Dans l’un de ses derniers essais, Petite poucette, Michel Serres (1930-2019) aborde les mutations considérables, en particulier épistémologiques, survenues depuis la fin du XXe siècle, avec l’essor de l’informatique[1]. Paradoxalement, c’est au moyen d’une histoire ancienne, la légende de saint Denis, qu’il tente d’approcher la nouvelle relation au savoir.
Au temps de l’empereur Domitien, Denis, l’évêque de Paris, est condamné à la décapitation sur la butte Montmartre par les autorités romaines. Exécuté à mi-chemin par des soldats fainéants qui ne voulaient pas se donner la peine de monter jusqu’au sommet, l’évêque ramasse sa tête, la porte et gravit la pente, sous les regards médusés de ses bourreaux. Pour Serres, nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation analogue à celle de saint Denis. La révolution informatique a coupé nos têtes. Nous les portons désormais entre nos mains en portant nos ordinateurs :
De notre tête osseuse et neuronale, notre tête intelligente sortit. Entre nos mains, la boîte-ordinateur contient et fait fonctionner, en effet, ce que nous appelions jadis nos facultés : une mémoire, plus puissante mille fois que la nôtre ; une imagination garnie d’icônes par millions ; une raison aussi, puisque autant de logiciels peuvent résoudre cent problèmes que nous n’eussions pas résolus seuls. Notre tête est jetée devant nous, en cette boîte cognitive objectivée[2].
Serres s’efforce de faire profession d’espérance ou plutôt, corrigerait Bernanos, d’optimisme[3]. Cette décapitation ne marque pas tant la fin du savoir que d’un ancien rapport au savoir. Elle ne signe pas la mort de l’apprentissage, de l’intelligence et du génie humain : « Le sujet de la pensée vient de changer. Les neurones activés dans le feu blanc du cou coupé diffèrent de ceux auxquels l’écriture et la lecture se référaient dans la tête des prédécesseurs, qui grésillent dans l’ordinateur[4]. » L’homme numérique demeure toutefois un homme sans tête, qui se rapporte au savoir comme à quelque chose d’extérieur à lui : « le voici, jeté là, devant [lui], objectif, collecté, connecté, accessible à loisir, dix fois déjà revu et contrôlé (...)[5]. » Le propre des nouvelles technologies serait d’externaliser la pensée humaine en la transférant sur les ordinateurs comme les forces physiques de l’homme, autrefois, avaient été externalisées sur des machines motrices :
Cogito : ma pensée se distingue du savoir, des processus de connaissance — mémoire, imagination, raison déductive, finesse et géométrie... externalisés, avec synapses et neurones, dans l’ordinateur. Mieux : je pense, j’invente si je me distancie ainsi de ce savoir et de cette connaissance, si je m’en écarte. Je me convertis à ce vide, à cet air impalpable à cette âme, dont le mot traduit ce vent[6].
Cette dissociation de la pensée, du savoir et des processus de connaissance est-elle réelle ou seulement apparente ? Si elle est réelle, est-elle inhérente à la technologie informatique ou seulement à l’un de ses usages ? Si elle n’est qu’apparente, d’où viennent l’erreur et l’illusion ? Nous ne prétendons pas, dans cette étude, répondre à ces questions mais proposer un parallèle qui pourrait nous aider à mieux les formuler. La situation épistémologique décrite sous l’image de « la tête étêtée[7] » est inédite, certes, mais elle pose des questions anthropologiques et noétiques anciennes. C’est ce que nous souhaitons montrer en réfléchissant au débat qui eut lieu, au XIIIe siècle, chez les philosophes et les théologiens latins, au sujet de l’averroïsme. Sur un certain nombre de points (centralisation et externalisation de la pensée, accès au savoir par mode de connexion, passivité dans l’acte d’intellection, crainte d’une dépossession de soi et d’une appropriation par un autre, etc.) les nouvelles technologies et l’averroïsme peuvent être rapprochés. En pointant ces coïncidences, nous n’entendons pas signifier qu’une filiation historique existerait entre la pensée d’Averroès et celle des concepteurs informatiques ou dire que l’ère numérique signerait la revanche pratique de l’averroïsme condamné à l’Université de Paris en 1270 puis 1277[8]. Notre but est seulement de trouver dans le passé quelques lumières pour éclairer le présent.
I. Utrum hic homo intelligit ?
Utrum hic homo intelligit ? Est-ce que cet homme pense ? Voilà la question que l’averroïsme et l’informatique obligent à se poser. Cette question, aujourd’hui, ne concerne pas tous les hommes mais uniquement ceux du digital : « Petit Poucet et Petite Poucette[9] », pour reprendre le surnom donné par Serres aux nouvelles générations. Pensent-ils encore, ces hommes qui sous-traitent leur pensée à des ordinateurs produits en série, programmés par des logiciels communs et reliés à des bases de données ou à des services informatiques centralisés ? Pense-t-on encore lorsque l’on délègue aux machines des opérations mentales qui sont pourtant à notre portée ou que l’on se fonde sur des résultats que l’on serait incapable d’obtenir par nous-mêmes ?
Au Moyen Âge, la question, utrum hic homo intelligit, est plus générale et plus radicale. Plus générale, parce qu’elle concerne tous les hommes sans exception. Plus radicale, parce qu’il s’agit moins d’un problème de sous-traitance de la pensée par des instruments artificiels qui seraient intelligents, comme le suggère Serres, que de sur-traitance par un intellect unique, centralisé, au-dessus de tous les hommes. Avec Averroès ou plutôt avec l’Averroès que les Latins ont reçu et compris[10], il ne s’agit pas de savoir si certains hommes pensent ou si la technique peut aider l’homme à penser ou le dispenser de penser, mais de savoir si la pensée est le propre de l’homme. L’averroïsme jette le trouble sur l’expérience synthétique, très ordinaire, que nous faisons de nos opérations végétatives, sensitives et intellectives. Puis-je m’attribuer, moi qui respire, moi qui marche, moi qui mange, l’acte de penser ? Ai-je raison de dire : « Moi qui sens, je pense » ? La réponse, si l’on tient les thèses averroïstes, n’a plus rien d’évident car si la sensation s’effectue dans l’homme, l’intellection, en revanche, s’effectue en dehors de lui, dans un intellect séparé du corps humain, selon l’être, qui est éternel, en deçà de Dieu :
Il est séparé par essence, dit Averroès : c’est un être coupé des corps, des hommes, et subsistant autonome à la verticale des êtres. Il serait un, ensuite, car il est sans matière et que la matière multiplie : c’est l’intellect unique de l’espèce humaine, l’intellect commun, sans nom, une seule puissance dont tous les hommes feraient le partage. Enfin, il serait éternel. Averroès y voit une Intelligence inengendrée, incorruptible, la dernière d’un cosmos lui-même sans naissance et sans fin où chacun, limité dans son corps périssable, serait précédé d’un Esprit devant lui survivre indifféremment[11].
L’averroïsme pose aux Latins un problème que l’on peut, avec saint Thomas d’Aquin, résumer ainsi. L’acte d’intelligence requiert de celui qui intellige qu’il soit l’agent et le sujet de sa pensée. Or l’homme, selon les thèses averroïstes, n’est ni l’un ni l’autre[12]. Il n’en est plus l’agent, parce que l’abstraction des données sensibles, produites par les sens externes et internes de l’homme, est le fait d’un intellect séparé, « l’intellect agent (intellectus agens) ». Il n’en est plus le sujet, parce qu’il ne possède pas en propre l’information intelligible qui a été dégagée en lui. C’est un autre intellect séparé, « l’intellect possible (intellectus possibilis) » — Averroès l’appelle aussi, en reprenant la terminologie d’Alexandre d’Aphrodise, « intellect matériel » ou « intellect hylique » — qui réceptionne les formes abstraites par l’intellect agent.
Avec l’averroïsme, la dépossession est radicale : homme a perdu le pouvoir de penser. Dans la situation décrite par Serres, la pensée n’est pas soustraite mais multipliée. Elle se trouve à présent autant dans la tête d’un homme que dans un ordinateur. L’homme peut opérer intellectuellement mais il peut aussi s’en dispenser et s’en remettre à son ordinateur, comme à un deuxième esprit, qui pense pour lui et qui, pour un certain nombre de taches, fonctionne plus efficacement que lui. Avant d’approfondir cette différence — pour Averroès, nous sommes incapables, par nature, de penser par nous-mêmes ; pour Serres, certaines capacités rationnelles ne sont plus le propre de l’homme — il convient de noter, dans les deux cas, le transfert de pensée qui s’opère vers un autre principe intellectif. Les questions posées par l’informatique, ainsi conçu, rejoignent celles que l’averroïsme posait au XIIIe siècle. Sommes-nous toujours agents et sujets de notre pensée ? Sommes-nous rendus savants par ces nouvelles technologies ou seulement, comme s’inquiétait déjà Platon au sujet de l’écriture, des « semblants de savants[13] » ?
II. Couplage et connexion
Parmi les faits caractéristiques de l’époque informatique, Serres note l’invasion grandissante du bavardage, le « brouhaha permanent[14] » qui s’étend bien au-delà des salles de classes et envahit tous les milieux sociaux et professionnels. Si les maîtres, aujourd’hui, peinent à se faire entendre, si les « porte-voix de l’écriture[15] » ne sont plus guère écoutés, c’est qu’ils ne détiennent plus, selon Serres, le savoir : « Ce savoir annoncé, tout le monde l’a déjà. En entier. À disposition. Sous la main. Accessible par Web, Wikipédia, portable, par n’importe quel portail. Expliqué, documenté, illustré, sans plus d’erreurs que dans les meilleures encyclopédies[16]. »
L’invention, c’est-à-dire la découverte par soi-même, sans l’aide d’un enseignement extérieur, d’un côté, la discipline, c’est-à-dire l’apprentissage d’une doctrine enseignée par un autre qui possède le savoir de manière explicite et parfaite[17], de l’autre, apparaissent de plus en plus superflues. Ce qui compte désormais est la connexion à un contenu ou des process qui se trouvent soit en acte, prêts à l’emploi, soit en puissance dans des opérateurs artificiels capables de les générer. Il ne s’agit plus tant de produire la science et de la retenir en soi-même que d’opérer des transferts d’informations d’un lieu à un autre ; l’esprit humain n’étant qu’un support parmi d’autres. Mais la connexion aux informations et le transfert de données suffisent-ils à faire acte d’intelligence ?
Pour répondre à cette question, la comparaison avec l’averroïsme est de nouveau instructive. Tant dans l’averroïsme que dans les nouvelles pratiques noétiques décrites par Serres, la notion de jonction avec un autre être pensant est centrale. Mais là où Serres déporte, sinon totalement, du moins en partie, la pensée vers l’ordinateur auquel l’homme se connecte, de sorte que s’établit entre eux un lien matériel, une fibre reliant les fonctions de l’homme avec celles de l’ordinateur, l’averroïsme déporte la pensée vers l’unique intellect, de sorte que s’établit une contiguïté spirituelle, « un lien contigu (continuatio)[18] » de l’intellect séparé avec l’âme sensitive de l’homme.
Pour Averroès, c’est en se connectant aux images qui sont dans l’âme humaine que l’intellect séparé pense et que l’on peut dire que l’homme pense[19]. Celui-ci n’accède à la science que dans la mesure où il est « uni ou couplé (seu uniatur seu copuletur)[20]» à l’intellect possible/matériel parfait par l’intellect agent : « Et quand l’intellect matériel est uni [à l’intellect agent] en tant qu’il est parfait par l’intellect agent, alors nous sommes unis avec l’intellect agent ; et cet état est appelé acquisition et intellect acquis comme on le verra ensuite[21]. » La pensée aurait donc, selon Averroès, deux sujets. Le premier est ce sur quoi porte la pensée de l’intellect séparé. C’est le sujet-moteur. Il s’agit de la représentation que l’homme se forge, par exemple, de la pierre, par le moyen des sens externes puis internes. Le second est ce dans quoi l’universel, produit par l’intellect agent à partir de l’image de la pierre, est reçu. C’est le sujet-substrat : l’intellect possible ou matériel qui héberge le concept de pierre et forme à son propos divers jugements[22].
Pour saint Thomas, dire que l’homme pense dans la mesure où il fournit les images qui sont abstraites puis intelligées par un intellect séparé de lui est une imposture. Cela revient à dire qu’un mur verrait parce qu’il a été peint et rendu, par conséquent, visible :
Or, il est patent que le fait que les couleurs, dont les similitudes sont dans la vue, sont sur le mur, ne permet pas d’attribuer au mur l’action de voir : on ne dit pas en effet que le mur voit, mais bien plutôt qu’il est vu. Du simple fait donc que les formes des images sont dans l’intellect possible, il s’ensuit non pas que c’est Socrate, où sont les images, qui intellige, mais bien que lui-même soit intelligé, ou ses images[23].
Pour qu’un homme intellige, il est nécessaire, premièrement, qu’il soit au principe de l’opération intellectuelle par laquelle l’image de la réalité extérieure formée par les sens internes est transformée en espèce intelligible, deuxièmement, qu’il soit le sujet récepteur de cette espèce, troisièmement, qu’il soit au principe de la conception de la chose pensée et des divers jugements posés sur elle. Ces trois conditions, comme on l’a vu, ne sont pas remplies chez Averroès. Il ne suffit donc pas de tenir que l’homme est connecté, par l’intermédiaire des images, à l’intellect possible pour pouvoir dire qu’il pense : « ce lien contigu ou cette union ne suffit pas pour faire de l’action de l’intellect une action de Socrate[24] ». Socrate ne pense pas lui-même : ça pense en lui et par lui.
Peut-on faire, au sujet de la connexion de l’homme aux divers outils informatiques et à l’intelligence artificielle, en particulier, un constat analogue et dire que « ce qui est en nous [à savoir l’intellect] nous est retiré (subtrahitur enim quod est in nobis)[25] » ? À la différence de l’intellect séparé qui, dans le modèle théorique d’Averroès, est le seul être réellement pensant, les ordinateurs ne sont pas, comme Serres le soutient ou fait mine de le soutenir, des têtes pensantes[26]. Non seulement ils ne pensent pas mais ils ne peuvent ôter la pensée à l’homme. Les nouvelles technologies peuvent toutefois causer per accidens, à l’occasion de l’aide qu’elles apportent et des informations qu’elles fournissent, une certaine privation ou ‘‘soustraction’’ noétique. Et ce, de trois manières.
Premièrement, en déchargeant les hommes d’un certain nombre d’opérations mentales. Nous rejoignons ici les réserves formulées par Socrate dans le Phèdre. L’assistance offerte par les machines peut entraîner une certaine dépossession intellective en causant indirectement une atrophie des facultés rationnelles humaines. Les nouvelles technologies offrent le moyen de se dispenser d’opérations intellectuelles fastidieuses, certes, mais utiles voire nécessaires pour comprendre en profondeur et s’approprier pour de bon le contenu intelligible communiqué (mais pas compris) par les machines.
Deuxièmement, en délivrant en masse des informations (intelligibles et sensitives) que les utilisateurs n’ont pas eux-mêmes découvertes par expérience, au contact des choses réelles, qu’ils n’ont pas conçues au terme d’un processus d’apprentissage et qu’ils n’ont, pour la plupart, pas eux-mêmes vérifiées dans la réalité. Les nouvelles technologies peuvent soustraire, indirectement, leurs utilisateurs à l’exercice de la raison et au chemin de la connaissance, en les soustrayant à la réalité naturelle et en les arrimant dans un monde virtuel.
Troisièmement, en s’introduisant toujours davantage et plus étroitement dans leur intimité sous couvert de progrès. Comme on l’a dit, les nouvelles technologies ne peuvent pas supprimer ce qui, en l’homme, est un donné de nature. Le principe intellectif n’est pas une partie de notre être que nous pourrions transférer ou céder à un autre, comme pourrait l’être une partie de notre corps, car il n’est pas quelque chose de corporel mais l’acte de notre corps, le principe premier de vie par lequel nous nous mouvons, nous sentons et nous intelligeons[27]. Ce principe premier, qui est notre âme, est uni à notre corps, non comme un moteur à une carlingue, mais comme une forme est unie à une matière, de sorte de que nous sommes par nature, et non par accident, des êtres pensants. Voilà ce que l’averroïsme niait en tenant la thèse de l’intellect séparé. Les nouvelles technologies, comme on l’a vu, n’aspirent pas nos âmes mais elles peuvent cependant interférer dans l’exercice de la raison en agissant, plus ou moins directement et intensément, sur nos sens et les supports organiques de notre pensée, en particulier notre cerveau[28]. Les ordinateurs d’aujourd’hui sont externes. Ils sont au bout de nos doigts et sous nos yeux comme n’importe quel objet. Mais les ordinateurs de demain pourraient être internes, joints à notre corps, à la manière dont l’âme, chez Platon, est unie au corps, c’est-à-dire comme un moteur (ut motor). La contiguïté de la machine avec les conditions organiques de la pensée sera alors extrême. L’implantation de ces relais psycho-informatiques, quelles que soient les arguments en leur faveur que l’on pourra donner — l’assistance thérapeutique ne sera évidemment pas la seule raison mobilisée — augmentera de facto notre dépendance à leur égard, notre passivité et le risque, par conséquent, de perdre notre liberté d’esprit et d’action.
III. De la noétique à la politique
La passivité de l’homme, dans l’usage des nouvelles technologies, ne se mesure pas seulement au fait d’être délivré de certaines tâches fastidieuses ou de parvenir à des résultats qui seraient, sans elles, inaccessibles. Elle constitue, pour les systèmes informatiques, en particulier les systèmes d’intelligence artificielle, une condition sine qua non d’existence et de performance. Les systèmes intelligents sont, en effet, fondés sur l’exploitation des données de leurs utilisateurs.
Sur ce point encore, la comparaison avec l’averroïsme se justifie puisque les opérations de l’intelligence artificielle (IA) se fondent sur l’exploitation du patrimoine cognitif humain. De même que l’intellect possible, chez Averroès, se sert de l’intellect passif de l’homme et des données que l’intellect agent extrait, l’IA se sert des données intelligibles (savoir humain) numériquement codées (chaque caractère d’un texte est codé par un numéro puis en bits, une suite de 0 et de 1) et des données particulières brutes (photos, sons...), analogiquement puis numériquement codées. L’IA exploite les bases de données et celles que chaque utilisateur, individu ou communauté, plus ou moins volontairement, lui cède. L’utilisateur d’IA est autant utilisateur qu’utilisé, exploiteur qu’exploité[29].
Parce que les nouvelles technologies se servent de leurs utilisateurs, parce qu’elles le rendent passif et lui soustraient, dans une certaine mesure, l’invention, l’apprentissage et l’expérience de la réalité extra-mentale, celles-ci comportent le risque d’un double asservissement que Bernanos, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, avait pointé. Le premier asservissement est lié, tout d’abord, à ce que les machines peuvent donner : « Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner[30]. » Le deuxième asservissement, lié au premier, est « l’asservissement à la collectivité propriétaire des machines[31] ». Cet asservissement, lorsqu’il se réalise, ne se fait pas sous la contrainte mais avec le consentement du consommateur. Les services proposés et acceptés peuvent entraîner une servitude volontaire.
Le danger d’une dépossession de sa pensée et de son libre-arbitre — les deux sont liés puisque l’on est maître de son agir à mesure que l’on est spirituel — et d’une appropriation de sa pensée et de sa volonté par un autre que soi motivait déjà l’opposition de saint Thomas à l’averroïsme. Si l’homme ne pense et ne veut qu’en se prolongeant dans un intellect séparé, c’est qu’il n’est plus lui-même intelligent et maître de son agir. Ça pense et ça veut en lui[32]. Un tel homme est moins voyant que vu, moins intelligent qu’intelligé, moins comprenant que compris, moins agissant qu’agi. Dans l’averroïsme, cette passivité était universelle, commune à tous les êtres humains : un seul intellect, au-dessus de tous, chez Averroès, pense et veut pour tous, en tous, à leur place.
Sur ce point encore, les nouvelles technologies offrent quelque similitude avec l’averroïsme. En effet, la connexion d’une multitude à un nombre réduit de moteurs [de recherche] ou de logoi [logiciels] donne à l’idée du « monopsychisme[33] », une certaine consistance technologique. Les entreprises technologiques multinationales (Google, Microsoft...) sont capables, par les services et les outils qu’elles proposent, de relier et de s’unir des millions d’individus. Par leur pouvoir massif de collecte autant que de diffusion des données, celles-ci se prolongent ou se continuent en quelque sorte chez leurs utilisateurs, par l’intermédiaire d’ordinateurs externes et bientôt internes, comme les intellects séparés d’Averroès se prolongent dans les individus par l’intermédiaire des images.
En se joignant à elles et en recourant à leurs services, ces entreprises géantes ont accès aux données personnelles de clients répartis dans le monde entier, à leurs histoires, leurs mémoires, leurs sensibilités, etc. Elles partagent, à leur demande et à leur insu, dans un occasionnel qui tend à devenir constant, un contenu tantôt standard, tantôt adapté. Par les textes, les images, les sons qu’elles fournissent, à tout moment et en tout lieu, celles-ci sont capables de peser, via les sens, sur la pensée et la volonté de leurs utilisateurs.
Pour qualifier l’état ultime de ‘‘l’intellect’’ de l’homme couplé à l’intellect séparé, le traducteur latin d’Averroès au XIIIe siècle, Michel Scot, avait choisi le mot adeptus, qui est le participé passé du verbe adipiscor : acquérir. Le mot est ambigu car il peut être entendu en deux sens. Il peut signifier, chez Averroès, d’un côté, l’acquisition par l’homme, par intellect agent interposé, d’informations, de l’autre, l’acquisition de l’homme par l’intellect séparé qui se joint à lui. Cette ambiguïté se retrouve, analogiquement, dans les nouvelles technologies. Les informations ou les services acquis par les clients ont pour prix leurs données. Les entreprises acquièrent leurs clients dans la mesure où ils ont recours à elles. Aucun outil n’est absolument neutre et sans effet sur celui qui l’utilise. Mais à la différence de ceux qui les ont précédés, les appareils et systèmes informatiques ne sont pas utilisés seulement par ceux qui en sont les clients mais par les propriétaires qui les programment. Le risque d’aliénation aux instruments et à leurs propriétaires est démultiplié par le simple fait qu’une main, autre que celle de l’utilisateur, continue d’actionner l’outil et de le conduire.
Par curiosité et par humour, nous avons fini par interroger l’oracle ChatGPT sur le parallèle entre l’averroïsme et les nouvelles technologies. Celui-ci a dit que ce rapprochement était « inattendu » mais fécond, en pointant notamment le lien entre intelligence collective et monopsychisme : « L’idée d’un intellect universel trouve un écho dans les technologies modernes, où l’intelligence artificielle agrège et analyse les données collectives pour produire des connaissances applicables à tous. Par exemple, les algorithmes d’apprentissage machine agissent comme un ‘‘intellect agent’’ collectif, transcendant les capacités individuelles. » Nous avons cherché à en savoir plus sur la nature de la pensée et de l’intellection dans l’averroïsme et les nouvelles technologies, sur la connexion par l’intermédiaire des images, etc. mais en vain. La machine était, pour le moment, à cours de données humaines. ChatGPT a achevé poliment sa réponse par une question toute faite, à laquelle il ne comprenait évidemment rien, mais qui s’avère vertigineuse pour un humain, surtout quand il se demande qui la formule et s’il peut y répondre : « Qu’en penses-tu ? »
Fr. David Perrin, o.p.
[1] Le terme informatique a été créé par le mathématicien et ingénieur Philippe Dreyfus en 1962 pour décrire l’automatisation du traitement des informations au moyen des ordinateurs.↩
[2] Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier (coll. « Manifestes »), 2012, p. 28.↩
[3]Cf. Georges Bernanos, « La France devant le monde de demain » [1946-1947], La liberté, pour quoi faire ? [1953], Essais et écrits de combat, t. II, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1995, p. 1262-1263.↩
[4] M. Serres, op. cit., p. 35.↩
[8]Cf. La condamnation parisienne de 1277, nouvelle édition du texte latin, traduction, introduction et commentaire par D. Piché avec la collaboration de C. Lafleur, Paris, Vrin (coll. « Sic et Non »), 1999. Pour une brève présentation de cette condamnation, de ses enjeux et la part prise par saint Thomas, cf. Alain de Libera, « Introduction » à Thomas d’Aquin, Contre Averroès. L’unité de l’intellect contre les Averroïstes suivi de Textes contre Averroès antérieurs à 1270, traduction, introduction, bibliographie, chronologies, notes et index par A. de Libera, Paris, Flammarion (coll. « GF-Flammarion », 713), 1994, p. 9- 73 ; Jean-Pierre Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin, Paris, Cerf, 2015, p. 246-253.↩
[9] En anglais, le mot digit désigne à la fois un chiffre (de 0 à 9) et le doigt avec lequel on compte. Par extension, le terme digital a été adopté pour décrire les technologies numériques basées sur des chiffres, en particulier la représentation binaire (0 et 1) utilisée dans l’informatique moderne. En donnant aux enfants du numérique, « digital natives », le surnom de « Petite Poucette » et « Petit Poucet », en raison de l’habileté à manier le portable et autres appareils, Serres désigne à la fois une technique, des générations (Y, Z, alpha) et une certaine manière de réaliser le propre de l’homme (la main comme symbole de raison).↩
[10] Il y a débat pour savoir si l’averroïsme des averroïstes et des anti-averroïstes au xiiie siècle est bien celui d’Averroès. Sur les écarts (supposés) de saint Thomas avec Averroès Cf. A. de Libera, « Introduction », dans Thomas d’Aquin, Contre Averroès, op. cit., p. 66-67 ; Id., L’unité de l’intellect. Commentaire du De unitate intellectus contra averroistas de Thomas d’Aquin, Paris, Vrin (coll. « Études & Commentaires »), 2004, p. 168-169, p. 236-237, p. 320-321 ; Jean-Baptiste Brenet, Averroès inquiétant, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 79.↩
[11] J.-B. Brenet, Averroès inquiétant, op. cit., p. 9-10.↩
[12] Les conséquences philosophiques et théologiques de cette thèse sont extrêmes. La négation de la pensée humaine entraînerait de facto celle de l’immortalité de son âme et celle de la béatitude divine. N’étant plus intellective, l’âme humaine ne serait plus immortelle. La perfection ultime et la félicité de l’homme ne serait plus de connaître le Dieu véritable (Jn 17, 3) mais d’être conjoint à quelque substance séparée qui n’est pas Dieu.↩
[13] Dans le Phèdre, Socrate exprime, par le moyen d’un mythe, sa crainte que l’homme, à cause de l’écriture, se dispense de mémoriser et, par conséquent, d’apprendre. Les dieux égyptiens, Theuth et Thamous, discutent au sujet des arts. Leurs avis divergent au sujet de l’écriture : « ‘‘Voici, ô roi, dit Teuth, le savoir qui fournira aux Égyptiens plus de savoir, plus de science et de mémoire ; de la science et de la mémoire le remède a été trouvé.’’ Mais Thamous répliqua : ‘‘Ô Theuth, le plus grand maître ès arts, autre est celui qui peut engendrer un art, autre celui qui peut juger quel est le lot de dommage et d’utilité pour ceux qui doivent s’en servir. Et voilà maintenant que toi, qui es le père de l’écriture, tu lui attribues, par complaisance, un pouvoir qui est le contraire de celui qu’elle possède. En effet, cet art produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant, en effet, leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoration, que tu as trouvé le remède. Quant à la science, c’en est la semblance que tu procures à tes disciples, non la réalité. Lors donc que, grâce à toi, ils auront entendu parler de beaucoup de choses, sans avoir reçu d’enseignement, ils sembleront avoir beaucoup de science, alors que, dans la plupart des cas, ils n’auront aucune science ; de plus ils seront insupportables dans leur commerce, parce qu’ils seront devenus des semblants de savants, au lieu d’être des savants. » Platon, Phèdre, 274e-275b [trad. L. Brisson, ŒC, p. 1292]. La critique platonicienne de l’écriture est à relativiser car il s’agissait, d’une part, pour (l’écrivain) Platon de ne pas oublier les vertus de l’oralité et du discours pratiqué par son maître, d’autre part, de célébrer dans l’art de la discussion le génie d’Athènes et sa supériorité sur les autres peuples.↩
[14] M. Serres, op. cit., p. 35.↩
[17] Thomas d’Aquin, Expositio Libri Posteriorum, Lib. I, lect. 1 [éd. Léon., t. I*, 2, p. 8, 175-179] : « Nomen autem doctrinae et disciplinae ad cognitionis acquisitionem pertinent : nam doctrina est actio eius qui aliquid cognoscere facit , disciplina autem est receptio cognitionis ab alio. » ; « Les noms de ‘‘doctrine’’ et de ‘‘discipline’’ visent l’acquisition de la science. Si la doctrine désigne l’action de celui qui fait connaître quelque chose, la discipline, en revanche, désigne la réception de la connaissance reçue d’un autre. »↩
[18] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Iª, q. 76, a. 1, c. [éd. Léon., t. V, p. 209 ; trad. F. X. Putallaz, p. 66].↩
[19] Averroès, L’intelligence et la pensée, comm. 5, op. cit., p. 74 : « La jonction des intelligibles avec nous autres hommes se fait par la jonction des “intentions” intelligibles avec nous, [plus précisément] de cette partie des [“intentions” intelligibles] qui est en nous d’une certaine manière comme [leur] forme — et ce sont les “intentions” imaginées. »↩
[20] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Iª, q. 76, a. 2, c. [éd. Léon., t. V, p. 217 ; trad. F. X. Putallaz, p. 81].↩
[21] Averroès, L’intelligence et la pensée. Grand Commentaire du De anima. Livre III (429a10-435b25), comm. 5 traduction A. de Libera, Paris, Flammarion (coll. « GF-Flammarion », 974), 1998, p. 80.↩
[22] Averroès passe par la comparaison avec le sens pour démontrer l’existence de ces deux sujets : « Car, puisque concevoir par l’intellect, comme le dit Aristote, c’est comme percevoir par le sens, et que percevoir par le sens s’accomplit par l’intermédiaire de deux sujets, dont l’un est le sujet par lequel le sens devient vrai (et c’est le sensible extérieur à l’âme) et l’autre, le sujet par lequel le sens est une forme existante (et c’est la perfection première de la faculté sensorielle), il est aussi nécessaire que les intelligibles en acte aient deux sujets, dont l’un est le sujet par lequel ils sont vrais, à savoir les formes qui sont des images vraies, et le second, celui qui fait de chaque intelligible un étant du monde [réel], et c’est l’intellect matériel. » Averroès, L’intelligence et la pensée, III, comm. 5, op. cit., p. 69-70. La partie de l’intellect matériel, actualisée à partir des images fournies par l’individu, est nommée « intellect spéculatif (intellectusspeculativum) » ou « intellect produit (intellectusfactus) ». Par rapport à l’homme, cette partie, coproduite par l’intellect agent et l’intellect possible, est corruptible mais, prise en elle-même, elle est éternelle. Saint Thomas a bien noté ce point : « Mais à cela le Commentateur répond que les espèces intelligibles ont un double sujet : l’un d’eux leur donne l’éternité, c’est l’intellect possible, l’autre leur donne la nouveauté c’est l’image (...). » Contra Gentiles, Lib. II, cap. 73 [éd. Marietti, vol. II, no1515, p. 212, 19-24 ; trad. C. Michon, p. 288] : « Sed ad hoc respondet Commentator praedictus, quod species intelligibiles habent duplex subiectum : ex uno quorum habent aeternitatem, scilicet ab intellectu possibili ; ab alio autem habent novitatem, scilicet a phantasmate. »↩
[23] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Iª, q. 76, a. 1, c. [éd. Léon., t. V, p. 209 ; trad. F.-X. Putallaz, p. 67] : « Sicut ergo species colorum sunt in visu, ita species phantasmatum sunt in intellectu possibili. Patet autem quod ex hoc quod colores sunt in pariete, quorum similitudines sunt in visu, actio visus non attribuitur parieti : non enim dicimus quod paries videat, sed magis quod videatur. Ex hoc ergo quod species phantasmatum sunt in intellectu possibili, non sequitur quod Socrates, in quo sunt phantasmata, intelligat ; sed quod ipse, vel eius phantasmata intelligantur. »↩
[24] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Iª, q. 76, a. 1, c. [éd. Léon., t. V, p. 209 ; trad. F.-X. Putallaz, p. 66-67] : « Sed ista continuatio vel unio non sufficit ad hoc quod actio intellectus sit actio Socratis. »↩
[25] Thomas d’Aquin, De unitate intellectus, cap. III [éd. Léon., t. XLIII, p. 306, 337-338 ; trad. A. de Libera, § 78, p. 153].↩
[26] Collecter des données, les classer, les stocker, par des procédés mécaniques de corrélations et d’interactions, n’est pas, pour les machines, les comprendre, se les approprier, les intérioriser, en posséder la notion. Les logiciels peuvent traduire des mots et des phrases mais ils ne savent pas ce qu’ils font (cf. test de la chambre chinoise, Searle, 1980). Les mots ne sont, pour Deepl ou ChatGPT, par exemple, qu’une série de chiffres. Ils ne désignent aucune réalité connue en tant que telle. Le résultat auquel ils parviennent n’est pas le fruit d’un raisonnement, c’est-à-dire d’une compréhension : « Un ordinateur ne pense ni ne suppute. Il compute. Il mouline des données avec une puissance de calcul qui dépasse la nôtre. » Fabrice Hadjadj, « Quantified-self (I) : Ni pourquoi ni comment, mais combien ? », Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi), Paris, Tallandier (coll. « Texto »), 2019, p. 127. Pour un rappel historique et une description technique et philosophique du fonctionnement de l’IA, cf. Philippe-André Holzer, « Que penser de l’intelligence artificielle ? », Nova et Vetera 98 (2023/1), p. 53-96↩
[27] Nous renvoyons pour la démonstration de l’existence de l’âme à l’article 1 de la question 75 de la Prima pars de la Somme de théologie de saint Thomas. L’article 2 établit sa subsistance par le moyen de son intellectualité.↩
[28]Cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., Iª, q. 75, a. 2, ad 3 [éd. Léon., t. V, p. 197 ; trad. F.-X. Putallaz, p. 28] : « Si le corps est requis pour l’action de l’intellect, ce n’est pas comme un organe par lequel s’exercerait cette action, mais par manière d’objet : l’image en effet est à l’intellect comme la couleur à la vue. » ; « Corpus requiritur ad actionem intellectus, non sicut organum quo talis actio exerceatur, sed ratione obiecti : phantasma enim comparatur ad intellectum sicut color ad visum. »↩
[29] La différence sur ce point avec le livre et les autres outils liés au savoir est immense. Ceux-ci ne se servent pas de ceux qui les emploient et ne se modifient pas à chaque utilisation.↩
[30] Georges Bernanos, « La Révolution et la liberté » [Décembre 1944], La France contre les robots [1970], dans Essais et écrits de combat, t. II, textes établis, présentés et annotés par Y. Bridel, J. Chabot, M. Estève, F. Frison, P. Gille, J. Furt et H. Sarrazin, sous la direction de M. Estève, Paris, Gallimard (coll. « Biblliothèque de la Pléiade »), 1995, p. 1063.↩
[31] G. Bernanos, « La liberté pour quoi faire ? » [1947], op. cit., p. 1307. La phrase mérite d’être citée en entier : « Il ne s’agit pas, je le répète, de détruire les machines, mais de faire face à un risque immense qui est l’asservissement de l’humanité, non pas précisément aux machines, ainsi que voudraient me le faire dire les imbéciles, comme si nous nous attendions à être menés un jour aux champs par un petit robot à roulettes, comme des oies — et encore, après tout, qui sait ?... — Non pas l’asservissement aux machines, mais l’asservissement à la collectivité propriétaire des machines. »↩
[32] Averroès soutient que la volonté humaine a le pouvoir déclencher à son gré le processus de pensée : « Il est nécessaire d’attribuer ces deux actions à l’âme [qui est] en nous — recevoir l’intelligible et le produire —, bien que l’agent et le récepteur soient des substances éternelles, du fait que ces deux actions — abstraire les intelligibles et les concevoir — dépendent de notre volonté. » Averroès, L’intelligence et la pensée, III, comm. 18, op. cit., p. 108. Mais cette attribution de la volonté à l’homme laisse Thomas aussi sceptique que celle de l’intellect : « Si donc l’intellect ne fait pas partie de cet homme-ci au point de ne faire véritablement qu’un avec lui, si, au contraire, il lui est seulement uni par les images ou comme moteur, la volonté n’aura pas son siège dans cet homme-ci, mais dans l’intellect séparé. » Thomas d’Aquin, De unitate intellectus, cap. III [éd. Léon., t. XLIII, p. 306, 347-351 ; trad. A. de Libera, § 78, p. 153] : « Si igitur intellectus non est aliquid huius hominis ut si uere unum cum eo, sed unitur ei solum per fantasmata uel sicut motor, non erit in hoc homine uoluntas, sed in intellectu separato. »↩
[33] G. W. Leibniz, Discours sur la conformité de la foi avec la raison, § 9, dans Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, préface et notes de J. Jalabert, Paris, Aubier, Éditions Montaigne (coll. « Bibliothèque philosophique »), p. 57 : « Ceux qui sont de ce sentiment pourraient être appelés monopsychites, puisque, selon eux, il n’y a véritablement qu’une seule âme qui subsiste. »↩