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La revue thomiste

Contenu éditorial

Rechercher la Sagesse

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 24 Septembre 2021

Monseigneur l’archevêque, Monsieur le Maire, chers frères et sœurs,

Une des caractéristiques remarquables du couvent des Jacobins est la suivante : nous sommes en plein cœur de Toulouse, et pourtant nous ne sommes plus dans la ville. Le ronflement continu des moteurs, les bruits divers des machines et des hommes, l’agitation, l’énervement, toute cette activité fourmillante est absorbée par les épais murs de brique. L’église et le cloître accomplissent ainsi un office original sitôt qu’on y pénètre : ils nous offrent le présent du silence. Mieux, ils nous libèrent d’une submersion dont nous ne nous rendions même plus compte. Au cœur de la ville, voici que nous ne sommes plus soumis à la ville. L’effervescence et le tapage cessent d’être contagieux et de nous enchaîner à leur mécanique. Alors se produit un relâchement intérieur. L’âme retrouve la maîtrise d’elle-même. Elle se met à respirer parce que l’édifice est à sa mesure, il lui restitue les grands repères de la vie spirituelle : l’aspiration à l’élévation et à habiter une harmonie plus grande que nous, l’assise ferme et l’équilibre audacieux, l’alternance de la lumière et des ténèbres, les variations des couleurs et des sentiments, la parole qui retentit et le silence qui recueille, les rites qui accomplissent et les chants qui expriment le fond du cœur, l’assemblée qui n’est plus une masse anonyme. Dans cette église et ce cloître, grâce à eux, nous voici revenus à la vérité et à la mesure de ce que nous sommes. Alors, sous la bienveillante tutelle de saint Thomas d’Aquin, nous redevenons capables d’écouter Dieu qui parle.

Dieu a parlé ce soir sur les lèvres de Salomon (cf. Livre de la sagesse de Salomon 7, 7-16). Nous avons entendu ce roi nous confier comment il était devenu sage, et un modèle de sagesse. Il nous a dit avoir prié, supplié même, et nous imaginons sans peine un homme accablé par sa charge, assailli de soucis, dépassé par ses responsabilités, un homme qui ressemble fort à chacun de nous. N’avons-nous pas, chaque jour, quelque moment de découragement en voyant le chaos qui nous entoure, ou le chaos de notre propre vie, menaçant de nous emporter ? Salomon avait donc prié, supplié, et un esprit de sagesse était venu en lui. Cette sagesse lui avait rendu la maîtrise sur son existence et sur le gouvernement de sa nation. Dans les situations inextricables, il avait enfin su prendre de bonnes décisions ; dans les affaires insolubles, il avait pu trouver les voies de la justice ; dans les conflits interminables, il avait ramené la paix. C’est bien simple, ce don de l’esprit de sagesse avait été pour Salomon comme une entrée dans le couvent des Jacobins : être au cœur de la ville, mais ne plus être soumis à la ville ; être au sommet du pouvoir mais ne plus être écrasé par le pouvoir ; assumer le poids du quotidien mais ne plus être atomisé par le quotidien. Le rapprochement entre ce grand roi et nos Jacobins n’a rien d’artificiel. L’un comme l’autre témoignent des fruits de la sagesse dans l’homme. La sagesse élève, la sagesse rend l’homme à sa véritable dimension, la sagesse libère de l’emprise du chaos de ce monde. Pour peu que nous soyons sensibles à la sagesse qui a bâti les Jacobins, l’attachement de Salomon à la sagesse devient compréhensible. Cet attachement fut aussi celui de saint Thomas d’Aquin, qui a su en détailler les raisons.

En son origine première, explique-t-il, la sagesse n’est rien d’autre que Dieu qui se connaît parfaitement lui-même (cf. Commentaire sur Job, cap. 28, lect. 282-344). Ceci signifie que, dans l’intelligence divine, Dieu lui-même est pris comme le modèle de toutes choses. L’Artisan du monde tire ainsi de la connaissance de lui-même toutes les créatures, et leur ordre entre elles « avec poids, nombre et mesure », et leur ordre à la bonté divine qui est leur fin à toutes. Ainsi, la sagesse est en Dieu comme en son lieu originel, mais elle dérive comme en un second lieu dans l’univers des créatures que nous avons sous les yeux, à la manière dont l’architecte des Jacobins dériva la sagesse qu’il avait en lui-même dans l’ordre des pierres du couvent que nous avons sous les yeux. Or, continue Thomas, cette sagesse dérive encore de Dieu dans les créatures qui ont une intelligence. Car Dieu illumine les anges de sa sagesse, la sagesse divine se reflète en eux comme en un miroir. Et la sagesse divine dérive aussi sur les hommes lorsqu’ils connaissent la vérité avec leur raison. C’est pourquoi parmi tout ce que les hommes peuvent étudier, l’étude de la sagesse est l’étude la plus parfaite, la plus élevée, la plus utile et la plus agréable (cf. Somme contre les Gentils, Lib. I, cap. 2). — En effet, en étudiant la sagesse, l’homme se perfectionne à l’école de la sagesse qui est en Dieu, et cela lui donne part à la béatitude véritable. — De même, en étudiant la sagesse, l’homme devient plus sage et ressemble plus à Dieu, et cette proximité n’est rien d’autre qu’une amitié avec Dieu. En étudiant la sagesse, l’homme désire aussi le royaume éternel de la sagesse éternelle. — Enfin, en étudiant la sagesse, l’homme ne peut s’ennuyer ou se lasser car il y a une joie à vivre ainsi dans la société de Dieu. Béatitude, amitié, éternité et joie d’être avec Dieu. Voici donc les quatre fruits de la recherche de la vérité qui attachaient si fortement saint Thomas d’Aquin à la sagesse.

Pourtant il y a une condition pour obtenir ces fruits. Il faut certes prier et supplier pour recevoir la sagesse, mais cela n’est pas assez. Car l’homme n’est pas comme l’ange, il n’est pas ce miroir qu’un seul rayon divin suffit à illuminer. L’homme connaît par son corps, par les sens qui l’ouvrent sur le monde. Il commence donc sa vie comme une terre vierge, il a tout à découvrir et tout à apprendre. Tout ce que ses sens lui apportent sur un plateau, il lui faut l’assimiler avec sa raison, en réfléchissant, en pesant, en rassemblant, en organisant, en synthétisant. Pour l’homme, connaître la sagesse est indissociable du labeur de la raison, et consentir à ce labeur signifie qu’il faut rechercher la sagesse. Nul ne progresse, nul ne devient sage s’il ne cherche ardemment la sagesse qui le rend sage. Et pour chercher avec ardeur, il faut désirer inlassablement. Ce constat nous ramène à la suite du témoignage de Salomon. Pour grandir en sagesse, nous rapporte-t-il, il a dû la désirer au point de la préférer aux biens les plus attirants. Aux trônes et aux sceptres qui font le pouvoir, aux pierres précieuses et à l’or qui font la richesse, à la santé, à la beauté. Si l’on mettait devant lui tous les lingots d’or des banques de ce monde, ils lui paraîtraient comme du sable auprès de la sagesse.

En commentant ce témoignage de Salomon, saint Thomas souligne la justesse du parallèle (cf. Sermon Puer Iesus). Quand il nous manque quelque chose en ce monde, non seulement nous sommes satisfaits si on nous l’offre, mais nous sommes prêts à la rechercher avec empressement. Le commerçant par exemple n’hésite pas à franchir les mers et les airs pour rapporter de juteux contrats. De même doit-on travailler pour acquérir la sagesse en allant la chercher là où elle se trouve. Mais où la trouve-t-on ? Thomas indique trois lieux. D’abord auprès des maîtres, de ceux qui sont les plus sages et qui vont dériver leur sagesse sur nous, nous engendrant comme des pères de notre vie spirituelle. Ces maîtres sont non seulement ceux de notre époque, mais aussi les maîtres anciens, qui nous enseignent par les œuvres qu’ils nous ont laissées. Ensuite, l’étude des créatures nous ouvre à la sagesse qui façonne le monde, Dieu nous enseigne par ses œuvres lorsqu’on prend le temps de les regarder. Enfin, l’homme acquiert la sagesse en conversant avec d’autres, parce qu’il clarifie sa pensée lorsqu’il doit l’exprimer, et il la corrige ou la complète en écoutant ceux qui lui parlent.

Ainsi, Salomon, et à sa suite saint Thomas d’Aquin, nous tracent-ils une feuille de route finalement assez simple. L’homme est fait pour être sage, c’est-à-dire pour participer à la sagesse divine et goûter ses fruits de béatitude, d’amitié, d’éternité et de joie auprès de Dieu. C’est pourquoi l’homme doit prier pour demander la sagesse. Il doit ensuite la désirer plus que tout autre chose, et par conséquent chercher la vérité en faisant travailler sa raison et en allant acquérir la sagesse là où elle se trouve. À savoir auprès des maîtres les plus sages, dans la contemplation de la création, et dans les conversations où l’on échange sur la vérité. Cette feuille de route n’est pas réservée aux rois et aux docteurs en théologie, elle est valable pour chacun de nous car chacun de nous est fait pour être sage. Désirons-nous la sagesse plus que le reste ? Interrogeons-nous les grands maîtres ? Contemplons-nous les créatures ? Quel temps passons-nous à échanger sur la vérité ? Celui qui ne fait pas tout cela, pourquoi se plaint-il d’être dépassé par les événements, de ne pas savoir comment diriger sa vie, de prendre de mauvaises décisions, de ne pas trouver sa place dans la société, d’avoir le sentiment d’être ballotté à la surface d’un chaos et, finalement, de prendre ses distances avec Dieu ?

À la vérité, cette feuille de route valable pour tout homme de tous les temps projette aussi une lumière crue sur le chemin pris par notre société depuis quelques décennies. Car notre société a manifestement été façonnée par une recherche inlassable de la sagesse pendant de nombreux siècles. Les témoignages s’étalent sous nos yeux, depuis ce couvent et nos cathédrales jusqu’à nos avions et nos satellites, depuis notre agriculture jusqu’à notre opéra ou nos écrivains, depuis notre droit et notre organisation politique jusqu’à nos écoles et nos universités, depuis nos mœurs jusqu’à nos saints. Nous n’avons rien laissé à l’écart, rien n’a été laissé en friche. Toute l’histoire de notre France est une ode à la sagesse qui perfectionne parce qu’on l’a cherchée inlassablement. Et comment ne pas remarquer que cette histoire bimillénaire a été accompagnée et stimulée depuis ses débuts par la recherche de Dieu dans la vérité de la foi catholique, par l’attachement à la Sagesse engendrée unie à notre chair, Jésus-Christ notre Seigneur ?

Or voici que depuis quelques décennies beaucoup de choses ont changé dans notre société. Il n’y aurait pas lieu de s’en inquiéter si la recherche de la sagesse était restée à l’horizon de tous ces changements. Or c’est précisément le contraire qui s’est produit. L’usage de la raison a été détaché de la recherche de la sagesse pour être consacré à satisfaire nos désirs. Nous n’en avons pas vu les conséquences immédiatement, parce que le patrimoine de sagesse accumulé depuis des siècles continuait de nous porter. Sauf dans de petits cercles, notre société a simplement arrêté d’aller à la messe, arrêté d’étudier les grands sages, arrêté d’honorer les hommes illustres pour leur vertu, arrêté de transmettre la sagesse comme si son existence en dépendait, arrêté d’échanger généreusement sur la vérité, arrêté de célébrer la beauté, arrêté de s’interroger sur le juste et l’injuste, sur le bien et le péché. Même notre étude des créatures est devenue utilitaire. On a alors vu apparaître les slogans de la déconstruction en philosophie, en morale, dans les arts, les slogans du relativisme, de la post-histoire, de la post-religion et de la post-vérité. On a vécu au rythme des derniers gadgets, des nouvelles pubs, des infos en continu, des people, des animateurs télé, et des éléments de langage. N’étant plus préoccupée de rechercher la sagesse, la raison s’est mise à tourner sur elle-même, à vriller en elle-même, comme un instrument sans maître, un outil fait pour la technique et une technique faite pour être utile, tout n’a plus été qu’affaire d’expertise, de diagnostic, de procédure, d’optimisation, d’efficacité et de management. Il a suffi de quelques décennies, de quelques minuscules décennies pour commencer à voir apparaître les premiers fruits de ce nouveau régime de raison sans sagesse. Une société qui se fragmente, un dégoût ou un désespoir de vivre jusqu’à la dépression, la montée aux extrêmes dans le sarcasme et le vulgaire, la fuite dans la consommation et les addictions, l’ironie qui s’attaque à tout ce qui élève, la haine de soi, de sa nature et de son histoire, la dislocation des solidarités humaines et familiales, l’incapacité à s’engager et à tenir sa parole, la défiance croissante à l’égard des politiques, de l’éducation, des journalistes, des policiers et des juges, la criminalisation des pensées et des arrière-pensées, l’incapacité à discuter sans invectives. Les grands mouvements de protestation de ces dernières années ne sont que la part exprimée de ce grand désarroi.

Jusqu’où ce mouvement ira-t-il ? Qu’adviendra-t-il de notre société ? Dieu seul le sait. Mais nous savons les causes et le remède. Ce que Dieu nous a enseigné par la bouche de Salomon, les dernières décennies se sont chargées de vérifier que cela était vrai. Une société mise au régime de la raison sans recherche de la vérité dilapide son patrimoine de sagesse et s’épuise dans la technique mise au service de la satisfaction des désirs. Nous savons aussi que le renversement de ce mouvement d’auto-destruction tient à peu de chose. Il suffit de renouveler l’expérience de Salomon, l’expérience de Thomas d’Aquin, l’expérience des Jacobins : être dans la ville, mais ne plus être soumis à la ville en recouvrant les véritables dimensions de l’âme. L’homme est fait pour la sagesse parce qu’il est fait pour connaître et aimer Dieu. Et s’il suit la voie pour laquelle il est fait en recherchant la vérité inlassablement avec ses semblables, alors ses œuvres contribuent à bâtir une société à hauteur d’homme, spirituellement vivante, et donc durable. Nous avons à notre disposition tout ce qu’il faut pour une telle renaissance. Nous avons des maîtres de sagesse pour nous enseigner et nous en avons même un parmi les plus grands à portée de main, que nous vénérons dans cette église. L’œuvre de la création est là, qui ne demande qu’à être contemplée. Il y aurait encore à retrouver le désir ardent des échanges sur la vérité. Avec de tels atouts, sous le patronage de saint Thomas d’Aquin, Toulouse pourrait bien devenir capitale de la recherche de la sagesse. Puisse ce que nous vivons ce soir, en plein cœur de la ville sans être soumis à la ville, devenir notre point de repère pour renouveler notre désir de la sagesse.

Seigneur, je te prie, je te supplie, par l’intercession de saint Thomas d’Aquin, que ton esprit de sagesse vienne en chacun de nous.

La cohabitation des religions, Pourquoi est-elle si difficile ? (R. Pouivet)

Écrit par : Philippe-Marie Margelidon
Publié le : 21 Juin 2025
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La cohabitation des religions est le prolongement de deux livres qu’il n’est pas nécessaire d’avoir en mémoire, le présent ouvrage se suffit à lui-même, mais le lecteur gagnera à y revenir pour avoir une idée plus complète de la pensée de l’auteur sur la question de la vérité religieuse : Épistémologie des croyances religieuses, Paris, Cerf, 2013, et Qu’est-ce que croire ?, Paris, Vrin, 2002. Ce petit livre, clair et courageux, lucide et argumenté, explique en quoi il existe une vérité religieuse, et pas seulement des opinions ; que les désaccords qui les opposent sont comme la vérité par rapport à l’erreur et au faux. Le christianisme n’a pas le monopole de la vérité mais il est non seulement une vraie religion, mais la religion vraie. Les désaccords ne sont pas seulement des points de vue différents, de simples divergences mais des conceptions de Dieu et du rapport de l’homme à Dieu qui ne sont pas compatibles, qui sont éventuellement complémentaires. Les religions ne disent pas toutes la même chose, de manière différente ou au mieux convergente. Ce réductionnisme pluraliste facile est très en vogue jusque dans certaines instances de l’Église catholique, ou tout au moins il y trouve des complicités lénifiantes. Le pluralisme religieux est de fait, mais il n’est pas de droit. La religion et la vérité religieuse ne peuvent être réduites à des points de vue sur le fait religieux et son vécu, à des expériences ou à des différences pratiques. Il y a une révélation vraie et non plusieurs, ce qui est philosophiquement et théologiquement justifiable. Les schèmes du régime pluraliste, libéral et démocratique, de la culture contemporaine ne s’appliquent pas à la vérité religieuse, il y a une différence d’ordre ou de genre entre le « vivre ensemble » socio-politique et le « vivre ensemble » d’une religion révélée ou non révélée. La cohabitation des religions suppose un « vivre ensemble » que leur diversité implique en vertu de leurs principes religieux qui ne sont pas tous compatibles, sauf si les partenaires du dialogue interreligieux adoptent une attitude éthique concertée de respect dans l’échange et dans les désaccords, parfois radicaux entre eux. La vérité s’impose par elle-même, jamais pour une quelconque forme de contrainte mentale et culturelle. Pouivet, dans un premier chapitre, étudie la nature des croyances religieuses. C’est l’étude de la croyance et de ses formes qui explique ce qu’il appelle justement les inévitables désaccords entre les religions : « Le désaccord religieux » (p. 13-44). Dans un deuxième chapitre, il explique pourquoi le pluralisme religieux signifie qu’il ne peut y avoir plusieurs vérités religieuses compatibles en même temps à propos de Dieu, même si elles peuvent coexister existentiellement et socialement dans un même espace entre des personnes différentes et opposées : « La tentation du pluralisme » (p. 45-71). Enfin, dans un troisième chapitre, le plus long, il montre très exactement que non seulement il ne peut y avoir deux religions vraies en même temps mais que l’unique vérité n’est pas intolérante de soi. D’abord, parce que la notion de tolérance n’est pas le tout du « vivre ensemble ». La tolérance a, par elle-même, d’inévitables et nécessaires limites : tout n’est pas tolérable ; ensuite, les situations d’intolérance sont le résultat d’agents religieux qui agissent pour des raisons ou des motifs qui ne sont pas authentiquement religieux, pour des raisons ou des motifs idéologiques et politiques : « La vraie religion » (p. 73-116). La religion est chose sérieuse, elle traite de la vérité de la croyance en Dieu révélé, de salut, ce que la notion enveloppante, d’origine sociologique, de monothéisme ne doit pas dissimuler. La religion n’est pas seulement un fait humain, un fait social. Avant d’être une praxis, une orthopraxie, elle est une orthodoxie, il y est question de vérité : « La vérité n’est pas indifférente s’agissant de la religion ; elle n’est pas multiple ; elle n’est pas relative » (p. 11-12). Sous ce rapport, ou bien la doctrine catholique est vraie ou elle est fausse ; si elle est vraie, les autres religions qui prétendent dire aussi le vrai sont fausses, ce qui ne doit pas inquiéter, malgré le présupposé délétère et entretenu de la non-vérité. Se récrier en brandissant les guerres de religion est une esquive facile et indue. Pouivet rappelle les enjeux épistémologiques de la religion, à la fois comme accès à la vérité — dogmatique — de Dieu révélé, theoria, d’abord, et comme mode d’être et de vie, praxis, ensuite. C’est la « prétention » à la vérité qui est la norme de la légitimité des croyances (cf. p. 29-31), dans la mesure où les croyances sont fondées sur des raisons épistémiques, avant d’être des expériences ou de s’y résumer. Parler de Dieu ou de foi ou de religion en termes d’expérience n’est certes pas illégitime, mais non premier, la vérité en est la mesure fondamentale et incontournable. Il est donc capital de revenir à la critique de la connaissance religieuse, en amont de la simple certitude subjective et de l’expérience personnelle, reconsidérer l’idée, régulatrice en fait, de vérité et d’examiner ses fondements rationnels. En effet, les désaccords religieux sont rationnels et pas seulement sociaux ou pratiques. Le pluralisme religieux est un fait, mais l’inscrire dans une volonté divine pluraliste est une pétition de principe qui devrait être critiquée et élucidée plus à fond que ne le font de nombreux représentants religieux chrétiens contemporains. Les vécus religieux, aussi authentiques soient-ils — selon quels critères ? — ne sont pas régulateurs et discriminateurs de la vérité religieuse. Passer de la pluralité au pluralisme, du fait au droit, est contraire à la religion comme prétention légitime et rationnelle à la vérité. Il y a un ordre de vérités, et la vérité religieuse y a sa place, ce qu’il faut déterminer et juger. Les religions ne sont pas équivalentes ou égales ou compatibles. La sincérité d’une croyance n’en fait pas la légitimité épistémique et éthique. Ainsi, la cohabitation des religions n’est possible que sur le fond d’un désaccord insurmontable le plus souvent. La conversion et même le prosélytisme, entendu en son sens originel, n’ont rien de scandaleux. La vérité est un bien qui se communique. En revanche, les modes pratiques de coexistence et de cohabitation des religions doivent être évalués sur des critères rationnels, mesurés par le bien commun, et dans le respect de la vérité religieuse qui fait partie intégrante du bien commun, qui en est même la dimension supérieure. L’exclusivisme doctrinal n’est pas rationnellement aberrant. La religion relève, au-delà de la « production de sens » à quoi on la réduit, de la prétention universelle à la vérité, comme il en est dans bien d’autres domaines de la vie humaine : éthique et métaphysique. Qu’il y ait de l’arrogance chez tel ou tel représentant d’une religion est une chose moralement répréhensible, mais n’est pas un critère disqualifiant d’une religion en son contenu. L’humilité dans la vérité est le signe éthique que la vérité est un don et non un droit. L’humilité est la condition morale fondamentale de la tolérance pratique. La vérité est reçue, découverte, et non fabriquée ou constituée. L’exclusivisme doctrinal est la raison d’un exclusivisme sotériologique : hors du Christ, point de salut, et hors de l’Église du Christ, point de salut ; l’enchaînement est logique et épistémique, indépendamment de la sincérité des opinions et des appartenances qui ne peuvent être contraintes. Le relativisme est une erreur intellectuelle et morale. Précisons, ce que Pouivet ne souligne pas assez : que s’il y a des fausses religions, s’il y a des erreurs religieuses, on trouve aussi des vérités dans ces religions, disons des « éléments de vérité », comme dit le concile Vatican II, enchâssés il est vrai dans des erreurs. Toute religion non chrétienne n’est pas un amas de faussetés. C’est parce qu’il y a d’authentiques « éléments de vérité » qu’il est possible de pratiquer, sans faux-semblant, qu’il est possible de justifier, rationnellement, ce qu’on appelle le dialogue interreligieux, pas simplement au plan pratique mais théorique. Roger Pouivet nous donne un livre épistémologiquement utile, roboratif pour l’intelligence, que l’on soit philosophe, théologien, ou même acteur de la vie politique et sociale.

fr. Philippe-Marie Margelidon, o.p.

Le christianisme est-il crédible ? (L.-M. de Blignières)

Écrit par : Bruno-Thomas Mercier des Rochettes
Publié le : 21 Avril 2025
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En répondant aux « principales objections argumentées » (p. 13) contre la foi chrétienne, l’A. présente avec ordre et continuité les principaux motifs de crédibilité du christianisme. Il n’entend pas traiter de la défense de la religion en général ou de l’Église du Christ en particulier. Il expose ce que devrait reconnaître « l’agnostique honnête » ou « le chercheur de bonne foi » (p. 133). Quoi qu’il en soit de son efficacité missionnaire, l’apologétique fortifie la foi des chrétiens en écartant les objections. « Sans complexe » (p. 11), elle s’oppose au fidéisme comme à l’a priori scientiste ou historiciste. Elle évite rationalisme et prosélytisme, l’acte de foi restant fruit de grâce et de liberté. L’apologétique offre une certitude morale et non mathématique. La perspective est thomiste. Le propos est généralement fluide, quelquefois technique. Le premier chapitre soutient les suivants en montrant la valeur historique du Nouveau Testament (à la différence des apocryphes). La transmission manuscrite est fidèle. Quant aux auteurs : « Personne ne ment gratuitement » (p. 37). Le Christ réalise les prophéties de l’Ancien Testament (chap. 2) non seulement en de nombreux détails mais « selon une synthèse supérieure » (p. 67) et originale des thèmes messianiques, les interprétations contemporaines concurrentes demeurant inaccomplies. Les miracles (chap. 3) sont pour la doctrine qu’ils attestent une « preuve indirecte par un signe certain » (p. 101). Le Christ a bien enseigné une doctrine, excellente et sublime (chap. 4). Il présente dans sa personne la « norme vivante de sa propre parole » (p. 130). La résurrection du Christ (chap. 5) est certes un mystère à croire mais, prédite et attestée, elle fait l’originalité du christianisme qui seul promet un salut total. Enfin, Jésus affirme sa divinité et sa filiation divine (chap. 6). Or, sage et saint, il ne saurait être trompé ni trompeur. Il se montre parfait témoin par sa compétence et sa véracité : il « conduit à sa doctrine par sa personne » (p. 198) ; d’où sa place centrale en apologétique. Le témoignage appartient au « régime humain de la raison, qui est essentiellement social en même temps que personnel » (p. 194). Cependant, la réponse à la question de l’identité du Christ exige un passage de la crédibilité à la foi dans une « continuité concrète » (p. 198) enracinée dans l’unité de la Personne du Christ, subsistant en deux natures.

Relevons quelques menus défauts. L’apologétique, brièvement défendue en introduction, est comprise comme cette « partie spécifique de la théologie sacrée » étudiant « la religion révélée sous la raison de sa crédibilité » (p. 11). Ne conviendrait-il pas plutôt de la désigner comme partie intégrante de cette science une qu’est la théologie (Sum. theol., Ia, q. 1 a. 3) ? Les manuscrits de la Guerre des Gaules sont indiqués datés « d’au moins 900 ans » (n. 7, p. 16) puis de « 1 000 ans » (p. 17). Saint Ignace est nommé à tort « disciple » de saint Polycarpe. Il aurait fallu mieux distinguer les Pères apostoliques, qui ont connu « des disciples directs des apôtres » (p. 23), des apologètes cités dans la foulée comme Tertullien, Origène et Clément (p. 26-27), et parmi lesquels on compte généralement saint Irénée (p. 25 et p. 184) bien qu’il ait connu saint Polycarpe, disciple de saint Jean. Le fragment de Muratori est indiqué comme datant avec certitude autour de 107 (p. 25), sans référence, alors que ce texte fait mention d’œuvres plus tardives du IIe siècle.

fr. Bruno-Thomas Mercier des Rochettes, o.p.

La philo sans prise de tête (F.-X. Putallaz)

Écrit par : Bruno-Thomas Mercier des Rochettes
Publié le : 21 Décembre 2024
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Reprenant l’essentiel du texte de Montagne et Philosophie (Genève, Slatkine, 2012, 224 p.), l’A. veut contribuer par cette histoire de la philosophie à une « sagesse qui cultive l’équilibre » (p. 5). Pour cela, il présente avec simplicité, à peu près dans l’ordre chronologique, une galerie de philosophes. L’A. est en effet convaincu — contre Descartes (p. 149) — que le travail des générations passées aide au renouvellement actuel de la pensée. Certains des penseurs choisis sont ordinairement étudiés en littérature (Camus, chap. 17) mais ici traités pour leur philosophie ; Dante (p. 97, chap. 6) et Montaigne (p. 137, chap. 7) ont bien fait œuvre de philosophie morale. Rejetant le « psychologisme niais » qui réduit les penseurs à leurs sentiments, l’A. n’entend pas dissocier totalement « le jugement porté sur une doctrine et les éléments biographiques qui l’accompagnent » (p. 223). Il estime que le cœur et l’esprit se nourrissent mutuellement et qu’il existe — comme la durée de Bergson « constitue notre personnalité » ? (p. 242, chap. 14) — « une source unique qui alimente toute vie, toute pensée et toute œuvre » (p. 291).

Pour chaque pensée sont choisis un ou plusieurs thèmes importants — l’exhaustivité étant évidemment impossible. Les chapitres se complètent de sorte que les principales questions philosophiques sont abordées au fil du livre. Corrigeant au besoin certaines vues fausses couramment répandues dans l’histoire des doctrines (par exemple sur Rousseau, p. 179), le propos ne se limite pas à l’histoire des idées. Œuvre de philosophe, il juge des choses mêmes, et de la conformité des pensées au réel. On ne sera donc pas surpris de l’éloge de Socrate (p. 19, chap. 1), d’Aristote (chap. 3) ou de Kant (« penseur de race » malgré ses limites, p. 192, chap. 11) et plus encore de celui de saint Thomas d’Aquin (chap. 5) : sa philosophie originale et moins élitiste qu’Aristote, élaborée par et pour le théologien, n’est pas une servante servile ; ainsi la foi fait « mieux marcher sur la terre des hommes » (p. 87). Avec lui, la « rigueur technique » se fait « gardienne de la fraîcheur évangélique » (p. 90). Inversement, sont vivement critiqués l’utilitarisme (chap. 9), « seul passage triste de nos itinéraires » (p. 166) et qui ne mérite pas le nom de « philosophie » (p. 171), ainsi que Sartre à la « myopie insistante » (p. 278, chap. 16) dont les « combats outranciers » ne sont pas accidentels à une pensée de « l’auto-affirmation de soi » (p. 279). Chez les femmes, Edith Stein (chap. 15) montre plus de liberté qu’Héloïse se sacrifiant au goujat Abélard (chap. 4), plus de finesse et de constance que Simone de Beauvoir, dont il est à craindre que le jugement fût faussé par la vie déréglée (p. 285, comme pour Sartre p. 278, chap. 16).

Quelques thèmes parcourent l’ensemble. L’A. défend surtout la réalité et la notion de nature ainsi que la dignité de la personne humaine, insistant sur l’unité du corps et de l’esprit. Il s’oppose à l’euthanasie, meurtre ou suicide (cf. chap. 11 sur Kant). Il relève les limites des penseurs antiques, ignorant la misère de l’homme due au péché originel (p. 21 et p. 40), comme celles des modernes, révoltés dans l’impasse de leur refus de la création (p. 281) et de l’unique rédempteur des hommes (p. 297) : « La philosophie n’a jamais sauvé qui que ce soit » (p. 82).

Le 18e et dernier chapitre montre la consonance de la beauté et de la vérité, frappées aujourd’hui du même mal : le subjectivisme. La beauté est fondée dans les choses (p. 308). Elle procure la joie dans l’acte de connaissance de l’objet (p. 309). Elle mobilise la subjectivité et bouleverse qui y consent (p. 311). Certes, la beauté de ce monde est ambiguë, car on peut s’y arrêter, mais elle peut inviter à contempler sa source (p. 316). Tout le livre vise ainsi à montrer que « la vérité est aimable » (p. 303), en la présentant sous son meilleur jour. Aussi le style se veut-il plaisant, poétique même, généralement sans attenter à la clarté et à la précision de la pensée.

Relevons de rares erreurs typographiques : « vers [les] réalités » et « mo[n]de » (p. 35) ; mort d’Épicure en « [2]70 » av. J. C. (p. 323). Nous aurions évité l’emploi de l’expression « création continuée » (p. 249) et ses difficultés théologiques, ainsi que tempéré l’enthousiasme pour « l’assomption érotique de la chair » (p. 42) comme remède au platonisme.

Bien informé, l’ouvrage évite l’érudition mais offre à la fin, pour chaque chapitre, d’utiles indications bibliographiques et quelques conseils pour continuer l’étude. Espérons que ce livre sera une rampe de lancement pour de nombreux lycéens et étudiants, une agréable sente pour tout ami de la sagesse.

Fr. Bruno-Thomas Mercier des Rochettes, o.p.

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