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La revue thomiste

Contenu éditorial

Thomisme, nature et science

Écrit par : Giuseppe Tanzella-Nitti
Publié le : 16 Février 2024

(See English version)

Lorsqu’on place l’œuvre de Thomas d’Aquin devant la pensée scientifique contemporaine, deux sentiments apparemment opposés naissent immédiatement. D’une part, Thomas attire encore aujourd’hui de nombreux scientifiques en raison de sa confiance envers la raison, de sa précision méthodologique et de l’exposition rigoureuse de ses arguments. D’autre part, le temps qui nous sépare des écrits de Thomas semble trop long, et sa vision de la nature trop éloignée de la nôtre, pour croire que son œuvre puisse encore éclairer notre connaissance du monde physique. Se demander si la pensée de Thomas d’Aquin est encore pertinente pour notre culture scientifique n’est donc pas une question anodine.

À l’époque de Thomas d’Aquin, le terme « science » (scientia) avait un sens très large : il désignait la connaissance dans son ensemble. Cela incluait ce qui provenait de l’observation de la nature ainsi que les connaissances provenant d’autres domaines du savoir. Le terme « scientifique » n’existait pas encore, ni une méthode de connaissance de la nature comparable à ce que nous appelons aujourd’hui « méthode scientifique ». De plus, à l’époque de l’Aquinate, la comparaison entre la science et la religion ne faisait l’objet d’aucune étude spécifique. La religion était une vertu relevant de la volonté, tandis que la connaissance de la nature, ainsi que la foi, relevaient de l’intelligence. En effet, la comparaison entre la foi et la raison était possible, puisqu’il s’agissait de deux sources intellectuelles de connaissance ; l’étude du rapport entre la science et la théologie était également possible, puisqu’elles étaient deux voies tracées par la raison, l’une venant de la lumière de la raison naturelle (lumen rationis naturalis), l’autre de la lumière de la foi (lumen fidei)[1].

Comment évaluer alors la pertinence de saint Thomas pour les sciences lorsque les sciences sont comprises dans le sens d’aujourd’hui ? Cette pertinence ne peut pas être mesurée en termes d’aperçus ou de conseils que la pensée de l’Aquinate pourrait fournir sur le plan d’une compréhension strictement scientifique de la réalité. Il est clair que sa contribution doit être recherchée sur d’autres bases[2]. Je pense que l’importance de l’Aquinate pour la science peut être évaluée suivant trois perspectives :

a) La première perspective concerne les prémisses de la recherche scientifique. Puisque toute activité scientifique est fondée sur des prémisses philosophiques et, dans une certaine mesure, théologiques (si celles-ci pointent vers la cause ultime de la rationalité et de l’existence de la réalité elle-même), il est logique de se demander si une philosophie (et une théologie) d’inspiration thomiste est capable de clarifier ces prémisses et leurs bases rationnelles, et si le thomisme y parvient mieux que d’autres visions philosophiques.

b) La deuxième perspective concerne les implications rationnelles des résultats de la science. Puisque les résultats scientifiques sont souvent utilisés pour tirer des conséquences philosophiques (et parfois même théologiques), il est logique de se demander si la pensée de l’Aquinate peut aider, aujourd’hui encore, à juger de la justesse de telles inférences, en démasquant les incohérences et les contradictions ou, positivement, en confirmant leur validité.

c) La troisième perspective concerne la compréhension de la réalité naturelle et le dialogue entre les différentes sources de connaissance. Pour pénétrer la réalité plus en profondeur et progresser vers une synthèse cognitive, les diverses sciences ont besoin d’un système philosophique spécifique ; il est donc logique de se demander si une philosophie inspirée de Thomas d’Aquin permet de mieux comprendre la réalité naturelle, en particulier lorsque les sciences s’orientent vers la recherche de causes unificatrices et globales.

Ne pouvant aborder le sujet dans toute son ampleur, je me concentrerai principalement sur les sciences naturelles, sans négliger, quand c’est nécessaire, les sciences de la vie et l’anthropologie.

Mon étude est organisée en trois parties. La première partie est une revue bibliographique des principales publications parues depuis les derniers congrès thomistes internationaux. Dans ce bref exposé, je ne pourrai mentionner que les thèmes abordés, et non les articles individuels. La deuxième partie examine la pertinence de Thomas d’Aquin dans le dialogue avec les sciences naturelles, en développant brièvement chacune des trois perspectives mentionnées plus haut, c’est-à-dire sa contribution à la clarification des prémisses philosophiques des sciences, au jugement de la justesse de leurs implications et à l’approfondissement de l’intelligibilité de leur analyse de la réalité. La troisième partie expose les nouvelles questions que les sciences posent aujourd’hui à la philosophie thomiste, en suggérant quelles synthèses entre les sciences, la philosophie et la théologie la pensée de Thomas d’Aquin pourrait encore inspirer.

 

I. La pensée thomiste et les sciences naturelles : un bref aperçu des études et des essais publiés au cours des dernières décennies

Si l’on considère le dialogue avec les sciences, le thème qui compte le plus grand nombre d’articles publiés au cours des vingt ou trente dernières années est sans aucun doute la doctrine thomiste sur la causalité, revisitée sous diverses perspectives, toujours en lien étroit avec sa racine aristotélicienne. Les travaux publiés au cours des dernières décennies attribuent à l’Aquinate trois mérites principaux : a) soutenir un naturalisme méthodologique qui n’implique aucun réductionnisme ontologique ; b) promouvoir la compréhension de l’autonomie des créatures, qui n’est ni apparente ni occasionnelle, mais réellement enracinée dans une causalité autogérée ; et c) transmettre une image véritablement transcendante du Dieu Créateur dans l’étude des relations entre Dieu et la nature.

Les principaux domaines d’application de la conception aristotélico-thomiste de la causalité sont essentiellement au nombre de trois. Premièrement, la relation entre la création et la cosmologie physique, où les auteurs étudient la relation entre la Cause première et les causes secondes, le problème de l’origine du temps, la question du fondement ontologique de la réalité et la présence possible d’une téléologie à l’échelle cosmique. Deuxièmement, la doctrine de la causalité est appliquée à l’étude de l’action divine sur la nature, ce qui inclut le thème des miracles, l’étude de la providence divine et la question exigeante du mal physique. Troisièmement, une doctrine thomiste de la causalité est utilisée pour aborder la relation entre la création et l’évolution, surtout dans le domaine biologique, mais parfois aussi dans le domaine cosmologique. Enfin, dans le vaste thème de la causalité, il y a place, à différents niveaux et avec différentes applications, pour une réflexion sur les lois de la nature, la relation entre le hasard et la finalité, et l’approche différente fournie par la téléologie de l’Aquinate par rapport aux partisans du dessein intelligent (intelligent design).

Immédiatement après ces études portant sur la doctrine de la causalité, le plus grand nombre d’ouvrages qui se réfèrent à la pensée de Thomas concernent le domaine de l’épistémologie. L’Aquinate est très apprécié pour sa capacité à mettre de l’ordre dans les différentes sciences, en expliquant leurs interrelations et en préservant leur autonomie. Les auteurs mettent la théorie de la connaissance de Thomas d’Aquin en dialogue avec les différentes approches de la philosophie contemporaine de la connaissance, souvent pour souligner le réalisme épistémologique et la recherche de la vérité comme les deux coordonnées essentielles de tout travail scientifique. Dans une perspective théologique, la réflexion de l’Aquinate sur l’unicité de la vérité et sa vision de la relation entre foi et raison sont mises au service d’une meilleure compréhension de l’acte de foi. Dans le domaine épistémologique également, nous trouvons la présence d’une inspiration thomiste chez les auteurs contemporains qui tentent de réévaluer l’unité de la connaissance et souhaitent souligner les prémisses philosophiques de la connaissance scientifique.

Un troisième sujet en plein essor est celui des neurosciences. Les publications qui s’appuient sur la pensée de Thomas d’Aquin semblent offrir deux développements à ce domaine d’étude. Le premier, qui est devenu courant, concerne la recherche de solutions pour décrire la relation entre l’âme et le corps lorsqu’elle est examinée dans le cadre du problème contemporain corps-esprit ; le second concerne la compréhension des sentiments, des affects et des émotions à la lumière d’une anthropologie d’inspiration thomiste, placée en dialogue avec les études contemporaines sur la phénoménologie du système neuronal et de l’activité cérébrale. La vision holistique de l’âme comme forme du corps fournie par l’approche aristotélico-thomiste, retrouve sa pertinence aujourd’hui, car elle est en phase avec la perspective scientifique de la cognition incarnée (embodiment). Cette approche interprète les opérations humaines de la volonté, des émotions et de la connaissance des sens comme profondément enracinées dans la corporéité, soulignant la dimension psychosomatique et holistique de l’action humaine, tout comme Thomas l’a fait en son temps.

La plupart de ces publications sont signées par des philosophes, et seulement une minorité d’entre elles par des théologiens. D’un seul coup d’œil, on peut dire que, ces dernières décennies, la pensée de l’Aquinate a inspiré des contributions spécifiques dans les domaines de l’épistémologie et de la métaphysique, de la philosophie de la nature et de l’anthropologie, mais aussi de l’apologétique et de la théologie fondamentale, incluant, dans certains cas, des applications à la théologie morale (théologie morale fondamentale et bioéthique) et à la théologie dogmatique (théologie de la création).

 

II. La contribution d’une philosophie d’inspiration thomiste à la pensée scientifique contemporaine et au dialogue interdisciplinaire

Il y a des raisons fondées d’affirmer qu’une inspiration thomiste est encore à l’œuvre aujourd’hui dans le dialogue entre la science, la philosophie et la théologie. J’essaierai de le montrer selon les trois perspectives mentionnées plus haut, à savoir le rôle du thomisme pour : a) éclairer les présupposés métaphysiques de l’activité scientifique ; b) évaluer correctement les implications philosophiques qu’on pourrait déduire de certains résultats des sciences ; et c) permettre une compréhension plus profonde de la réalité naturelle.

 

a) Les fondements philosophiques de l’activité scientifique

 

L’épistémologie de l’Aquinate s’enracine dans un solide réalisme cognitif[3]. Il insiste sur la primauté de la connaissance des sens, sans la confiner à la seule connaissance des particularités concrètes, mais en permettant à la connaissance de s’élever, par l’abstraction, jusqu’à la véritable compréhension des principes généraux. La connaissance naît des sens mais les dépasse. Une idée bien connue de Thomas est que la connaissance est une rencontre entre la rationalité présente dans les choses et celle qui est présente dans notre esprit, et non la simple projection de nos catégories mentales sur le monde matériel. Ce point de vue est en accord avec la pratique scientifique bien établie selon laquelle le travail expérimental est un dialogue entre le chercheur et la nature, un dialogue toujours ouvert aux corrections et aux améliorations dont la source ultime réside dans la réalité elle-même.

Suivant les traces d’Aristote, le mode de pensée de l’Aquinate permet à l’analyse scientifique de se comprendre véritablement comme une connaissance par les causes (scire per causas). La relation non instrumentale entre la Cause première et les causes secondes fonde l’authenticité d’une véritable causalité autonome des créatures, jetant ainsi les bases d’une capacité à « faire de la science »[4]. De ce point de vue, saint Thomas procède à une unification stratégique de la métaphysique de la participation de Platon et de la métaphysique de la substance d’Aristote. La première est plus attentive à la causalité exemplaire, la seconde est plus attentive à la causalité efficiente ; Thomas les unifie au moyen d’une métaphysique de l’acte d’être (actus essendi) et grâce au concept intensif de l’être. La synthèse thomiste présente toute créature comme une composition d’essence et d’acte d’être. En plaçant leur origine à tous deux dans la causalité divine transcendante, elle fournit les prémisses philosophiques de l’étude scientifique de toutes les entités matérielles : pour que la science puisse étudier ses objets, il est nécessaire que les choses soient, et qu’elles soient selon une essence spécifique (c’est-à-dire selon une nature spécifique). L’être et la nature de toutes les entités matérielles constituent donc un substrat ontologique qui est la prémisse philosophique de toute connaissance scientifique[5].

Le point de vue de l’Aquinate sur le cosmos en tant que « structure ordonnée », selon la double perspective de l’ordo rerum ad invicem (structure hiérarchiquement ordonnée des choses créées) et de l’ordo rerum ad Deum (providence divine), est également pertinent pour la science. Une telle vision représente le présupposé nécessaire de toute recherche scientifique en tant que « recherche de l’ordre »[6]. La fécondité de cette perspective est évidente lorsque la science aborde la nature selon des critères mathématiques ou lorsqu’elle met en lumière le comportement des entités matérielles selon leurs lois propres. Il est possible de montrer que cette perspective reste féconde même lorsque la science étudie des phénomènes soumis à l’indéterminisme computationnel ou qu’elle opère dans les cadres théoriques de la mécanique quantique et de la complexité[7].

C’est d’ailleurs la doctrine aristotélico-thomiste de l’analogie qui est d’un intérêt primordial dans le travail scientifique[8]. Elle permet de relier la nature empirique des entités (ens dans la mesure où elles sont mesurables) et les principes philosophico-métaphysiques qui permettent aux entités d’être telles (ens ut mobile et ens ut ens), montrant plus facilement le caractère raisonnable des fondements philosophiques de la science. La connaissance empirique d’une entité matérielle et la connaissance métaphysique qui explique l’existence et l’essence-nature de cette même entité sont deux modes de connaissance irréductibles ; néanmoins, nous pouvons les mettre en relation selon différents niveaux d’analogie et d’abstraction. L’analogie est donc utilisée par les sciences pour décrire au niveau logique ce que la réalité est au niveau ontologique : de cette manière, les lois de la nature qui sont valables pour un cas connu étudié peuvent être appliquées avec succès pour dériver des lois qui opèrent dans des cas moins connus.

La doctrine de l’analogie de l’être permet ainsi à la science d’éviter deux perspectives qui ont été maintes fois reconnues comme insuffisantes : la perspective existentialiste, qui attribue la vérité des choses à leur simple émergence du flux de l’existence ; et la perspective essentialiste, qui croit que les choses et les événements peuvent être pleinement compris en expliquant simplement leur essence sans aucune référence à la raison ultime de leur être. Les deux perspectives échouent. La première, parce que la science a besoin de généraliser au-delà d’événements uniques ; la seconde, parce qu’elle se heurte aux paradoxes de l’incomplétude logique et ontologique. L’essence des choses ne peut pas être dérivée de leur existence ; de même, l’existence des choses ne peut pas être justifiée par la connaissance exhaustive de leur essence.

 

b) Sur les implications philosophiques possibles des résultats scientifiques

 

Une compréhension profonde de la transcendance du Dieu Créateur et l’emploi d’une épistémologie correcte nous fournissent des outils intellectuels pour contrôler les implications réelles de certains résultats scientifiques sur la philosophie ou la théologie. Même aujourd’hui, la pensée thomiste peut être utilisée avec succès, à la fois pour ne pas attribuer à la science ce que la science ne peut pas dire et pour éviter la manipulation de la science par des idéologies ou des philosophies inexactes.
Dans le débat entre la foi chrétienne et les sciences naturelles, la plupart des problèmes sont dus à des conceptions erronées ou insatisfaisantes de la relation entre Dieu et la nature. En fondant la causalité divine sur la participation à l’acte d’être et sur l’attribution d’une essence-nature spécifique, saint Thomas propose une image de Dieu qui n’interfère pas avec la description scientifique ordinaire de la réalité empirique, ni avec la recherche des causes secondaires qui régissent ses phénomènes.

Comme l’ont souligné à plusieurs reprises différents auteurs, en privilégiant la compréhension de la création comme une relation, comme un acte continu qui transcende le temps, la pensée de l’Aquinate nous permet de clarifier, aujourd’hui encore, de nombreuses « questions limites » entre la cosmologie physique et la théologie de la création, en dépassant la fausse dialectique de ceux qui veulent établir si l’action d’un Créateur est quelque chose de nécessaire ou de superflu. La causalité par laquelle l’Acte pur d’être rend raison de l’existence du monde ne concerne aucun mouvement ou changement et dépasse donc le « problème du premier mouvement ». Comprendre la création du cosmos comme une relation entre la créature et Dieu devient particulièrement fructueux lorsqu’il s’agit de clarifier la différence entre une origine causale radicale et le début du temps[9]. En termes philosophiques, cela contribue à libérer les modèles cosmologiques qui prédisent une singularité gravitationnelle de l’espace-temps du fardeau de devoir confirmer une théologie de la création. De même, cela met en évidence l’erreur consistant à déduire qu’un Créateur ne serait plus nécessaire lorsqu’il s’agit de modèles qui ne prédisent pas une telle singularité. En outre, la vision thomiste de la causalité de Dieu dans la création, ainsi que la distinction entre l’essence et l’acte d’être, peuvent facilement montrer la nécessité d’un Créateur pour les modèles cosmologiques qui interprètent le début de l’univers physique comme l’apparition d’un objet quantique, ou qui placent son origine dans une pluralité de régions spatio-temporelles indépendantes les unes des autres. Dans les deux cas, il s’agit d’entités mesurables, dotées de natures, d’essences et de lois naturelles spécifiques, qui précèdent et régissent toute la phénoménologie empirique, et dont l’existence au niveau ontologique ne peut être déduite des mesures effectuées au niveau empirique.

C’est encore la doctrine de la causalité de l’Aquinate qui nous permet d’établir correctement les relations entre la création en théologie et l’évolution en cosmologie ou en biologie, en évitant les déductions fallacieuses qui tentent de nier le rôle d’un Créateur en tant que « donneur de formes » (dator formarum). Même si nous devions limiter les mécanismes évolutifs à un cadre néo-darwinien, le caractère aléatoire des mutations génétiques sur le plan des phénomènes n’implique pas l’absence de finalité sur le plan ontologique, où réside en définitive la relation entre le Créateur et les créatures. L’Aquinate admet volontiers l’action du hasard dans la nature, sans pour autant en déduire l’impuissance ou l’inexistence de Dieu[10]. D’une manière plus générale, le « gouvernement » du monde naturel est exercé par Dieu à travers la nature de chaque entité, qui a le caractère d’une causalité formelle. L’action d’une causalité formelle, même dans ce qui régit l’interaction avec d’autres entités, exprime la tendance vers une causalité finale. Ainsi, pour affirmer l’existence d’une téléologie dans la nature, il n’est pas nécessaire d’admettre une action extrinsèque de Dieu au niveau de la causalité efficiente, mais seulement de reconnaître que Dieu est la cause finale qui régit tout, parce que c’est Lui qui veut toute cause formelle, avec sa quidditas, Lui qui veut tout tel que c’est et pas autrement[11].

L’approche philosophico-théologique de saint Thomas réconcilie non seulement la relation entre la création et l’évolution, mais aussi le conflit apparent entre un univers d’entités et de formes et un univers d’événements et de processus. Dans une approche plus philosophique, il faut dire que la Cause Première, à laquelle appartient la « conception » (design) du monde, transcende l’ordre empirique, tandis qu’une approche théologique précise que cette transcendance se situe au niveau d’une intentionnalité personnelle. Une connaissance purement quantitative, propre au niveau empirique, ne peut avoir aucun accès à la raison ultime d’un projet personnel et intentionnel. Affirmer ou nier l’existence d’un Créateur n’est que l’objet d’une métaphysique (et le matérialisme est aussi une métaphysique), et non l’objet d’une science naturelle, comme le sont la physique ou la biologie.

Sur le thème du miracle, traditionnellement associé au rapport entre foi et raison, saint Thomas affirme que les miracles ont Dieu pour auteur et qu’ils relèvent de causes qui nous restent inconnues sur le plan empirique : il n’appartient donc pas, à proprement parler, à la science d’affirmer ou de nier ce qu’est un miracle. L’Aquinate apporte deux précisions importantes qui sont encore utiles aujourd’hui dans le dialogue entre la théologie et les sciences. Premièrement, le miracle possède toujours une dimension ontologique et ne peut être réduit à ses dimensions anthropologiques ou sémiologiques : les miracles sont des œuvres qui ne peuvent être réalisées que par le Créateur du monde naturel, Celui dont la nature elle-même dépend dans son ensemble. Deuxièmement, saint Thomas précise que le miracle opère en dehors de l’ordre de la nature, et non contre la nature, protégeant ainsi la théologie des implications fallacieuses de ceux qui, partant de l’ordre empirique, veulent montrer le caractère conflictuel ou même irrationnel de tous les événements miraculeux. Le miracle n’est pas une « correction » de la création, mais une manifestation de la puissance créatrice de Dieu, presque une perpétuation de celle-ci dans l’histoire.

Si nous nous tournons vers les neurosciences, le fait que les principales fonctions traditionnellement associées à la vie « spirituelle » de l’être humain - telles que la mémoire, les émotions, l’imagination, les sentiments, etc. - soient placées dans des zones spécifiques du cerveau, a conduit de nombreuses personnes à remettre en question l’existence d’un principe non matériel qui pourrait jouer le rôle habituellement attribué à l’âme humaine. Là encore, la perspective thomiste peut nous aider à clarifier les choses. Saint Thomas n’a aucune difficulté à situer les dysfonctionnements sensoriels, cognitifs et même comportementaux dans la dimension physiologique de l’être humain en tant qu’animal, soutenant que les dimensions corporelles et matérielles du cerveau peuvent réellement affecter l’activité psychique. Grâce à la compréhension de la relation entre l’âme et le corps comme hylémorphique, le fait que les fonctions supérieures, dites spirituelles, soient « enracinées » dans une dimension matérielle et corporelle ne rend pas superflue la forme non matérielle de l’être humain. En effet, cette dernière vise à rendre humaines, c’est-à-dire unifiées par un même moi conscient, les diverses opérations du sujet, comme si elles provenaient d’un seul principe vital. L’identité et l’intentionnalité ne sont pas remplacées par la dimension neuronale du cerveau. Celle-ci appartient à un sujet personnel, l’être humain, qui transcende cette dimension physiologique[12].

 

c) L’intelligibilité de la réalité naturelle et le dialogue entre les différentes sources de connaissance

 

Un troisième groupe de réflexions concerne, enfin, la contribution du thomisme à une meilleure compréhension de la réalité matérielle, c’est-à-dire de l’objet même de la science.

Si l’on attribue à la philosophie aristotélico-thomiste le développement formel et rigoureux de l’usage de l’analogie, il n’est pas exagéré de dire que la première contribution de saint Thomas aux sciences est d’avoir rendu possible l’usage des modèles, en tant que stratégie scientifique établie pour étudier les phénomènes naturels et prédire leur comportement futur. En effet, c’est sur l’analogie que reposent l’emploi et l’application des modèles, que ce soit en physique, en chimie, en biologie ou dans bien d’autres domaines ; et c’est sur l’abstraction, qui reste un élément clé de la philosophie thomiste de la connaissance, que repose la capacité de mathématiser les modèles, les transformant ainsi en puissants outils de connaissance[13].

Une deuxième contribution d’importance similaire, à laquelle on n’a peut-être pas accordé le poids nécessaire, est la vision unifiée de la vérité de l’Aquinate, une vision capable de relier les différentes sources de connaissance les unes aux autres. La réalité est l’effet d’un Dieu unique et non une collection de fragments que la science arrange ; le monde est un projet unifié qui a émergé de l’esprit du Logos créateur, un cosmos ordonné que Dieu conduit vers son accomplissement. L’unicité de la vérité, sur laquelle Thomas met un accent tout particulier, unifie la connaissance de la réalité et fait en sorte que les approches des différentes disciplines contribuent positivement les unes aux autres, y compris celles de la philosophie et de la théologie[14]. Tout accès à la vérité, de quelque côté ou de quelque auteur qu’elle vienne, est le fruit de l’Esprit saint[15].

La pensée thomiste est donc capable d’inspirer une unité cohérente de connaissance, où les différentes disciplines sont organisées en niveaux hiérarchiques d’intelligibilité, en fonction de leurs différents objets formels. Les frontières propres à chaque discipline ne sont plus lues comme des limites qui divisent et fragmentent, mais comme des connexions qui unissent. Si les sciences naturelles ont besoin d’une philosophie de la nature, ce n’est pas parce qu’elles trouvent une limite ou un obstacle au-delà duquel elles ne peuvent plus avancer : c’est parce qu’elles trouvent un fondement, à savoir l’existence même de ces hypothèses philosophiques qui rendent l’analyse scientifique possible. Dans un tel cadre épistémique, les problèmes d’incomplétude émergeant de la logique des systèmes axiomatiques, ou ceux émergeant en cosmologie physique de l’impossibilité de conceptualiser l’univers comme un tout, pour ne donner que deux exemples, ne sont pas des paradoxes pour lesquels il faut chercher une solution, mais plutôt la perception des fondements logiques et ontologiques de la connaissance scientifique.

Pour une meilleure compréhension de la réalité physique et biologique, la notion aristotélico-thomiste de « nature », entendue ici comme le principe opératoire de l’entité, s’avère également particulièrement fructueuse. Cette notion favorise la compréhension des propriétés stables de l’entité matérielle, de l’universalité de ses spécificités formelles, de son comportement suivant des lois et de l’universalité des lois de la nature. La notion métaphysique de nature permet également de distinguer correctement les lois naturelles des lois scientifiques, en précisant que nous ne pouvons traiter que les secondes, et non les premières. Les phénomènes qui présentent les caractères d’indétermination, d’imprédictibilité et de complexité ne violent pas la spécificité formelle des natures, mais indiquent seulement qu’ils ne peuvent pas être formalisés ou quantifiés de manière exhaustive et finie, au moyen de lois scientifiques[16].

La pensée de l’Aquinate confère une intelligibilité propre à la notion de forme, aujourd’hui réévaluée dans divers domaines de la recherche scientifique, notamment dans les approches qui mettent en évidence le rôle de l’information dans les sciences mathématiques, physiques, chimiques et biologiques. L’information, tout comme la forme, représente quelque chose d’immatériel capable de se transmettre, d’informer des supports matériels, de se conserver et de se reproduire au-delà de la matière qu’elle informe. En ignorant la notion de forme, on ne comprendrait plus la phénoménologie du vivant, son comportement et la logique relationnelle de son organisme. L’information, comme la forme, est d’abord intelligible et reconnaissable dans un contexte intentionnel, et reste ouverte pour se rapporter à une intelligence personnelle. La forme, l’information et le logos sont des concepts qui s’appellent mutuellement. Les sciences contemporaines entrevoient cette connexion et son lien mystérieux avec une source de sens.

La réévaluation en biologie des notions de forme et d’information, ainsi que celle des approches relationnelles et systémiques, semblent appuyer à nouveau le souhait de comprendre la vie à partir du vivant, comme le faisaient déjà Aristote et Thomas. En étudiant sa forme propre, nous dépassons les tentatives de comprendre la vie comme une composition d’éléments extrinsèques les uns aux autres, typiques du réductionnisme biologique et du mécanisme biomoléculaire. La vie n’est pas seulement une propriété émergente de la matière, mais véritablement une nouvelle stratégie d’immanence[17].

 

III. Un regard vers l’avenir : défis et opportunités de la pensée scientifique contemporaine

Jusqu’ici, nous avons analysé le présent. Quels sont les défis qu’une pensée inspirée par Thomas d’Aquin rencontrera à l’avenir, en s’engageant dans un dialogue avec les sciences ? Je crois personnellement que le défi le plus important ne vient pas de l’un ou l’autre domaine de recherche hautement spécialisé. Le véritable défi est la formation de nouveaux jeunes chercheurs, experts de la pensée de saint Thomas. Je pense que c’est là le véritable défi. Il est nécessaire de poursuivre le travail que Thomas n’a pas effectué, simplement parce que son époque n’était pas la nôtre ; il est nécessaire de travailler comme il l’aurait fait s’il avait vécu à notre époque. Toutefois, si l’on se tourne vers l’avenir, un certain nombre de domaines de recherche stratégiques requièrent davantage d’attention. Permettez-moi d’en citer quelques-uns.

Aujourd’hui, le sujet de la causalité est devenu plus complexe. Jusqu’au début du siècle dernier, la philosophie et la théologie dialoguaient avec une vision plutôt mécaniste de la causalité, héritée pour l’essentiel de la mécanique newtonienne. Pour mettre de l’ordre au niveau épistémologique ou ontologique, il suffisait à la philosophie et à la théologie d’insister dans leurs discussions sur la relation entre la Cause première et les causes secondes, en soulignant la transcendance de la Cause première. De nos jours, la description causale des phénomènes physiques et biologiques rencontre des problèmes inédits et s’enrichit de nouvelles catégories. Aujourd’hui, nous traitons de l’émergence et de la complexité, tandis que les théories systémiques et les approches holistiques explorent des formes de causalité du tout vers les parties. En mécanique quantique, le sens commun de la relation causale est souvent remis en question, comme dans le cas de la non-localité quantique. Il est nécessaire de disposer d’une médiation philosophique d’expert, familiarisée avec les questions scientifiques contemporaines et avec les prémisses philosophiques qui les sous-tendent. Cette médiation devrait traduire les concepts thomistes classiques en concepts plus communs pour le monde scientifique d’aujourd’hui. Cela sera particulièrement important pour comprendre et expliquer la relation entre la forme et l’information, afin de faire progresser et d’examiner la sensibilité des sciences contemporaines à la causalité formelle.

Une application plus étendue de la philosophie thomiste aux sciences de la vie est également nécessaire aujourd’hui. Les études portant sur la pensée de l’Aquinate dans le domaine des sciences biologiques sont beaucoup moins nombreuses que les études portant sur les sciences physiques. Cela est probablement dû à la fois au rôle plus important que la physique a joué historiquement et à l’absence de commentaires de l’Aquinate sur les œuvres biologiques et zoologiques d’Aristote. Il est temps que la philosophie de la biologie dépasse le débat entre création et évolution et vise une meilleure compréhension de la vie comme forme du vivant, perspective sur laquelle la pensée aristotélico-thomiste aurait encore beaucoup à nous dire aujourd’hui[18].

Un autre domaine de travail futur pour un thomisme en dialogue avec les sciences est l’étude de l’action de Dieu dans la nature[19]. Dans ce domaine de recherche, la réflexion issue de la pensée thomiste, bien que contenant de grandes potentialités, est malheureusement minoritaire, tout comme la présence de chercheurs catholiques. Deux domaines classiques sont liés à la question de l’action divine dans la nature : la théologie du miracle (très peu développée aujourd’hui) et la théologie de la providence divine, toutes deux liées au grave problème du mal physique. Toutes ces questions ont été abordées par l’Aquinate avec courage et innovation ; elles doivent également être abordées aujourd’hui, à la lumière de la science contemporaine, en tenant compte de la connaissance élargie que nous avons aujourd’hui de la nature, de ses dynamismes et de son histoire globale. 

La question de l’écologie soulève également des défis importants. Habituellement développée dans une perspective franciscaine-bonaventurienne, il est logique de se demander s’il existe une perspective thomiste spécifique sur l’écologie, sur le soin et la sauvegarde de notre maison commune. Des tentatives ont été récemment développées aux États-Unis sous le nom de « thomisme vert »[20]. Alors qu’un cadre franciscain privilégie la ligne de l’exemplarité, un point de vue thomiste devrait mettre l’accent sur la relation, l’ordre hiérarchique entre les créatures et le finalisme[21]. Comme nous l’avons vu, la pensée scientifique contemporaine soutient volontiers la structure relationnelle de la nature, en physique, en mécanique quantique et en biologie. Un dialogue intéressant entre le thomisme et la pensée scientifique est également possible ici, selon une perspective interdisciplinaire qui doit également inclure la théologie. C’est la théologie, en effet, qui révèle que la racine qui soutient la logique relationnelle présente dans l’ensemble de la création, puis dans tous les systèmes écologiques, est en fin de compte trinitaire. Bonaventure et Thomas seraient certainement d’accord sur cette approche.

Enfin, la pensée thomiste sera toujours utile pour montrer la fausseté des arguments rationnels qui visent à contredire certaines vérités de foi transmises par la Révélation. Cela arrive aussi aujourd’hui, lorsque des affirmations qui n’appartiennent pas à la science sont présentées comme s’il s’agissait de conclusions scientifiques[22]. Les occasions ne manquent pas et ne manqueront pas. Même à l’avenir, saint Thomas nous aidera à mettre de l’ordre, à clarifier les choses, à comprendre ce que la science dit et ce qu’elle ne pourra jamais dire.


En conclusion, je crois qu’il y a de bonnes raisons de penser que les raisons qui font que Thomas d’Aquin a réussi a établir des relations entre la philosophie, la théologie et les sciences de son temps, conservent leur valeur, malgré les progrès rapides de la connaissance scientifique. Le thomisme, après tout et avant tout, est une méthode. Une méthode qui peut continuer à inspirer le travail interdisciplinaire que la philosophie et la théologie du XXIe siècle sont appelées à réaliser.

 


  1. Il n’est pas surprenant qu’une recherche sur le Web effectuée en plusieurs langues avec les mots-clés « Thomas d’Aquin » et « sciences naturelles », offre en tête de liste des articles et commentaires épistémologiques sur l’unité des sciences et sur la théologie en tant que science. ↩

  2. Peut-être emphatique dans sa forme, mais vrai dans sa substance, est le jugement énoncé il y a des années par Galli, également partagé par Wallace : « Nous devons reconnaître que saint Thomas, en insérant Aristote dans la culture occidentale, n’a pas contribué immédiatement et directement à l’accroissement de la connaissance scientifique. Pourtant, il a fait bien plus. Il a contribué, plus que tout autre penseur de son siècle, à raviver chez l’homme occidental l’amour de l’étude des sciences naturelles. Pour cela, et pour cela seulement, nous pouvons considérer qu’il mérite, dans l’histoire de la pensée scientifique, une place des plus honorables, probablement égale à celle occupée par Galilée et Newton ». G. Galli, Cosmologia aristotelica e cosmologie moderne, dans « Tommaso d’Aquino nel suo VII centenario », p. 221 ; cf. aussi W. Wallace, Thomas Aquinas, dans C.G. Gillispie (ed.), Dictionary of Scientific Biographies. ↩

  3. Thomas insiste sur le fait que la science n’est possible que si nous accédons à la réalité des choses telles qu’elles existent en dehors de notre âme, sans nous contenter de raisonner sur les species qui s’y trouvent : cf. Summa theologiae, Ia, q. 85, a. 2 ; De veritate, q. 2, a. 3, ad 19. ↩

  4. Cf. Summa theologiae, Ia, q. 105, a. 5 ; Contra gentiles, Lib. III, c. 69. « L’Aquinate pensait également que presque tous les changements substantiels pouvaient être expliqués par des causes naturelles et qu’il n’était pas nécessaire de faire appel, comme le faisait Avicenne, à un “donneur de formes” surnaturel pour expliquer l’apparition de nouvelles substances », W.E. Carroll, Aquinas, Thomas, in T.F. Glick, S. Livesey, F. Wallis (edd.), Medieval Science, Technology and Medicine. An Encyclopedia, Routledge, Oxfoed-New York, 2005, p. 35-39 [p. 36]. ↩

  5. Cf. In II Physicorum, lect. 1, nn. 145-146 ; lect. 14, n. 267. ↩

  6. Cf. Contra gentiles, Lib. I, c. 78; Lib. II, c. 24. ↩

  7. Sur ce thème, voir J.-M. Maldamé, « San Tommaso e i fondamenti della scienza », Annales theologici 15 (2001), p. 283-306. ↩

  8. Cf. De principiis naturae, c. 6, nn. 366-367. Pour une application aux sciences contemporaines, voir F. Bertelè, A. Salucci, A. Olmi, A. Strumia, Scienza, analogia, astrazione. Tommaso d’Aquino e le scienze della complessità, Il Poligrafo, Padova, 1999. ↩

  9. Cf. Summa theologiae, Ia, q. 45, a. 3; q. 46, a. 3. ↩

  10. Cf. L. Congiunti, « Ordine naturale e caso secondo Tommaso d’Aquino », Espíritu 66 (2017), p. 303-323. ↩

  11. Cf. In II Physicorum, lect. 13, n. 257; lect. 14, n. 268. ↩

  12. Parmi les lieux principaux chez Thomas, voir par exemple : Summa theologiae, Ia, q. 77, a. 4; q. 85, a. 7; q. 91, a. 3, ad 1; q. 84, a. 7; q. 101, a. 2; Ia-IIae, q. 63, a. 1; IIa-IIae, q. 155, a. 4, ad 2; q. 156, a. 1; De anima, q. un, a. 8; De spiritualibus creaturis, q. un., a. 2, ad 7. ↩

  13. Pour une introduction au sujet qui fait appel à tous les acteurs majeurs de la méthode scientifique, voir par exemple les contributions rassemblées dans le volume : F. Bertelè, A. Salucci, A. Olmi, A. Strumia, Scienza, analogia, astrazione. Tommaso d’Aquino e le scienze della complessità, Il Poligrafo, Padova, 1999. ↩

  14. « Sans aucun doute, Thomas avait au plus haut degré le courage de la vérité, la liberté d’esprit permettant d’affronter les nouveaux problèmes, l’honnêteté intellectuelle de celui qui n’admet pas la contamination du christianisme par la philosophie profane, sans pour autant refuser celle-ci a priori. C’est la raison pour laquelle il figure dans l’histoire de la pensée chrétienne comme un pionnier sur la voie nouvelle de la philosophie et de la culture universelle. Le point central, le noyau, pour ainsi dire, de la solution qu’avec son intuition prophétique et géniale il donna au problème de la confrontation nouvelle entre la raison et la foi, c’est qu’il faut concilier le caractère séculier du monde et le caractère radical de l’Évangile, échappant ainsi à cette tendance contre nature qui nie le monde et ses valeurs, sans pour autant manquer aux suprêmes et inflexibles exigences de l’ordre surnaturel ». Paul VI, Lumen Ecclesiae (1974), cite par Jean-Paul II, Fides et ratio (1998), n. 43. ↩

  15. Cf. Summa theologiae, Ia, q. 109, a. 1, ad 1. Sur l’unité de la vérité chez Thomas d’Aquin, voir Jean-Paul II, Fides et ratio (1998) : « Intimement convaincu que “omne verum a quocumque dicatur a Spiritu Sancto est” (“toute vérité dite par qui que ce soit vient de l »Esprit Saint”), saint Thomas aima la vérité de manière désintéressée. Il la chercha partout où elle pouvait se manifester, en mettant le plus possible en évidence son universalité. En lui, le Magistère de l’Église a reconnu et apprécié la passion pour la vérité ; sa pensée, précisément parce qu’elle s’est toujours maintenue dans la perspective de la vérité universelle, objective et transcendante, a atteint “des sommets auxquels l’intelligence humaine n’aurait jamais pu penser”. C’est donc avec raison qu’il peut être défini comme “apôtre de la vérité”. Précisément parce qu’il cherchait la vérité sans réserve, il sut, dans son réalisme, en reconnaître l’objectivité. Sa philosophie est vraiment celle de l’être et non du simple apparaître. » (n. 44) ↩

  16. Cf. G. Tanzella-Nitti, “The Aristotelian-Thomistic Concept of Nature and the Contemporary Scientific Debate on the Meaning of Natural Laws”, in Acta Philosophica 6 (1997), p. 237-264. ↩

  17. Cf. J.E. Carreño, « From self movement to esse. The notion of life and living being in Thomas Aquinas », Angelicum 92 (2015) p. 347-376. ↩

  18. Une étude plus approfondie de l’utilisation de l’aristotélisme par Albert le Grand sur ces questions devrait également être incluse dans ce développement. ↩

  19. Le sujet a fait l’objet d’un projet parrainé par le Center for Theology and The Natural Sciences (Berkeley) et l’Observatoire du Vatican à travers une série de conférences tenues de 1993 à 2001 et rassemblées dans 6 volumes imposants. Les résultats sont présentés dans R.J. Russell, N. Murphy, W.R. Stoeger (edd.), Scientific Perspectives on Divine Action. Twenty Years of Challenge and Progress, Vatican Observatory Publications - The Center for Theology and the Natural Sciences, Città del Vaticano, 2008. ↩

  20. Cf. C. Thompson, « Perennial Wisdom. Notes toward a Green Thomism », Nova et Vetera, English edition 10 (2012), p. 67-80 ; Idem, The Joyful Mistery. Field Notes toward a Green Thomism, Emmaus Road, Stebenville (OH), 2017. ↩

  21. Cf. J. Sanguineti, La filosofia del cosmo in Tommaso d’Aquino, Ares, Milano, 1996. ↩

  22. Cf. Contra gentiles, Lib. I, c. 9. ↩

Les divisions de la quiddité et de l’acte, et l’erreur de Hume

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 16 Mars 2022
  • métaphysique
  • puissance et acte
  • action
  • cause

La métaphysique est, selon la définition d’Aristote reprise par saint Thomas d’Aquin, une science de « l’étant en tant qu’étant (ens in quantum ens) ». Par étant, participe présent du verbe être, on désigne ce qui est en train d’être : cette pierre, ce stylo, cet atome, cet homme, mais chacun envisagé du point de vue où il s’agit d’un quelque-chose-qui-est. Autrement dit, la métaphysique appréhende les choses de notre monde dans leur constitution la plus fondamentale.

 

1. Les deux manières dont l’étant se divise


Pour saint Thomas, parmi ce que l’on peut dire de plus fondamental d’une chose, il faut souligner la dualité dans l’étant entre ce qui relève du « ce que c’est » et ce qui relève du « c’est ». L’expression quelque-chose-qui-est rassemble ces deux dimensions : quelque chose… qui est. Par exemple, la poire est un étant, et l’on peut considérer en elle :

  • ce qu’elle est (ce qui la distingue de la pomme ou de la groseille dans le genre des fruits),
  • ou bien simplement qu’elle est (ce qui la distingue de cette autre poire placée à côté, ou de ce qu’elle a été et sera).

Cette clarification, qui semble facile à saisir et même banale, prend une autre dimension lorsqu’on s’avise qu’elle s’applique à toutes les réalités de notre monde sans exception, par le fait même qu’elles sont des étants. En ce sens, la distinction entre le ce-que-c’est et le cela-est est effectivement fondamentale, et si on la creuse un tant soit peu, on s’aperçoit qu’elle ouvre sur deux discours bien différents au sujet des choses, un discours sur l’essence (essentia) ou la quiddité (quidditas), et un discours sur l’acte. Chaque discours approfondit une dimension différente de l’étant, et met en évidence deux types de divisions. Thomas explique :

« L’étant est divisé d’une première manière selon qu’on le dit être quelque chose (quid), à savoir une substance, ou une quantité, ou une qualité — ce qui est diviser l’étant par les dix prédicaments — ; et d’une autre manière selon qu’on le divise par la puissance et l’acte (actum) — ou opération (operationem), dont est dérivé le nom d’acte. »[1]

Ainsi, pour reprendre l’exemple de la poire, on aura d’abord les divisions selon la quiddité :

La poire est … une poire (substance)

… lourde (quantité)
… verte (qualité)
… en train de cuire (passion)
etc. (10 prédicaments au total)[2]

Selon l’autre dimension, on divise l’étant en ne retenant que ce qui relève d’un acte. Voici quelques situations où l’on désigne un acte :

  • La poire est, elle existe (l’être)
  • La poire pousse (mouvement de croissance)
  • La poire pourrit (mouvement de corruption)
  • La poire est en train de cuire (passion)
  • La poire tombe (action par rapport à l’air, mais passion par rapport à la gravité)
  • La poire est en germe (puissance à être mûre)
  • La poire est mûre (l’acte d’être mûr)

Mettons maintenant un peu d’ordre dans ces actes.

 

2. L’ordre de l’acte


Pour mettre de l’ordre entre les actes, la distinction fondamentale est celle entre acte et puissance. Aristote l’avait mise en évidence à propos du mouvement[3]. Le mouvement est en effet l’acte le plus aisé à observer parce qu’il s’agit d’un acte qui prend son temps. Voici, pour reprendre notre exemple, une poire qui mûrit en passant de la couleur verte à la couleur jaune. Cela lui prend quelques jours, durant lesquels elle traverse toutes les teintes allant d’une couleur à l’autre. La poire jaune est donc mûre en acte, elle a achevé le mouvement de son mûrissement. Par opposition, la même poire lorsqu’elle était verte était en puissance à être mûre. Être en puissance par rapport à tel acte, c’est donc être ordonné à cet acte comme terme de son mouvement.
Cette approche de l’acte et de la puissance par le mouvement caractérise l’approche physique, car la physique s’occupe des mobiles dans leur mouvement. Aristote avait déjà perçu que l’acte et la puissance ont une application plus large, mais c’est saint Thomas qui montrera qu’il s’agit d’une division universelle, et d’une d’une division fondamentale de la métaphysique.

« L’intention principale de la doctrine de la puissance et de l’acte n’est pas d’en traiter seulement en tant qu’on les rencontre dans les réalités mobiles, mais en tant qu’ils se rattachent à l’étant commun (ens commune). Car on trouve aussi de la puissance et de l’acte dans les réalités immobiles, telles les réalités intellectuelles .»[4]

D’où cette portée universelle de la division de l’acte et de la puissance vient-elle ? Elle résulte de ce que aucun des étants de l’univers, c’est-à-dire aucune des créatures, n’est d’emblée pleinement en acte. Tout étant est donc divisé « par la puissance et l’acte », en ce que tout ce qu’on trouve dans un étant peut être en puissance ou en acte. Retournons une fois de plus à la poire et à sa quiddité. Tous les prédicats qui expriment le ce-que-c’est de la poire se divisent selon l’acte et la puissance. En voici quelques uns :

  • La substance : la graine de poire est un poirier en puissance, tandis que le poirier est l’acte de sa graine.
  • La quantité : la poire mûre est en acte de son poids ou de sa taille adulte par rapport au poids et à la taille en puissance de la jeune poire.
  • La qualité : la poire verte est en puissance de la poire jaune.
  • La passion : lorsque la poire commence à cuire, elle est en puissance d’être une poire cuite.
  • Le lieu : la poire qui est cueillie sur l’arbre en Ardèche est en puissance de se trouver sur un étal au marché de Marseille.

Précisons, même si cela dépasse notre propos, que Thomas montrera le lien entre d’une part la division selon l’acte et la puissance, et d’autre part l’existence de deux degrés de l’acte dans les créatures : l’être et l’opération. Un étant est, c’est un premier acte, et le même étant opère dans un acte différent du premier. Pour la poire, être et croître sont deux actes de soi différents.

 

3. La perplexité de Hume


Une fois établies les deux divisions de l’étant, selon la quiddité et selon l’acte, une fois montré l’utilité de l’une et de l’autre, il est naturel de s’interroger sur leur complémentarité. Pourquoi est-il important, lorsqu’on regarde une chose, de ne pas oublier une de ces divisions ? Le philosophe David Hume en apporte une excellente illustration. Lorsqu’il chercha à comprendre ce qu’est la causalité, il se mit à regarder les choses, à inventorier et classer leurs propriétés, et nulle part il ne vit la causalité, alors que toutes y étaient soumises. Ce qui l’amena à rejeter la réalité de cette notion, et à n’y voir qu’une association de l’esprit. Voici comment il rend compte de sa recherche :

« A première vue, je m’aperçois que je ne dois chercher la causalité dans aucune des qualités particulières des objets. Car quelle que soit la qualité que je choisis, je trouve un objet qui ne possède pas la causalité et qui cependant tombe sous la dénomination de cause ou d’effet. Et il n’y a vraiment rien d’existant, soit d’externe soit d’interne, qu’on ne saurait considérer ou bien comme une cause ou bien comme un effet. De là, il est clair qu’il n’existe pas une qualité qui appartienne universellement à tous les étants et qui leur confère un titre à cette dénomination [de cause ou d’effet]. »[5]

Prenons l’exemple de Paul après son repas. Si nous disons que Paul a digéré son repas, nous attribuons à l’estomac de Paul une action de digestion sur le repas. Or aucune des caractéristiques formelles de l’estomac (sa taille, son poids, l’épaisseur de sa muqueuse, sa couleur, etc.) ne contient une telle causalité. Aucun de ces prédicaments n’est en mesure de fonder l’acte de la digestion sur le repas, alors même que tous y ont contribué. Par conséquent, en déduit Hume, si l’acte de digestion ne peut être rattaché aux propriétés formelles de l’estomac, c’est donc que notre esprit seul a établi le lien entre l’un et l’autre. Lorsque nous disons : « Paul a digéré son repas », nous ne signifions pas une causalité réelle de Paul sur le repas, nous ne faisons que lier par notre esprit la disparition du repas dans l’estomac de Paul d’un côté, avec la satiété de Paul de l’autre. Ainsi prospère l’empirisme…

 

4. L’erreur de Hume


Hume eut raison de relever que si on recherche la causalité dans la quantité, dans la qualité, dans l’apparence extérieure, dans la structure interne, etc., on ne la trouve nulle part. Et qu’on ne trouve pas plus dans les choses un ce-que-c’est qui consisterait dans la causalité. Dans la poire, je trouve une quantité, des qualités, mais je ne trouve pas de causalité. Pourtant il commit une erreur, celle ne n’envisager dans les choses que la division selon la quiddité. Hume fit l’hypothèse métaphysique, ou plutôt il admit inconsciemment une hypothèse métaphysique, selon laquelle l’étant n’est divisible que d’une seule manière, selon la quiddité. C’est pourquoi, toujours selon cette hypothèse, la causalité ne serait réelle que si elle était réductible aux prédicaments de la quiddité. Hume avait de bonnes raisons d’admettre cette hypothèse. À son époque, la métaphysique était devenue une étude des essences et elle ne lui présentait qu’une alternative : soit la causalité est de l’être, et elle doit alors être un ce-que-c’est, soit elle n’est qu’une idée de notre raison. Ayant écarté la première branche de l’alternative, il adopta donc logiquement la seconde.

Si maintenant on prend en compte la division selon l’acte, alors on s’aperçoit que, lorsque Paul digère son repas, son estomac est le principe d’un acte exercé sur la nourriture. L’estomac qui était en puissance de digérer avant le repas se met à être traversé de nombreux mouvements qui sont l’acte de l’estomac. De son côté, et corrélativement, la nourriture arrivée dans l’estomac est progressivement assimilée par le corps de Paul : elle était en puissance d’être assimilée et sera assimilée en acte à la fin de la digestion. L’acte commun de l’estomac et de la nourriture est l’acte de digestion et consiste dans une causalité de l’estomac sur la nourriture. C’est du reste en raison de cet acte, sur le fondement de cet acte, que l’on attribue à celui qui exerce l’acte le prédicat de l’action, et à celui qui est sujet de l’acte le prédicat de la passion. Durant la digestion, l’estomac est un agent et la nourriture est un patient.
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur l’action et la passion comme prédicaments selon la quiddité, mais l’essentiel était ici de montrer qu’oublier la division de l’acte revient à oublier une dimension fondamentale des choses : leur devenir. De fait, la philosophie après Hume sera obligée de réintégrer le devenir comme l’autre des choses, l’événement qui leur arrive, l’histoire qui s’impose à elles. Au contraire, si l’on prend en compte la division de l’étant selon l’acte et la puissance, alors le devenir apparaît comme une dimension constitutive des choses, que la métaphysique ne peut plus ignorer. Telle est la voie suivie par saint Thomas d’Aquin.  



  1. Thomas d’Aquin, In IX Metaph., lect. 1, n. 1769.  ↩

  2. On appelle prédicament un type de prédicat. Et un prédicat est ce que l’on dit d’un sujet. Par exemple, lorsque l’on dit « la poire est ronde », on note que la rondeur (prédicat) appartient à la poire (sujet).  ↩

  3. Aristote, Métaphysique, Δ, 12 et Θ, 1.  ↩

  4. In IX Metaph., lect. 1, n. 1770, sur Métaphysique 1045b35–1046a3.  ↩

  5. David Hume, A Treatise of Human Nature, Oxford, Clarendon Press, 1896, III, 2.  ↩

Le vrai portrait de saint Thomas d'Aquin

Écrit par : Jean-Pierre Torrell
Publié le : 2 Septembre 2025
  • Thomas d'Aquin
  • histoire médiévale

Il y a quelques années, lors de mes travaux sur Pierre le Vénérable, le bruit avait couru avec une certaine insistance (assez pour parvenir à mes oreilles) que l’abbé de Cluny ressemblait beaucoup à Jean-Pierre Torrell. Si l’on devait répéter ce jugement à propos du portrait de saint Thomas que je vous propose aujourd’hui, il y a au moins une chose que vous devez savoir : saint Thomas me ressemblera peut-être, mais, moi, je ne ressemble pas à saint Thomas. Pas du tout !

Le regard de ses contemporains

Il était grand et gros. Les témoignages sont concordants : il était de haute taille et avait de l’embonpoint; brun de teint et blond de cheveux, mais le front dégarni. L’apparence devait être harmonieuse car, lorsqu’il passait dans la campagne, le bon peuple abandonnait ses travaux et se précipitait à sa rencontre "admirant sa stature imposante et la beauté de ses traits''. Sauf peut-être aux tout derniers temps de sa vie, on aurait donc tort de s’imaginer un obèse impotent.

Il devait au contraire posséder une certaine robustesse. Même s’il n'a pas fait à pied l’intégralité des 15 000 kilomètres qu’il a parcourus durant ses voyages (il a pu en faire une partie par voie maritime ou fluviale), dans les conditions de l’époque cela représente pourtant une réelle endurance. Il a même laissé le souvenir d’une certaine force physique puisqu’on le voit, à moment donné, aider à remorquer une péniche contre le vent qui empêche d’avancer à la rame. Cela ne l’empêchait pas d’être en même temps très délicat et sa sensibilité à la douleur (cautère ou saignée) a frappé ses contemporains.

Nous sommes assez bien renseignés à son sujet par ceux qui l’ont connu durant les derniers temps de sa vie. Parmi les 42 témoins qui ont déposé au procès de canonisation à Naples en 1319, 35 ans après sa mort, 16 étaient des témoins oculaires directs (anciens élèves le plus souvent, qui pouvaient avoir entre 50 et 65 ans), et 13 autres sont des témoins qui tiennent leurs informations de personnes l’ayant directement connu. Leur témoignage semble crédible car, à de rares exceptions près, ils ne décrivent rien d’autre qu'un religieux de vie exemplaire.

Comme maître en théologie, Thomas était dispensé de la récitation chorale de l’office ; on l’y voyait seulement le soir, à Complies. Il se levait très tôt, célébrait la messe, assistait à une seconde messe, et se mettait déjà au travail à l’heure où les autres descendaient pour l’office. Au réfectoire, son "socius" devait veiller à son régime, mais lui ne prêtait aucune attention à ce qu’on lui servait. On pouvait lui enlever les plats sans qu’il s’en aperçoive. Des anecdotes savoureuses témoignent d'une distraction monumentale. Mais on a aussi gardé le souvenir d’une rare humilité et d’une grande patience, d’une attention à ne blesser personne par des paroles hautaines ou injurieuses. On semble en avoir retenu un trait majeur d’après lequel on jugeait que "le Saint-Esprit était vraiment avec lui" : il était "toujours gai de visage, doux et affable" ; il inspirait la joie à ceux qui le regardaient. Il n’aimait pas perdre son temps et il quittait la récréation dès qu’on s’y perdait en propos inutiles, mais il ne répugnait pas à la vie en société ; on le voit en promenade avec ses étudiants qui plaisantent avec lui ; on sait aussi qu’il leur offrit un repas à l’occasion de la fête de sainte Agnès.

Ce premier aperçu de son aspect physique et moral peut être complété par quelques traits de comportement. Malgré les déboires qu’il a eus avec sa famille (qui voulait l’empêcher d’entrer chez les dominicains), il est resté très lié aux siens durant toute sa vie et il a tout fait pour aider les uns ou les autres quand la nécessité s’est présentée. Sa piété personnelle le portait surtout vers l’eucharistie et le Christ crucifié, je vais en reparler. Mais ses gestes de dévotion, très incarnés, ressemblaient probablement ceux de son milieu familial. Il faisait le signe de la croix au moment des coups de tonnerre quand il y avait un orage (souvenir d’enfance : sa jeune sœur avait été tuée par la foudre alors qu’il dormait à ses côtés). Il avait aussi une dévotion particulière à sainte Agnès, très populaire en Italie du sud. On en trouve plusieurs traces dans son œuvre et il portait sur lui des reliques de la sainte. On a du mal à le croire, mais il aurait aussi porté pendant quelque temps autour du cou une de ses propres dents dont il avait beaucoup souffert et dont il aurait été miraculeusement débarrassé.

À mon grand regret je dois laisser de côté les détails chronologiques de sa vie. Je retiendrai simplement quelques étapes à propos desquelles je regrouperai certains aspects de son œuvre que j’aimerais mettre en relation à sa physionomie d'intellectuel et de chercheur, de frère prêcheur et de saint. Tout cela forme en lui une vivante unité et il faut prendre tout cela simultanément pour saisir comment il est parvenu à la sainteté par sa vie de théologien ou, comme le dit son biographe, in sola studii contemplatonie. Par la seule contemplation théologique.

Il y aura quatre parties dans cet exposé. La quatrième sera la plus longue, mais ce sera aussi la plus passionnante.

 

I. Le premier cours : le Super lsaiam (Cologne 1250-1252)

Thomas a alors 25 ou 26 ans. De 6 à 14 ans, il a d'abord été oblat à l’abbaye bénédictine du Mont-Cassin ; il a continué ses études à Naples pendant quelques années. Puis, de 1245 à 1248, à Paris, il a commencé à se perfectionner sous la direction de Maître Albert le Grand. À Cologne, où il a suivi son maître, il est son assistant. C'est à ce titre qu'il donne son premier cours.

Première surprise pour ceux qui ne le connaissent pas : Thomas n'enseigne ni la Somme ni la philosophie, mais la Bible. Ce sera tout au long de sa carrière l’objet principal de son enseignement. Il commence par un commentaire rapide du prophète Isaïe, puis de Jérémie, mais il fera plus tard des cours plus approfondis sur Job, sur saint Matthieu et sur saint Jean, ainsi que sur tout saint Paul. Des milliers de pages d’exégèse et de théologie biblique. À la façon de l’époque, bien sûr, mais tout de même un travail direct d’investigation et de réflexion sur la Parole de Dieu. Il en est si pénétré qu'il y a chez lui une véritable primauté de l’argument scripturaire en théologie et qu’il en fait la théorie au point qu’il ose dire : "Dans le domaine des choses divines on ne peut employer à la légère d’autres mots que ceux de l’Écriture sainte" (Contra errores graecorum I). Ignorer cette partie de son œuvre, c’est donc manquer quelque chose d’important.

Deuxième surprise : les notations marginales du commentaire sur Isaïe. Thomas ne se contente pas d’exposer froidement les difficultés exégétiques du texte : il note en marge des indications qui peuvent servir à la prédication ou à la méditation. De très nombreux chapitres sont munis de ces collationes, comme on les appelle, et il est du plus haut intérêt de les lire avec attention, car elles révèlent déjà les traits de la physionomie spirituelle du jeune chercheur.

Troisième surprise : l’écriture de frère Thomas d'Aquin. Une bonne partie du cours sur Isaïe nous a été conservée en autographe. Les autographes de Thomas ne sont pas très nombreux mais on en a quelques-uns : outre celui du Super Isaiam, nous avons notamment une partie du Commentaire sur les Sentences et une partie du Contra Gentiles. On a parfois dit que Thomas ne savait pas écrire, du moins qu’il n’avait pas appris la calligraphie. C’est une erreur, mais ce qui est sûr c’est qu'il a une écriture extrêmement personnalisée et très difficile à lire, au point qu’on a pu l'appeler illegibilis (illisible, et non pas inintelligible, comme on dit parfois).

Ces autographes sont surtout des témoignages précieux quant à son caractère et quant à la manière dont il travaillait. Comme chacun de nous - avant l'arrivée de l'ordinateur ! – il écrit à la main. Toujours pressé, il fait des fautes d’orthographe et de sens, il oublie des mots, il en répète d’autres, il revient en arrière, il rature et biffe des passages entiers, recommence et... se trompe de nouveau, il inscrit en marge des idées de prédication ou de méditations spirituelles. Bref, ces documents nous montrent Thomas au travail, en recherche de l’idée et du mot justes. Tout le contraire du génie monolithique qu’on s’imagine souvent ! Et ce que l’on peut constater à lire ses autographes, on peut aussi le remarquer à suivre la progression de ses idées d’un ouvrage à l'autre. Thomas est un homme en recherche.

 

II. La controverse sur la vie religieuse ou Thomas au naturel (Paris 1256-1259 et 1269-1270)

En septembre 1252, Thomas est de nouveau à Paris, non plus comme étudiant, mais comme enseignant. C’est l'époque du Commentaire du Livre des Sentences de Pierre Lombard (grand ouvrage en quatre livres qui comptent environ 5000 pages et qui l’a occupé pendant quatre ans). C’est aussi le temps des Questions De ueritate, dont la discussion a requis tous les jours scolaires pendant 3 ans - pour ne rien dire de la rédaction. C’est enfin le moment des premiers Quodlibets qui jettent une si intéressante lumière sur le petit monde universitaire parisien de l’époque. Tout cela est plus ou moins connu, je préfère donc vous parler d’un autre aspect de son œuvre qui, à mon avis, le révèle davantage. Mais pour cela il faut revenir un peu en arrière.

L’arrivée des religieux mendiants, franciscains et dominicains, à l’université de Paris, vers 1225, avait provoqué un beau remue-ménage. Jusqu’alors c'était la chasse gardée des Maîtres séculiers. Ce fut le début d’un conflit assez complexe. Il y a eu bien sûr des questions d’intérêt (la clientèle des étudiants se déplaçait vers les nouveaux arrivants), mais aussi la crainte de l’hérésie (ces nouveaux ordres ne ressemblaient guère à ceux qu’on connaissait), il y a eu encore des options ecclésiologiques différentes (le romanocentrisme des nouveaux ordres jouait un rôle non négligeable). Tout ceci, joint à bien des maladresses, provoqua une véritable guerre de pamphlets et de libelles, et on est même allé jusqu’aux coups. De sorte que, lorsque Thomas arrive à Paris, l'effervescence est à son comble et le conflit entre dans une phase aiguë. Le jour de sa leçon inaugurale, au printemps de 1256, le couvent Saint-Jacques doit être placé sous la garde des archers du roi pour éviter le pire.

Je le répète, ce n’était pas seulement une affaire de gros sous. Au-delà de la question des chaires universitaires occupées par les religieux, c’était l’existence même des nouveaux ordres qui était en question. Thomas ne fut donc pas le seul à entrer dans la bagarre (saint Bonaventure en fut aussi), mais on peut dire qu’il y entra de bon cœur. Pauvreté volontaire, entrée des jeunes dans les ordres, nature de la perfection religieuse, étaient des sujets tout désignés pour les Quodlibets, mais il écrivit aussi trois livres sur ces questions. Peu connus, ils sont pourtant de grand intérêt.

À mon avis, ce conflit est capital surtout pour saisir la personnalité de Thomas et son évolution. Et ceci à trois points de vue. Comme théologien, il représente une école nouvelle à l’opposé du conservatisme en place. Comme homme, il est profondément froissé par les procédés déloyaux dont on use contre lui (on va même jusqu’à interrompre sa prédication en pleine église un jour de Rameaux). Comme religieux, il se sent blessé à vif dans ce qui est sa raison de vivre. Il se souvient alors qu'il est d’une race de chevaliers, c’est-à-dire d’hommes d’armes, et il passe à l'offensive. Sans timidité excessive, dès sa première leçon publique, il met à l’affiche le droit (contesté) pour les religieux d’étudier et d’enseigner. Dans ses livres non plus, il n’a aucune raison d’épargner ses adversaires. Aucun des arguments de ses adversaires n’est laissé sans réplique et sa contre-attaque n’est pas tendre. Il se révèle même un redoutable bretteur. De l’humour, il passe à l’ironie et même au sarcasme, et il sait au besoin prendre le ton du défi : "Si quelqu'un souhaitait écrire contre ce livre, cela me serait très agréable... Le fer s’aiguise par le fer..." (De perfectione spiritualis uitae, finale). Ou ailleurs : "Si quelqu'un voulait contredire cet ouvrage, qu’il n’aille pas babiller devant des gamins, mais qu’il écrive à son tour et publie ; les gens compétents pourront juger" (Contra retrahentes, finale). Pas moins de quatre fois en quatre ouvrages différents Thomas apostrophe ainsi ses adversaires. On n’aurait non plus aucune peine à collectionner une série de traits plutôt rudes qui permettent de se rendre compte que cet auteur irénique dans ses grands ouvrages, est en réalité un homme irritable, impatient et véhément, qu’il sait appeler un chat un chat.

En quoi est-ce révélateur ? ... Bien sûr, de son tempérament. Il est clair que ce n’est pas une chiffe. Son écriture révèle les mêmes traits de caractère qui ont perduré jusqu’au bout. Or, à la lecture de ses grandes œuvres, ces traits d’humeur ne transparaissent pratiquement jamais. On soupçonne alors la somme de maîtrise vertueuse qui a dû présider à leur naissance. On peut dire la même chose de son comportement habituel. La mesure, la modération qu’on lui reconnaît, son équilibre, ne sont pas des choses qui lui étaient naturelles. C’est une banalité, mais il ne faut pas l’oublier : comme tout un chacun, Thomas n'était pas saint dès la naissance ; il l’est devenu. Rappeler cette véhémence permet de deviner quelque chose du chemin que cet homme impétueux a dû parcourir pour parvenir à la sainteté.

 

III. Deux moments de son évolution spirituelle (Orvieto : 1261-1265 ; Paris, 1271)

À l’automne de 1259, Thomas quitte Paris pour l’Italie. Pendant quelque 18 mois, on perd sa trace. Quand on le retrouve il est à Orvieto comme lecteur conventuel, chargé de la formation de ses frères pour le ministère de la prédication et de la confession (un peu ce que nous appellerions la formation permanente). C’est une période extrêmement féconde pour lui : sans compter les opuscules divers qu’il écrit en réponse à des consultations théologiques qui lui sont demandées, il rédige le Contra Gentiles, sa deuxième grande œuvre personnelle ; il commente le Livre de Job, qui est aussi une œuvre majeure ; il met en train la Catena aurea et il compose l’office de la Fête-Dieu. Laissons de côté les deux premières œuvres ; les deux dernières méritent d’être mieux connues.

 

La Chaîne d’or

La Catena aurea apporte un nouveau trait à la physionomie de notre théologien. Tout à l’heure nous l’avons vu scripturaire, maintenant nous le découvrons scripturaire et patristique. La Catena est un commentaire suivi des quatre évangiles par une suite de citations des Pères de l’Église. Chaque verset est expliqué par un ou plusieurs extraits des Pères soigneusement choisis. Pour notre propos, je voudrais en retenir deux points.

Tout d’abord l’étendue des connaissances de Thomas : on s’attend bien à le voir citer des auteurs latins, mais les grecs sont encore plus nombreux (57 contre 22), et certains étaient totalement inconnus en Occident avant lui. Mais ce n’est pas une pure compilation : Thomas a opéré des coupures pour éviter la prolixité, il a interverti certains passages pour les besoins de la continuité, il a précisé le sens des termes et, quand l’orthodoxie lui paraissait en cause, il n’a pas hésité à omettre ou à corriger (deux fois seulement) certaines choses. Bref c’est une œuvre d’auteur et de chercheur. À cause de toutes ces qualités, c’est un livre qui a exercé une immense influence et qui marque un tournant dans l’histoire de la théologie.

La deuxième chose que permet de constater la lecture de la Catena est que, contrairement à la réputation qu’on lui a faite, Thomas n’est pas l’homme d’un seul livre, imperméable à toute influence. Il s’est au contraire montré extrêmement réceptif à tous les courants qui traversaient son siècle. Qu’il s'agisse des penseurs grecs, Platon ou Aristote et de leurs commentateurs, des arabes ou des juifs, Avicenne, Averroès ou Maïmonide, pour ne mentionner que les principaux, qu’il s’agisse encore des grands penseurs chrétiens, Augustin, Jérôme, Grégoire ou le Pseudo-Denys, ou même de plus modestes comme Théophylacte qu’il a révélé par la Catena, Thomas leur ouvre sa porte et les accueille avec magnanimité. Il sait garder ses distances et dénoncer des opinions qu’il estime fausses - et parfois vivement -, mais il ne craint pas de répéter souvent : "Tout ce qui est vrai, dit par qui que ce soit, vient du Saint-Esprit" (Ia-IIae, q.109, a.1, ad 1).

 

L'Office du Corps du Christ

Pour des raisons diverses, l’authenticité de l’office de la Fête-Dieu a été parfois suspectée. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et l’on se plaît au contraire à y voir un jalon important dans l’évolution spirituelle de Thomas. Non seulement il y insiste sur la présence du Christ dans sa totalité, humanité (corps et âme) et divinité, mais surtout il s’y montre plus sensible qu’il ne l'était dans les Sentences, dix ans plus tôt, à la grâce d'amitié avec lui que le Christ nous y fait, et il souligne avec plus de chaleur affective les termes de cette relation. Communier c’est pour lui rencontrer Quelqu’un. Il souligne également avec plus de force la dimension eschatologique du sacrement, c’est-à-dire qu’il y laisse transparaître le désir de la vision de Dieu qui est une des caractéristiques de sa théologie. Le théologien selon le cœur de Thomas est quelqu’un qui cherche la Face. Et il s’inscrit ainsi dans la longue lignée des croyants de tous les temps.

Si l’on est attentif à cet arrière-fond théologique et spirituel, on comprend alors beaucoup mieux le comportement du saint dont les biographes soulignent fortement la piété eucharistique. On ne peut pas être certain qu'il a composé l’Adoro Te sur son lit de mort comme le veut Tocco, mais je crois qu'il n’y a plus de raisons de douter de son authenticité. Dans cette existence consacrée à la contemplatio studii, voilà donc un premier tournant.

Si j’anticipe un peu, on peut constater un deuxième tournant un peu plus tard, à l’époque du deuxième séjour parisien au moment où Thomas écrit la Secunda Pars. Tous les auteurs ont été frappés par le changement de tonalité entre la Prima et la Secunda Pars. Bien sûr, Thomas y parle de l’homme et non plus de Dieu ; bien sûr encore, il y a eu la lecture de l’Éthique à Nicomaque, si pleine d’humanité ; bien sûr enfin, on constate une présence plus grande d’Augustin, mais personne n’est très au clair sur la raison dirimante. À mon avis tout cela a joué de façon convergente et, sans qu’on puisse parler de conversion spirituelle proprement dite, il est certain que Thomas y tempère son intellectualisme excessif du début, qu’il s’y montre plus attentif à l’affectivité et aux leçons de l’expérience, qu’il s'y révèle plus humain, plein de délicatesse et de nuances. Pour nous qui sommes à la recherche de son vrai portrait, il y a là quelque chose à souligner.

 

IV. Travail et sainteté (Paris, 1268-1272)

En 1265, Thomas quitte Orvieto pour Rome. Il va y passer encore trois ans extrêmement occupés et il serait trop long de simplement énumérer tout ce qu’il fait alors. Nous retiendrons surtout qu’il y met en train deux tâches qui vont l’occuper tout le reste de sa vie : la Somme de théologie et les commentaires d’Aristote. Chacune de ces deux œuvres suffirait à remplir les cours d’un professeur durant plusieurs années : je ne m’attarderai donc pas sur leur contenu. Je m’attacherai plutôt à ce qu’elles révèlent de la personne, de la manière de travailler et du tempérament de saint Thomas.

 

Une intention apostolique

De ce point de vue, les commentaires d’Aristote sont particulièrement révélateurs. Il semble à peu près sûr que Thomas ne les a jamais enseignés oralement. Il n’était en tout cas tenu par aucune obligation scolaire. Si l’un ou l’autre répond à une demande amicale, ce n’est de loin pas le cas de tous. Pourquoi, alors qu’il était déjà surchargé de travail, s’est-il mis spontanément à cette nouvelle tâche ? Il y a plusieurs réponses à cette question, mais elles ne s’excluent nullement. Première réponse : l’esprit curieux qu’était Thomas a voulu prendre (ou reprendre pour certaines) une connaissance approfondie des œuvres nouvellement traduites par Guillaume de Moerbeke. Comme nous prenons des notes aujourd’hui en lisant un livre important, Thomas a couché par écrit ses réflexions à la lecture d’Aristote. Deuxième réponse : il préparait ainsi ses propres publications ; c’est non seulement vraisemblable, mais à peu près prouvé. Nous en avons un exemple curieux sur lequel je vais revenir dans un instant. Troisième réponse : Thomas était guidé par une intention apostolique et, plus ou moins consciemment, voulait "baptiser" Aristote. Sans exclure les deux autres, cette dernière perspective est décisive : entre la morale d’Aristote et celle de saint Thomas, il y a toute la différence apportée par l’Évangile. Il en va de même pour la métaphysique. Alors qu’Aristote ne disait que l’homme, Thomas s'arrange pour lui faire dire Dieu. Nous rejoignons donc ici sa préoccupation apostolique fondamentale telle qu’elle se trouve exprimée dans le Contra Gentiles.

« Puisant dans la miséricorde de Dieu, la hardiesse d’assumer l’office du sage - qui excède pourtant nos forces -, nous nous sommes proposé comme but d’exposer selon notre mesure la vérité que professe la foi catholique et de rejeter les erreurs contraires. Pour reprendre les paroles de saint Hilaire, l’office principal de ma vie auquel je me sens en conscience obligé devant Dieu, c’est que toutes mes paroles et tous mes sentiments parlent de lui. »

 

Un travailleur acharné

Placé pour ainsi dire en préface du Contra Gentiles, ce texte est bien connu ; il est de fait capital pour comprendre comment s’unifient dans la pensée et dans la vie de notre auteur des choses aussi diverses que la rédaction simultanée de toute la Secunda Pars de la Somme, le commentaire de l’Éthique, le Commentaire sur saint Jean et d’autres bricoles encore, comme les commentaires sur les Physiques, la Métaphysique et les Politiques, sans compter le train-train universitaire avec cours, Questions disputées, Quodlibets et opuscules divers ... Car il fait tout cela à la fois !

C'est une chose qu’il faut réaliser une bonne fois. Durant les trois ans et sept mois du deuxième enseignement parisien (de sept-oct. 1268 à fin avril 1272), la production intellectuelle de Thomas tient du prodige. À supposer qu’il ait eu environ 1253 jours possibles de travail (en admettant 350 jours par an, pour réserver quinze jours pour les indispositions ou empêchements éventuels), et en effectuant un comptage aussi précis que possible, on en arrive pour l’ensemble de cette période à 4061 pages selon l’édition Marietti (à peu près l'équivalent en nombre de colonnes de l’édition Busa), soit près de trois pages et demi (3,4) par jour, à raison de 742 mots par page. Si l’on prend en compte seulement les seize derniers mois, la moyenne s'élève alors à près de 6 pages (5,89).

Pour aider à visualiser la chose, il faut savoir qu’une feuille de notre papier actuel (format A4) en dactylographie serrée contient environ 350 mots. Cela veut dire que Thomas en aurait composé douze et demi (12,48) par jour (un autre calcul donnerait seulement onze pages et demi (11,65)). Pour les profanes, cela ne dit pas encore grand-chose ; mais il faut savoir - et les gens qui écrivent le savent très bien - que si l’on peut arriver dans une période faste de création, à quatre pages par jour, cela est plutôt rare. Si l’on prend la moyenne de toute une année et à plus forte raison sur quatre ans, il faudrait travailler d’arrache-pied pour parvenir à deux pages par jour. Cela donnerait sept cent pages par an : fort peu de gens en sont capables. Thomas en aurait composé quatre mille deux cents. Il avait donc un secret. Lequel ?

 

Le secret de Thomas

Sans parler des conditions de travail extrêmement favorables d'un couvent du XIIIe où beaucoup de nos pertes de temps actuelles étaient inconnues, on peut assez bien cerner deux raisons de l’efficacité de notre auteur. La première était une équipe de secrétaires. On les connaît très bien. Sinon toujours par leur nom, du moins par leur écriture. À certaines époques on peut même en compter quatre, simultanément. Thomas parfois dictait, parfois leur donnait du travail à préparer.

Quant à la dictée simultanée, on la met parfois en doute. Elle est pourtant bien attestée par les sources. Dans l’antiquité, César l’aurait pratiquée, et, plus près de nous, Napoléon. De nos jours, on s’étonne à peine de voir des joueurs d’échecs capables de mener simultanément plusieurs parties. Ces exemples ont au moins l’intérêt de nous aider à comprendre quelque chose de ce qui a pu se passer dans le cas de Thomas. Sa légendaire abstractio mentis - le mot "distraction" ne dirait pas tout à fait la même chose, parlons plutôt de concentration - était alors la condition indispensable pour mener à bien tous ces travaux.

Les secrétaires ne servaient pas seulement à écrire sous la dictée. On est conduit à penser à une véritable organisation et même à une rationalisation du travail. On la devine pour la composition de la Catena aurea qui suppose de considérables recherches de documentation et de traductions ; Thomas avait déjà une équipe autour de lui. On l’approche de plus près avec le De veritate à propos de quoi on nous dit que frère Thomas écrivait sur de petits bouts de parchemin. Les biographes s’extasient sur ce signe de pauvreté. Plus probablement, c’étaient des fiches sur lesquelles il préparait son travail. Et nous en avons la preuve avec la Tabula libri Ethicorum.

 

La "Table" du Livre des Éthiques

Oublié depuis le XVe siècle, ce curieux petit ouvrage n'a été publié par la Léonine qu'en 1971. Ce n'est pas un livre, mais comme son nom l'indique, c'est une "table", ou mieux un index des thèmes principaux de l'Éthique à Nicomaque d'Aristote et du commentaire qu'en avait fait jadis Albert le Grand. Vers 1270, au moment où il se prépare à écrire la Secunda Pars, la partie morale de la Somme de théologie, Thomas reprend les choses à fond. D'abord, il procède lui-même à une lecture commentée par écrit de l’œuvre d'Aristote, ensuite il revoit aussi le commentaire de son ancien maître et il fait confectionner par ses secrétaires des fiches sur les sujets principaux avec l'indication des références où on peut les retrouver. Ce travail de son équipe se présente maintenant sous la forme d'un livre suivi où les thèmes sont classés selon l'ordre alphabétique, mais il est peu probable qu'il ait été destiné à la publication. Beaucoup d'indices permettent au contraire de penser qu'il avait d'abord pris la forme de fiches séparées.

L'extrême intérêt de ce travail est bien sûr de révéler le sérieux avec lequel Thomas a préparé la rédaction de la Somme. Plus précisément l'étude de ces fiches confirme ce que je disais à l’instant : les secrétaires de Thomas n'étaient pas de purs exécutants, mais des collaborateurs qui lui préparaient le travail et auxquels il laissait une certaine initiative, se réservant d'y apporter la dernière touche. Il y a de fortes chances que nous saisissions ici la manière habituelle de Thomas, car nous en avons un second exemple dès l'été de 1259 (Thomas était alors tout jeune professeur) sous la forme d'une Table du commentaire des Physiques d'Albert, établie par celui qu'on désigne comme le secrétaire D, faute de savoir son nom.

Voilà donc le premier secret de Thomas : un homme qui sait organiser son travail et à qui ses supérieurs ont eu l'intelligence de fournir l'aide dont il avait besoin (ce n'étaient pas toujours des religieux, mais parfois des professionnels salariés).

 

Du travail jusqu'à l'héroïsme

Le second secret tient en quelques mots : Thomas se tuait de travail. Pour être ainsi à la tête d’un véritable atelier de production littéraire, il lui fallait non seulement préparer le travail des autres, mais le maîtriser de façon à l’amener au dernier stade - au rythme de 12 pages quotidiennes. Nous avons un certain nombre de récits qu’on a longtemps considéré comme de pieuses anecdotes, des miracula comme on dit. Ce ne sont pas seulement des historiettes édifiantes, mais pour les comprendre il faut les lire au second degré, comme des palimpsestes[1].

On nous raconte ainsi qu’après avoir dicté à trois secrétaires, "s'étant assis pour se reposer un peu, il s’était endormi et continuait à dicter même en dormant". Je ne sais pas s’il a continué longtemps, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Sinon qu’il était mort de fatigue et s’endormait n’importe où et n’importe quand. Avec les conséquences qu'on peut deviner. Ainsi lorsqu’il s’est brûlé sans s’en apercevoir à la chandelle qu’il tenait à la main.

À une autre occasion, on le voit réveiller en pleine nuit son compagnon Raynald pour lui dicter quelque chose. Celui-ci prétend que Thomas aurait eu une apparition de saint Paul qui lui aurait révélé la signification d’un passage obscur d’Isaïe. Soit. Mais le texte dit aussi. Et sans lui faire aucune violence, que pendant que Raynald donnait, Thomas veillait et priait ou réfléchissait à haute voix (habitude de la dictée sans doute, on l’entendait souvent parler à haute voix quand il était seul). Tout cela est très clair : non seulement Thomas ne perd pas une minute pendant la journée, mais il passe une bonne partie de ses nuits au travail. Ses biographes crient au miracle pour expliquer sa fécondité. Si miracle il y a, c’est d'avoir tenu ce rythme si longtemps et même en l’amplifiant les derniers mois.

 

Le résultat ne s’est pas fait attendre trop longtemps. Vers la fin de 1273, les "distractions" de Thomas se multiplient. De plus en plus absorbé dans ses pensées, sa méditation, sa prière, il s’absente de plus en plus souvent et de plus en plus longuement du monde extérieur. Pendant le Carême de 1273, tout le monde remarque son visage inondé de larmes durant le chant du Media vita. Au milieu de la vie nous sommes en pleine mort... Et pendant qu’il célèbre la messe du jour des Rameaux, il a une longue extase. Six mois plus tard, aux environs de la Saint-Nicolas, il en a une autre.

À cette date, il abandonne même complètement le travail. À l'étonnement et au désespoir de Raynald, qui lui en demande les raisons, il répond simplement : "Je ne peux plus". Plus tard, il expliquera : "Tout cela me semble de la paille". On l’envoie se reposer chez sa sœur. Rien n’y fait. Convoqué par le pape, il se met en route pour le concile de Lyon. Mais un accident malencontreux provoque sans doute une hémorragie cérébrale. Il en mourra quelques jours plus tard, le 7 mars 1274. Il avait 49 ans.

 

Le "vrai" portrait

Bien des images ont été proposées de Thomas.... Laquelle vous laisser ?...

L’inexpressif obèse popularisé par Juste de Gand ne lui rend guère justice.

Le visage rayonnant de jeune intelligence dans le chœur des saints ou au contraire de douloureuse compassion au pied de la croix que lui a donné Fra Angelico lui convient beaucoup mieux.

Sandro Botticelli l’a représenté avec un livre : l’encrier d’une main et la plume de l’autre rappellent bien son activité incessante de penseur et d’écrivain. Il l’a aussi doté d’un visage volontaire et même impérieux qui correspond assez bien au caractère du polémiste que laissent deviner certains de ses écrits. S’il n'est pas "vrai", ce portrait est du moins vraisemblable. Vous le trouverez sur la couverture de mon livre : Initiation à S. Thomas d’Aquin.

Il en est pourtant un autre que je préfère et que je vous laisse imaginer par les yeux de votre cœur. Un portrait qui révèle la manière dont le travail de l’intellectuel s’harmonisait chez lui avec la prière du saint. Les sources répètent souvent que "chaque fois qu’il voulait étudier, disputer, enseigner, écrire ou dicter, il se retirait d’abord dans le secret de l’oraison". Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas une banalité. Jusqu’alors, les vies de saints considéraient le savoir et l’étude avec suspicion et l’anti-intellectualisme y est de rigueur. Thomas est le premier dont on loue les travaux intellectuels et cela sera souligné dans la bulle de canonisation. Il y a donc là une insistance à remarquer. Mais surtout, cela n’est plus fait pour nous étonner, cette prière s’incarne dans certains gestes frappants.

Les écrits théologiques de Thomas aussi bien que son comportement révèlent une véritable dévotion à l’humanité du Christ et plus spécifiquement au Christ crucifié. Un jour donc, ayant eu à traiter d’un sujet difficile (la permanence des accidents eucharistiques sine subiecto), on le vit se rendre à la chapelle après avoir terminé son travail. Comme s’il voulait consulter le principal intéressé, il se met devant le crucifix, il place devant lui comme devant son Maître le cahier ouvert dans lequel il avait écrit, et il prie les bras en croix. Les circonstances dans lesquelles les biographes ont situé le geste ne sont guère vraisemblables, mais j’aime au moins retenir l’expressive simplicité du geste et l’intention profonde de la démarche.

Si je vous laisse ce portrait de préférence aux autres, c'est qu’il me semble résumer non seulement la démarche de Thomas, mais celle de tout théologien digne de ce beau nom : la solidité d’une construction théologique s’éprouve à l'aune de la rigueur et de la compétence, certes ! Mais aussi et surtout à son accord avec la foi. C’est pourquoi la démarche du théologien commence et s’achève dans la prière.

 

fr. Jean-Pierre Torrell O.P.

 

Pour aller plus loin, voir Jean-Pierre Torrell, Initiation à saint Thomas d'Aquin, Cerf, 2015.

 


[1] Les palimpsestes sont des parchemins manuscrits dont on a effacé la première écriture afin de pouvoir écrire un nouveau texte ; des procédés spéciaux permettent parfois de déchiffrer l’écriture grattée.

L’influence de saint Thomas d’Aquin sur son temps

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 4 Avril 2024
  • histoire médiévale
  • Thomisme

Dès ses études, saint Thomas d’Aquin fut reconnu comme un esprit hors-pair. Admis aux grades de bachelier et de maître en théologie avant l’âge requis, deux fois envoyé pour enseigner à la prestigieuse université de Paris, il fut nommé comme expert dans des conseils, des assemblées et un concile, invité à la table de saint Louis ou consulté par des nobles, des confrères lui soumirent leurs questions et des ecclésiastiques requirent de lui des avis ou des traités. Il fut ainsi compté parmi les plus hautes figures intellectuelles d’une époque qui n’en manqua pas (dont saint Bonaventure et saint Albert le Grand). S’il eut de nombreux étudiants qui transmirent à leur tour sa doctrine, si sa réputation de sainteté et ses nombreux miracles suscitèrent rapidement un culte populaire, sa renommée s’accrut surtout par la diffusion de ses écrits, copiés et recopiés dans toute l’Europe, lus aussi bien dans les monastères que dans les centres d’études ou dans les universités, par les théologiens comme par les philosophes. Quoique connue à des degrés divers, la pensée de Thomas devint ainsi en quelques décennies une référence commune. Pour l’approuver mais aussi pour la contester.

De fait, les premières oppositions ouvertes s’organisèrent peu après sa mort en 1274. Lors des condamnations prises l’archevêque de Paris, Étienne Tempier, au printemps 1277, certaines de ses thèses étaient indirectement visées. Le franciscain Guillaume de la Mare écrivit un Correctoire vers 1279, indiquant à ses lecteurs sur quels points il s’était trompé. Un autre franciscain, Jean Pecham ne cessa de pousser à une condamnation, à Paris puis à Rome, et il pourchassa les thomistes anglais lorsqu’il devint archevêque de Cantorbery. Son prédécesseur, Robert Kilwardby, qui était dominicain, avait plus directement visé Thomas dans des condamnations du 18 mars 1277. Parmi d’autres, ces attaques parfois violentes suscitèrent une réaction. Des dominicains défendirent Thomas par écrit. Leur ordre s’employa à éteindre en son sein les propos lui manquant de respect, puis recommanda l’étude de sa doctrine à tous les frères. On s’attacha aussi à mieux faire connaître toute l’œuvre du maître, pour le délivrer des jugements partiels et montrer la cohérence de son enseignement.

La manière dont on reçut ses œuvres dépendit beaucoup des circonstances. Les querelles que l’on vient d’évoquer étaient inévitables dans le contexte de la culture occidentale au XIIIe siècle, marquée par un intense travail de discernement et d’assimilation de pensées et de sciences nouvelles. Elles se focalisèrent donc sur des thèses précises comme l’éternité du monde ou l’unité de la forme substantielle, qui engageaient la place accordée à Aristote en théologie et, plus largement, les rapports entre philosophes et théologiens. Parallèlement, dans les facultés de théologie, où les maîtres devaient commenter les Sentences de Pierre Lombard, le commentaire de Thomas fut beaucoup plus utilisé que la Somme de théologie , dont l’importance sera reconnue tardivement. Dans les facultés des Arts, on fut plus attentif aux commentaires d’Aristote ou aux traités philosophiques. Les centres d’études dominicains maintinrent généralement une large connaissance de ses œuvres, avec toutefois un intérêt moindre pour ses commentaires bibliques. Enfin, la constitution d’écoles de pensée, se rattachant à tel ou tel maître dont elles prolongeaient l’enseignement joua un grand rôle. Ainsi l’école d’Albert le Grand, importante en Allemagne, y freina la diffusion du thomisme, tandis qu’en Italie ou en France il s’imposait de manière durable.

Au total, si en 1316 on parlait déjà à l’université de Paris de Thomas d’Aquin comme d’un docteur commun, si la canonisation de 1323 marqua un tournant dans sa réception, c’est surtout l’épreuve du temps qui vérifia l’importance de sa pensée dans l’histoire de la théologie et de la philosophie, qui l’établit aussi comme un maître de sagesse, un indéfectible ami de la vérité, et un gardien de la foi intègre au sein de la Tradition de l’Église.

Fr. Emmanuel Perrier, o.p.

 

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