La raison d’être de tout sacrement est de nous communiquer la grâce qui vient du Christ, d’appliquer en nous, qui ne vivons plus à l’époque du Christ, la vertu de salut de l’œuvre qu’il a achevée sur la Croix [1]. Or puisque tout sacrement est un signe, cela signifie que Dieu a voulu, en même temps qu’il nous conférerait la grâce, nous faire connaître par des signes en quoi elle consiste et de quelle source elle jaillit. De sorte que par les sacrements, 1) nous sommes rendus participants, par la foi, de l’œuvre même de notre salut, et 2) nous sommes introduits dans une relation plus intime avec Dieu, consistant dans un culte véritable et dans l’union avec Lui par la charité[2].
Or l’eucharistie réalise de manière parfaite cette raison d’être des sacrements. En premier lieu parce qu’en présentant au Père l’offrande que le Christ fit de lui-même dans sa Passion, l’Église offre à Dieu le seul vrai et définitif sacrifice[3]. En second lieu parce que l’eucharistie contient substantiellement le Christ lui-même, là où les autres sacrements ne contiennent que la puissance de salut dérivant du Christ. L’eucharistie ne donne pas seulement la grâce, elle unit à l’auteur même de la grâce[4]. Enfin, en troisième lieu, dans l’eucharistie le Christ se donne à nous en nourriture spirituelle, c’est-à-dire pour une assimilation achevant la vie spirituelle dans l’union au Christ[5].
Lorsqu’il traite de l’eucharistie sous ce dernier aspect, celui de la réception de l’eucharistie, saint Thomas distingue entre l’effet du sacrement et son usage, c’est-à-dire entre la communion au Christ (Somme de théologie, IIIa, q. 79) et la manducation qui est l’acte sensible par lequel s’opère cette communion (IIIa, q. 80–81).
1. La communion au Christ dans la charité (IIIa, q. 79)
Dans ce qui suit, on évoquera la réception du sacrement par les fidèles. Mais il ne faut pas oublier que l’eucharistie produit des effets universels. Certes, la célébration de la Messe trouve sa finalité la plus visible dans la communion des fidèles, mais on ne doit pas oublier ses deux autres finalités. D’une part, en tant qu’elle représente la Passion du Christ, dont la vertu de salut s’étend à toute l’humanité, la Messe est le sacrifice offert pour le salut du monde. D’autre part, en tant qu’elle unit au Christ, la communion eucharistique unit aussi à son Corps mystique, l’Église. A la différence des autres sacrements, le sacrement de l’autel ne profite par conséquent pas seulement à ceux qui le reçoivent, mais aussi 1) à tous ceux qui sont unis de quelque manière à la Passion du Christ par la foi et la charité (en raison du sacrifice de la Messe) ainsi que 2) à tous ceux qui sont membres de son Corps mystique (en raison de la communion au sacrement du corps et du sang du Christ).
Cela posé, lorsque le fidèle reçoit le sacrement de l’eucharistie en communion, c’est la finalité propre du sacrement qui s’achève : les sacrements sont faits pour trouver leur terme dans des hommes. De ce point de vue, l’eucharistie ne produit son fruit que chez celui qui la reçoit[6]. Or ce fruit est double : l’union à Dieu et la rémission des péchés.
L’union à Dieu
Par la communion eucharistique, le fidèle assimile la chair vivifiante du Christ offerte lors de la Passion (« Ma chair, pour la vie du monde » Jn 6,52). Avec cette précision que cette assimilation se réalise sous le mode sacramentel de la nourriture et de la boisson, en mangeant et en buvant. La charité dont le Seigneur nous a aimés en mourant sur la Croix se répand alors dans le fidèle et le stimule à vivre de cette charité, à agir par elle. Cette présence active de la charité qui submerge le cœur de l’homme produit en lui une « délectation », un « enivrement » spirituel[7] qui sont un avant-goût de la gloire future. En effet, si la participation à la charité du Christ revêt ici-bas un caractère encore imparfait du fait de sa modalité sacramentelle, il n’empêche qu’elle nous introduit dans la véritable amitié avec Dieu et la véritable communion avec tout le Corps mystique du Christ[8]. Sous le voile de la foi, l’eucharistie ne nous procure pas une autre réalité que celle qui sera donnée dans la gloire : « Si quelqu’un mange, il vivra éternellement » (Jn 6,52). C’est ce caractère ambivalent de sacrement — propre au régime de la foi, valable sur cette terre — mais de sacrement de l’union véritable avec Dieu, qui justifie les appellations de « viatique » et de « pain des anges »[9].
La rémission des péchés
La réalité qui nous est donnée dans l’eucharistie (la charité, et la communion au Corps mystique) est indissociable de cet autre effet qu’est la rémission des péchés. De cela témoigne le trait le plus remarquable de ce sacrement : il est constitué de deux espèces séparées, le corps sous l’apparence du pain, et le sang sous l’apparence du vin. Par cette séparation constitutive du sacrement, est « représenté » ce moment où, sur la Croix, le sang fut répandu « en rémission des péchés », scellant ainsi l’Alliance nouvelle et éternelle[10]. En lui-même, et par la vertu de la Passion du Christ, le sacrement de l’eucharistie peut donc remettre n’importe quel péché.
Cependant ce n’est pas immédiatement pour cette fin que le Christ a institué l’eucharistie. Le pardon des péchés est plutôt l’effet propre 1) du baptême, qui fait naître à l’existence spirituelle, et 2) de la pénitence, qui la rétablit. Car du point de vue du sujet qui communie, le péché est plutôt un obstacle à l’union à Dieu : on ne peut se nourrir — corporellement ou spirituellement — que si l’on est vivant. De sorte que celui qui a conscience de sa mort spirituelle — en ayant commis un péché mortel — augmente plutôt son péché en communiant malgré tout : « Celui qui mange et boit indignement, mange et boit sa propre condamnation » (1Co 11,29). Au contraire, le pécheur qui, conscient de sa mort spirituelle, respecte le sacrement en s’en abstenant tout en ayant un ardent désir de le recevoir, pourra être remis de son péché, aussi grave soit-il[11].
Hors le cas du péché mortel, tout fidèle qui s’avance vers l’autel reçoit, en raison de son union à Dieu dans la charité, la rémission de ses péchés véniels et même, lorsque la ferveur est réelle, il satisfait pour la peine de son péché[12]. Tout péché en effet comporte deux aspects, la faute et la peine : le péché est une faute, une souillure de l’âme, pour s’être détourné du vrai bien et avoir fait le mal, et cette faute jette celui qui la commet dans l’asservissement à ses désirs limités et charnels — c’est la peine.
Saint Thomas compare les fautes vénielles dans l’ordre spirituel à cette déperdition d’énergie qui affecte notre corps lorsqu’il se dépense : de même que la nourriture matérielle refait nos forces, de même la communion eucharistique renouvelle la puissance active de la charité en nous et efface de ce fait les fautes.
Mais la charité peut aussi couvrir la peine parce qu’elle provoque en nous un choc spirituel qui nous détache de l’enfermement en nous-même provoqué par le péché, et nous pousse à offrir à Dieu ce que nous lui avions refusé en nous détournant de lui — ce qui est proprement satisfaire.
Il faut enfin noter que la communion eucharistique, en renouvelant la charité en nous, nous fortifie et nous protège contre les tentations de commettre de nouveaux péchés. La réception fréquente de l’eucharistie nous fait ainsi grandir spirituellement en affaiblissant en nous le foyer du péché[13].
2. L’usage du sacrement (IIIa, q. 80–81)
L’eucharistie se distingue des autres sacrements en ce qu’elle s’accomplit dans une matière, avant d’être reçue par les fidèles. Le baptême se réalise sur un cathécumène, l’eucharistie se réalise sur du pain et du vin. Un sacrement (du moins les sacrements de la Nouvelle Alliance, ceux institués par le Christ) consiste en effet dans une réalité invisible contenue dans un signe visible de cette réalité. Dans les autres sacrements, cette réalité est la puissance vivificatrice du Christ, tandis que dans l’eucharistie cette réalité est le Christ lui-même. C’est pourquoi on baptise un catéchumène pour qu’il reçoive la vertu du baptême, tandis qu’on consacre du pain et du vin pour qu’ils deviennent le corps et le sang du Christ.
Pour autant, les espèces choisies par le Christ en instituant l’eucharistie indiquent bien quelle est la suite naturelle du sacrement : le pain et le vin sont des nourritures destinées à la consommation par l’homme. La communion eucharistique est donc bien elle aussi un acte de nature sacramentelle : ce que l’on consomme sensiblement (la manducation, le fait de boire) est le signe qui nous conduit, par la foi, à communier invisiblement. La manducation sacramentelle produit la manducation spirituelle. Plus exactement, la manducation sacramentelle devrait produire la manducation spirituelle, car tout dépend de la manière dont on reçoit le sacrement. Si un obstacle vient empêcher la réception de l’effet du sacrement, alors la manducation sacramentelle ne produit pas la manducation spirituelle[14].
Péché et communion eucharistique
Ainsi, 1) celui qui ne confesse pas la foi de l’Église, 2) celui qui est séparé du Christ et de son Corps mystique, ou 3) celui qui est spirituellement mort par son péché, s’il s’approche de l’autel, recevra bien le corps et le sang du Christ, il mangera bien sacramentellement, mais il ne mangera pas spirituellement : sa communion sera alors mensongère parce qu’on ne reçoit en vérité le sacrement que si l’on vit déjà de ce qu’il signifie, à savoir la grâce de l’union à Dieu dans son Église. Sans la foi et la charité, c’est en vain, voire à son détriment car on ment et l’on se ment, que l’on reçoit la communion.
À nouveau, il convient de répéter avec saint Thomas que l’eucharistie n’est pas un sacrement qui établit dans la vie spirituelle ou qui rétablit cette dernière après le péché — comme le baptême et la pénitence — mais un sacrement de l’amitié spirituelle avec le Christ qui achève la vie spirituelle, le sacrement que le Christ donna à des « amis » (Jn 15,15) à la veille de sa Passion. S’approcher de l’autel ne saurait donc être un acte automatique, reposant sur le seul désir personnel ou sur l’habitude sociale : « Que chacun s’éprouve soi-même » (1Co 11,28).
C’est pourquoi il est plus profitable de s’abstenir d’aller communier lorsque, tout en désirant être uni au Christ, on sait que la communion sacramentelle ne produirait aucune communion spirituelle. Ce respect à l’égard du sacrement par amour du Christ peut même conduire à recevoir spirituellement ce que l’on ne peut recevoir sacramentellement[15]. Juger de l’opportunité de communier sacramentellement repose donc d’abord sur le fidèle. Cela dit, le prêtre, ministre de l’eucharistie, est aussi responsable de la dispensation des sacrements parce qu’il a reçu la charge de paître le troupeau du Seigneur. Il peut donc avoir son mot à dire. D’une part, il lui faut éclairer le discernement des fidèles, soit en répondant à leurs demandes hors de la Messe, soit par un avis général durant la Messe lorsqu’il l’estime nécessaire. D’autre part, le ministre doit refuser la communion aux fidèles qui sont des « pécheurs publics », car il serait scandaleux de donner la communion à celui dont on sait qu’il ne devrait pas s’approcher de l’autel pour communier. En dehors de ce cas, le prêtre ne peut refuser à un fidèle la communion[16].
Les conditions pour communier
Communier ne saurait être un acte banal. La production de l’effet proprement spirituel attaché à la réception du corps et du sang du Christ repose sur une disposition intérieure du fidèle à s’unir au Christ et à son corps mystique. C’est à cette fin que l’Église – et cela est de sa responsabilité car la dispensation des sacrements lui a été confiée par le Seigneur – fixe un certain nombre de règles prudentielles. Elles touchent principalement à trois domaines : la capacité, la préparation et la réception du sacrement.
En premier lieu, pour recevoir le sacrement de l’autel, il est nécessaire de pouvoir y discerner le corps et le sang du Seigneur, ce qui est la condition pour avoir une « dévotion » au sacrement, c’est-à-dire l’acte intérieur par lequel on s’offre à Dieu. De cette dévotion sont incapables ceux qui n’ont jamais eu la raison ou ceux qui ne l’ont pas encore suffisamment, comme les petits enfants[17].
En second lieu, on ne peut recevoir l’eucharistie comme n’importe quelle nourriture car elle est le « pain venu du Ciel » (Jn 6,32–33). Il est donc nécessaire de se disposer à la communion en se détournant des réalités terrestres et de ce qui nous attache à ces réalités. Pratiquement, il s’agit de l’abstinence et de la pureté sexuelle[18], et du jeûne de nourriture[19].
Enfin, en troisième lieu, il est recommandé de recevoir l’eucharistie aussi souvent que l’on est prêt, au mieux chaque jour (« Donne-nous notre pain quotidien »)[20]. Il faut préciser que le discernement à opérer avant chaque communion consiste dans un jugement objectif. Se reconnaître humblement pécheur et indigne de communier est de la lucidité, et l’on a alors raison de s’abstenir de communier si le péché s’oppose à la communion spirituelle. En revanche, en l’absence d’un tel empêchement, s’abstenir de communier tant qu’on ne s’en jugera pas digne n’est pas de l’humilité mais de l’orgueil car aucun chrétien n’est digne de manger le corps du Christ[21]. Ce sacrement est pour les « amis » du Christ, mais ces amis ne le sont pas devenus par leurs forces, ils le sont devenus par l’appel de Dieu et sa condescendance pour les hommes.
De cette catégorie des règles instituées par l’Église pour la dispensation de l’eucharistie, relève aussi la question de la communion sous les deux espèces. Une distinction doit être faite entre le célébrant et les fidèles. Parce qu’il est de l’essence même du sacrement de l’eucharistie, qui est la représentation de la Passion du Seigneur, de consister dans la consécration du pain et du vin, celui qui consacre et accomplit le sacrement doit communier sous les deux espèces. Si un prêtre ne communiait pas au corps et au sang qu’il vient de consacrer, le sacrifice ne serait pas complet, car le sacrifice eucharistique s’achève par la communion à tout le sacrement. Cela, l’Église ne peut le changer. La situation des fidèles n’est pas identique parce qu’ils n’ont pas la charge de réaliser le sacrement : pour eux, la finalité de la communion est l’union au Christ dans la charité. Or le Christ est tout entier présent sous les deux espèces. Dès lors, s’il convient de favoriser la communion sous les deux espèces parce que c’est leur conjonction qui réalise la perfection du signe sacramentel, l’Église peut, à titre prudentiel, pour des raisons de respect et de précaution, limiter à la seule espèce du pain la dispensation ordinaire de l’eucharistie[22].
Cf. Sum. theol., IIIa, q. 61, a. 4 ; q. 62, a. 1 ; a. 5. ↩
Cf. IIIa, q. 62, a. 5 ; Commentaire sur Jean 15,9-17 et 6,57. ↩
Cf. IIIa, q. 83, a. 1. ↩
IIIa, q. 65, a. 3. ↩
Cf. IIIa, q. 73, a. 1 ; a. 3 ; q. 79, a. 1. ↩
IIIa, q. 79, a. 7. ↩
IIIa, q. 79, a. 1. ↩
fr–8 ↩
Cf. IIIa, q. 79, a. 2 ; q. 80, a. 2. ↩
Cf. IIIa, q. 76, a. 2, ad 1 et ad 2. ↩
IIIa, q. 79, a. 3. ↩
IIIa, q. 79, a. 4–5. ↩
IIIa, q. 79, a. 6 ; cf. IIIa, q. 80, a. 10. ↩
IIIa, q. 80, a. 1. ↩
IIIa, q. 80, a. 3–5. ↩
IIIa, q. 80, a. 6. ↩
IIIa, q. 80, a. 9. ↩
IIIa, q. 80, a. 7. ↩
IIIa, q. 80, a. 8. ↩
IIIa, q. 80, a. 10. ↩
IIIa, q. 80, a. 11. ↩
IIIa, q. 80, a. 12. ↩