Le vrai portrait de saint Thomas d'Aquin

Jean-Pierre Torrell
Ce texte est issu d'une conférence et a été publié précédemment dans la revue Sources 19 (1993), p. 97-110. 

Il y a quelques années, lors de mes travaux sur Pierre le Vénérable, le bruit avait couru avec une certaine insistance (assez pour parvenir à mes oreilles) que l’abbé de Cluny ressemblait beaucoup à Jean-Pierre Torrell. Si l’on devait répéter ce jugement à propos du portrait de saint Thomas que je vous propose aujourd’hui, il y a au moins une chose que vous devez savoir : saint Thomas me ressemblera peut-être, mais, moi, je ne ressemble pas à saint Thomas. Pas du tout !

Le regard de ses contemporains

Il était grand et gros. Les témoignages sont concordants : il était de haute taille et avait de l’embonpoint; brun de teint et blond de cheveux, mais le front dégarni. L’apparence devait être harmonieuse car, lorsqu’il passait dans la campagne, le bon peuple abandonnait ses travaux et se précipitait à sa rencontre "admirant sa stature imposante et la beauté de ses traits''. Sauf peut-être aux tout derniers temps de sa vie, on aurait donc tort de s’imaginer un obèse impotent.

Il devait au contraire posséder une certaine robustesse. Même s’il n'a pas fait à pied l’intégralité des 15 000 kilomètres qu’il a parcourus durant ses voyages (il a pu en faire une partie par voie maritime ou fluviale), dans les conditions de l’époque cela représente pourtant une réelle endurance. Il a même laissé le souvenir d’une certaine force physique puisqu’on le voit, à moment donné, aider à remorquer une péniche contre le vent qui empêche d’avancer à la rame. Cela ne l’empêchait pas d’être en même temps très délicat et sa sensibilité à la douleur (cautère ou saignée) a frappé ses contemporains.

Nous sommes assez bien renseignés à son sujet par ceux qui l’ont connu durant les derniers temps de sa vie. Parmi les 42 témoins qui ont déposé au procès de canonisation à Naples en 1319, 35 ans après sa mort, 16 étaient des témoins oculaires directs (anciens élèves le plus souvent, qui pouvaient avoir entre 50 et 65 ans), et 13 autres sont des témoins qui tiennent leurs informations de personnes l’ayant directement connu. Leur témoignage semble crédible car, à de rares exceptions près, ils ne décrivent rien d’autre qu'un religieux de vie exemplaire.

Comme maître en théologie, Thomas était dispensé de la récitation chorale de l’office ; on l’y voyait seulement le soir, à Complies. Il se levait très tôt, célébrait la messe, assistait à une seconde messe, et se mettait déjà au travail à l’heure où les autres descendaient pour l’office. Au réfectoire, son "socius" devait veiller à son régime, mais lui ne prêtait aucune attention à ce qu’on lui servait. On pouvait lui enlever les plats sans qu’il s’en aperçoive. Des anecdotes savoureuses témoignent d'une distraction monumentale. Mais on a aussi gardé le souvenir d’une rare humilité et d’une grande patience, d’une attention à ne blesser personne par des paroles hautaines ou injurieuses. On semble en avoir retenu un trait majeur d’après lequel on jugeait que "le Saint-Esprit était vraiment avec lui" : il était "toujours gai de visage, doux et affable" ; il inspirait la joie à ceux qui le regardaient. Il n’aimait pas perdre son temps et il quittait la récréation dès qu’on s’y perdait en propos inutiles, mais il ne répugnait pas à la vie en société ; on le voit en promenade avec ses étudiants qui plaisantent avec lui ; on sait aussi qu’il leur offrit un repas à l’occasion de la fête de sainte Agnès.

Ce premier aperçu de son aspect physique et moral peut être complété par quelques traits de comportement. Malgré les déboires qu’il a eus avec sa famille (qui voulait l’empêcher d’entrer chez les dominicains), il est resté très lié aux siens durant toute sa vie et il a tout fait pour aider les uns ou les autres quand la nécessité s’est présentée. Sa piété personnelle le portait surtout vers l’eucharistie et le Christ crucifié, je vais en reparler. Mais ses gestes de dévotion, très incarnés, ressemblaient probablement ceux de son milieu familial. Il faisait le signe de la croix au moment des coups de tonnerre quand il y avait un orage (souvenir d’enfance : sa jeune sœur avait été tuée par la foudre alors qu’il dormait à ses côtés). Il avait aussi une dévotion particulière à sainte Agnès, très populaire en Italie du sud. On en trouve plusieurs traces dans son œuvre et il portait sur lui des reliques de la sainte. On a du mal à le croire, mais il aurait aussi porté pendant quelque temps autour du cou une de ses propres dents dont il avait beaucoup souffert et dont il aurait été miraculeusement débarrassé.

À mon grand regret je dois laisser de côté les détails chronologiques de sa vie. Je retiendrai simplement quelques étapes à propos desquelles je regrouperai certains aspects de son œuvre que j’aimerais mettre en relation à sa physionomie d'intellectuel et de chercheur, de frère prêcheur et de saint. Tout cela forme en lui une vivante unité et il faut prendre tout cela simultanément pour saisir comment il est parvenu à la sainteté par sa vie de théologien ou, comme le dit son biographe, in sola studii contemplatonie. Par la seule contemplation théologique.

Il y aura quatre parties dans cet exposé. La quatrième sera la plus longue, mais ce sera aussi la plus passionnante.

 

I. Le premier cours : le Super lsaiam (Cologne 1250-1252)

Thomas a alors 25 ou 26 ans. De 6 à 14 ans, il a d'abord été oblat à l’abbaye bénédictine du Mont-Cassin ; il a continué ses études à Naples pendant quelques années. Puis, de 1245 à 1248, à Paris, il a commencé à se perfectionner sous la direction de Maître Albert le Grand. À Cologne, où il a suivi son maître, il est son assistant. C'est à ce titre qu'il donne son premier cours.

Première surprise pour ceux qui ne le connaissent pas : Thomas n'enseigne ni la Somme ni la philosophie, mais la Bible. Ce sera tout au long de sa carrière l’objet principal de son enseignement. Il commence par un commentaire rapide du prophète Isaïe, puis de Jérémie, mais il fera plus tard des cours plus approfondis sur Job, sur saint Matthieu et sur saint Jean, ainsi que sur tout saint Paul. Des milliers de pages d’exégèse et de théologie biblique. À la façon de l’époque, bien sûr, mais tout de même un travail direct d’investigation et de réflexion sur la Parole de Dieu. Il en est si pénétré qu'il y a chez lui une véritable primauté de l’argument scripturaire en théologie et qu’il en fait la théorie au point qu’il ose dire : "Dans le domaine des choses divines on ne peut employer à la légère d’autres mots que ceux de l’Écriture sainte" (Contra errores graecorum I). Ignorer cette partie de son œuvre, c’est donc manquer quelque chose d’important.

Deuxième surprise : les notations marginales du commentaire sur Isaïe. Thomas ne se contente pas d’exposer froidement les difficultés exégétiques du texte : il note en marge des indications qui peuvent servir à la prédication ou à la méditation. De très nombreux chapitres sont munis de ces collationes, comme on les appelle, et il est du plus haut intérêt de les lire avec attention, car elles révèlent déjà les traits de la physionomie spirituelle du jeune chercheur.

Troisième surprise : l’écriture de frère Thomas d'Aquin. Une bonne partie du cours sur Isaïe nous a été conservée en autographe. Les autographes de Thomas ne sont pas très nombreux mais on en a quelques-uns : outre celui du Super Isaiam, nous avons notamment une partie du Commentaire sur les Sentences et une partie du Contra Gentiles. On a parfois dit que Thomas ne savait pas écrire, du moins qu’il n’avait pas appris la calligraphie. C’est une erreur, mais ce qui est sûr c’est qu'il a une écriture extrêmement personnalisée et très difficile à lire, au point qu’on a pu l'appeler illegibilis (illisible, et non pas inintelligible, comme on dit parfois).

Ces autographes sont surtout des témoignages précieux quant à son caractère et quant à la manière dont il travaillait. Comme chacun de nous - avant l'arrivée de l'ordinateur ! – il écrit à la main. Toujours pressé, il fait des fautes d’orthographe et de sens, il oublie des mots, il en répète d’autres, il revient en arrière, il rature et biffe des passages entiers, recommence et... se trompe de nouveau, il inscrit en marge des idées de prédication ou de méditations spirituelles. Bref, ces documents nous montrent Thomas au travail, en recherche de l’idée et du mot justes. Tout le contraire du génie monolithique qu’on s’imagine souvent ! Et ce que l’on peut constater à lire ses autographes, on peut aussi le remarquer à suivre la progression de ses idées d’un ouvrage à l'autre. Thomas est un homme en recherche.

 

II. La controverse sur la vie religieuse ou Thomas au naturel (Paris 1256-1259 et 1269-1270)

En septembre 1252, Thomas est de nouveau à Paris, non plus comme étudiant, mais comme enseignant. C’est l'époque du Commentaire du Livre des Sentences de Pierre Lombard (grand ouvrage en quatre livres qui comptent environ 5000 pages et qui l’a occupé pendant quatre ans). C’est aussi le temps des Questions De ueritate, dont la discussion a requis tous les jours scolaires pendant 3 ans - pour ne rien dire de la rédaction. C’est enfin le moment des premiers Quodlibets qui jettent une si intéressante lumière sur le petit monde universitaire parisien de l’époque. Tout cela est plus ou moins connu, je préfère donc vous parler d’un autre aspect de son œuvre qui, à mon avis, le révèle davantage. Mais pour cela il faut revenir un peu en arrière.

L’arrivée des religieux mendiants, franciscains et dominicains, à l’université de Paris, vers 1225, avait provoqué un beau remue-ménage. Jusqu’alors c'était la chasse gardée des Maîtres séculiers. Ce fut le début d’un conflit assez complexe. Il y a eu bien sûr des questions d’intérêt (la clientèle des étudiants se déplaçait vers les nouveaux arrivants), mais aussi la crainte de l’hérésie (ces nouveaux ordres ne ressemblaient guère à ceux qu’on connaissait), il y a eu encore des options ecclésiologiques différentes (le romanocentrisme des nouveaux ordres jouait un rôle non négligeable). Tout ceci, joint à bien des maladresses, provoqua une véritable guerre de pamphlets et de libelles, et on est même allé jusqu’aux coups. De sorte que, lorsque Thomas arrive à Paris, l'effervescence est à son comble et le conflit entre dans une phase aiguë. Le jour de sa leçon inaugurale, au printemps de 1256, le couvent Saint-Jacques doit être placé sous la garde des archers du roi pour éviter le pire.

Je le répète, ce n’était pas seulement une affaire de gros sous. Au-delà de la question des chaires universitaires occupées par les religieux, c’était l’existence même des nouveaux ordres qui était en question. Thomas ne fut donc pas le seul à entrer dans la bagarre (saint Bonaventure en fut aussi), mais on peut dire qu’il y entra de bon cœur. Pauvreté volontaire, entrée des jeunes dans les ordres, nature de la perfection religieuse, étaient des sujets tout désignés pour les Quodlibets, mais il écrivit aussi trois livres sur ces questions. Peu connus, ils sont pourtant de grand intérêt.

À mon avis, ce conflit est capital surtout pour saisir la personnalité de Thomas et son évolution. Et ceci à trois points de vue. Comme théologien, il représente une école nouvelle à l’opposé du conservatisme en place. Comme homme, il est profondément froissé par les procédés déloyaux dont on use contre lui (on va même jusqu’à interrompre sa prédication en pleine église un jour de Rameaux). Comme religieux, il se sent blessé à vif dans ce qui est sa raison de vivre. Il se souvient alors qu'il est d’une race de chevaliers, c’est-à-dire d’hommes d’armes, et il passe à l'offensive. Sans timidité excessive, dès sa première leçon publique, il met à l’affiche le droit (contesté) pour les religieux d’étudier et d’enseigner. Dans ses livres non plus, il n’a aucune raison d’épargner ses adversaires. Aucun des arguments de ses adversaires n’est laissé sans réplique et sa contre-attaque n’est pas tendre. Il se révèle même un redoutable bretteur. De l’humour, il passe à l’ironie et même au sarcasme, et il sait au besoin prendre le ton du défi : "Si quelqu'un souhaitait écrire contre ce livre, cela me serait très agréable... Le fer s’aiguise par le fer..." (De perfectione spiritualis uitae, finale). Ou ailleurs : "Si quelqu'un voulait contredire cet ouvrage, qu’il n’aille pas babiller devant des gamins, mais qu’il écrive à son tour et publie ; les gens compétents pourront juger" (Contra retrahentes, finale). Pas moins de quatre fois en quatre ouvrages différents Thomas apostrophe ainsi ses adversaires. On n’aurait non plus aucune peine à collectionner une série de traits plutôt rudes qui permettent de se rendre compte que cet auteur irénique dans ses grands ouvrages, est en réalité un homme irritable, impatient et véhément, qu’il sait appeler un chat un chat.

En quoi est-ce révélateur ? ... Bien sûr, de son tempérament. Il est clair que ce n’est pas une chiffe. Son écriture révèle les mêmes traits de caractère qui ont perduré jusqu’au bout. Or, à la lecture de ses grandes œuvres, ces traits d’humeur ne transparaissent pratiquement jamais. On soupçonne alors la somme de maîtrise vertueuse qui a dû présider à leur naissance. On peut dire la même chose de son comportement habituel. La mesure, la modération qu’on lui reconnaît, son équilibre, ne sont pas des choses qui lui étaient naturelles. C’est une banalité, mais il ne faut pas l’oublier : comme tout un chacun, Thomas n'était pas saint dès la naissance ; il l’est devenu. Rappeler cette véhémence permet de deviner quelque chose du chemin que cet homme impétueux a dû parcourir pour parvenir à la sainteté.

 

III. Deux moments de son évolution spirituelle (Orvieto : 1261-1265 ; Paris, 1271)

À l’automne de 1259, Thomas quitte Paris pour l’Italie. Pendant quelque 18 mois, on perd sa trace. Quand on le retrouve il est à Orvieto comme lecteur conventuel, chargé de la formation de ses frères pour le ministère de la prédication et de la confession (un peu ce que nous appellerions la formation permanente). C’est une période extrêmement féconde pour lui : sans compter les opuscules divers qu’il écrit en réponse à des consultations théologiques qui lui sont demandées, il rédige le Contra Gentiles, sa deuxième grande œuvre personnelle ; il commente le Livre de Job, qui est aussi une œuvre majeure ; il met en train la Catena aurea et il compose l’office de la Fête-Dieu. Laissons de côté les deux premières œuvres ; les deux dernières méritent d’être mieux connues.

 

La Chaîne d’or

La Catena aurea apporte un nouveau trait à la physionomie de notre théologien. Tout à l’heure nous l’avons vu scripturaire, maintenant nous le découvrons scripturaire et patristique. La Catena est un commentaire suivi des quatre évangiles par une suite de citations des Pères de l’Église. Chaque verset est expliqué par un ou plusieurs extraits des Pères soigneusement choisis. Pour notre propos, je voudrais en retenir deux points.

Tout d’abord l’étendue des connaissances de Thomas : on s’attend bien à le voir citer des auteurs latins, mais les grecs sont encore plus nombreux (57 contre 22), et certains étaient totalement inconnus en Occident avant lui. Mais ce n’est pas une pure compilation : Thomas a opéré des coupures pour éviter la prolixité, il a interverti certains passages pour les besoins de la continuité, il a précisé le sens des termes et, quand l’orthodoxie lui paraissait en cause, il n’a pas hésité à omettre ou à corriger (deux fois seulement) certaines choses. Bref c’est une œuvre d’auteur et de chercheur. À cause de toutes ces qualités, c’est un livre qui a exercé une immense influence et qui marque un tournant dans l’histoire de la théologie.

La deuxième chose que permet de constater la lecture de la Catena est que, contrairement à la réputation qu’on lui a faite, Thomas n’est pas l’homme d’un seul livre, imperméable à toute influence. Il s’est au contraire montré extrêmement réceptif à tous les courants qui traversaient son siècle. Qu’il s'agisse des penseurs grecs, Platon ou Aristote et de leurs commentateurs, des arabes ou des juifs, Avicenne, Averroès ou Maïmonide, pour ne mentionner que les principaux, qu’il s’agisse encore des grands penseurs chrétiens, Augustin, Jérôme, Grégoire ou le Pseudo-Denys, ou même de plus modestes comme Théophylacte qu’il a révélé par la Catena, Thomas leur ouvre sa porte et les accueille avec magnanimité. Il sait garder ses distances et dénoncer des opinions qu’il estime fausses - et parfois vivement -, mais il ne craint pas de répéter souvent : "Tout ce qui est vrai, dit par qui que ce soit, vient du Saint-Esprit" (Ia-IIae, q.109, a.1, ad 1).

 

L'Office du Corps du Christ

Pour des raisons diverses, l’authenticité de l’office de la Fête-Dieu a été parfois suspectée. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et l’on se plaît au contraire à y voir un jalon important dans l’évolution spirituelle de Thomas. Non seulement il y insiste sur la présence du Christ dans sa totalité, humanité (corps et âme) et divinité, mais surtout il s’y montre plus sensible qu’il ne l'était dans les Sentences, dix ans plus tôt, à la grâce d'amitié avec lui que le Christ nous y fait, et il souligne avec plus de chaleur affective les termes de cette relation. Communier c’est pour lui rencontrer Quelqu’un. Il souligne également avec plus de force la dimension eschatologique du sacrement, c’est-à-dire qu’il y laisse transparaître le désir de la vision de Dieu qui est une des caractéristiques de sa théologie. Le théologien selon le cœur de Thomas est quelqu’un qui cherche la Face. Et il s’inscrit ainsi dans la longue lignée des croyants de tous les temps.

Si l’on est attentif à cet arrière-fond théologique et spirituel, on comprend alors beaucoup mieux le comportement du saint dont les biographes soulignent fortement la piété eucharistique. On ne peut pas être certain qu'il a composé l’Adoro Te sur son lit de mort comme le veut Tocco, mais je crois qu'il n’y a plus de raisons de douter de son authenticité. Dans cette existence consacrée à la contemplatio studii, voilà donc un premier tournant.

Si j’anticipe un peu, on peut constater un deuxième tournant un peu plus tard, à l’époque du deuxième séjour parisien au moment où Thomas écrit la Secunda Pars. Tous les auteurs ont été frappés par le changement de tonalité entre la Prima et la Secunda Pars. Bien sûr, Thomas y parle de l’homme et non plus de Dieu ; bien sûr encore, il y a eu la lecture de l’Éthique à Nicomaque, si pleine d’humanité ; bien sûr enfin, on constate une présence plus grande d’Augustin, mais personne n’est très au clair sur la raison dirimante. À mon avis tout cela a joué de façon convergente et, sans qu’on puisse parler de conversion spirituelle proprement dite, il est certain que Thomas y tempère son intellectualisme excessif du début, qu’il s’y montre plus attentif à l’affectivité et aux leçons de l’expérience, qu’il s'y révèle plus humain, plein de délicatesse et de nuances. Pour nous qui sommes à la recherche de son vrai portrait, il y a là quelque chose à souligner.

 

IV. Travail et sainteté (Paris, 1268-1272)

En 1265, Thomas quitte Orvieto pour Rome. Il va y passer encore trois ans extrêmement occupés et il serait trop long de simplement énumérer tout ce qu’il fait alors. Nous retiendrons surtout qu’il y met en train deux tâches qui vont l’occuper tout le reste de sa vie : la Somme de théologie et les commentaires d’Aristote. Chacune de ces deux œuvres suffirait à remplir les cours d’un professeur durant plusieurs années : je ne m’attarderai donc pas sur leur contenu. Je m’attacherai plutôt à ce qu’elles révèlent de la personne, de la manière de travailler et du tempérament de saint Thomas.

 

Une intention apostolique

De ce point de vue, les commentaires d’Aristote sont particulièrement révélateurs. Il semble à peu près sûr que Thomas ne les a jamais enseignés oralement. Il n’était en tout cas tenu par aucune obligation scolaire. Si l’un ou l’autre répond à une demande amicale, ce n’est de loin pas le cas de tous. Pourquoi, alors qu’il était déjà surchargé de travail, s’est-il mis spontanément à cette nouvelle tâche ? Il y a plusieurs réponses à cette question, mais elles ne s’excluent nullement. Première réponse : l’esprit curieux qu’était Thomas a voulu prendre (ou reprendre pour certaines) une connaissance approfondie des œuvres nouvellement traduites par Guillaume de Moerbeke. Comme nous prenons des notes aujourd’hui en lisant un livre important, Thomas a couché par écrit ses réflexions à la lecture d’Aristote. Deuxième réponse : il préparait ainsi ses propres publications ; c’est non seulement vraisemblable, mais à peu près prouvé. Nous en avons un exemple curieux sur lequel je vais revenir dans un instant. Troisième réponse : Thomas était guidé par une intention apostolique et, plus ou moins consciemment, voulait "baptiser" Aristote. Sans exclure les deux autres, cette dernière perspective est décisive : entre la morale d’Aristote et celle de saint Thomas, il y a toute la différence apportée par l’Évangile. Il en va de même pour la métaphysique. Alors qu’Aristote ne disait que l’homme, Thomas s'arrange pour lui faire dire Dieu. Nous rejoignons donc ici sa préoccupation apostolique fondamentale telle qu’elle se trouve exprimée dans le Contra Gentiles.

« Puisant dans la miséricorde de Dieu, la hardiesse d’assumer l’office du sage - qui excède pourtant nos forces -, nous nous sommes proposé comme but d’exposer selon notre mesure la vérité que professe la foi catholique et de rejeter les erreurs contraires. Pour reprendre les paroles de saint Hilaire, l’office principal de ma vie auquel je me sens en conscience obligé devant Dieu, c’est que toutes mes paroles et tous mes sentiments parlent de lui. »

 

Un travailleur acharné

Placé pour ainsi dire en préface du Contra Gentiles, ce texte est bien connu ; il est de fait capital pour comprendre comment s’unifient dans la pensée et dans la vie de notre auteur des choses aussi diverses que la rédaction simultanée de toute la Secunda Pars de la Somme, le commentaire de l’Éthique, le Commentaire sur saint Jean et d’autres bricoles encore, comme les commentaires sur les Physiques, la Métaphysique et les Politiques, sans compter le train-train universitaire avec cours, Questions disputées, Quodlibets et opuscules divers ... Car il fait tout cela à la fois !

C'est une chose qu’il faut réaliser une bonne fois. Durant les trois ans et sept mois du deuxième enseignement parisien (de sept-oct. 1268 à fin avril 1272), la production intellectuelle de Thomas tient du prodige. À supposer qu’il ait eu environ 1253 jours possibles de travail (en admettant 350 jours par an, pour réserver quinze jours pour les indispositions ou empêchements éventuels), et en effectuant un comptage aussi précis que possible, on en arrive pour l’ensemble de cette période à 4061 pages selon l’édition Marietti (à peu près l'équivalent en nombre de colonnes de l’édition Busa), soit près de trois pages et demi (3,4) par jour, à raison de 742 mots par page. Si l’on prend en compte seulement les seize derniers mois, la moyenne s'élève alors à près de 6 pages (5,89).

Pour aider à visualiser la chose, il faut savoir qu’une feuille de notre papier actuel (format A4) en dactylographie serrée contient environ 350 mots. Cela veut dire que Thomas en aurait composé douze et demi (12,48) par jour (un autre calcul donnerait seulement onze pages et demi (11,65)). Pour les profanes, cela ne dit pas encore grand-chose ; mais il faut savoir - et les gens qui écrivent le savent très bien - que si l’on peut arriver dans une période faste de création, à quatre pages par jour, cela est plutôt rare. Si l’on prend la moyenne de toute une année et à plus forte raison sur quatre ans, il faudrait travailler d’arrache-pied pour parvenir à deux pages par jour. Cela donnerait sept cent pages par an : fort peu de gens en sont capables. Thomas en aurait composé quatre mille deux cents. Il avait donc un secret. Lequel ?

 

Le secret de Thomas

Sans parler des conditions de travail extrêmement favorables d'un couvent du XIIIe où beaucoup de nos pertes de temps actuelles étaient inconnues, on peut assez bien cerner deux raisons de l’efficacité de notre auteur. La première était une équipe de secrétaires. On les connaît très bien. Sinon toujours par leur nom, du moins par leur écriture. À certaines époques on peut même en compter quatre, simultanément. Thomas parfois dictait, parfois leur donnait du travail à préparer.

Quant à la dictée simultanée, on la met parfois en doute. Elle est pourtant bien attestée par les sources. Dans l’antiquité, César l’aurait pratiquée, et, plus près de nous, Napoléon. De nos jours, on s’étonne à peine de voir des joueurs d’échecs capables de mener simultanément plusieurs parties. Ces exemples ont au moins l’intérêt de nous aider à comprendre quelque chose de ce qui a pu se passer dans le cas de Thomas. Sa légendaire abstractio mentis - le mot "distraction" ne dirait pas tout à fait la même chose, parlons plutôt de concentration - était alors la condition indispensable pour mener à bien tous ces travaux.

Les secrétaires ne servaient pas seulement à écrire sous la dictée. On est conduit à penser à une véritable organisation et même à une rationalisation du travail. On la devine pour la composition de la Catena aurea qui suppose de considérables recherches de documentation et de traductions ; Thomas avait déjà une équipe autour de lui. On l’approche de plus près avec le De veritate à propos de quoi on nous dit que frère Thomas écrivait sur de petits bouts de parchemin. Les biographes s’extasient sur ce signe de pauvreté. Plus probablement, c’étaient des fiches sur lesquelles il préparait son travail. Et nous en avons la preuve avec la Tabula libri Ethicorum.

 

La "Table" du Livre des Éthiques

Oublié depuis le XVe siècle, ce curieux petit ouvrage n'a été publié par la Léonine qu'en 1971. Ce n'est pas un livre, mais comme son nom l'indique, c'est une "table", ou mieux un index des thèmes principaux de l'Éthique à Nicomaque d'Aristote et du commentaire qu'en avait fait jadis Albert le Grand. Vers 1270, au moment où il se prépare à écrire la Secunda Pars, la partie morale de la Somme de théologie, Thomas reprend les choses à fond. D'abord, il procède lui-même à une lecture commentée par écrit de l’œuvre d'Aristote, ensuite il revoit aussi le commentaire de son ancien maître et il fait confectionner par ses secrétaires des fiches sur les sujets principaux avec l'indication des références où on peut les retrouver. Ce travail de son équipe se présente maintenant sous la forme d'un livre suivi où les thèmes sont classés selon l'ordre alphabétique, mais il est peu probable qu'il ait été destiné à la publication. Beaucoup d'indices permettent au contraire de penser qu'il avait d'abord pris la forme de fiches séparées.

L'extrême intérêt de ce travail est bien sûr de révéler le sérieux avec lequel Thomas a préparé la rédaction de la Somme. Plus précisément l'étude de ces fiches confirme ce que je disais à l’instant : les secrétaires de Thomas n'étaient pas de purs exécutants, mais des collaborateurs qui lui préparaient le travail et auxquels il laissait une certaine initiative, se réservant d'y apporter la dernière touche. Il y a de fortes chances que nous saisissions ici la manière habituelle de Thomas, car nous en avons un second exemple dès l'été de 1259 (Thomas était alors tout jeune professeur) sous la forme d'une Table du commentaire des Physiques d'Albert, établie par celui qu'on désigne comme le secrétaire D, faute de savoir son nom.

Voilà donc le premier secret de Thomas : un homme qui sait organiser son travail et à qui ses supérieurs ont eu l'intelligence de fournir l'aide dont il avait besoin (ce n'étaient pas toujours des religieux, mais parfois des professionnels salariés).

 

Du travail jusqu'à l'héroïsme

Le second secret tient en quelques mots : Thomas se tuait de travail. Pour être ainsi à la tête d’un véritable atelier de production littéraire, il lui fallait non seulement préparer le travail des autres, mais le maîtriser de façon à l’amener au dernier stade - au rythme de 12 pages quotidiennes. Nous avons un certain nombre de récits qu’on a longtemps considéré comme de pieuses anecdotes, des miracula comme on dit. Ce ne sont pas seulement des historiettes édifiantes, mais pour les comprendre il faut les lire au second degré, comme des palimpsestes[1].

On nous raconte ainsi qu’après avoir dicté à trois secrétaires, "s'étant assis pour se reposer un peu, il s’était endormi et continuait à dicter même en dormant". Je ne sais pas s’il a continué longtemps, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Sinon qu’il était mort de fatigue et s’endormait n’importe où et n’importe quand. Avec les conséquences qu'on peut deviner. Ainsi lorsqu’il s’est brûlé sans s’en apercevoir à la chandelle qu’il tenait à la main.

À une autre occasion, on le voit réveiller en pleine nuit son compagnon Raynald pour lui dicter quelque chose. Celui-ci prétend que Thomas aurait eu une apparition de saint Paul qui lui aurait révélé la signification d’un passage obscur d’Isaïe. Soit. Mais le texte dit aussi. Et sans lui faire aucune violence, que pendant que Raynald donnait, Thomas veillait et priait ou réfléchissait à haute voix (habitude de la dictée sans doute, on l’entendait souvent parler à haute voix quand il était seul). Tout cela est très clair : non seulement Thomas ne perd pas une minute pendant la journée, mais il passe une bonne partie de ses nuits au travail. Ses biographes crient au miracle pour expliquer sa fécondité. Si miracle il y a, c’est d'avoir tenu ce rythme si longtemps et même en l’amplifiant les derniers mois.

 

Le résultat ne s’est pas fait attendre trop longtemps. Vers la fin de 1273, les "distractions" de Thomas se multiplient. De plus en plus absorbé dans ses pensées, sa méditation, sa prière, il s’absente de plus en plus souvent et de plus en plus longuement du monde extérieur. Pendant le Carême de 1273, tout le monde remarque son visage inondé de larmes durant le chant du Media vita. Au milieu de la vie nous sommes en pleine mort... Et pendant qu’il célèbre la messe du jour des Rameaux, il a une longue extase. Six mois plus tard, aux environs de la Saint-Nicolas, il en a une autre.

À cette date, il abandonne même complètement le travail. À l'étonnement et au désespoir de Raynald, qui lui en demande les raisons, il répond simplement : "Je ne peux plus". Plus tard, il expliquera : "Tout cela me semble de la paille". On l’envoie se reposer chez sa sœur. Rien n’y fait. Convoqué par le pape, il se met en route pour le concile de Lyon. Mais un accident malencontreux provoque sans doute une hémorragie cérébrale. Il en mourra quelques jours plus tard, le 7 mars 1274. Il avait 49 ans.

 

Le "vrai" portrait

Bien des images ont été proposées de Thomas.... Laquelle vous laisser ?...

L’inexpressif obèse popularisé par Juste de Gand ne lui rend guère justice.

Le visage rayonnant de jeune intelligence dans le chœur des saints ou au contraire de douloureuse compassion au pied de la croix que lui a donné Fra Angelico lui convient beaucoup mieux.

Sandro Botticelli l’a représenté avec un livre : l’encrier d’une main et la plume de l’autre rappellent bien son activité incessante de penseur et d’écrivain. Il l’a aussi doté d’un visage volontaire et même impérieux qui correspond assez bien au caractère du polémiste que laissent deviner certains de ses écrits. S’il n'est pas "vrai", ce portrait est du moins vraisemblable. Vous le trouverez sur la couverture de mon livre : Initiation à S. Thomas d’Aquin.

Il en est pourtant un autre que je préfère et que je vous laisse imaginer par les yeux de votre cœur. Un portrait qui révèle la manière dont le travail de l’intellectuel s’harmonisait chez lui avec la prière du saint. Les sources répètent souvent que "chaque fois qu’il voulait étudier, disputer, enseigner, écrire ou dicter, il se retirait d’abord dans le secret de l’oraison". Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas une banalité. Jusqu’alors, les vies de saints considéraient le savoir et l’étude avec suspicion et l’anti-intellectualisme y est de rigueur. Thomas est le premier dont on loue les travaux intellectuels et cela sera souligné dans la bulle de canonisation. Il y a donc là une insistance à remarquer. Mais surtout, cela n’est plus fait pour nous étonner, cette prière s’incarne dans certains gestes frappants.

Les écrits théologiques de Thomas aussi bien que son comportement révèlent une véritable dévotion à l’humanité du Christ et plus spécifiquement au Christ crucifié. Un jour donc, ayant eu à traiter d’un sujet difficile (la permanence des accidents eucharistiques sine subiecto), on le vit se rendre à la chapelle après avoir terminé son travail. Comme s’il voulait consulter le principal intéressé, il se met devant le crucifix, il place devant lui comme devant son Maître le cahier ouvert dans lequel il avait écrit, et il prie les bras en croix. Les circonstances dans lesquelles les biographes ont situé le geste ne sont guère vraisemblables, mais j’aime au moins retenir l’expressive simplicité du geste et l’intention profonde de la démarche.

Si je vous laisse ce portrait de préférence aux autres, c'est qu’il me semble résumer non seulement la démarche de Thomas, mais celle de tout théologien digne de ce beau nom : la solidité d’une construction théologique s’éprouve à l'aune de la rigueur et de la compétence, certes ! Mais aussi et surtout à son accord avec la foi. C’est pourquoi la démarche du théologien commence et s’achève dans la prière.

 

fr. Jean-Pierre Torrell O.P.

 

Pour aller plus loin, voir Jean-Pierre Torrell, Initiation à saint Thomas d'Aquin, Cerf, 2015.

 


[1] Les palimpsestes sont des parchemins manuscrits dont on a effacé la première écriture afin de pouvoir écrire un nouveau texte ; des procédés spéciaux permettent parfois de déchiffrer l’écriture grattée.