet propre et direct de sa connaissance est le monde corporel. C’est là qu’elle est le plus à l’aise, car cet objet lui est proportionné. À une intelligence incarnée correspond un intelligible incarné, les quiddités des réalités physiques. Cela ne signifie pas que l’intelligence humaine n’a aucune connaissance de la réalité « méta-physique », mais seulement que cette connaissance est indirecte, laborieuse, et passe par la médiation de l’expérience du monde sensible. L’intelligence va du plus connu au moins connu, ce qui est la définition même de la démonstration. Or, le plus connu pour nous, ce sont les êtres sensibles qui nous entourent. La seule démonstration possible de l’existence de Dieu est donc une démonstration qui part de notre expérience des êtres de ce monde pour remonter à l’existence de leur Cause.

    Cette option aristotélicienne consone avec le thème chrétien de l’Incarnation comme structure sacramentelle de la rencontre de l’homme et de Dieu. Pourtant, historiquement, au XIIIe siècle, elle n’allait pas de soi dans un univers culturel saturé de religieux, où la présence de Dieu était pour ainsi dire palpable, immédiate. La thèse thomasienne de la non-évidence de l’existence de Dieu allait donc dans le sens d’un certain “désenchantement” du monde. Dans une belle page de la Philosophie au Moyen Age, Étienne Gilson décrit ainsi l’opposition entre les thèses du thomisme et la mentalité religieuse de beaucoup de ses contemporains :

« On arrache à la raison humaine la douce illusion qu’elle connaît les choses dans leurs raisons éternelles, on ne lui parle plus de cette intime présence et de cette consolante voix intérieure de son Dieu [critique de l’illumination augustinienne]. Pour lui interdire plus sûrement ces envols auxquels elle n’a plus droit, on rive l’âme au corps dont elle est directement la forme [...]. Réduite par cette nouvelle situation à tirer du sensible toute sa connaissance, même celle de l’intelligible, l’âme se voit fermer les routes directes qui conduisent à la connaissance de Dieu ; plus d’évidence directe en faveur de son existence...  »


Inévidence de Dieu et athéisme

    Saint Thomas a certainement conscience de cette nouveauté et il faut voir dans son attitude une exigence de vérité intellectuelle qui ne satisfait pas de l’habitude. Il fait ainsi observer :

L’opinion selon laquelle l’existence de Dieu serait évidente « tire en partie son origine de l’habitude où l’on est, dès le début de la vie, d’entendre proclamer et d’invoquer le nom de Dieu. L’habitude, surtout l’habitude contractée dès la petite enfance, a la force de la nature ; ainsi s’explique qu’on tienne aussi fermement que si elles étaient connues naturellement et par soi les idées dont l’esprit est imbue dès l’enfance. » (SCG, I, 11)

    La non-évidence de l’existence de Dieu signifie aussi que, pour saint Thomas, l’athéisme est théoriquement possible. Pour saint Anselme, l’athéisme est littéralement impensable. L’impie peut bien proférer que Dieu n’existe pas, mais s’il pense ce qu’il dit, il se met en contradiction avec lui-même. Il est donc nécessairement soit inconscient soit de mauvaise foi. Dans une perspective thomiste, même si au XIIIe siècle l’athéisme reste un “cas d’école”, sociologiquement et culturellement improbable, la négation de Dieu est une possibilité réelle qui tient à la nature même de l’homme. Comme esprit incarné, l’homme n’accède au mystère de l’Absolu qu’indirectement, par la médiation du fini. Or, toute médiation est ambivalente. Elle est aussi bien une aide qu’un obstacle, un signe qu’un écran. En raison de sa consistance propre, comme res, la médiation peut retenir à soi le mouvement de l’intelligence, alors même qu’elle a vocation, comme signum, à le porter au-delà d’elle-même. Pour saint Thomas, l’athée ne se trompe que parce qu’il ne va pas assez loin ou assez profond dans sa recherche d’intelligibilité. Il s’arrête à la réalité du monde sensible et s’il peut s’y arrêter, c’est que le monde sensible ne se définit pas comme un pur signe de Dieu mais qu’il possède une épaisseur, une consistance, qui peuvent retenir le regard, comme l’observait déjà l’auteur du Livre de la Sagesse (Sg 13,6-9). Il s’ensuit que c’est dans la ligne même de sa recherche d’intelligibilité du monde que l’athée peut être rejoint et amené à transcender les explications trop partielles, trop limitées, trop superficielles pour rejoindre le cœur intelligible du réel : Dieu lui-même.


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Que fait l’intelligence artificielle ?

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 12 Septembre 2025
  • anthropologie
  • Intelligence artificielle
  • technique

Introduction

Jusqu’où l’intelligence artificielle ira-t-elle ? Face à une technologie qui soudainement progresse à très grands pas, qui ne cesse d’étonner par ses capacités, il est difficile de délimiter ce qu’elle peut faire de ce qui lui est impossible à faire. La ligne de démarcation semble être repoussée continuellement, ce qui alimente toutes sortes de fantasmes. Il est pourtant une manière simple de diminuer la part des incertitudes, qui consiste à s’appuyer sur ce que l’on sait avec quelque assurance.

À cet égard, nous avons établi dans un article précédent deux conclusions.

  • Une intelligence artificielle est une machine, et cela implique qu’elle n’a pas la nature d’un vivant et encore moins d’un vivant intelligent.
  • Une intelligence artificielle est un automate de l’intelligence. Elle est une machine à produire du contenu intelligible, tout comme par leur intelligence, les hommes produisent des contenus intelligibles. Ainsi, bien qu’elle ne soit pas une intelligence, elle possède une certaine ressemblance avec l’intelligence quant à l’opération.

La première conclusion permet d’affirmer que sont irrationnelles toutes les promesses ou les épouvantes de voir un jour une IA devenir vivante, et un vivant possédant une vie intelligente. Une IA est et demeure une machine automate [1].

La seconde conclusion pointe vers une autre illusion. Elle apparaît lorsque la machine devient si performante qu’on ne sait plus faire la différence entre ses produits et les produits de l’intelligence humaine. L’automate imite tellement bien qu’il donne le change. De là, le risque est grand de ne plus faire la différence entre l’IA et l’intelligence humaine. L’IA est une machine, cela est admis, mais ne serait-elle pas en train de devenir vraiment intelligente ? À force d’être banalisée, la question finit par être prise au sérieux : pourquoi, se demande-t-on, une activité intelligente ne pourrait-elle pas surgir d’une machine ? [2] 

Il est clair qu’une telle pensée laisse beaucoup de part à l’imagination. Voir une activité intelligente émerger d’un système informatique est certes une perspective excitante, mais qui ressemble un peu trop à ces contes où quelque génie surgit d’une lampe à huile lorsqu’on sait la frotter dans le bon sens. Pour dissiper l’illusion, il est cependant nécessaire d’aller plus loin et de considérer avec attention ce que fait réellement une machine IA, cette activité, cette opération qui lui est spécifique et par laquelle elle ressemble à l’intelligence humaine. On pourra de même coup se défaire d’erreurs concernant l’intelligence humaine. Comme le remarquait saint Thomas d’Aquin, se tromper sur l’intelligence c’est se tromper sur cela même qui doit servir à ne pas se tromper :

« Parmi toutes les erreurs, plus indécente semble être celle qui porte sur l’intellect, par lequel nous sommes naturellement faits pour connaître la vérité en ayant évité les erreurs » (De unitate intellectu , I, 1).

I. Machine et activité de la machine

Commençons par rappeler quelques principes universels.

La distinction de la chose et de son activité. Chacun peut constater que dans notre monde, toute chose est distincte de son activité. L’être est réellement distinct de l’agir. L’électron est distinct de son mouvement, l’amandier est distinct de sa floraison, le chat est distinct du miaulement. De même la machine IA est distincte de son activité. C’est du reste la raison pour laquelle la réalisation de la machine est séparée de son exploitation, être son concepteur est différent d’être son utilisateur.

quid O 1

L’agir suit l’être. Si l’activité est toujours distincte de la chose, l’activité est cependant toujours homogène à la chose qui agit, elle suit la nature de la chose, ce que nous résumons habituellement dans la formule tel on est, tel on agit . L’électron ne miaule pas et ne miaulera jamais, le chat ne fleurit pas et ne produira jamais d'amande. De même, la machine IA agit selon ce qu’elle est, à savoir une machine, et il ne faut pas s’attendre à ce qu’elle agisse autrement qu’une machine peut agir. Ce qu’elle peut faire et ce qu’elle pourra faire, quels que soient les perfectionnements qu’on lui apporte, ne sera jamais que ce qu’une machine peut faire. Et cependant, voici la source de la perplexité, ce que nous la voyons produire ressemble à s’y méprendre à ce qu’une intelligence humaine produit. Puisque l’agir suit l’être, de même que le miaulement fait soupçonner la présence d’un chat, de même est-il légitime de soupçonner que l’IA pense.

quid O 2

L’agir est fondé dans l’opération naturelle de la chose. Si de manière universelle l’agir suit l’être, c’est parce que l’activité d’une chose a son principe, son origine, dans la chose elle-même. Pour cette raison, lorsqu’on se demande ce qu’une chose peut faire, il faut rechercher quel est dans cette chose le principe de son activité. Or si l’on remonte jusqu’au principe le plus fondamental, on tombe toujours sur un principe naturel. Les opérations de nos outils ou de nos machines, qu’ils soient simples ou complexes, s’appuient sur des opérations naturelles. L’activité d’un tournevis par exemple a pour support la dureté naturelle de l’acier, l’activité d’un pneu exploite l’élasticité et la rugosité naturelles du caoutchouc, l’efficacité d’un médicament dépend des vertus naturelles du principe actif. Cela implique aussi que l’opération naturelle impose ses limites aux activités dont elle est la source. L’acier du tournevis impose ses contraintes, et de même pour le caoutchouc dans les pneus ou le principe actif dans le médicament. S’agissant de la machine IA, elle est aujourd’hui mise en œuvre dans un ordinateur reposant sur l’opération naturelle du courant électrique, avec ses vertus et ses contraintes.

quid O 3


II. Perfection de l’opération et connaissance

Pour comprendre ce que fait et peut faire l’intelligence artificielle, il faut donc revenir au courant électrique, et situer cette opération naturelle parmi les autres opérations naturelles  [3]. Or une opération naturelle possède deux dimensions : elle est propre à une nature et, dans les limites imposées par cette nature, elle peut varier en intensité.

  • La première dimension à prendre en compte est la diversité naturelle des opérations. Cette diversité obéit à quelques grandes divisions. Il y a ainsi une différence de nature entre l’opération des corps inertes et celle des vivants. Par exemple, la reproduction est une opération des vivants qui n’a pas d’équivalent dans les réalités corporelles. De sorte qu’on peut comparer le taux de reproduction des chênes et des baleines, qui sont tous deux des vivants, alors que cette comparaison est impossible entre les cristaux et les baleines, parce que les uns sont des corps et les autres des vivants. Une autre division de nature se rapporte à la connaissance. Du point de vue de la connaissance, il existe trois degrés d’opérations : les opérations corporelles sont dénuées de tout rapport à la connaissance ; les opérations animales sont liées à la connaissance sensible ; les opérations humaines sont liées à la connaissance intellectuelle. Le rapport à la connaissance peut se résumer à la règle générale suivante : plus la connaissance est parfaite, plus elle permet des opérations variées et ouvertes à de nombreuses réalisations. À l’inverse, l’opération étrangère à la connaissance (celle des corps) est invariante et fixée sur une seule réalisation ( ad unum ).
  • Une seconde dimension doit alors être prise en compte. Les activités sont sujettes à la variabilité selon l’intensité. La lumière émise peut être plus ou moins intense, l’amandier peut croître plus ou moins vite, la poule peut voler plus ou moins loin. Par contrecoup, il en va de même pour les outils et les machines qui s’appuient sur l’opération naturelle. L’acier peut être plus ou moins résistant, le moteur ou l’ordinateur plus ou moins puissants. Entre opérations similaires, on peut donc réaliser des classements selon la plus ou moins grande perfection de l’activité. Ces classements montrent d’ailleurs leur utilité dès que nous avons à établir des comparatifs entre des réalités similaires (des téléphones, des voitures, des aspirateurs, des machines-outils, etc.).

Ces précisions étant apportées, dressons un schéma repérant nos deux dimensions de perfection. La perfection de la nature est portée sur un axe horizontal : l’opération des corps, privés de connaissance, est dépassée par l’opération de l’animal, doté d’une connaissance sensitive, puis par l’opération intellectuelle humaine. Chacun de ces degrés connaît une variation possible de perfection dans l’activité, que l’on repère sur un axe vertical, orthogonal au premier (cf. fig. 1).

figure 1
figure 1. Les deux dimensions de l’opération naturelle

À titre d’illustration, comparons l’émission du son par un corps, par un animal et par un homme.

Par leurs vibrations, les corps, comme une cloche ou une lame de xylophone, émettent des sons selon un spectre de résonance acoustique fixe, toujours le même à conditions égales. L’opération est invariante ( ad unum ) et cela provient de ce que l’opération naturelle du métal ou du bois qui composent la cloche ou le xylophone est une opération corporelle. Mais cette limite naturelle n’empêche pas de jouer sur la perfection de l’activité, en faisant varier l’intensité du son émis par des coups plus ou moins forts.

Par contraste, les oiseaux font vibrer leur syrinx pour produire non seulement des sons divers mais des chants , adaptés à telle ou telle situation. Du fait de son lien avec la connaissance sensible, l’opération naturelle de l’oiseau est plus riche que celle de la cloche, bornée par l’invariance des opérations corporelles. Et du point de vue de la perfection de l’activité, on trouvera des oiseaux qui chantent mieux que d’autres, ou plus fort, ou qui ont un répertoire plus étendu, ou qui peuvent apprendre de nouveaux sons, etc.

L’opération naturelle des oiseaux est toutefois limitée. Leurs chants sont répétitifs et uniformes dans chaque espèce. Tel n’est pas le cas de l’émission du son chez l’homme, parce que sa connaissance est celle d’une intelligence, indépendante de la matière. Le chant humain est porteur d’un langage musical librement composé. Il reste que cette propriété naturelle peut être plus ou moins bien exploitée. La perfection de l’activité varie grandement, depuis les cris de l’enfant jusqu’aux airs émouvants d’une cantatrice professionnelle.

Tirons maintenant les conséquences de ces clarifications.

III. La distance entre l’IA et l’opération naturelle de l’intelligence

Lorsqu’on conçoit des ordinateurs utilisant le courant électrique, on choisit de s’appuyer sur l’opération naturelle des électrons, avec ses vertus et ses contraintes. La machine va dès lors devoir fonctionner en exploitant ces vertus et ces contraintes selon les deux dimensions de l’activité qui viennent d’être dégagées. L’art de l’ingénieur consiste donc d’une part à concevoir une machine adaptée à la nature particulière de ce flux polarisé qu’est le courant électrique. D’autre part, il s’agira de rendre cette utilisation plus efficace pour tirer profit de la perfection de l’activité.

Ceci conduit à trois constats :

  • Premièrement, le courant électrique sur lequel repose l’intelligence artificielle est une opération corporelle. Comme telle, elle est donc une opération invariante ( ad unum ), fixée à produire toujours le même résultat dans les mêmes conditions, ce qui exclut de soi tout rapport à la connaissance. Par conséquent, entre l’opération du courant électrique et l’opération de l’intelligence, la différence de nature s’imposera toujours. C’est pourquoi il est illusoire d’espérer un jour voir une machine IA avoir une activité intelligente.
  • En revanche, deuxièmement, il existe une marge de progression du côté de la perfection de l’activité et de son utilisation. C’est ce qui s’est produit : l’amélioration exceptionnelle de la capacité de calcul des processeurs, grâce à la maîtrise de l’opération naturelle des électrons, a permis l’essor de l’intelligence artificielle que nous connaissons aujourd’hui.
  • Troisièmement, ce progrès permet d’atteindre une certaine similitude entre l’opération d’une machine IA et l’opération de l’intelligence. C’est cette similitude qui fait de l’intelligence artificielle un automate de l’intelligence [4].

Le recours au courant électrique a montré sa pertinence dans la pratique. De soi, le courant électrique est l’une des opérations naturelles les plus pauvres qui soit. Cependant il est aussi une opération extrêmement invariante et prédictible. À condition de développer les technologies adaptées, il s’avère être une ressource remarquablement exploitable, offrant une fiabilité sans équivalent. Songeons qu’une unité de processeur de dernière génération maîtrise en continu un flux électrique passant au travers de 200 milliards de transistors.

Il s’est ainsi produit un fait remarquable. D’un côté, parce qu’il est l’une des opérations naturelles les plus pauvres de notre monde, le courant électrique est ce qu’il y a de plus éloigné de l’intelligence quant à la perfection naturelle. De sorte qu’en basant l’intelligence artificielle sur un flux électrique, on s’interdit toute connaissance et toute pensée parce que l’opération naturelle des corps est absolument étrangère à la connaissance. Mais d’un autre côté, ce que l’on perd en perfection naturelle a réussi à être compensé en utilisant plus efficacement la perfection de l’activité , jusqu’à rendre possible l’intelligence artificielle (cf. fig. 2). 

figure 2
Figure 2. La compensation de l’imperfection naturelle par la perfection de l’activité


IV. La machine édifiée sur l’opération naturelle

Pour parvenir à imiter l’intelligence il ne suffit cependant pas de faire passer du courant dans un très grand nombre de transistors. L’opération naturelle sert seulement de principe physique à l’activité d’une machine IA. Entre les deux s’intercalent de nombreuses couches que l’on peut répartir en trois étages principaux : la transcription logique de l’opération naturelle, l’ automatisation du traitement des données, et la conception d’automates informatiques qui accomplissent des tâches spécifiques. Le point sur lequel il faut insister est le suivant : les vertus et contraintes de l’opération naturelle ne jouent pas seulement au premier étage, elles se propagent et déterminent les étages suivants selon les deux dimensions détaillées précédemment.

1. La transcription logique

Au premier étage, on utilise la propriété invariante du flux électrique : il s’écoule naturellement, à moins qu’on l’en empêche. Cette dualité d’états fournit le support physique d’une logique binaire, selon que le courant passe ou ne passe pas : porte ouverte ou porte fermée. Tout ce dont on a besoin pour constituer une logique binaire peut en effet être transcrit de l’état d’un transistor : 0 ou 1, vrai ou faux, oui ou non.

L’informatique repose sur cette transcription logique d’une opération naturelle fixée ad unum qui est ou bien laissée à elle-même ou bien empêchée. Grâce à elle on peut utiliser l’état d’un transistor soit pour porter un signe (0 ou 1) soit pour agir sur des signes (ET, OU, NON, NON-ET, NON-OU, etc.). Plus on aura de transistors, plus on pourra stocker un grand nombre de données (des suites de 0 et de 1). Et plus l’on saura ouvrir et fermer rapidement un grand nombre de portes, plus on sera en mesure de composer et de transformer ces données de manière complexe.

Il reste cependant que, quels que soient les niveaux de complexité atteints, ils demeureront dépendants de la forme propre de l’opération naturelle : les seules données stockables et les seuls traitements exécutables sont ceux que l’on peut réduire à une séquence de portes à ouvrir ou à fermer. Ainsi, la dépendance de l’informatique à l’égard de l’opération naturelle impose une manière particulière de représenter ses objets et d’opérer sur eux.

D’une part, les objets doivent être représentés sous forme “numérique”. Dans un ordinateur, un chien n’est pas un chien, mais un ensemble de 0 et de 1, représentant un certain aspect du chien (une image, une planche anatomique, une taxonomie, etc.), qu’on a pré-sélectionné . Et ceci fait une première différence avec l’intelligence humaine, qui connaît le chien comme chien (non comme suite de 0 et de 1), qui intègre tout ce qu’elle connaît de lui (par opposition à un nuage de données partielles), qui enfin est ouvert à tout le réel tel qu’il se présente.

D’autre part, les activités de traitement obéissent à une logique dite “symbolique”. Ce qu’on entend ici par symbole est l’équivalent d’un conteneur vide qui peut être rempli de ce que l’on veut, il est pour ainsi dire un signe en blanc, une “variable”, apte à représenter n’importe quelle réalité qu’on lui assignera. Un signe, β par exemple, peut représenter un auteur ou une équation mathématique, un chien ou une civilisation, un fleuve ou une coordonnée géographique. Cette souplesse illimitée a toutefois son prix. Par sa constitution même, une logique symbolique est totalement indifférente au contenu des données. Une opération sur un symbole (β dans notre exemple) n’est pas une opération sur le contenu (l’auteur, l’équation, le chien, etc.) mais seulement sur sa transcription logique (une suite de 0 et de 1). Le traitement lui-même se fait au moyen d’opérateurs dits “booléens” qui sont des combinaisons de portes logiques (ET, OU, NON, NON-ET, NON-OU, etc.) transcrivant l’état ouvert ou fermé des transistors. D’où résulte une seconde différence avec l’intelligence humaine : parce qu’elle connaît les réalités qui sont en elle, l’activité intellectuelle consiste à progresser dans leur connaissance (et non à traiter des données) selon ce qu’on découvre d’elles, en les comparant et les distinguant d’autres réalités, en composant et divisant les notions, en formant des propositions et des syllogismes à leur sujet.

Données numériques, logique symbolique, opérateurs booléens : ces trois composantes forment la logique sur laquelle l’informatique est édifiée, et chacune reflète les vertus et les contraintes de l’opération invariante (ad unum) du flux électrique [5]. La logique adossée sur l’opération naturelle d’un corps est d’une espèce différente de notre logique, fondée dans l’opération naturelle de la raison.

2. L’automatisation du traitement

Les principes théoriques du deuxième étage ont été posés en 1937 par le mathématicien Alan Turing [6]. Ils indiquent comment constituer un automate traitant des données sans que l’automate ait aucun rapport à la connaissance. Il agit sans savoir ni ce que signifient les données qu’il traite, ni ce qu’il fait en les traitant, ni pourquoi il le fait, et pourtant il parvient à le faire tout seul, automatiquement , imitant ainsi ceux qui savent ce qu’ils font. Un tel automate doit satisfaire à deux conditions.

La première est la nécessité d’introduire une partie motrice dans la machine pour que la machine ait en elle le principe de son mouvement [7]. Cette partie est active tandis que le reste est passif. La partie passive doit contenir les données ou les instructions d’une manière utilisable par la partie active, c’est-à-dire en les décomposant en unités placées l’une à côté de l’autre, dans des cases juxtaposées. La partie active quant à elle doit “lire” les données et en “écrire” de nouvelles conformément aux instructions, chaque donnée écrite prenant place dans une case de la partie passive. La machine est alors comparable à un employé qui serait installé dans une salle remplie de tiroirs à fiches, et dont la tâche consisterait, de manière répétitive, à trouver une fiche, lire une donnée, retranscrire le résultat prescrit sur une autre fiche et passer à l’étape suivante de lecture/écriture. Et cet employé serait si idiot que toute tâche qu’on voudrait lui confier devrait être décomposée en une succession d’instructions de simple lecture et écriture [8].

La seconde condition est que le moteur soit capable de mener des tâches à leur terme de manière automatique. Il faut pour cela qu’à chaque étape de lecture/écriture soit associé le mouvement à faire pour atteindre l’étape suivante et que l’ensemble des étapes conduise au résultat attendu. Du point de vue de la machine, une tâche se présente donc comme une séquence d’opérations de lecture/écriture/déplacement telle qu’en partant d’un état initial et en appliquant cette séquence, opération par opération, on parvienne à l’état final. Ainsi, à toute tâche correspond une table d’action indiquant le programme de “calcul” du résultat où, pour chaque état de la machine, telle donnée est lue, telle écriture est à faire, et tel déplacement est à réaliser. De sorte que si l’on veut assigner une autre tâche, il suffit d’assigner une autre table d’action.

La machine automate de Turing est le modèle théorique de nos ordinateurs, et c’est pourquoi on peut aussi les appeler des « calculateurs ( computers ) ». Tel qu’il est conçu, ce modèle est remarquablement adapté aux opérations corporelles comme le flux électrique. Cela n’est pas un hasard, car Turing ramenait la pensée humaine à un calcul et le calcul à une séquence d’états discrets indifférents à la connaissance. Autrement dit, Turing avait une conception de la logique caractéristique des opérations corporelles [9]. Car ces dernières imposent non seulement que la machine soit indifférente à toute connaissance (quoiqu’elle manipule des signes de la connaissance), mais aussi que toutes les dimensions d’une tâche, y compris l’automatisme, soient décomposées et ramenées aux dimensions binaires d’une opération invariante (ad unum). Dans la conception de telles machines, les trésors d’intelligence déversés par les ingénieurs n’élèvent donc aucunement la machine vers l’intelligence, ils témoignent au contraire de l’effort nécessaire à l’homme pour abaisser des tâches rationnelles au niveau d’une opération naturelle parmi les plus pauvres. De même que le dresseur de cheval doit adapter ses projets, ses attentes, sa logique, son langage à ce que peut faire un cheval, de même en va-t-il de l’informaticien à l’égard de son ordinateur.

Deux conséquences importantes en découlent. D’une part, plus une tâche humaine est « calculable » (au sens qui vient d’être exposé) plus l’ordinateur pourra l’accomplir d’une manière satisfaisante, voire d’une manière plus efficace ou plus sûre. Les ordinateurs sont ainsi particulièrement aptes au traitement massif de données numériques. A contrario , plus une tâche, même simple, fait appel à la logique propre de la raison naturelle, plus elle résistera à être « calculée » selon la logique binaire d’une opération corporelle, de sorte qu’en la confiant à un ordinateur on obtiendra un résultat décevant, typiquement machinique. Cette limite est particulièrement flagrante avec les tâches intellectuelles d’appréhension de ce qu’est telle réalité, de jugement sur elle, d’analogie, de syllogisme, ou de métaphore. Il a fallu attendre l’arrivée de l’intelligence artificielle non pas pour dépasser cette limite mais pour la contourner. Nous allons y revenir.

D’autre part, l’unité de base de l’automate est le simple signe en blanc (ou symbole), c’est-à-dire l’unité logique immédiatement adossée à l’opération naturelle. C’est toujours à ce niveau que travaille l’ordinateur. Certes, afin de manipuler des objets complexes selon des fonctions complexes, de nombreuses surcouches logicielles doivent être ajoutées à l’automate, qui le rendront utile pour accomplir des tâches humaines. Toutefois, ces objets et ces fonctions ne sont jamais que des combinaisons d’unités logiques de base. L’activité d’un ordinateur est construite de bas en haut, de ce qui est le plus décomposé, le plus proche de l’opération corporelle, vers ce qui est le plus composé et complexe. La raison humaine pour sa part ne manipule pas les signes de bas en haut. Parce qu’elle connaît ce qu’elle pense, son unité de base est la réalité signifiée par le signe (ou contenue dans la perception sensible). En sorte que la raison peut aussi bien distinguer les choses et les parties des choses que saisir l’unité des choses ou entre les choses (on parle aussi de sa capacité à l’analyse et à la synthèse, mais ce sont là des termes lacunaires).

3. Les automates informatiques

Pour disposer d’un automate informatique convivial et utile pour accomplir des tâches humaines, il faut donc ajouter plusieurs couches logicielles à l’automate qui traite les signes. On n’a plus alors à se soucier de ce qui s’accomplit dans les entrailles de la machine, là où l’opération naturelle impose sa logique binaire ésotérique et où le calcul prend la forme d’une table d’action figée et hermétique. Parmi les nombreuses applications de l’informatique qui deviennent alors possibles, on trouve les IA. Une machine IA a en commun avec tous les autres programmes informatiques que son utilisation requiert en arrière-plan l’utilisation continue de l’opération naturelle par la machine. Tout ce qui se fait dans les couches hautes se fait simultanément et se calcule dans la couche la plus basse, là où l’opération meut la machine selon sa logique conformément à l’automatisme de calcul que l’on a mis en place (cf. fig. 3).

figure 3
Figure 3. La machine IA bâtie sur l’opération naturelle du flux électrique

V. De l’automate qui calcule à l’automate qui imite

Si l’intelligence artificielle s’insère dans le cadre que nous venons d’esquisser, elle représente cependant une rupture technologique qui a permis de contourner une limite de l’informatique traditionnelle. Commençons par situer cette rupture :

  • Du point de vue de l’opération naturelle et de sa transcription logique, l’intelligence artificielle ne diffère en rien du reste de l’informatique. Reposant sur une opération corporelle invariante (ad unum), elle est par construction étrangère à la connaissance. Cette opération étant le flux électrique passant ou étant empêché de passer, elle est aussi contrainte dans les dimensions de la logique binaire, numérique, symbolique, et booléenne.
  • Du point de vue de l’automatisation du traitement, la machine produit un résultat conformément aux règles de calcul définies dans sa table d’action. L’intelligence artificielle ne peut échapper à ce déterminisme constitutif des automates informatiques. La machine IA applique elle aussi des règles pour produire un résultat au terme d’un calcul.
  • Il en résulte que l’intelligence artificielle ne peut pas donner à l’ordinateur un accès à la connaissance, ni lui apporter la pensée, ni retranscrire dans l’ordinateur tout ou partie de la logique humaine dans ce qu’elle a d’irréductible au calcul sur des symboles. La seule possibilité qui lui est offerte est d’imiter l’intelligence par le moyen du calcul. Le calcul tient alors lieu de raisonnement, ce pourquoi il est plus juste de parler d’une imitation de la raison.
  • Du point de vue des automates informatiques en général, grâce à leurs surcouches logicielles, toutes les tâches qui peuvent faire l’objet d’un calcul leur sont accessibles. Ils ressemblent alors à la raison en ce que, de même que la raison opère selon sa logique rationnelle sur les réalités qu’elle connaît, de même l’ordinateur traite selon sa logique machinique les signes qu’on lui donne à traiter. Les signes (ou symboles), parce qu’ils sont des variables, sont pour l’ordinateur comme les formes universelles pour notre raison. Et le calcul de l’état initial jusqu’à l’état final est pour l’ordinateur comme l’enchaînement logique depuis les principes jusqu’aux conclusions pour la raison. Par exemple, l’opération informatique “classer tous les A par la valeur de B” est analogue à l’opération de la raison “comparer les mammifères selon leur taille adulte”. Au point que l’homme peut confier à l’ordinateur une partie de ce travail à condition de suppléer par son intelligence à tout ce qui échappe à l’ordinateur (la définition de la tâche, la collation et la numérisation des données, le codage d’un programme et enfin son exécution).

La limite de cette manière d’imiter la raison est qu’elle en reste au traitement des signes en étant totalement indifférente à leur contenu. L’ordinateur calcule sur des symboles, pour autant que la tâche est réductible à une procédure de calcul sur des symboles.

L’intelligence artificielle ne supprime pas cette limite, elle ne le peut pas puisqu’elle ne connaît pas. Mais elle la contourne en exploitant une autre manière d’imiter la raison. La solution consiste à utiliser le calcul non plus pour imiter le raisonnement humain mais pour mimer la production de signes. Un peu comme dans l’ordre animal, on passerait du singe qui sait compter au perroquet qui sait copier. Il s’agit de produire avec une machine des contenus intelligibles similaires aux contenus intelligibles produits par la raison.

Sans toucher à la structure fondamentale de l’ordinateur, ce nouvel objectif oblige à changer de logique. L’informatique traditionnelle applique une logique de résolution par les principes, tandis que l’intelligence artificielle applique une logique de résolution par la fin [10] . Cette réorientation emporte plusieurs conséquences. Tout d’abord, les formes universelles de la raison ne sont plus imitées par des variables mais par de grandes quantités d’exemples singuliers . L’IA a même besoin d’être entraînée sur de très grandes quantités de données pour devenir pertinente. Ensuite, le raisonnement n’est plus imité par une méthode fixe de calcul du résultat mais par une pragmatique des bonnes pratiques pour produire des contenus intelligibles utiles à partir des données. Enfin, l’homme ne supplée pas à ce qui échappe à l’ordinateur par une préparation mais par un apprentissage. Son travail ne consiste pas à décomposer la tâche en une table d’action figée que l’ordinateur appliquera aveuglément, mais à guider la machine dans la mise en place d’une pragmatique. C’est pourquoi une machine IA n’existe qu’au terme d’une phase d’apprentissage sous contrôle humain. Durant cette phase, il faut que tout ce qui est important pour nous soit rendu important dans la logique de la machine, et que toutes les récurrences dans les produits de notre pensée deviennent récurrentes dans les produits de la machine. Pour cette raison, l’intelligence humaine doit intervenir d’un bout à l’autre de la chaîne d’apprentissage, de telle sorte que, si la logique qui se met en place appartient totalement à la machine et repose totalement sur l’opération naturelle du flux électrique, tout le processus converge vers un contenu intelligible utile à l’homme. Voici un schéma simplifié de cette “irrigation” de l’opération du flux électrique (en rouge) par l’opération de l’intelligence humaine (en bleu) durant l’apprentissage (cf. fig. 4).

figure 4
Figure 4. L’apprentissage, une irrigation de l’opération naturelle par l’intelligence humaine


VI. L’empreinte de la pensée dans les IA

De par leur constitution, les machines IA sont déroutantes. Si l’on prête attention à leur logique, celle qui a été fixée dans l’apprentissage et qu’elles utilisent pour produire du contenu, il est très difficile de comprendre ce qu’elles font, par quel chemin elles arrivent à ce résultat-ci plutôt qu’à ce résultat-là. Si maintenant on se tourne vers ce qu’elles produisent, le constat est à l’opposé. À condition que l’apprentissage ait été bien fait, les contenus produits par la machine imitent l’homme à s’y méprendre. Autrement dit, le résultat est un contenu intelligible, alors que le chemin pour le produire ne l’est pas, il n’appartient qu’à cette logique singulière fixée dans l’apprentissage. Pour prendre la mesure de la distance entre notre logique rationnelle et la pragmatique de la machine, voici l’exemple d’une voiture jaune telle qu’elle est reconnue par une machine IA utilisant la technique du DNN ( Deep Neural Network ) [11] . On voit comment progresse la représentation visuelle de la voiture à mesure qu’elle traverse les couches du réseau neuronal (cf. fig. 5).

figure 5
figure 5. La pragmatique de la reconnaissance d’image par une machine IA


Au terme, la machine reconnaît comme nous la voiture jaune, mais en suivant une logique qui n’est clairement pas la nôtre.

Nous sommes ainsi conduits à trois remarques.

1. Ce qu’il y a de pensée est tiré de la pensée

Les résultats remarquables obtenus avec des machines IA accréditent l’illusion que ces dernières sont intelligentes, voire qu’elles inaugurent une sphère nouvelle de l’intelligence, autonome par rapport au monde des hommes. La tendance inverse se rencontre aussi. Certains minimisent l’originalité de leurs productions en les ramenant à une judicieuse utilisation des statistiques, à un mécanisme aveugle, ou à un mimétisme idiot. Ces deux opinions passent à côté de l’originalité de l’intelligence artificielle, qui est d’être parvenu à associer automatisme et pensée. L’automate n’est ni une nouvelle intelligence ni sans intelligence, mais tout ce qu’il y a en lui d’intelligence vient des intelligents.

  • Cela apparaît dans la manière dont on fabrique une IA, non pas sur une chaîne de montage en assemblant des organes informatiques, non pas en codant des programmes, mais en menant un processus d’apprentissage. L’apprentissage consiste à prendre un automate obéissant à la logique déterministe de l’opération naturelle, en l’occurrence celle du flux électrique, et à mettre chacune de ses composantes au service de l’intelligence. Par exemple, la tokenisation des données répond à une exigence de l’automate, celle de décomposer toutes les données en suites de signes de base, mais au lieu d’une décomposition aveugle les données qui sont introduites pour l’apprentissage sont découpées de manière à pouvoir faire ressortir l’intelligibilité qu’elles contiennent. De même, les algorithmes et les étapes du traitement répondent à l’exigence du calcul d’un résultat, mais ce calcul est orienté pour mettre en évidence les intelligibles ou les manières dont ils s’ordonnent et pour sélectionner ceux qui doivent être mis en avant. La rétropropagation permet quant à elle d’ajuster un processus machinique aux attentes mais aussi aux finesses d’une expression rationnelle.
  • L’association de l’automatisme et de la pensée se retrouve dans l’utilisation de la machine. Une requête est traitée par le calcul jusqu’à la production du résultat : cela appartient à la machine. Mais que cette requête appelle la réflexion, qu’elle soit traitée pour faire ressortir les éléments utiles à la réflexion, en exploitant les informations pertinentes sur lesquelles d’autres ont déjà réfléchi, et que le résultat présente une réponse utile sous la forme d’une composition synthétique et ordonnée, tout cela a été introduit dans la machine par l’intelligence humaine.
  • L’association de l’automatisme et de la pensée culmine dans les produits de la machine. Il n’y a pas à s’en étonner puisque, d’une part, elle est conçue pour cela et, d’autre part, tout effet produit à l’aide d’un instrument est l’unique effet de la cause principale et de son instrument .

Cette unicité de l’effet commun à l’automatisme et à la pensée nourrit tous les fantasmes, puisqu’on est tenté d’attribuer à la machine ce qui provient de la pensée. Comme si l’on décernait au pinceau ayant peint la Joconde le titre de peintre. L’erreur la plus commune sur l’intelligence artificielle procède de cette confusion. Elle consiste à comparer la machine IA avec l’intelligence humaine en comparant les produits de l’une avec les produits de l’autre. « — Vous voyez qu’elle fait aussi bien, et même mieux ! », s’exclame-t-on. C’est oublier qu’en comparant les effets on compare deux produits de l’intelligence humaine, dont l’un a été obtenu avec l’aide d’un instrument automate. Par exemple la comparaison d’un exposé rédigé par un étudiant avec l’exposé d’un autre étudiant rédigé par l’intelligence artificielle, n’est autre que la comparaison de ce qu’une intelligence a produit par elle-même avec ce que de nombreuses intelligences avaient produit et dont une machine IA (bâtie par des ingénieurs intelligents) a fait la synthèse. Si donc la comparaison renseigne sur quelque chose, ce sera seulement sur la qualité de l’instrument.

Il est de fait très difficile de discerner ce qui, dans l’effet unique, revient à chacune des causes. Pourtant, l’empreinte de la pensée et l’empreinte de la machine sont bien présentes dans l’effet produit. Une bonne manière de s’en rendre compte est de réinjecter dans la machine IA ses propres productions ou celles d’autres machines. L’empreinte de la machine dans les effets subséquents se trouve alors renforcée au détriment de l’empreinte de la pensée. Les distortions que l’automate fait subir aux pensées humaines deviennent alors plus manifestes. Une IA qui fonctionne de manière récursive devient rapidement monotone, pauvre en pensée, obsessionnelle, aberrante et, finalement, inutile [12]. Le mouvement exactement contraire arrive à l’homme qui se penche sur sa propre pensée ou sur celle de ses semblables. Il ne se stérilise pas comme l’IA, dans la mesure même où il ajoute la pensée à la pensée et progresse en connaissance (avec, toutefois, le risque de s’enfermer dans l’erreur).


2. Machine IA singulière et rationalité commune

Une machine IA est constituée par la logique qui a été figée au terme de son apprentissage. Cela signifie qu’un apprentissage différent fabrique une machine IA différente. Les machines IA sont donc individualisées par leur logique, en ce que chacune applique une pragmatique particulière aux requêtes qui lui sont adressées. Cette caractéristique découle directement du choix initial de faire une machine qui traite le contenu des signes. En effet, chaque contenu est singulier (par exemple des images de différents chiens, ou des articles de journaux) et la machine, privée de connaissance, n’a pas la capacité de connaître l’universel qui se trouve dans ce singulier. Pour pallier cette incapacité, on doit recourir à des généralisations (ce qui oblige à rassembler de grandes quantités de données) et à des techniques complexes de traitement qui seront modulées durant l’apprentissage pour produire de bons résultats. En sorte que chaque machine IA ayant fait l’objet d’un apprentissage particulier est figée dans une pragmatique qui n’appartient qu’à elle. Elle applique sa recette d’intelligence artificielle, toujours la même. C’est pourquoi une machine IA n’apprend pas, car tout nouvel apprentissage produit une nouvelle machine IA (ce n’est pas l’IA qui fait son apprentissage, c’est l’apprentissage qui fait la machine IA).

La singularité de chaque machine IA contraste avec l’universalité de la raison humaine. L’activité de la raison consiste en effet dans une connaissance des formes universelles qui n’est ni le symbolisme abstrait de l’informatique traditionnelle ni la généralisation du concret de l’intelligence artificielle. De sorte que la logique rationnelle est elle-même universelle, elle se retrouve dans tout individu de nature humaine qui pense droitement, elle est enseignable d’un homme à un autre, elle permet de se comprendre et de communiquer, de s’approuver et de se réfuter. Au contraire, les machines IA ne sont pas faites pour communiquer leur logique ou, plus exactement, leur logique interne est ce que l’on ne veut pas voir apparaître dans leurs réponses tant elle n’a de sens que pour cette machine particulière.

Parmi les mythes entourant l’intelligence artificielle se trouve l’idée qu’à force de perfectionnement, des machines IA, devenues super-intelligentes, se mettraient à développer un sens moral, une conscience d’elles-mêmes et atteindrait ainsi une « singularité » personnelle [13] . En réalité, la singularité n’est pas une perfection de la machine IA, bien au contraire. Elle est déjà singulière par sa logique même et cette singularité est la rançon directe de son incapacité à accéder à l’universalité de la raison humaine. Plus une machine IA est perfectionnée pour mieux imiter les produits de la raison humaine, plus sa logique devient incommunicable et se trouve enfermée dans sa singularité.


3. Machine IA singulière et technologies communes

En raison de ce qui vient d’être dit, il est nécessaire d’insister sur la différence entre une machine IA et ce qu’on appelle “l’intelligence artificielle”. La première est toujours singulière, on vient de le montrer. La seconde peut servir à désigner un domaine technologique, une œuvre commune de la raison humaine, qui rassemble une multitude de techniques, de connaissances scientifiques, et d’expériences dans l’art de faire des machines. Il existe donc soit des intelligences artificielles singulières, soit une technologie qui porte ce nom, mais « l’intelligence artificielle », au singulier, n’existe pas et n’existera pas. La situation s’inverse avec la raison humaine. Plus on considère la raison en chaque homme, plus on découvre « la raison humaine », qui est une par son essence bien qu’elle existe en une multiplicité d’individus humains. De même n’y a-t-il pas « d’avènement de l’intelligence artificielle », car la multiplication des machines IA n’engendre aucune unification mais elle fait croître la diversité des logiques singulières.


Conclusions

Nos réflexions nous conduisent à deux conclusions.

D’une part l’activité des machines IA est et sera toujours étrangère à la connaissance parce que cette activité repose de bout en bout sur une opération naturelle invariante (ad unum). Par sa conception même, elle interdit toute pensée.  

Mais, d’autre part, par sa conception même, l’activité des machines IA est tout entière consacrée à l’imitation d’un aspect de l’activité intellectuelle.

À la différence de l’informatique traditionnelle qui imite la raison en manipulant des objets, la machine IA imite uniquement la production de contenus intelligibles.

Elle le fait de manière efficace pour autant 1) que de très nombreux produits de l’intelligence humaine lui sont donnés pour modèle, et 2) que l’intelligence humaine a judicieusement contrôlé la fixation d’une pragmatique, par laquelle est constituée une machine IA singulière. 


fr. Emmanuel Perrier, op



[1] Dans ce qui suit, nous appellerons « intelligence artificielle » la technologie, et « machine IA » ou « une IA » l’instance singulière qui utilise cette technologie.

[2] Le test proposé en 1950 par Alan M. Turing pour vérifier si « une machine pense » a accoutumé les esprits à imaginer cette situation, en détournant leur attention de la question préalable : à quoi reconnaît-on la pensée ?

[3] Pour ceux que cette affirmation surprendrait, deux avertissements trouvent ici leur place. 1) L’électronique et l’informatique sont deux sciences distinctes, et chacune peut se permettre d’ignorer l’autre dans une certaine mesure. Il est en revanche faux de considérer que l’informatique est totalement indépendante de l’électronique, sous prétexte qu’on peut utiliser autre chose qu’un flux électrique pour faire des ordinateurs. C’est là une illusion de mathématicien ou de logicien. Dès lors qu’on veut réaliser une machine réelle, il faut une opération naturelle, et la machine informatique devra s’adapter aux vertus et contraintes de l’opération naturelle choisie. L’informatique est dépendante du flux électrique non pas en tant qu’elle dépend des électrons mais en tant qu’elle a besoin d’une opération naturelle. C’est pourquoi, lorsqu’on aborde des questions philosophiques comme la comparaison entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle, qui ne sont pas des abstractions mais des réalités et qui impliquent de ce fait des opérations naturelles, cette dépendance devient essentielle. Ceci apparaîtra mieux plus loin. 2) Nous essayerons de préserver la rigueur des notions utilisées dans ces deux domaines autant qu’il est possible, mais notre propos philosophique nous obligera parfois à éclairer ces notions sous un autre angle et donc à les nommer d’une manière un peu différente.

[4] Voir l’article précédent.

[5] On peut donc envisager des ordinateurs obéissant à une autre logique en utilisant une autre opération naturelle, comme par exemple la projection d’une particule élémentaire dans des états mesurables. Mais quoi qu’il en soit, dès lors que l’opération naturelle est invariante, elle imposera à l’ordinateur une logique caractéristique d’un corps, c’est-à-dire étrangère à toute connaissance.

[6] A. M. Turing, « On Computable Numbers, With an Application to the Entscheidungsproblem », Proceedings of the London Mathematical Society, 2e série, 42 (1937), p. 230-265. Parmi les nombreuses présentations de la Machine de Turing dans la perspective de l’intelligence artificielle, on pourra lire Philippe-André Holzer, « Que penser de l’intelligence artificielle ? », Nova et Vetera 98 (2023), p. 53-96.

[7] L’automate et le vivant ont en commun d’avoir en eux le principe de leur mouvement et donc de se mouvoir eux-mêmes. Mais ils diffèrent en ce que le vivant se meut par lui-même, tandis que l’automate se meut exclusivement par une partie de lui-même. Sur ce point, voir l’article précédent.

[8] Cette analogie a été brillamment développée par le physicien R. P. Feynman, dans sa « Computer Science Lecture » du 26 septembre 1985, à l’Esalen Institute, disponible sur internet.

[9] Si Turing soulignait volontiers que le modèle théorique de sa machine était agnostique à l’égard de sa réalisation concrète, il se révèle en revanche étonnamment peu sensible au fait que son modèle théorique soit bien mieux adapté aux opérations corporelles qu’à la pensée humaine. Cf. A. M. Turing, « Computing Machinery and Intelligence », Mind 49 (1950), p. 433-460, spécialement p. 436s. À sa décharge, Turing ne faisait que prendre part à la dérive formaliste de la logique depuis un siècle.

[10] Pour la description de ces deux logiques, voir l’article précédent.

[11] Image tirée de Marc Rameaux, « Comment l’IA nous ouvre à de nouvelles représentations du monde : les variables cachées du deep learning », European Scientist, 29 août 2022, accessible sur https://www.europeanscientist.com/fr/opinion/comment-lia-nous-ouvre-a-de-nouvelles-representations-du-monde-les-variables-cachees-du-deep-learning/ .

[12] Pour l’exemple des modèles générateurs de langage (LLM), cf. Ilia Shumailov et alii, « AI models collapse when trained on recursively generated data », Nature 631 (2024), p. 755-759.

[13] Pour une réflexion argumentée sur ce point, cf. David Chalmers, « The Singularity: A Philosophical Analysis », Journal of Consciousness Studies, 17 (2010), p. 7-65.

Qu’est-ce que l’Intelligence artificielle ?

Écrit par : La rédaction
Publié le : 15 Juillet 2025
  • anthropologie
  • Intelligence artificielle

L’Intelligence Artificielle est aujourd’hui une importante question de société. On ne compte plus les publications à ce sujet, que ce soit dans la littérature scientifique ou parmi les ouvrages à destination du grand public. Devant cet engouement, la Revue thomiste en ligne propose une contribution en plusieurs articles. Celle-ci s’appuiera sur la philosophie de l’homme de Thomas d’Aquin afin de démêler une expression qui semble équivoque, celle d’« intelligence artificielle ».

 

Le rêve de l’Intelligence Artificielle (G.-M. Grange)

 

Il existe un rêve de l’Intelligence Artificielle qui s’observe à deux niveaux. Au niveau le plus apparent, mais aussi le plus superficiel, ce rêve s’observe dans les débats publics. En témoigne le nombre impressionnant de films consacrés à la peur d’une Intelligence créée par l’homme et dont l’humanité perdrait le contrôle. Le langage cinématographique se prête en effet particulièrement à un jeu émotionnel sur le destin de notre humanité.

Stanley Kubrick, dans 2001 : l’Odyssée de l’espace (1986), met en scène un superordinateur, HAL, programmé pour mener à bien la mission coûte que coûte, et qui prend le contrôle d’un vaisseau spatial pour éviter que les astronautes ne le débranchent. De même, dans le film Terminator de James Cameron (1984), le système Skynet prend le contrôle des armes et cherche à exterminer l’humanité au profit des machines.

Dans une version plus rassurante, le film Her de Spike Jonze (2013) décrit comment une Intelligence Artificielle réussit à réconcilier avec la vie un homme qui vient de se séparer de sa femme. L’IA joue le rôle d’une personne à l’écoute qui aide le personnage principal à retrouver une vie pleinement sociale. Néanmoins, les IA prennent finalement leur indépendance et stoppent leur collaboration avec l’humanité.

Ces frayeurs ne se cantonnent pas à la sphère du cinquième art et elles innervent le débat public. Stephen Hawking a déclaré en 2014 que « l’IA pouvait signifier la fin de l’espèce humaine », car les hommes seraient incapables de rivaliser avec cette intelligence artificielle. De même, Elon Musk affirmait en 2022 sur X que ChatGPT était effroyablement bon et que nous n’étions pas loin d’une IA dangereusement forte[1]. Pour Ray Kurzweil, apôtre de la fusion homme-machine qu’il nomme la singularité, l’avènement de l’IA montre que la singularité est plus proche que prévu, selon le titre de son dernier livre paru en juin 2024[2]. Selon ses prédictions, l’IA sera au niveau de l’intelligence humaine en 2029 et la fusion homme-machine aura lieu en 2045.

 

Le rêve de l’Intelligence Artificielle est également présent à un niveau plus fondamental, celui de la recherche scientifique. L’article fondateur d’Alan Turing en 1947 envisage la possibilité d’une machine intelligente et propose un test, le test de Turing, pour reconnaître son existence. En 1956, la conférence de Dartmouth est l’acte de naissance du domaine appelé désormais « intelligence artificielle », selon la formule de John McCarthy, présent lors de ce colloque. Selon les chercheurs qui s’y rassemblent : « Une tentative sera faite pour trouver comment faire en sorte que les machines utilisent le langage, résolvent des types de problèmes jusqu’ici réservés aux humains, et s’améliorent. » Cela crée une vague d’enthousiasme dans les années 1950 et 1960, enthousiasme qui va se tarir devant les difficultés rencontrées. La recherche s’essouffle, engendrant une période d’« hiver » de l’IA[3]. Les découvertes fondées sur l’IA connexionniste ont engendré une nouvelle période d’enthousiasme, c’est-à-dire un nouvel « été ». L’Intelligence Artificielle est donc un domaine soumis à la régularité des saisons, et il y a fort à craindre (ou à espérer ?) qu’il suive le rythme normal des saisons, et que l’été soit à nouveau suivi d’un hiver.

 

Il existe donc un rêve de l’Intelligence Artificielle. Pour échapper aux passions et circonscrire ce qui est en jeu, John Searle a proposé de distinguer l’IA forte (ou générale) et l’IA « faible »[4]. L’IA existante est une IA faible, c’est-à-dire dédiée à des tâches spécialisées et dénuée de toute émotion et de toute conscience : reconnaissance d’images, génération de textes, compétitions d’échecs ou de go.

Au contraire, l’IA forte serait une IA dotée des mêmes capacités intellectuelles que l’homme. Celle-ci n’existe pas à l’heure actuelle. Antoine Bordes, chercheur chez Facebook, disait que « pour faire des machines vraiment intelligentes, […] nous n’avons même pas les ingrédients de la recette[5]. » Est-ce qu’elle pourrait exister ? C’est ce problème que ces articles voudraient démêler.

 

La question revêt plusieurs enjeux. Le premier est celui de la nature de l’intelligence. Daniel Andler a publié récemment un ouvrage intitulé : Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme (2023). En effet, la recherche d’une intelligence artificielle, que cette quête soit pleinement justifiée ou non, oblige à s’interroger sur la nature de l’intelligence humaine. Les algorithmes de génération de langage comme ChatGPT sont sans doute les outils qui posent la question de la manière la plus aigüe puisque le langage est chez l’homme l’expression directe de son intelligence. L’Intelligence Artificielle réfléchit-elle ? Est-elle douée d’intentionnalité ? Ces questions sont au cœur des réflexions contemporaines sur l’IA[6].

Le deuxième enjeu est éthique. Pour prendre de bonnes décisions sur l’usage de l’IA, il est nécessaire de comprendre sa nature. Les prises de conscience récentes de la nécessité d’une réglementation de l’Intelligence Artificielle sont le signe qu’une réflexion à ce sujet est indispensable. Avant d’être juridique, celle-ci doit être morale. La philosophie de la technique du XXe siècle nous a fait comprendre que l’homme était façonné par son outil. L’IA est-elle un outil moralement acceptable malgré ses dangers ? Son utilisation par chacun de nous et dans la société tout entière est-elle bonne pour l’humanité ? La nouveauté de cette technologie suscite un grand nombre de questions.

L’enjeu est enfin théologique. Dans l’Écriture sainte, c’est l’idolâtre qui donne un visage humain à ce qui n’en a pas, car il se façonne un dieu à son image. L’Ancien Testament appelle sans cesse à se détourner des idoles, « qui ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’entendent pas » (Ps 115, 5-6). La formule peut être transposée à l’IA : elle reconnait des formes mais ne les voit pas, elle exécute des tâches mais ne les comprend pas. Derrière le rêve de l’IA, se profile d’une part une interrogation sur le rapport de l’homme à sa propre humanité comme image de Dieu : n’y a-t-il pas un danger spirituel à se façonner un quasi-humain ? D’autre part, l’IA met en question le rapport de l’homme à Dieu : le seul être qui puisse tout faire (omnipotens) est Dieu. L’idolâtre cherche indûment dans une œuvre qui sort de ses mains la connaissance totale et universelle qui revient à Dieu seul. Il la consulte comme un oracle. Derrière les enjeux technologiques et philosophiques se cachent donc des enjeux humains et religieux.

 

fr. Ghislain-Marie Grange, o.p.
 

Démystifier l'Intelligence artificielle (A. Lorentz)

Démystifier l'Intelligence artificielle, avec Antoine Lorentz, data scientist.

 

L'IA, un automate de l'intelligence (E. Perrier)

L’étrange association

L’expression Intelligence artificielle associe deux termes qui s’accordent mal. D’un côté, l’intelligence ne désigne pas seulement une fonction (comme un capteur ou un ordinateur), ni seulement une faculté (comme la capacité à traiter de l’information), mais une activité naturelle vitale. D’un autre côté, l’adjectif artificiel qualifie un produit de l’art, un artéfact. “Artificiel” s’oppose alors à “naturel” comme la voiture par rapport au cheval ou la lampe par rapport au soleil. Dans ces conditions, comment une intelligence, activité naturelle vitale, pourrait-elle être en même temps artificielle, un produit de l’art humain ?

Face à l’incompatibilité entre nature et artéfact, il devient nécessaire de distinguer deux sens  possibles de l’expression Intelligence artificielle :

« Intelligence artificielle » au sens plénier. On pourrait d’abord entendre cette expression au sens le plus fort, celui où l’homme parviendrait à produire une véritable intelligence. Par son ingéniosité, il aurait réussi ou devrait réussir à combler l’espace entre l’artéfact et la nature, à littéralement fabriquer une chose naturelle, et même mieux, une intelligence. Au moins deux objections surgissent alors.

  • En premier lieu, l’intelligence est l’activité vitale la plus élevée que nous connaissions dans l’échelle des réalités de la nature. Même ceux qui n’y voient qu’un simple degré de l’évolution du vivant s’accordent à le reconnaître. L’intelligence se place au-dessus des activités purement corporelles, au-dessus des activités végétatives, au-dessus des activités caractéristiques des animaux. Par conséquent, si nous savions produire une véritable intelligence artificielle, notre artéfact serait placé au sommet de l’échelle de la vie. Or dans l’ordre des productions, il faut savoir produire ce qui est inférieur pour pouvoir produire ce qui est supérieur. Avant de prétendre produire une intelligence, peut-être faudrait-il déjà arriver à produire ne serait-ce qu’une cellule vivante.
  • En second lieu, si nous étions capables de produire une intelligence identique à la nôtre, alors notre intelligence appartiendrait au même genre de réalités que ce que nous produisons grâce à elle, à savoir le genre des artéfacts. Car là où deux réalités sont identiques, il faut bien qu’elles soient constituées de la même façon. Les diamants de synthèse, par exemple, sont pour l’essentiel identiques aux diamants naturels parce que les uns et les autres sont constitués au terme d’un processus de cristallisation. Or notre intelligence n’est manifestement pas un artéfact. D’une part, elle n’en a pas le caractère matériel, composite, modulaire, inerte, déterministe, corruptible par parties, etc. Pour le dire d’un mot, il y a entre les “intelligences artificielles” et notre intelligence la distance de la substance la plus construite à la substance la moins construite ou, plus exactement, la plus simple de notre monde[7]. D’autre part, notre expérience de la production des artéfacts est qu’elle requiert d’y mettre de la réflexion. Il faut que l’intelligence développe un art de l’artéfact à faire. Pour produire une “intelligence artificielle” il est donc nécessaire de développer un art de l’intelligence artificielle. De ce fait, il y aura toujours cette différence entre l’intelligence véritable et un artéfact intelligent que la première développe l’art qui sert à faire le second[8]. A contrario, puisque l’intelligence artificielle est différente de notre intelligence par sa constitution même, elle ne mérite pas au sens plénier le nom d’intelligence.

 

« Intelligence artificielle » au sens large. À défaut de sens plénier, l’expression peut s’entendre d’une autre manière, où l’on parle d’intelligence en raison d’une certaine ressemblance avec notre intelligence. De même que la mémoire d’un ordinateur tire son nom de la ressemblance avec notre mémoire, de même existerait-il une technologie informatique qui mériterait d’être appelée intelligence en raison de sa ressemblance avec notre intelligence. Il ne s’agirait donc en rien de franchir la distance entre artéfact et nature, de rapprocher l’ordinateur de notre intelligence, mais de faire du ressemblant. De fait, le projet consistant à fabriquer un objet ressemblant au vivant est beaucoup plus accessible et peut se recommander d’une longue expérience, celle des automates.

 

L’automate : entre objet inerte et vivant

Le terme automate est fort ancien. On le trouve chez Homère, lorsqu’il décrit les portes de l’Olympe qui s’ouvrent d’elles-mêmes (αὐτόμαται δὲ πύλαι μύκον οὐρανοῦ, Illiade, 5.749) et il se répand dans la littérature grecque pour désigner un mouvement qui a la ressemblance du vivant par sa spontanéité, en ce qu’il semble ne pas avoir été provoqué de l’extérieur (à la manière dont les marionnettes semblent se mouvoir elles-mêmes). Dans notre langue, Rabelais en fournit une judicieuse définition, héritée des discussions médiévales :

« petitz engins automates, c'est a dyre soy movens eulx mesmes » (Gargantua (1535), I, 22)

À titre d’exemple, pensons au petit singe automate tapant sur un tambour qui a réjoui des générations d’enfants (cf. fig. 1). S’il les fascinait, c’était en raison de sa plus grande ressemblance avec le vrai singe que l’habituel singe en peluche, précisément en ce qu’il se meut lui-même comme le font les vivants.

Fig 1 : objet inerte / automate / vivant
Fig 1 : objet inerte / automate / vivant

L’automate et le principe du mouvement

Concentrons notre attention sur la propriété de l’automate. Pour se mouvoir soi-même, il faut avoir en soi le principe de son mouvement, ce qu’on appelle le moteur. Nos trois variétés de singes diffèrent quant à leur moteur.

  • Le singe en peluche est complètement passif. Pour qu’il batte un tambourin, il faut lui saisir les bras et les agiter. Autrement dit, chez le singe en peluche, il n’y a d’autre moteur que celui qui exerce sa force de l’extérieur (cf. fig. 2).
Fig. 2 : L’objet inerte est seulement mû par un moteur extérieur
Fig. 2 : L’objet inerte est seulement mû par un moteur extérieur
  • L’innovation apportée par l’automate consiste à insérer un moteur à l’intérieur du singe, par exemple un ressort que l’on remonte et qui, en se détendant, entraîne des rouages et des tiges agitant les bras. Le singe automate n’a plus besoin d’être immédiatement mû par un moteur extérieur, il a seulement besoin que son moteur intérieur soit remonté pour se mouvoir lui-même. Tout le mouvement de l’automate dépend donc de l’activité d’une de ses parties, le ressort-moteur : la partie motrice meut les parties passives (cf. fig. 3).

 

Fig. 3 : L’automate se meut lui-même par un moteur intérieur
Fig. 3 : L’automate se meut lui-même par un moteur intérieur
  • Si le singe vivant se meut aussi lui-même, on ne saurait pourtant le confondre avec l’automate. Dans le singe vivant, il n’y a pas de partie motrice qui dépende d’un agent extérieur. Chaque partie de son corps est motrice d’une autre, tout en étant mue par un principe premier de mouvement qui se trouve dans le singe. C’est pourquoi on doit poser qu’il y a un moteur interne (puisque le singe se meut lui-même), et en même temps que ce moteur est distinct de tout le corps du singe (puisque toute partie du corps est mue). Ce que l’on appelle une âme. De sorte que le singe vivant ne se meut pas seulement lui-même, il se meut par lui-même là où l’automate se meut par une partie de lui-même (cf. fig. 4).
Singe vivant
Fig. 4 : le vivant se meut par lui-même, son corps étant mû par son âme

Ainsi le singe automate ressemble-t-il plutôt au singe en peluche, à ceci près que le moteur a été placé à l’intérieur. Toutefois, quant au mouvement, le singe automate ressemble plutôt au singe vivant, à ceci près qu’il n’a pas d’âme pour l’animer.

 

L’automate comparé au vivant

Nous venons de mettre en évidence un grand principe de compréhension des automates : ils n’ont rien de vivant en eux-mêmes, mais ils ressemblent au vivant dans leur mouvement, dans ce qu’ils font. La ressemblance d’un automate avec le vivant se prend toujours de l’opération, et de l’opération seulement.

D’un côté il y a entre l’automate et le vivant une différence de nature. L’automate est une machine. Une machine est un système de sous-ensembles organisés pour fonctionner de concert en étant asservis à un moteur. L’automate représente une forme améliorée de machine par l’intégration de la fonction motrice, qui libère de l’asservissement à un moteur extérieur. Or cette amélioration, si elle ajoute à la machine, ne change pas sa nature. Machine il est, machine il demeure. Le vivant au contraire est une seule réalité avec son principe de mouvement. L’âme n’est pas une amélioration pour le vivant, elle est une condition de son existence et si le vivant la perd, il meurt et se corrompt. Autrement dit, l’unité entre le vivant et son principe de mouvement est substantielle.

D’un autre côté, il y a une ressemblance dans la manière d’être porté à l’opération : l’automate se meut lui-même comme le vivant, bien que selon sa nature il ne soit pas un vivant.

« Est appelé vivant tout ce qui s’agit au mouvement ou à quelque opération. Mais ce dont la nature n’est pas de cette sorte ne peut être appelé vivant sinon par une certaine similitude. » (Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 18, a. 1)

Ainsi, de même que le singe automate n’est pas un vivant mais ressemble au vivant en se mouvant lui-même, de même l’intelligence artificielle n’est pas une intelligence, mais elle ressemble à une intelligence en se mouvant elle-même : on lui envoie une requête, et elle produit d’elle-même une réponse qui ressemble à la réponse d’une intelligence vivante.

Ce point est essentiel : en raison de la ressemblance d’opération, l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine offrent des points de comparaison et peuvent être mises en concurrence quant à la production de résultats ; mais en raison de leur différence de nature, l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine n’ont rien à voir quant à ce qui les constitue.

 

L’Intelligence artificielle est une machine

La grande réussite technologique de l’intelligence artificielle a été d’élaborer une machine capable d’imiter l’opération intelligente. Si l’IA est fondamentalement une machine, elle est une machine sophistiquée ayant une application très spécifique. Pour mieux cerner la complexité et la spécificité de la machine IA, commençons par une machine simple.

Prenons l’exemple d’un motoculteur. Sommairement, le motoculteur est un système de trois sous-ensembles : un moteur thermique et sa transmission, une unité de lames autour d’un axe rotatif, un guidon de commandes et de direction. Le système sert à travailler la terre, c’est-à-dire qu’il opère sur une réalité corporelle, sur une chose. Notons enfin que l’automatisme est limité à la rotation des lames, car le motoculteur a besoin d’être guidé par l’homme en prise directe durant toute la durée d’usage de la machine.

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  • Travailler la terre (opération sur une chose)
  • Moteur thermique
  • Guidé en prise directe et continue par l’homme

Avec l’ordinateur, la machine change de fonction, elle n’opère plus sur une chose mais sur de l’information. Un ordinateur traite automatiquement des signes. Pour ce faire, il y a encore besoin d’un moteur matériel, car une machine est intrinsèquement liée au monde des corps. Mais ce moteur matériel, un processeur, est le support d’un moteur logiciel consistant en des instructions de traitement de signes. En conséquence, l’ordinateur doit d’abord être programmé par des ingénieurs, pour que l’utilisateur puisse accomplir des tâches en exécutant les programmes.

 

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  • Traitement de signes (porteurs d’une information)
  • Moteur matériel ET logiciel (processeur / jeux d’instructions et programmes)
  • Exécution de programmes sous guidage humain

Avec l’IA une nouvelle tâche est assignée à la machine. On lui demande d’exécuter des opérations non sur les signes mais sur le contenu des signes. Pour ce faire, il faut ajouter un troisième étage de moteur, au-dessus du processeur et des programmes, que l’on peut appeler une logique singulière (nous allons voir pourquoi). Ce moteur est constitué par les ingénieurs au travers d’une phase dite d’apprentissage, de telle sorte que la machine soit capable de produire d’elle-même une réponse à la requête de l’utilisateur.

 

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  • Traitement de contenu (le sens des signes)
  • Moteur matériel ET logiciel ET une logique singulière (constituée par apprentissage)
  • Production d’une réponse sans autre guidage humain que la requête

L’IA ne quitte en rien le domaine des artéfacts. L’IA a la nature d’une machine, elle n’a rien de la nature d’un vivant et encore moins d’une intelligence. Et cependant, elle est capable de traiter et de produire des contenus intelligibles toute seule, orientée seulement par les requêtes de l’utilisateur. L’IA ressemble alors à l’intelligence humaine en ce qu’elle produit des contenus intelligibles, tout en différant de l’intelligence humaine comme l’automate diffère du vivant : la production automatisée de contenus intelligibles est machinique par son principe même.

 

Une logique pour l’IA

Comment est-il possible d’opérer sur des contenus intelligibles sans être intelligent ? Nous aurons l’occasion de revenir dans l’article suivant sur la manière dont ce défi technologique a été relevé. Ce qui nous importe pour l’instant est de comprendre la spécificité d’une machine ayant cette capacité par rapport aux autres machines. Pour ce faire, il faut remarquer trois choses.

La première est qu’il n’est pas nécessaire d’être intelligent pour produire du contenu intelligible, il suffit que le contenu produit soit intelligible pour quelqu’un d’intelligent. Par exemple, il n’est pas nécessaire que le perroquet comprenne ce qu’il parle pour que ce qu’il parle ait du sens, il suffit qu’un homme puisse comprendre ce que le perroquet dit. De même, on ne demande pas à la machine de penser, mais seulement de produire du contenu qui soit intelligible par l’utilisateur de la machine. Autrement dit, c’est le résultat qui compte, pas la manière dont il a été obtenu. Comme pour toute machine, c’est à la qualité ou à l’utilité de ce qu’elle fait que l’on mesure la qualité ou l’utilité d’une IA.

Une deuxième remarque en découle. Pour que la machine puisse produire du contenu intelligible il lui faut obéir à une logique. La production d’un tel contenu ne peut en effet être aléatoire, car ce qui est produit aléatoirement échappe à toute logique alors qu’un contenu intelligible est forcément logique. Pour autant, il n’est pas nécessaire que la machine obéisse à une logique rationnelle puisque la machine n’a pas à penser. Il suffit que la machine obéisse à une logique adaptée à la production de contenu intelligible. De même le perroquet de notre exemple obéit à sa propre logique animale (basée sur la connaissance sensible), alors qu’il parle des contenus obéissant à une logique rationnelle. Sa logique animale est nécessaire, et elle suffit dans une certaine mesure.

Cela conduit à une troisième remarque. La logique d’une machine est de soi celle du mécanisme, de l’enchaînement d’actions ad unum, où chaque action est déterminée à produire un seul type d’effet. C’est ce qui en fait l’intérêt (le résultat produit est prévisible et reproductible) autant que la limite : parce que la machine ne sait faire que ce qu’on l’a déterminée à faire, son champ d’application est borné aux réalités adaptées à sa fonction. Au-delà de son domaine utile, elle est inadaptée. Par exemple, la logique du motoculteur tient dans la rotation d’une lame avançant dans un terrain meuble. Le motoculteur s’avère donc inadapté pour tailler des arbres ou philosopher. De même la logique classique des ordinateurs a pour domaine utile la manipulation de signes, à condition que les variables initiales ainsi que les séquences d’instructions soient en nombre limité. Or une telle logique est inadaptée à l’IA, qui opère sur le contenu des signes. Ces contenus ne sont pas prédéfinis, leur comparaison peut se faire sur des variables innombrables, leur manipulation est infiniment complexe, et par-dessus tout cela les requêtes sont inconnues à l’avance, alors qu’il faut produire des résultats toujours pertinents (c’est à cette condition que l’IA ressemble à l’intelligence).

L’IA impose donc un changement de paradigme et une autre logique. Pour comprendre ce changement, il faut se rappeler qu’il y a deux manières de conduire un agent à accomplir une tâche : soit il est d’abord instruit de la théorie avant d’avoir à la mettre en application, soit il est immergé dans la pratique et apprend “sur le tas”, par l’expérience, avant de mettre à profit son expérience. L’une et l’autre sont transposables dans la constitution d’une machine moyennant des adaptations.

  • Le paradigme de l’informatique classique (ou plus précisément de l'IA symbolique) correspond à la première voie, celle où la théorie dirige l’action. En amont, l’ingénieur résout toutes les situations du domaine utile de la machine, en établissant les séquences d’instructions conduisant au résultat voulu. Il fige alors le catalogue des procédures dans un programme, qui sera la logique de l’ordinateur lors de l’exécution. La machine est ainsi constituée par la fixation de ce qu’on peut appeler une logique de résolution par les principes.
  • Le paradigme propre à l’IA connexionniste correspond à la seconde voie, celle où par l’expérience on apprend à bien agir[9]. En amont le travail de l’ingénieur consiste à optimiser une pragmatique, c’est-à-dire à tester en situation un schéma d’action pour évaluer le contenu intelligible qu’il produit, puis à le modifier légèrement pour voir si le résultat est meilleur, et ainsi de suite jusqu’à ce que le résultat soit jugé satisfaisant. Le schéma d’action ainsi établi par apprentissage est alors figé, et c’est lui qui servira de logique à l’ordinateur pour traiter n’importe quelle situation qu’on lui présentera. La machine est donc constituée par la fixation de ce qu’on peut appeler une logique de résolution par la fin (ou par le résultat).

La différence la plus remarquable entre les deux voies est la suivante. Une logique de résolution par les principes marche pour autant qu’on sait exactement ce qu’elle fait et pourquoi cela doit marcher. Au contraire, avec une logique de résolution par la fin, il n’est pas nécessaire de savoir ce qu’elle fait et pourquoi cela devrait marcher pour qu’elle marche. Dans le premier cas, c’est parce qu’on a tiré toutes les conséquences des principes, sans se tromper et sans rien oublier, que la logique est fonctionnelle. Dans le second, c’est parce qu’on a développé une expérience des bonnes recettes, des pragmatiques qui donnent de bons résultats, que la logique est fonctionnelle.

 

La constitution de la machine IA

Nous venons de voir que, pour produire des contenus intelligibles avec une machine, il faut que la machine obéisse à une logique de résolution par la fin, fixée au terme d’un apprentissage.  Deux caractéristiques fondamentales doivent être soulignées : 1/ la logique de l’IA est non-rationnelle par construction ; 2/ par sa constitution, chaque machine IA est une logique singulière.

Pour le comprendre, prenons l’analogie de l’apprentissage de la marche chez l’enfant. Il s’agit d’un apprentissage très complexe, demandant l’intégration de nombreuses données : mouvement des membres, stabilité au sol, équilibre des masses autour du centre de gravité, contrôle par l’oreille interne, maîtrise du déplacement. Toutes ces données doivent être traitées et consolidées à la volée, les réactions doivent être actualisées et rectifiées en temps réel, de telle sorte que l’enfant parvienne à avancer de manière assurée, souple et continue, quelles que soient les conditions du terrain (déclivité, inégalité du sol, adhérence fluctuante, etc.) ou les circonstances (avec ou sans chargement, en modifiant l’attention depuis les pieds jusqu’à l’environnement proche ou lointain, etc.).

Dans l’apprentissage de la marche, deux intelligences interviennent, celle de l’enfant qui est stimulé à diriger ses pas et celle des parents qui le guident, le conseillent et l’encouragent. De ce point de vue, les parents peuvent aider l’enfant en lui communiquant quelques procédures relevant d’une logique de résolution par les principes : « commence par trouver ton équilibre », « lève d’abord la jambe gauche », « garde les bras le long du corps », « si le sol monte lève plus haut la jambe », etc. Mais cette logique trouve très rapidement ses limites car il n’est pas question d’apprendre à l’enfant les théorèmes de physique, de mécanique ou de mathématique auxquels le mouvement devrait obéir pour faire ne serait-ce qu’un seul pas.

En réalité, l’apprentissage de la marche ne requiert aucunement que l’enfant comprenne tout ce qu’il fait et pourquoi il doit le faire, car c’est au niveau neurologique que la marche est résolue, de telle sorte que l’enfant n’aie même plus à réfléchir à ce qu’il doit faire pour marcher. La logique de résolution par la fin s’impose d’elle-même : certes, le résultat doit être intelligible et obéir à une logique rationnelle (pour que l’enfant soit maître de ses déplacements), mais ce résultat est atteint par la mise en place de schémas neurologiques de résolution de la marche qui obéissent à une logique non-rationnelle, celle des connexions neuronales intégrant toutes les variables de la marche.

Dès lors, savoir marcher doit être précédé par une phase d’apprentissage. On répète l’exercice dans des conditions simplifiées, la mère se place devant pour guider l’enfant. Elle donne peu d’instructions, l’essentiel de son intervention est de stimuler, d’encourager, pour que l’enfant force son cerveau à mettre en place sa propre logique de résolution vers la fin, qui est de rejoindre la mère.

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Fig. 5 : Contrôle par l’intelligence et Résolutions neurologiques

Ce qui apparaît alors est que la logique mise en place lors de l’apprentissage est singulière : non seulement elle n’est pas rationnelle puisqu’elle est proprement une neuro-logique, mais elle est absolument unique à cet enfant, ayant appris dans telles conditions, ayant rencontré telles difficultés, ayant intégré telle variable avant telle autre dans ses schémas de résolution. De telle sorte que si les démarches possèdent de grandes similitudes entre les hommes, si elles fonctionnent avec les mêmes recettes, avec des pragmatiques homogènes, elles sont le produit en chacun d’une logique qui n’appartient qu’à lui. Au niveau neurologique, il y a autant de logiques de résolution de la marche qu’il y a eu d’apprentissages.

De même en va-t-il pour l’IA. Une machine IA est constituée par un apprentissage, afin de fixer une logique de résolution vers la fin, non-rationnelle et singulière. L’apprentissage vise à mettre en place des schémas de résolution conduisant à un résultat qui satisfasse les ingénieurs. L’intelligence humaine intervient pour sélectionner, valider, renforcer, les meilleurs schémas. C’est cette logique singulière telle qu’elle a été fixée dans les conditions d’apprentissage, qui est le moteur de l’IA. C’est elle qui sera ensuite mise en exploitation pour produire des contenus intelligibles en réponse aux requête qu’on lui adressera.

 

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Fig. 6 : Contrôle par l’intelligence et Résolutions algorithmiques

 

Conclusion

Faisons le bilan de notre enquête. Nous avons établi qu’une IA est

  • une machine (un artéfact et non un vivant),
  • automate de l’intelligence (ressemblant à l’intelligence seulement quant à l’opération),
  • consistant en une logique de résolution vers une fin (et non de résolution par les principes),
  • visant à produire des contenus intelligibles par les hommes (sans avoir à penser),
  • fixée par apprentissage sous contrôle de l’intelligence (c’est une pragmatique et non un catalogue de procédures),
  • non-rationnelle (c’est une logique machinique),
  • singulière parce qu’individualisée par cet apprentissage particulier (ses produits obéissent tous à la même logique, laquelle est différente d’une IA à une autre),
  • portant sur des contenus de signes (et non pas sur des signes),
  • intégrée à une machine informatique (en surcouche du moteur matériel et du moteur logiciel de l’ordinateur).

 

fr. Emmanuel Perrier, o.p.

 


[1] Voir Marc Rameaux, « Touchons-nous du doigt une conscience nommée ChatGPT ?, The European Scientist, 28 janvier 2023 : https://www.europeanscientist.com/fr/opinion/touchons-nous-du-doigt-une-conscience-nommee-chatgpt-marc-rameaux-interview/ (consulté le 23 janvier 2025).

[2] Ray Kurzweil, The Singularity Is Nearer : When We Merge With AI, Large Print, 2024.

[3] Maël Pégny, Ethique des algorithmes et de l’Intelligence Artificielle, coll. « Pour Demain », Vrin, Paris, 2024, p. 91.

[4] John R. Searle, « Minds, brains, and programs », Behavioral and Brain Sciences 3 (1980), p. 417-424.

[5] Cité par Yann Le Cun, Quand la machine apprend. La révolution des neurones artificiels et de l’apprentissage profond, Odile Jacob, Paris, 2019, p. 362.

[6] Voir par exemple Emily M. Bender, Alexander Koller, « Climbing towards NLU: On Meaning, Form, and Understanding in the Age of Data », Proceedings of the 58th Annual Meeting of the Association for Computational Linguistics (2020), p. 5185-5198 ; JE Korteling, GC van der Boer-Visschedijk, RAM Blankendaal, RC Boonekamp, AR Eikelboom, « Human- versus Artificial Intelligence », Front. Artif. Intell., mars 2021, vol. 4.

[7] Thomas d’Aquin relève cette distance qu’on trouve de manière générale entre les réalités naturelles et les réalités artificielles (cf. Sent. De anima, II, l. 1, n. 218). Dans le cadre d’une étude de ce qu’est l’intelligence, la comparaison devrait être poussée plus loin : en raison de son immatérialité, l’intelligence n’est pas une réalité sujette à la génération, et en raison de son intellectualité elle ne peut venir à l’existence que par création (cf. l’argumentaire de Thomas d’Aquin, SCG, II, c. 50, 65, 86, 87).

[8] Quoique dans un tout autre contexte, on trouvera d’utiles développements en Thomas d’Aquin, De substantiis separatis, c. 9.

[9] L’informatique connaît une voie mixte, celle des algorithmes d’énumération complète (ou “de force brute”) améliorés par des heuristiques pratiques (de renforcement par exemple). Ils ont été utilisés en cryptographie ou pour les jeux d’échecs. La logique fixée théoriquement consiste à résoudre un problème par essai-échec jusqu’à tomber sur la bonne solution. Mais elle inclut une partie pratique consistant à privilégier les voies qui se révèlent les plus prometteuses.

Dieu gouverne-t-il la nature ?

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 8 Mars 2024
  • nature
  • science
  • gouvernement divin
  • Dieu

Dieu est le Seigneur

Telle qu’elle a été révélée dans les Saintes Écritures, la foi au Dieu Unique repose sur un petit nombre de vérités cardinales. L’une d’elles est que toutes les choses sont dans la main de Celui qui a tout fait. Puisque Dieu a fait le ciel et la terre, Il est aussi leur Seigneur[1]. Et puisque Dieu a tout fait, la seigneurie divine possède donc pour première caractéristique d’être universelle. Toutes les réalités de ce monde, quelles qu’elles soient et où qu’elles se trouvent, dépendent de Dieu non seulement pour exister mais aussi dans leur devenir, dans leur histoire. Ceci entraîne une seconde caractéristique de la seigneurie divine, qui est sa radicalité : elle s’exerce non seulement sur toutes les créatures, mais est aussi à la source de toutes les activités de chacune des créatures. Le Psaume 103 par exemple esquisse une fresque de cette seigneurie universelle et radicale, et l’applique, entre autres, aux activités des vivants : Dieu fait pousser les plantes, Dieu nourrit le lion qui a faim et tous les animaux, Dieu leur donne jusqu’au battement de cœur et au souffle.

Ps 103, 14-30 : « Tu fais pousser les prairies pour les troupeaux, et les champs pour l’homme qui travaille […] le lionceau rugit vers sa proie, il réclame à Dieu sa nourriture. Tous, ils comptent sur toi pour recevoir leur nourriture au temps voulu. Tu donnes : eux, ils ramassent ; tu ouvres la main : ils sont comblés. Tu caches ton visage : ils s'épouvantent ; tu reprends leur souffle, ils expirent et retournent à leur poussière. Tu envoies ton souffle : ils sont créés ; tu renouvelles la face de la terre. »

L’ensemble de cette doctrine de la seigneurie divine, saint Thomas d’Aquin l’appelle le gouvernement divin. En effet, comme il l’explique, gouverner consiste à « conduire d’autres vers la fin » et ceci implique notamment que Dieu applique chaque chose à son agir, à la manière dont un archer applique la flèche à se ficher dans la cible, en causant en elle un changement[2].

Sum. theol., Ia, q. 103, a. 5, ad 2 : « Le gouvernement est un certain changement (mutatio) des gouvernés par le gouvernant. »

Contempler le gouvernement divin, à la fois dans son universalité et sa radicalité, consiste donc à contempler le changement que Dieu imprime en chacune des activités de chacune des créatures. Trois textes servent ici de point de repère :

Is 26, 17 : « Toutes nos œuvres tu les opères en nous Seigneur » ; Jn 15, 5 : « Sans moi, dit le Christ, vous ne pouvez rien faire » ; Ph 2, 13 : « C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire, selon sa volonté bonne ».

Saint Thomas le résume d’une phrase : « Dieu est pour tout ce qui opère la cause de son opération » (SCG III, c. 67).


Deux objections : l’acte libre et la suffisance des causes naturelles

Cette affirmation résumant la seigneurie divine suscite spontanément deux objections. 

La première objection est celle de la liberté de l’agir humain. L’acte libre est-il compatible avec le gouvernement divin ? En effet, il revient à la volonté de se porter d’elle-même à son acte. Mais si c’est Dieu qui l’applique à son acte, est-elle encore une volonté libre ? Et l’homme est-il encore responsable de lui-même ?[3]

La seconde objection vient alors compléter la première. Les sciences de la nature nous ont habitués à, si je puis dire, épuiser l’intelligibilité causale des phénomènes naturels par des causes naturelles. Prenons le cas emblématique de la deuxième Loi de Newton[4]. Elle permet d’établir que l’accélération d’un corps est proportionnelle à la somme des forces rapportée à la masse (rappelons que la force est un vecteur, décrivant l’application à l’action à la fois selon son intensité et sa direction) : 

équation de Newton

Avec cette équation, l’explication causale de l’accélération est complète puisque toutes les forces qui s’impriment sur le mobile doivent être prise en compte. Or ce que constatent les physiciens est que dans tous les mouvements qu’ils étudient, le seul jeu des forces naturelles suffit à fournir une explication causale complète de l’accélération. Plus encore, ils ont établi qu’il y a dans l’univers quatre grandes forces naturelles fondamentales qui suffisent à expliquer tous les mouvements naturels des corps[5]. La science physique n’a à aucun moment besoin de faire appel à une influence extérieure à la nature pour expliquer ce qui arrive dans la nature. Les causes naturelles sont entièrement suffisantes. En raison de cette suffisance des causes naturelles, la seule place que les sciences de la nature peuvent accorder à Dieu est celle du miracle, ou à tout le moins d’une action qui se dispenserait des principes naturels[6].

Les objections de la liberté de l’agir humain et de la suffisance des causes naturelles vont nous permettre d’aller au cœur de la doctrine de saint Thomas en répondant à deux questions : sont-elles une réfutation du gouvernement divin ? dans la négative, comment s’harmonisent-elles avec le gouvernement divin ?


Un monde vide de gouvernement ?

Puisqu’elles couvrent le champ de la causalité, ces deux objections, prises ensemble, sont couramment tenues pour en finir avec toute influence divine dans le monde, tout comme on a pris congé des religions archaïques. Le raisonnement est connu, et il prend la forme suivante : autrefois on ignorait la cause de tel phénomène naturel (par exemple, la foudre), et pour suppléer on attribuait cette causalité à un dieu (Jupiter a fait tomber la foudre) ; mais aujourd’hui, nous savons comment se produit ce phénomène et que ses causes sont entièrement naturelles (la foudre est une décharge électrique), ce qui dispense d’en appeler à un agent caché. Par généralisation, puisque la science explique ou peut expliquer tous les phénomènes par des causes naturelles, le progrès scientifique éteindra à terme toute croyance en des réalités au-delà de la nature. 

Cette conclusion, caractéristique de ce qu’on peut appeler un naturalisme, n’est pas seulement erronée d’un point de vue théologique ou philosophique, elle est aussi contre-productive pour les sciences de la nature elles-mêmes. Car ce qu’elle dit de Dieu, elle ne l’obtient qu’après avoir amputé la nature.  


La créature n’est pas souverain absolu de son agir

Pour le comprendre il faut d’abord remarquer que la position naturaliste repose sur une alternative stricte :

là où la chose agit, là Dieu ne peut agir, et là où la créature suffit à produire l’effet, le Créateur n’a plus à le faire. 

Cela posé, que signifie une telle alternative ? 

Il se trouve que Saint Thomas a eu affaire à elle. À son époque des théologiens et philosophes non-chrétiens pensaient eux aussi qu’entre les deux, Dieu et la créature, l’un devait céder[7]. Et ils tranchaient en faveur de Dieu. Ce ne serait donc pas le feu qui chauffe l’eau de la casserole, ni moi qui lève la main, mais Dieu. De sorte que les sciences de la nature n’expliqueraient pas la causalité mais seulement l’apparence de la causalité, car tout phénomène serait en réalité causé par Dieu seul, agissant derrière les apparences.

Cette position, qui sera plus tard appelée occasionnaliste, est choquante au premier abord puisqu’elle nie la réalité de l’action des créatures et mine la vérité de nos sciences. Elle est cependant bien plus assurée qu’il n’y paraît. Elle tient en effet que si les agents sont exclusifs l’un de l’autre, et s’il faut choisir entre Dieu et la créature, alors l’agir divin doit l’emporter sur l’agir créé. La raison est la suivante. Pour qu’un agent soit absolument seul à agir, il doit être souverain absolu sur son agir, c’est-à-dire ne rien devoir de ce qu’il fait à un autre. Or il est évident qu’aucune réalité de ce monde ne remplit cette condition, aucune n’est la cause première de ce qu’elle fait car toutes dépendent des causes qui les précèdent. 

Les occasionnalistes soulèvent ainsi une contradiction de la position naturaliste : on ne peut soutenir que les causes naturelles excluent l’action divine au motif qu’elles sont suffisantes, alors que dans le même temps elles ont toutes besoin de l’action d’autres causes naturelles pour être des causes suffisantes. Autrement dit, être souverain absolu sur son agir ne connaît pas de milieu : si les agents de la nature étaient totalement indépendants, ils devraient l’être aussi bien à l’égard de Dieu qu’à l’égard de tous les autres agents de la nature. Mais puisque l’on constate que les agents de la nature dépendent d’autres agents pour faire ce qu’ils font, alors on ne peut nier qu’ils puissent aussi dépendre de l’action divine.

Voici par exemple une voiture qui accélère sur la route. Son moteur est un agent réel et suffisant pour expliquer l’accélération. Si, parce que l’action du moteur est suffisante, on en déduisait qu’elle est aussi exclusive de toute autre action, alors il faudrait dénier toute causalité au carburant ou au conducteur. On viendrait d’inventer la voiture parfaitement autonome et écologique. Évidemment, il n’en est rien. L’action du moteur, toute suffisante qu’elle soit, n’est exclusive ni de l’action du carburant, ni de l’action du conducteur, ni a fortiori de l’action divine.

De même, la plaque chauffante sous la bouilloire est la cause suffisante du réchauffement de l’eau. Mais toute suffisante qu’elle soit, elle n’est exclusive ni de l’action de l’électricité dans la résistance, ni de l’action du transformateur local d’électricité, ni a fortiori de l’action divine.

De pot., q. 3, a. 7, ad 8 : « La nécessité de nature, par laquelle la chaleur agit, est constituée par l’ordre de toutes les causes antécédentes. C’est pourquoi elle n’exclut pas la puissance de la cause première [Dieu]. »[8]


L’erreur naturaliste

Lorsque les naturalistes formulent l’alternative stricte entre Dieu et la nature (alternative partagée par les occasionnalistes, ce pourquoi le conflit entre ces deux camps est instructif) ils commettent donc une erreur. Bien qu’elle soit commise à propos de Dieu, cette erreur est en réalité de portée universelle, elle touche à la compréhension de ce qu’est une cause suffisante. Elle consiste à penser qu’une cause suffisante est forcément une cause exclusive. Or ce n’est pas parce qu’une action suffit à expliquer un phénomène qu’aucune autre action n’intervient pour le produire. Le moteur de la voiture, cause suffisante du déplacement, n’exclut pas la causalité du conducteur et du carburant. La plaque chauffante, cause suffisante du réchauffement, n’exclut pas la causalité de l’électricité ou du transformateur. Prétendre le contraire et transformer toute cause suffisante en cause exclusive revient à affirmer que le monde est vide non seulement du gouvernement divin mais de tout gouvernement d’une chose par une autre.

Si tel était le cas, si chaque créature régnait en souverain absolu sur son agir, ne le devant qu’à elle-même, l’univers aurait une autre physionomie. Les choses y seraient juxtaposées comme des reines sans royaume. Car dans le même temps où chacune serait absolue souveraine sur son propre agir, elle aurait à composer avec la souveraineté absolue de toutes les autres. De sorte que toutes se retrouveraient alliées ou ennemies au gré du hasard et s’entrechoquant de manière chaotique. La seule manière pour une chose de se frayer son chemin dans un tel monde serait de s’imposer aux autres par la violence. Cette manière d’envisager la sociabilité comme une lutte perpétuelle pour la survie ou pour la liberté d’action n’est pas sans rappeler certaines doctrines politiques, et cela n’a rien d’une coïncidence. La transformation des causes suffisantes en causes exclusives est une erreur contagieuse. Les sciences de la nature finissent par en être elles-mêmes victimes comme on va le voir.


Un univers ordonné par des gouvernements particuliers

Repartons donc de ce constat que les agents de ce monde ne sont pas des souverains absolus mais des souverains relatifs sur leur agir. Ils exercent une véritable causalité mais ne causent que parce qu’ils sont causés, ne meuvent que parce qu’ils sont mus[9]. Ils appartiennent ainsi à des séries causales. Dans ces séries causales, certaines possèdent une cohérence interne et saint Thomas appelle ces séries cohérentes des ordres par soi.


L’ordre par soi

La particularité d’un ordre par soi de causalité est 1) que l’agent qui est en haut de la chaîne vise l’effet final produit par toute la chaîne, et 2) que les causes intermédiaires sont subordonnées à la production de cet effet. Si, en revanche, une chaîne causale ne remplit pas ces conditions, on parlera d’un ordre par accident.  

Dans l’exemple de la voiture qui accélère, le conducteur veut atteindre le prochain carrefour. Il vise la fin et toutes les autres causes sont subordonnées à atteindre cette fin. Ainsi, il appuie son pied sur la pédale, laquelle transmet le mouvement à une tringle, qui pousse une manette d’ouverture des gaz, et ainsi de suite jusqu’aux pneus qui amènent le véhicule au carrefour. Toutes ces causes (pied, pédale, tringle, manette…) sont ainsi ordonnées par soi à produire le déplacement jusqu’au carrefour. Elles sont des causes réelles de l’accélération. Pourtant, aussi réelles soient-elles, elles n’apparaissent pas dans l’équation de Newton rappelée plus haut. L’équation de Newton réduit cette chaîne causale à une seule force suffisante, la force motrice de l’accélération. Autrement dit, l’équation de Newton ne sert pas à connaître les ordres par soi, elle sert à connaître seulement comment des chaînes causales étrangères les unes aux autres viennent à composer dans la production d’un effet commun. Pour reprendre notre exemple de la voiture, on connaîtra l’accélération en composant trois chaînes causales différentes, celle de la voiture, celle de la route et celle du vent : 


ordre par soi


Le gouvernement

Avançons d’un pas supplémentaire. En mettant en évidence un ordre par soi, nous venons de décrire un gouvernement au sens de saint Thomas, puisqu’un gouvernant, au sommet de la chaîne causale, dirige ses subordonnés à la production de l’effet en imprimant en eux quelque mouvement ou changement. Parler de gouvernement, ajoute deux conditions à ce que nous avons dit jusqu’à présent.

D’une part, le fait que le premier agent agisse pour une fin se répercute sur l’action des agents intermédiaires : ils ne font plus seulement leur action propre, désormais ils sont partie prenante de l’agir du gouvernant en vue de l’effet visé par lui. Dans notre exemple, le moteur de la voiture ne se contente pas de tourner, il tourne pour amener le conducteur à la destination que le conducteur a fixée.

D’autre part, le gouvernant doit appliquer à agir toute la chaîne causale de l’ordre par soi, et il doit le faire de manière continue jusqu’à atteindre l’effet visé. Dans notre exemple, le moteur de la voiture est ainsi sollicité par le conducteur durant tout le trajet, et il est arrêté par le conducteur une fois la destination atteinte. Ce point est essentiel : gouverner est un acte, et cet acte consiste à mobiliser actuellement les causes intermédiaires.


L’instrument

Ajoutons un dernier pas. Nous voyons que dans l’action de gouverner les actions ne sont ni mutuellement exclusives, ni seulement collaboratives. Car dans les actions mutuellement exclusives, plus l’un des agents agit, moins les autres ont quelque chose à faire. Et dans les actions collaboratives, plus il y a d’agents, plus la part de ce que chacun fait est réduite (la production de l’effet se partage entre les agents). Au contraire, le propre d’un gouvernement est que plus le gouvernant gouverne, plus les gouvernés agissent.

Il appartient donc à la nature même du gouvernement de susciter un mouvement dans d’autres que lui, et si ce qui est ainsi mû devient lui-même un agent partageant la fin du gouvernant, il est associé à ce gouvernement et intègre l’ordre par soi établi par le gouvernant. Autrement dit, l’action du gouvernant inclut l’action des gouvernés dans son action, elle la suscite et s’en sert. C’est pourquoi les causalités ne se concurrencent pas mais elles s’intègrent, elles s’emboîtent à la manière de poupées russes. Cette manière pour des causalités de s’emboîter a un nom, on parle communément d’instrument[10].

Un exemple le fera mieux comprendre. Pour rédiger une conférence, j’ai besoin d’ordonner par soi une série d’agents qui sont autant d’instruments liés les uns aux autres. Dans l’ordre descendant, mon esprit dirige mon cerveau, puis ma main, puis un stylo, puis de l’encre pour produire l’effet final : le manuscrit inscrit sur du papier.

Chaque agent de cette chaîne a une puissance ou vertu propre, qui est mobilisée pour produire l’effet : l’esprit pense, le cerveau code un signal, la main transcrit en formes spatiales, le stylo condense ces formes en un point, l’encre noircit.

L’encre, qui est l’agent le plus près du papier est un instrument de tous les agents qui la précèdent, elle agit dans la vertu de tous, de sorte qu’elle noircit le papier non avec des taches insignifiantes mais en y couchant une pensée. L’encre ne pense pas et pourtant, dans la vertu de l’agent principal, elle rend visible une pensée.

Tout cela arrive parce que ma causalité englobe la causalité de chaque instrument et elle les intègre selon leur ordre, les postérieures dans les antérieures. On retrouve cet ordre dans l’effet produit, où nous voyons que la pensée est l’élément le plus profond et le plus durable du manuscrit, tandis que chaque instrument apporte une détermination de plus en plus superficielle et contingente à mesure qu’on se rapproche du papier. Ceci se repère aux différentes manières dont un manuscrit peut devenir illisible, selon que l’encre s’efface, que les appuis du stylo disparaissent, que les mouvements de l’écriture sont indéchiffrables, que le cerveau embrouille les signes, ou que la pensée est incohérente.

Cette compréhension de l’ordre par soi, du gouvernement et de l’instrument à partir de cas simples peut être généralisée au niveau de la nature. Depuis un demi-siècle, l’étude des gouvernements naturels a renouvelé de nombreux domaines scientifiques, comme l’astronomie, l’étude des écosystèmes, la climatologie, la chimie organique, la neuroscience[11]. Le prix Nobel Robert Laughlin a, à sa manière, bien exprimé ce basculement :

« Ce à quoi nous assistons est une transformation de notre vision du monde dans laquelle le but de comprendre la nature en la décomposant en des éléments toujours plus petits est supplanté par celui de comprendre comment la nature s’organise. »[12]

La nature est un enchevêtrement multi-scalaire et multi-dimensionnel d’ordres par soi, qui s’imbriquent ou s’empilent, et qui de surcroît interagissent de manière contingente dans des ordres par accident. Le monde est saturé de gouvernements particuliers. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le degré de complexité que l’on découvre en étudiant ces gouvernements défie rapidement nos capacités scientifiques.


Le propre du gouvernement divin

On pourrait penser que toutes ces considérations ne nous rapprochent pas de Dieu. Au contraire, elles nous y conduisent tout droit au point qu’on n’y parviendrait pas aussi bien sans elles[13]. 


L’agent premier universel

Nous avons en effet compris que la redécouverte du gouvernement divin passait par la redécouverte des gouvernements particuliers qui tissent l’ordre de l’univers. Si l’on ne voit pas les seconds, on n’a plus le moyen de voir le premier. Ceci nous est apparu à trois niveaux. Tout d’abord, plus un gouvernant agit, plus les agents subordonnés agissent. Par conséquent, il est faux de croire qu’en expliquant les phénomènes naturels par des causes naturelles, on diminue d’autant le champ du gouvernement divin. C’est même le contraire qui est vrai : plus nous découvrons les causes naturelles des phénomènes naturels, plus les actions des créatures sont mises en lumières, plus la connaissance du gouvernement divin s’enrichit.

En deuxième lieu, dans un ordre par soi d’agents, chaque agent est pleinement et totalement la cause de son effet, de telle sorte que les actions ne s’excluent pas mais qu’elles s’imbriquent. Là réside l’erreur des deux objections communes à l’action de Dieu dans la nature, celle de la liberté de l’acte libre et celle, plus générale, de la suffisance des causes naturelles. Que l’homme agisse librement, et que les choses soient productrices de leurs effets, cela n’exclut en rien que l’homme ou les choses appartiennent à des chaînes causales qui soient des ordres par soi. Être vraiment cause de son agir et vraiment cause suffisante de son effet est tout à fait compatible avec le fait d’être sujet d’un gouvernement exercé par d’autres, y compris par Dieu. Cela est même non seulement compatible mais attendu : un gouvernant attend de chacun de ses subordonnés qu’il fasse pleinement et totalement ce qu’il peut faire.

En troisième lieu, un gouvernement ne s’observe pas en restant collé aux phénomènes mais en prenant de la hauteur pour considérer les séries de causes ordonnées par soi. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que les sciences de la nature ont connu quelques siècles d’aveuglement. Lorsque, en effet, la révolution scientifique galiléo-newtonienne a centré son explication du mouvement sur les agents immédiats et sur la composition de leurs forces pour produire l’effet, elle a par le fait même détourné son attention des gouvernements particuliers à l’œuvre pour produire ces mêmes mouvements (dans notre exemple de la voiture, le gouvernement particulier intégrant l’ensemble des causes entre le conducteur et les pneus est réduit à une seule force, celle qui se mesure au niveau des pneus accrochant la route). Cette réduction plus ou moins consciente du champ de vision fut nécessaire dans un premier temps, et ses remarquables succès ont d’autant mieux contribué à camoufler les phénomènes naturels de gouvernement. Il reste que leur redécouverte récente montre que les sciences de la nature ne peuvent désormais plus continuer à les ignorer.

Nous voici donc face à un double constat. D’un côté, l’existence dans la nature d’un écheveau immense de gouvernements particuliers suivant chacun leur fin particulière. De l’autre, un univers agrégeant ces gouvernements particuliers, et qui pourtant n’est pas un gigantesque chaos. De là découle l’affirmation qu’un agent premier doit ordonner l’univers. Cet agent premier doit savoir où il va, il doit être intelligent. Il faut aussi qu’il gouverne. Cela signifie qu’il doit appliquer continûment chaque agent à son opération car, rappelons-le, un gouvernement doit être actuel pour que l’effet soit obtenu[14]. Saint Thomas relève qu’à la manière dont une maison bien entretenue manifeste qu’un homme l’habite, « l’ordre déterminé des choses démontre de manière claire le gouvernement du monde ». Il considère qu’il y a là, dans cet ordre de la nature qui alimente toute la littérature scientifique aujourd’hui, la base d’une démonstration de l’existence de Dieu[15].


Le gouvernement du Dieu Unique

Les Saintes Écritures nous contraignent pourtant à dépasser cette première conclusion. Le Dieu Unique n’est pas seulement un agent au-dessus de tous les agents, ni un gouvernant au-dessus de tous les gouvernants. Dieu est Dieu et, pour reprendre l’expression du quatrième concile du Latran, entre son gouvernement et nos meilleurs gouvernements, le semblable s’efface derrière le dissemblable[16]. Pour cerner ce propre du gouvernement divin, Thomas recourt fréquemment au parallèle avec la création :

Sum. theol., Ia, q. 103, a. 5, resp. : « De même que rien ne peut être qui ne soit pas créé par Dieu, de même rien ne peut être qui ne soit pas sujet à son gouvernement ».

Ce parallèle, directement issu de la théologie juive du Dieu unique, oblige à considérer l’action divine de gouverner à la même hauteur, avec la même perfection suréminente, que l’action divine de créer. Remarquons à cet égard que de nombreuses théologies, anciennes ou contemporaines, nous quittent à cet endroit, victimes de l’attraction terrestre. Soit parce qu’elles ne parviennent pas à tenir l’universalité et la radicalité de l’action de gouverner. Soit parce qu’elles n’y voient pas à l’œuvre la même bonté, la même sagesse et la même puissance que dans la création. Soit parce qu’elles sont indifférentes à la fin unique de tout l’agir divin, qui est la bonté de Dieu. Car Dieu fait et conduit les créatures pour qu’elles deviennent bonnes, pour qu’elles portent la ressemblance de la bonté divine.


Un gouvernement qui associe les créatures

Saint Thomas distingue ici deux étages de cette ressemblance. D’une part, puisque Dieu est bon en Lui-même, les créatures sont créées bonnes et gouvernées pour devenir parfaitement bonnes, chacune selon la perfection qui lui revient. D’autre part, parce que Dieu est bon en causant la bonté des créatures, les créatures ressemblent à Dieu en causant elles aussi la bonté dans d’autres qu’elles[17]. Dès lors, tout s’ensuit : pour causer, elles doivent agir ; pour causer la bonté, elles doivent diriger vers le bien ; pour diriger d’autres, elles doivent les gouverner ; et pour les gouverner elles doivent être intégrées à des ordres par soi. Ainsi, en imitant Dieu qui est cause du monde, chaque créature devient cause dans le monde, elle participe à établir, maintenir, faire « progresser » l’ordre de la nature, et cela sous la direction imprimée « par la cause gouvernant le tout »[18].

De pot., q. 3, a. 7, ad 16 : « Dieu pourrait produire l’effet de la nature même sans faire la nature [agissant comme cause seconde]. Mais il faut que se fasse cet effet par l’intermédiaire de la nature, afin que soit maintenu l’ordre de la nature. »

Ainsi, la suffisance des causes naturelles pour maintenir l’ordre de la nature n’est non seulement pas surprenante, mais elle est attendue. Elle est même nécessaire « afin que soit maintenu l’ordre de la nature » sous l’unique gouvernement divin. S’il fallait que Dieu complète, supplée, bouche les trous de la causalité, Il ne serait plus le Seigneur appliquant à l’action chaque agent en chaque ordre par soi. Pour autant, cette suffisance des causes naturelles ne rend pas inutile l’action divine, au contraire. Pour qu’elle soit possible, il faut que l’action des créatures soit imbibée de l’action divine. Dieu élève les créatures à la dignité de causes non pas pour se décharger de l’ordre du monde mais pour qu’elles aussi en soient chargées[19].


Un gouvernement de l’intime des choses

Apparaît alors une dernière facette de l’agir divin dans ce qu’il a de proprement divin. Parce que Dieu a fait tout ce qu’Il gouverne, son gouvernement n’est pas extérieur aux choses. Et parce qu’Il est le premier agent, sa causalité est la plus profonde, elle porte, maintient et perfectionne toutes les vertus et tous les effets. L’acte libre en offre le meilleur exemple. Nous avons montré que, pour l’homme, être pleinement et totalement agent n’exclut en rien le gouvernement divin. Il reste cependant que la liberté de l’agir humain soulève une difficulté particulière, car elle n’est pas compatible avec une influence extérieure qui la contraindrait. Ce qui est contraint n’est plus libre. La réponse de saint Thomas consiste à revenir au principe énoncé plus haut : Dieu n’est pas extérieur à notre liberté comme le sont toutes les autres choses de l’univers, parce que Dieu gouverne à la même profondeur qu’Il crée.

De pot., q. 3, a. 7, ad 14 : « Ce n’est pas n’importe quelle cause qui exclut la liberté, mais seulement la cause contraignante. Or ce n’est pas ainsi que Dieu est la cause de notre opération. »[20]

SCG, III, c. 88 : « Le violent s’oppose au mouvement naturel et au mouvement volontaire, car l’un et l’autre doivent venir d’un principe intrinsèque. […] Le seul agent qui peut causer sans violence le mouvement de la volonté est celui qui cause le principe intrinsèque de ce mouvement, la puissance même de la volonté. Cet agent est Dieu, qui seul crée l’âme »[21].

De pot., q. 3, a. 7, ad 13 : « Lorsqu’on dit que la volonté possède la maîtrise de son acte, ce n’est pas par l’exclusion de la cause première, mais parce que la cause première n’agit pas dans la volonté en la déterminant à une seule chose de manière nécessaire, à la manière dont la cause première détermine la nature. C’est pourquoi la détermination de l’acte demeure au pouvoir de la raison et de la volonté. »[22]

Dieu, faisant la volonté, est le seul qui puisse appliquer la volonté à l’action sans la violenter. Et ceci peut être étendu à tous les principes intrinsèques d’action, toutes ces vertus que l’on trouve dans les choses. Saint Thomas d’Aquin se fait ici maître de contemplation. Car si nous résumons le chemin parcouru avec son aide, nous voyons qu’il n’a rien fait d’autre que nous montrer ce que « être dans la main de Dieu » veut dire. Où que je regarde de ce que fait une créature, le Seigneur est là, agissant :

De pot., q. 3, a. 7, resp. : « Au total, Dieu est la cause de l’action de quoi que ce soit en tant qu’il donne la vertu pour agir, et en tant qu’il la conserve, et en tant qu’il applique à l’action, et en tant que par sa vertu toute autre vertu agit. »

Or il faut se rappeler que Dieu n’est pas autre que sa vertu, ni autre que son agir. Là où est sa vertu, là Dieu est présent. Là où est son agir, là Dieu est présent. Ainsi, le Transcendant est-il le plus intime. Je poursuis la lecture de ce texte :

« Et si nous joignons cette conclusion au fait que Dieu est sa vertu et qu’il est dans n’importe quelle chose (non pas comme une partie de son essence mais comme tenant cette chose dans l’être), alors il s’ensuit que Dieu lui-même opère immédiatement en quelque opérant que ce soit, sans qu’il y ait à exclure l’opération de la volonté et de la nature. »

Regarder les créatures qui agissent, c’est indissociablement regarder Dieu présent en elles, agissant en elles pour les guider, au plus intime de chacune, dans chacune de leurs activités et jusqu’aux effets qu’elles produisent, pour les guider vers le bien et concourir à l’ordre de l’univers. Il n’y a donc pas à choisir entre Dieu et la nature. C’est quand la nature fait ce qu’elle a à faire qu’elle parle le mieux de son Seigneur.

De pot., q. 3, a. 7, ad 3 : « Il n’y a pas d’empêchement à ce que la nature et Dieu opèrent pour [causer] un même effet, à cause de l’ordre qui existe entre Dieu et la nature »[23].


fr. Emmanuel Perrier, op



[1] Cette connaissance est intimement liée à la connaissance de ce que Dieu est le Seigneur d’Israël. Le même est créateur de tout, seigneur de tout et seigneur d’Israël. Dans le Pentateuque, l’élection particulière d’Israël et l’exclusivité de l’Alliance avec Israël sont le chemin pour découvrir l’universalité de l’action créatrice et de la seigneurie du Dieu Unique. De même, chez les prophètes, l’annonce du salut à venir s’appuie sur l’agir créateur et souverain. Par ex. Is 45, 12-13 : « C’est moi qui ait fait la terre, j’ai créé l’humanité qui l’habite. C’est moi qui de mes mains ai déployé les cieux et qui donne des ordres à toute leur armée. C’est moi qui ai suscité Cyrus pour la victoire, je lui ai aplani la route. Il reconstruira ma ville, il rapatriera mes déportés… »↩

[2] Sum. theol., Ia, q. 103, a. 1, resp. : « ad divinam bonitatem pertinet ut, sicut produxit res in esse, ita etiam eas ad finem perducat. Quod est gubernare ». Lorsqu’il s’agit de Dieu, le gouvernement combine quatre aspects : « Non seulement Dieu donne leur forme aux choses, mais il les conserve aussi dans l’être, et il les applique à agir, et il est la fin de toutes leurs actions » (Sum. theol., Ia, q. 105, a. 5, ad 3). On retrouve une formule similaire en SCG III, c. 70, n. 5.↩

[3] Une réponse répandue à ce problème consiste à faire de la liberté une exception au gouvernement divin. Le domaine de la morale serait donc séparé du domaine de la nature. Ce dernier, marqué par les déterminismes serait compatible avec la seigneurie divine. En revanche Dieu serait Seigneur de l’homme d’une autre manière, plutôt par incitation ou invitation d’un agent libre, à la manière d’un dialogue et d’une collaboration, ce qui préserverait l’autonomie de la moralité humaine et la souveraineté de l’homme sur son agir. Cette réponse a le triple inconvénient de couper l’âme humaine du reste de la création (puisque le corps demeure, lui, soumis au gouvernement divin des corps), de ne pas répondre à la seconde objection (elle abandonnera donc le gouvernement divin totalement) et de sortir le salut de l’homme (âme et corps) de la Providence divine (le salut sera extrinsèque à l’ordre de la nature).↩

[4] Isaac Newton, Principia mathematica : « Le changement qui arrive dans le mouvement est proportionnel à la force motrice imprimée, et il s’accomplit dans la ligne droite suivant laquelle cette force a été imprimée (mutationem motus proportionalem esse vi motrici impressae, & fieri secundum lineam rectam qua vis illa imprimitur) ». Partant de là, on peut connaître dans quelle proportion le changement d’état d’un mobile est corrélé à la somme des forces qui s’exercent sur lui.↩

[5] Il existe encore une incertitude sur le fondement naturel de la gravitation, mais d’un point de vue théologique ou philosophique il n’y a aucun raison de penser qu’elle fasse exception.↩

[6] Sur la distinction entre une action immédiate de Dieu et un miracle, cf. Sum. theol., Ia, q. 105, a. 1 et art. 6-7.↩

[7] Autant dire que Dieu serait Seigneur sans aucun subordonné, puisqu’Il ferait tout Lui-même. Pour la réponse de Thomas à l’occasionnalisme, notamment d’Avicébron, cf. SCG III, c. 69-70 ; De pot., q. 3, a. 7 ; Sum. theol., Ia, q. 115, a. 1.↩

[8] Thomas d’Aquin, De pot., q. 3, a. 7, ad 8 : « necessitas naturae, per quam calor agit, constituitur ex ordine omnium causarum praecedentium; unde non excluditur virtus causae primae. »↩

[9] Être mû, c’est-à-dire être ramené de la puissance à l’acte, s’impose à la créature en raison de son statut créé. Elle doit en effet atteindre sa perfection dans des opérations qui sont pour elle un devenir-parfait, un mouvement vers la perfection. Or les créatures imitent Dieu non seulement en devenant elles-mêmes parfaites mais aussi en étant cause de la perfection pour d’autres (cf. Sum. theol., Ia, q. 103, a. 4). Par conséquent, une partie de leurs mouvements vers la perfection consiste à en mouvoir d’autres, c’est-à-dire à être agent. Ainsi l’animal mange-t-il pour conserver sa vie (sa perfection propre) et engendre-t-il une progéniture (la causalité de la perfection en d’autres). Être agent et être mû ont donc des fondements distincts, mais être agent présuppose d’être mû et ajoute une détermination particulière au fait d’être mû.↩

[10] Sum. theol., IIIa, q. 62, a. 1, ad 2 : « Ainsi il revient à la hache de couper en raison de son tranchant, tandis qu’il lui revient de faire un lit en tant qu’elle est l'instrument de l’art [qui est dans l’artisan]. Toutefois, l’action instrumentale n’est parfaite qu’en exerçant l’action propre : c’est en coupant que la hache fait le lit. »↩

[11] Je prends ici comme point de repère l’article séminal de P. W. Anderson, « More is Different », Science 177 (1972), n. 4047, p. 393-396.↩

[12] Robert B. Laughlin, A Different Universe, Basic Books, New York, 2005, p. 76 : « What we are seeing is a transformation of worldview in which the objective of understanding nature by breaking it down into ever smaller parts is supplanted by the objective of understanding how nature organizes itself. » Notons cependant que la notion d’émergence, qui a aujourd’hui les faveurs des scientifiques, est trop confuse pour appréhender les différents principes d’ordres par soi. Notamment parce qu’elle ramène aussi dans son filet des phénomènes procédant d’ordres par accident.↩

[13] On ne doit pas se dispenser de ce genre d’étude de la nature. SCG, II, c. 3 : « Les erreurs sur la création détournent en même temps de la foi. Cela arrive […notamment] quand on retire quelque chose à la vertu divine opérant dans les créatures parce que l’on ignore la nature de la créature ». Ignorer la nature créée conduit à se tromper sur l’agir divin puisqu’on ne voit ni où il trouve place ni ce qu’il fait. C’est ce genre d’erreur qui se produit avec la liberté de l’agir humain et la suffisance des causes naturelles. Pour certains, elles contredisent le gouvernement divin. Pour d’autres, elles impliquent que Dieu s’occupe du monde à distance ou seulement dans les grandes lignes.↩

[14] SCG III, c. 67 : « De même que Dieu n’a pas seulement donné l’être aux choses au moment où elles ont commencé d’être, mais qu’il cause l’être en elles aussi longtemps qu’elles sont, en les conservant dans l’être […] de même, ce n’est pas seulement au moment où les choses furent créées qu’il leur donna les vertus opératives, mais il les cause constamment en elle. Ainsi toute opération cesserait-elle, si l’influence divine venait à cesser ». On peut certes arguer que les lois de l’inertie permettraient d’envisager un gouvernement par impulsion initiale. Cette objection n’est qu’apparente, car l’inertie a elle-même besoin d’être expliquée. Si l’agent qui applique à l’opération doit être en contact constant avec le mobile, ce contact n’est pas un contact local, c’est le contact d’une vertu sur une autre vertu. Lorsqu’un mobile continue son mouvement dans l’élan qu’il a reçu lors du contact local, il s’éloigne localement du point de contact mais il demeure porté par l’énergie reçue (entendue au sens physique). Cette énergie n’est autre que la vertu de l’agent qui continue de s’appliquer sur lui. Newton l’expliquait lui-même : « The vis inertiae is a passive principle by which bodies persist in their motion or rest, receive motion in proportion to the force impressing it, and resist as much as they are resisted. By this principle alone there never could be any motion in the world. Some other principle was necessary for putting bodies into motion ; and now they are in motion, some other principle is necessary for conserving the motion. » (Newton, Optics, Book 3, q. 32).↩

[15] Sum. theol., Ia, q. 103, a. 1, resp. ; cf. Ia, q. 2, a. 3, Quinta via.↩

[16] Concile de Latran IV (1215), c. 2, Denz. n. 806 : « Inter creatorem et creaturam non potest similitudo notari, quin inter eos maior sit dissimilitudo notanda ».↩

[17] Cf. Sum. theol., Ia, q. 103, a. 4. Dieu veut donc que les créatures produisent des effets, et qu’elles soient vraiment les causes de leurs effets, sinon Il se contredirait Lui-même  : Sum. theol., Ia, q. 105, a. 6, resp. : « Si l’on considère l’ordre des choses en tant qu’il dépend de la cause première [Dieu], alors Dieu ne peut faire ce qui est contre l’ordre des choses : si en effet il le faisait, il irait contre sa science [suam praescientiam] ou contre sa volonté ou contre sa bonté. »↩

[18] Sum. theol., Ia, q. 22, a. 8, resp.↩

[19] In Io, 1, 8 (n. 119) : « videmus in ordine universi, quod Deus producit aliquos effectus per causas medias, non quia ipse impotens sit ad eos immediate producendos, sed quia ad nobilitandas ipsas causas medias eis causalitatis dignitatem communicare dignatur. »↩

[20] De pot., q. 3, a. 7, ad 14 : « Ad decimumquartum dicendum, quod non quaelibet causa excludit libertatem, sed solum causa cogens: sic autem Deus non est causa operationis nostrae. »↩

[21] Cf. Sum. theol., Ia, q. 105, a. 4 ; SCG, III, c. 88, 6. L’homme étant souverain relatif sur son agir, si Dieu ne causait pas la volonté à agir librement, alors ce sont les déterminismes naturels qui s’en empareraient et c’en serait fini de la liberté.↩

[22] De pot., q. 3, a. 7, ad 13 : « Ad decimumtertium dicendum, quod voluntas dicitur habere dominium sui actus non per exclusionem causae primae, sed quia causa prima non ita agit in voluntate ut eam de necessitate ad unum determinet sicut determinat naturam; et ideo determinatio actus relinquitur in potestate rationis et voluntatis. »↩

[23] De pot., q. 3, a. 7, ad 3 : « Nec impeditur quin natura et Deus ad idem operentur, propter ordinem qui est inter Deum et naturam. »↩

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