La métaphysique est, selon la définition d’Aristote reprise par saint Thomas d’Aquin, une science de « l’étant en tant qu’étant (ens in quantum ens) ». Par étant, participe présent du verbe être, on désigne ce qui est en train d’être : cette pierre, ce stylo, cet atome, cet homme, mais chacun envisagé du point de vue où il s’agit d’un quelque-chose-qui-est. Autrement dit, la métaphysique appréhende les choses de notre monde dans leur constitution la plus fondamentale.
1. Les deux manières dont l’étant se divise
Pour saint Thomas, parmi ce que l’on peut dire de plus fondamental d’une chose, il faut souligner la dualité dans l’étant entre ce qui relève du « ce que c’est » et ce qui relève du « c’est ». L’expression quelque-chose-qui-est rassemble ces deux dimensions : quelque chose… qui est. Par exemple, la poire est un étant, et l’on peut considérer en elle :
- ce qu’elle est (ce qui la distingue de la pomme ou de la groseille dans le genre des fruits),
- ou bien simplement qu’elle est (ce qui la distingue de cette autre poire placée à côté, ou de ce qu’elle a été et sera).
Cette clarification, qui semble facile à saisir et même banale, prend une autre dimension lorsqu’on s’avise qu’elle s’applique à toutes les réalités de notre monde sans exception, par le fait même qu’elles sont des étants. En ce sens, la distinction entre le ce-que-c’est et le cela-est est effectivement fondamentale, et si on la creuse un tant soit peu, on s’aperçoit qu’elle ouvre sur deux discours bien différents au sujet des choses, un discours sur l’essence (essentia) ou la quiddité (quidditas), et un discours sur l’acte. Chaque discours approfondit une dimension différente de l’étant, et met en évidence deux types de divisions. Thomas explique :
« L’étant est divisé d’une première manière selon qu’on le dit être quelque chose (quid), à savoir une substance, ou une quantité, ou une qualité — ce qui est diviser l’étant par les dix prédicaments — ; et d’une autre manière selon qu’on le divise par la puissance et l’acte (actum) — ou opération (operationem), dont est dérivé le nom d’acte. »[1]
Ainsi, pour reprendre l’exemple de la poire, on aura d’abord les divisions selon la quiddité :
La poire est … une poire (substance)
… lourde (quantité)
… verte (qualité)
… en train de cuire (passion)
etc. (10 prédicaments au total)[2]
Selon l’autre dimension, on divise l’étant en ne retenant que ce qui relève d’un acte. Voici quelques situations où l’on désigne un acte :
- La poire est, elle existe (l’être)
- La poire pousse (mouvement de croissance)
- La poire pourrit (mouvement de corruption)
- La poire est en train de cuire (passion)
- La poire tombe (action par rapport à l’air, mais passion par rapport à la gravité)
- La poire est en germe (puissance à être mûre)
- La poire est mûre (l’acte d’être mûr)
Mettons maintenant un peu d’ordre dans ces actes.
2. L’ordre de l’acte
Pour mettre de l’ordre entre les actes, la distinction fondamentale est celle entre acte et puissance. Aristote l’avait mise en évidence à propos du mouvement[3]. Le mouvement est en effet l’acte le plus aisé à observer parce qu’il s’agit d’un acte qui prend son temps. Voici, pour reprendre notre exemple, une poire qui mûrit en passant de la couleur verte à la couleur jaune. Cela lui prend quelques jours, durant lesquels elle traverse toutes les teintes allant d’une couleur à l’autre. La poire jaune est donc mûre en acte, elle a achevé le mouvement de son mûrissement. Par opposition, la même poire lorsqu’elle était verte était en puissance à être mûre. Être en puissance par rapport à tel acte, c’est donc être ordonné à cet acte comme terme de son mouvement.
Cette approche de l’acte et de la puissance par le mouvement caractérise l’approche physique, car la physique s’occupe des mobiles dans leur mouvement. Aristote avait déjà perçu que l’acte et la puissance ont une application plus large, mais c’est saint Thomas qui montrera qu’il s’agit d’une division universelle, et d’une d’une division fondamentale de la métaphysique.
« L’intention principale de la doctrine de la puissance et de l’acte n’est pas d’en traiter seulement en tant qu’on les rencontre dans les réalités mobiles, mais en tant qu’ils se rattachent à l’étant commun (ens commune). Car on trouve aussi de la puissance et de l’acte dans les réalités immobiles, telles les réalités intellectuelles .»[4]
D’où cette portée universelle de la division de l’acte et de la puissance vient-elle ? Elle résulte de ce que aucun des étants de l’univers, c’est-à-dire aucune des créatures, n’est d’emblée pleinement en acte. Tout étant est donc divisé « par la puissance et l’acte », en ce que tout ce qu’on trouve dans un étant peut être en puissance ou en acte. Retournons une fois de plus à la poire et à sa quiddité. Tous les prédicats qui expriment le ce-que-c’est de la poire se divisent selon l’acte et la puissance. En voici quelques uns :
- La substance : la graine de poire est un poirier en puissance, tandis que le poirier est l’acte de sa graine.
- La quantité : la poire mûre est en acte de son poids ou de sa taille adulte par rapport au poids et à la taille en puissance de la jeune poire.
- La qualité : la poire verte est en puissance de la poire jaune.
- La passion : lorsque la poire commence à cuire, elle est en puissance d’être une poire cuite.
- Le lieu : la poire qui est cueillie sur l’arbre en Ardèche est en puissance de se trouver sur un étal au marché de Marseille.
Précisons, même si cela dépasse notre propos, que Thomas montrera le lien entre d’une part la division selon l’acte et la puissance, et d’autre part l’existence de deux degrés de l’acte dans les créatures : l’être et l’opération. Un étant est, c’est un premier acte, et le même étant opère dans un acte différent du premier. Pour la poire, être et croître sont deux actes de soi différents.
3. La perplexité de Hume
Une fois établies les deux divisions de l’étant, selon la quiddité et selon l’acte, une fois montré l’utilité de l’une et de l’autre, il est naturel de s’interroger sur leur complémentarité. Pourquoi est-il important, lorsqu’on regarde une chose, de ne pas oublier une de ces divisions ? Le philosophe David Hume en apporte une excellente illustration. Lorsqu’il chercha à comprendre ce qu’est la causalité, il se mit à regarder les choses, à inventorier et classer leurs propriétés, et nulle part il ne vit la causalité, alors que toutes y étaient soumises. Ce qui l’amena à rejeter la réalité de cette notion, et à n’y voir qu’une association de l’esprit. Voici comment il rend compte de sa recherche :
« A première vue, je m’aperçois que je ne dois chercher la causalité dans aucune des qualités particulières des objets. Car quelle que soit la qualité que je choisis, je trouve un objet qui ne possède pas la causalité et qui cependant tombe sous la dénomination de cause ou d’effet. Et il n’y a vraiment rien d’existant, soit d’externe soit d’interne, qu’on ne saurait considérer ou bien comme une cause ou bien comme un effet. De là, il est clair qu’il n’existe pas une qualité qui appartienne universellement à tous les étants et qui leur confère un titre à cette dénomination [de cause ou d’effet]. »[5]
Prenons l’exemple de Paul après son repas. Si nous disons que Paul a digéré son repas, nous attribuons à l’estomac de Paul une action de digestion sur le repas. Or aucune des caractéristiques formelles de l’estomac (sa taille, son poids, l’épaisseur de sa muqueuse, sa couleur, etc.) ne contient une telle causalité. Aucun de ces prédicaments n’est en mesure de fonder l’acte de la digestion sur le repas, alors même que tous y ont contribué. Par conséquent, en déduit Hume, si l’acte de digestion ne peut être rattaché aux propriétés formelles de l’estomac, c’est donc que notre esprit seul a établi le lien entre l’un et l’autre. Lorsque nous disons : « Paul a digéré son repas », nous ne signifions pas une causalité réelle de Paul sur le repas, nous ne faisons que lier par notre esprit la disparition du repas dans l’estomac de Paul d’un côté, avec la satiété de Paul de l’autre. Ainsi prospère l’empirisme…
4. L’erreur de Hume
Hume eut raison de relever que si on recherche la causalité dans la quantité, dans la qualité, dans l’apparence extérieure, dans la structure interne, etc., on ne la trouve nulle part. Et qu’on ne trouve pas plus dans les choses un ce-que-c’est qui consisterait dans la causalité. Dans la poire, je trouve une quantité, des qualités, mais je ne trouve pas de causalité. Pourtant il commit une erreur, celle ne n’envisager dans les choses que la division selon la quiddité. Hume fit l’hypothèse métaphysique, ou plutôt il admit inconsciemment une hypothèse métaphysique, selon laquelle l’étant n’est divisible que d’une seule manière, selon la quiddité. C’est pourquoi, toujours selon cette hypothèse, la causalité ne serait réelle que si elle était réductible aux prédicaments de la quiddité. Hume avait de bonnes raisons d’admettre cette hypothèse. À son époque, la métaphysique était devenue une étude des essences et elle ne lui présentait qu’une alternative : soit la causalité est de l’être, et elle doit alors être un ce-que-c’est, soit elle n’est qu’une idée de notre raison. Ayant écarté la première branche de l’alternative, il adopta donc logiquement la seconde.
Si maintenant on prend en compte la division selon l’acte, alors on s’aperçoit que, lorsque Paul digère son repas, son estomac est le principe d’un acte exercé sur la nourriture. L’estomac qui était en puissance de digérer avant le repas se met à être traversé de nombreux mouvements qui sont l’acte de l’estomac. De son côté, et corrélativement, la nourriture arrivée dans l’estomac est progressivement assimilée par le corps de Paul : elle était en puissance d’être assimilée et sera assimilée en acte à la fin de la digestion. L’acte commun de l’estomac et de la nourriture est l’acte de digestion et consiste dans une causalité de l’estomac sur la nourriture. C’est du reste en raison de cet acte, sur le fondement de cet acte, que l’on attribue à celui qui exerce l’acte le prédicat de l’action, et à celui qui est sujet de l’acte le prédicat de la passion. Durant la digestion, l’estomac est un agent et la nourriture est un patient.
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur l’action et la passion comme prédicaments selon la quiddité, mais l’essentiel était ici de montrer qu’oublier la division de l’acte revient à oublier une dimension fondamentale des choses : leur devenir. De fait, la philosophie après Hume sera obligée de réintégrer le devenir comme l’autre des choses, l’événement qui leur arrive, l’histoire qui s’impose à elles. Au contraire, si l’on prend en compte la division de l’étant selon l’acte et la puissance, alors le devenir apparaît comme une dimension constitutive des choses, que la métaphysique ne peut plus ignorer. Telle est la voie suivie par saint Thomas d’Aquin.
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Thomas d’Aquin, In IX Metaph., lect. 1, n. 1769. ↩
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On appelle prédicament un type de prédicat. Et un prédicat est ce que l’on dit d’un sujet. Par exemple, lorsque l’on dit « la poire est ronde », on note que la rondeur (prédicat) appartient à la poire (sujet). ↩
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Aristote, Métaphysique, Δ, 12 et Θ, 1. ↩
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In IX Metaph., lect. 1, n. 1770, sur Métaphysique 1045b35–1046a3. ↩
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David Hume, A Treatise of Human Nature, Oxford, Clarendon Press, 1896, III, 2. ↩