Le texte évangélique
Dans l’évangile selon saint Luc, au chapitre 17, on lit :
« Lequel d’entre vous, quand son serviteur aura labouré ou gardé les bêtes, lui dira à son retour des champs : Viens vite prendre place à table ? Ne lui dira-t-il pas plutôt : Prépare-moi à dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive. Ensuite tu mangeras et boiras à ton tour ? Va-t-il être reconnaissant envers ce serviteur d’avoir exécuté ses ordres ? De même vous aussi, quand vous aurez exécuté tout ce qui vous a été ordonné, dites : Nous sommes de simples serviteurs : nous n’avons fait que notre devoir
sic et vos cum feceritis omnia quae praecepta sunt vobis dicite servi inutiles sumus quod debuimus facere fecimus (Lc 17, 10)
La question théologique : le mérite du serviteur de Dieu
Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 114, a. 1, première objection :
« Il apparaît que l’homme ne peut rien mériter de Dieu. En effet, personne ne mérite un salaire lorsqu’il rend à autrui ce qu’il lui doit. Aristote le remarquait déjà : Tout le bien que nous faisons ne saurait récompenser ce que nous devons à Dieu de manière suffisante, car nous lui devons toujours davantage (Éthique à Nicomaque, VIII, 1163b15). De là vient ce qui est dit dans l’évangile de saint Luc : “Quand vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites : nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions.” Donc l’homme ne peut rien mériter de la part de Dieu. »
Comment répondre à cette objection ?
L’explication
Lors d’une visite pastorale dans une paroisse qui avait connu de grandes difficultés mais s’était relevée sous la poigne d’un prêtre de choc, un évêque disait : « Quelles grandes choses, mon père, l’Esprit Saint a réalisées par vous ! » ; et le prêtre de répondre : « Si vous aviez vu, Monseigneur, l’état de la paroisse lorsque l’Esprit Saint était seul à s’en occuper ! » Non pas que l’Esprit Saint ne puisse pas gouverner cette paroisse, mieux encore que ce prêtre. Mais d’ordinaire, il ne le veut pas.
Dans la parabole des talents (Mt 25, 14), le maître demande des comptes de ce qu’il a confié à ses serviteurs. C’est que Dieu veut non seulement le but, il veut aussi l’atteindre à travers la coopération de ses créatures. Il ne veut pas seulement la fin, mais aussi le moyen créé pour y parvenir.
De ces causes subordonnées à sa providence, la prière est une de celles que Dieu favorise. Sainte Catherine disait ainsi à son confesseur, qui lui demandait si sa prière était assez abandonnée à la volonté de Dieu, et si elle ne voulait pas le soumettre à la sienne :
« Dieu m’inspire le désir de demander dans la prière ce qui lui plaît, et il m’ôte le désir que je puis avoir de lui demander ce qui ne lui plaît pas; »
La prière collabore ainsi avec la providence et purifie par surcroît le désir de l’orant. Le Christ dit encore à Catherine (Le dialogue, réponse 1, chapitre 6) :
« Quant aux […] choses nécessaires à la vie humaine, Je les ai distribué[e]s avec la plus grande inégalité et Je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. Il était en mon pouvoir de doter les hommes de tout ce qui leur était nécessaire pour le corps et pour l’âme ; mais J’ai voulu qu’ils eussent besoin des autres afin qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi. »
Bref, les serviteurs de cette parabole sont tous sauf inutiles, et non parce qu’ils se pousseraient du col pour se rendre indispensables, mais parce que c’est la sagesse de Dieu de nous faire dépendre ainsi les uns des autres.
Si ces serviteurs ne sont pas inutiles, mais indispensables en vertu même de la libre providence, comment les qualifier ?
Jésus dans sa parabole tire une image de la vie courante. Dans le monde dont il nous parle, un esclave n’a aucun droit de propriété, même sur sa propre personne. Il est toujours redevable au maître, et incapable de racheter l’obligation qu’il lui a. Peu importe si cela nous choque, Jésus prend cela comme une évidence. La bizarrerie, l’incongruité, ce serait que le maître dise à l’esclave de retour des champs : « Assieds-toi, tu as assez travaillé pour aujourd’hui, restaure-toi. » Cette inconvenance mettrait tout le monde mal à l’aise, l’esclave en premier qui se demanderait ce que cela cache. L’ordre des choses, c’est que l’esclave après une journée de labeur serve encore le maître. Tout le monde y trouve son compte, et le sentiment de sa dignité. Lorsque le maître donne quitus à l’esclave qui a bien fait son travail, il sanctionne sa justice, qui consiste pour l’esclave à faire ce qu’il doit.
Mais la parabole ne s’arrête pas là. Jésus nous dit que « le maître fait une grâce à ce serviteur pour avoir fait ce qui lui a été ordonné » (v. 9). Cette grâce va bien plus loin que de la simple « reconnaissance ». L’esclave en effet ne cause pas la grâce du maître pour lui. En vertu de sa diligence et de son zèle, le maître le rétribuera justement. Mais la grâce ou la faveur du maître n’a pas d’autre motif ni cause que la bonté du maître. Lorsque le maître agrée l’œuvre du serviteur, son agrément procède de sa bienveillance et ne doit rien à la fidélité du serviteur. C’est pourquoi cet agrément ajoute quelque chose à l’œuvre bonne accomplie par le serviteur, supplément que ce dernier est incapable de lui conférer, quelque empressement qu’il apporte à l’accomplissement de sa tâche.
Qu’est-ce à dire sinon que la complaisance du maître qui ne doit rien aux efforts du serviteur est absolument gratuite ? Jésus nous parle d’un ordre de chose qui va donc au-delà de la justice. Cela ne la supprime pas, bien sûr. Quiconque croirait assez payer le boulanger auquel il achète son pain de sa complaisance à l’avoir reçu commettrait une injustice, cela ne prête pas à barguigner. Mais la grâce est d’un autre ordre. Elle nous dit comment Dieu, qui n’a besoin de rien parce qu’il possède tout, se réjouit du bien que nous lui faisons, non parce que nous le comblerions de quelque chose qu’il n’a pas, mais seulement parce qu’il est bon. C’est de lui-même qu’il tire toute bienveillance qu’il nous témoigne, et pas d’une reconnaissance qu’il ne nous doit pas. C’est pourquoi il peut nous témoigner de la bienveillance même quand nous ne sommes rien, et continuer à le faire tandis que le péché nous a rendus moins que rien.
Ainsi lorsque Dieu nous fait du bien, ce n’est pas d’abord en raison de nos mérites, mais de la grâce dont Il est libre d’user avec nous. Or cette grâce, il ne nous l’a pas ménagée, et l’histoire sainte est là pour nous montrer que la providence de Dieu est le dévoilement de cette bienveillance qui culmine dans l’offrande imméritée du Christ.
« Des serviteurs inutiles », lit-on parfois. Inutile Mère Teresa ? Ce ne serait pas seulement l’insulter elle, mais aussi les miséreux qu’elle a arrachés à une mort ignoble. Inutile saint Thomas d’Aquin ? Pas sûr qu’ils seraient d’accord, les générations de dominicains (et d’autres …) qui ont compris grâce à lui quelque chose de l’essence de Dieu, de la Trinité, de la procession des personnes divines. Inutile, la veuve anonyme qui a glissé une modeste obole dans le tronc du Temple ? Mais Jésus a agréé son offrande, nous disant comment plaire à Dieu. Qu’est-ce qu’ils ont en commun ? Non seulement d’avoir servi à quelque chose ; mais surtout ils ont agi en vertu de la gratuité de Dieu. Cette bonté, saint Thomas a estimé qu’il valait la peine de lui consacrer dans une gratuité en retour des milliers d’heures de labeur acharné, et de se consumer pour elle. Mère Teresa en a fait autant pour des malades et des mourants. Ainsi rendaient-ils à Dieu un hommage humble et ébloui, dans un parfait acte de charité.
Notre relation à Dieu est asymétrique ? Bonne nouvelle, car nous serons justes avec lui en ne nous réservant rien.
La réponse de saint Thomas
- La grâce est une bienveillance gratuite de Dieu, que le serviteur ne mérite pas et ne peut mériter. C’est en cela qu’ayant accompli son office il n’a rien à attendre de son maître et se dit à lui-même : je suis un serviteur inutile, je n’ai fait que ce que je devais faire. Ainsi, ce que le serviteur inutile reçoit de Dieu ne résulte en rien de son service : c’est un signe de la bienveillance de Dieu pour lui (Somme de théologie, Ia-IIae, q. 110, a. 1, resp., texte adapté) :
« Dans le langage courant, le mot grâce revêt une triple signification. Il désigne en premier lieu la dilection que l’on a pour quelqu’un. Par exemple, on dira que ce serviteur bénéficie de la grâce de son maître, en ce sens qu’il est aimé de son maître. En outre, on emploie le mot grâce pour signifier un don accordé gratuitement, lorsque l’on dit par exemple : je te fais cette grâce. Enfin on donne au mot le sens d’un remerciement pour un bienfait gratuit ; ainsi lorsque nous rendons grâce pour les bienfaits reçus.
Or de ces trois significations, la deuxième (le bienfait accordé gratuitement) découle de la première (la dilection pour le serviteur) : c’est en effet parce qu’on aime quelqu’un qu’on lui accorde des présents. Et la troisième (l’action de grâce) découle de la deuxième (le bienfait), puisque c’est à cause des bienfaits que l’on rend grâce. »
- Le serviteur inutile est utile pour les hommes (Écrit sur les Sentences, II, dist. 27, a. 3, ad 3) :
« Même en rendant ce qu’on doit, on mérite. En effet, quelqu’un mérite aussi à l’égard de Dieu en ce qu’il est établi à l’égard des hommes comme ayant une vie digne de louange. Car l’acte de justice est louable, comme le sont les actes des autres vertus. C’est pourquoi même l’acte de justice est méritoire (bien que certains ont parfois pu le nier), alors que pourtant l’acte de justice consiste à rendre ce que l’on doit, y compris ce que l’on doit à l’homme. Car en effet, si ce que l’on rend, on le rend pour le devoir à autrui, de sorte qu’on ne peut se l’attribuer comme sien ; cependant dans cette action de rendre il y a tout ce qui n’était en rien dû : le mode de l’opération dans laquelle se fonde cette reddition, ainsi que le droit à mériter, ainsi que la louange de celui-là même qui rend parce qu’il a rendu volontairement et par amour de ce bien qu’est la justice. »
- Les saints sont toujours des serviteurs inutiles (Commentaire sur Isaïe, collation sur le chapitre 44) :
« Les saints sont : élus par prédestination (Ep 1, 4: Il nous a élus…), formés par l’infusion de la grâce (Gn 2, 7: Le Seigneur forma… et insuffla…), rendus droits par la dilection (Ct 1, 3: ainsi t’aiment droitement…), serviteurs par le devoir qu’ils ont d’opérer (Lc 17, Nous sommes des serviteurs inutiles…). »
fr. Renaud Silly, o.p.