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La revue thomiste

Contenu éditorial

À quoi sert-il d’être un serviteur inutile ?

Écrit par : Renaud Silly
Publié le : 3 Octobre 2022
  • exégèse
  • mérite
  • grâce
  • gouvernement divin
  • évangile de Luc
  • serviteur

Le texte évangélique

Dans l’évangile selon saint Luc, au chapitre 17, on lit : 

« Lequel d’entre vous, quand son serviteur aura labouré ou gardé les bêtes, lui dira à son retour des champs : Viens vite prendre place à table ? Ne lui dira-t-il pas plutôt : Prépare-moi à dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive. Ensuite tu mangeras et boiras à ton tour ? Va-t-il être reconnaissant envers ce serviteur d’avoir exécuté ses ordres ? De même vous aussi, quand vous aurez exécuté tout ce qui vous a été ordonné, dites : Nous sommes de simples serviteurs : nous n’avons fait que notre devoir

sic et vos cum feceritis omnia quae praecepta sunt vobis dicite servi inutiles sumus quod debuimus facere fecimus (Lc 17, 10)

 

La question théologique : le mérite du serviteur de Dieu

Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 114, a. 1, première objection :

« Il apparaît que l’homme ne peut rien mériter de Dieu. En effet, personne ne mérite un salaire lorsqu’il rend à autrui ce qu’il lui doit. Aristote le remarquait déjà : Tout le bien que nous faisons ne saurait récompenser ce que nous devons à Dieu de manière suffisante, car nous lui devons toujours davantage (Éthique à Nicomaque, VIII, 1163b15). De là vient ce qui est dit dans l’évangile de saint Luc : “Quand vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites : nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions.” Donc l’homme ne peut rien mériter de la part de Dieu. »

Comment répondre à cette objection ?

 

L’explication

Lors d’une visite pastorale dans une paroisse qui avait connu de grandes difficultés mais s’était relevée sous la poigne d’un prêtre de choc, un évêque disait : « Quelles grandes choses, mon père, l’Esprit Saint a réalisées par vous ! » ; et le prêtre de répondre : « Si vous aviez vu, Monseigneur, l’état de la paroisse lorsque l’Esprit Saint était seul à s’en occuper ! » Non pas que l’Esprit Saint ne puisse pas gouverner cette paroisse, mieux encore que ce prêtre. Mais d’ordinaire, il ne le veut pas.

Dans la parabole des talents (Mt 25, 14), le maître demande des comptes de ce qu’il a confié à ses serviteurs. C’est que Dieu veut non seulement le but, il veut aussi l’atteindre à travers la coopération de ses créatures. Il ne veut pas seulement la fin, mais aussi le moyen créé pour y parvenir.

De ces causes subordonnées à sa providence, la prière est une de celles que Dieu favorise. Sainte Catherine disait ainsi à son confesseur, qui lui demandait si sa prière était assez abandonnée à la volonté de Dieu, et si elle ne voulait pas le soumettre à la sienne :

« Dieu m’inspire le désir de demander dans la prière ce qui lui plaît, et il m’ôte le désir que je puis avoir de lui demander ce qui ne lui plaît pas; »

La prière collabore ainsi avec la providence et purifie par surcroît le désir de l’orant. Le Christ dit encore à Catherine (Le dialogue, réponse 1, chapitre 6) :

« Quant aux […] choses nécessaires à la vie humaine, Je les ai distribué[e]s avec la plus grande inégalité et Je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. Il était en mon pouvoir de doter les hommes de tout ce qui leur était nécessaire pour le corps et pour l’âme ; mais J’ai voulu qu’ils eussent besoin des autres afin qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi. »

Bref, les serviteurs de cette parabole sont tous sauf inutiles, et non parce qu’ils se pousseraient du col pour se rendre indispensables, mais parce que c’est la sagesse de Dieu de nous faire dépendre ainsi les uns des autres.

Si ces serviteurs ne sont pas inutiles, mais indispensables en vertu même de la libre providence, comment les qualifier ?

Jésus dans sa parabole tire une image de la vie courante. Dans le monde dont il nous parle, un esclave n’a aucun droit de propriété, même sur sa propre personne. Il est toujours redevable au maître, et incapable de racheter l’obligation qu’il lui a. Peu importe si cela nous choque, Jésus prend cela comme une évidence. La bizarrerie, l’incongruité, ce serait que le maître dise à l’esclave de retour des champs : « Assieds-toi, tu as assez travaillé pour aujourd’hui, restaure-toi. » Cette inconvenance mettrait tout le monde mal à l’aise, l’esclave en premier qui se demanderait ce que cela cache. L’ordre des choses, c’est que l’esclave après une journée de labeur serve encore le maître. Tout le monde y trouve son compte, et le sentiment de sa dignité. Lorsque le maître donne quitus à l’esclave qui a bien fait son travail, il sanctionne sa justice, qui consiste pour l’esclave à faire ce qu’il doit.

Mais la parabole ne s’arrête pas là. Jésus nous dit que « le maître fait une grâce à ce serviteur pour avoir fait ce qui lui a été ordonné » (v. 9). Cette grâce va bien plus loin que de la simple « reconnaissance ». L’esclave en effet ne cause pas la grâce du maître pour lui. En vertu de sa diligence et de son zèle, le maître le rétribuera justement. Mais la grâce ou la faveur du maître n’a pas d’autre motif ni cause que la bonté du maître. Lorsque le maître agrée l’œuvre du serviteur, son agrément procède de sa bienveillance et ne doit rien à la fidélité du serviteur. C’est pourquoi cet agrément ajoute quelque chose à l’œuvre bonne accomplie par le serviteur, supplément que ce dernier est incapable de lui conférer, quelque empressement qu’il apporte à l’accomplissement de sa tâche.

Qu’est-ce à dire sinon que la complaisance du maître qui ne doit rien aux efforts du serviteur est absolument gratuite ? Jésus nous parle d’un ordre de chose qui va donc au-delà de la justice. Cela ne la supprime pas, bien sûr. Quiconque croirait assez payer le boulanger auquel il achète son pain de sa complaisance à l’avoir reçu commettrait une injustice, cela ne prête pas à barguigner. Mais la grâce est d’un autre ordre. Elle nous dit comment Dieu, qui n’a besoin de rien parce qu’il possède tout, se réjouit du bien que nous lui faisons, non parce que nous le comblerions de quelque chose qu’il n’a pas, mais seulement parce qu’il est bon. C’est de lui-même qu’il tire toute bienveillance qu’il nous témoigne, et pas d’une reconnaissance qu’il ne nous doit pas. C’est pourquoi il peut nous témoigner de la bienveillance même quand nous ne sommes rien, et continuer à le faire tandis que le péché nous a rendus moins que rien.

Ainsi lorsque Dieu nous fait du bien, ce n’est pas d’abord en raison de nos mérites, mais de la grâce dont Il est libre d’user avec nous. Or cette grâce, il ne nous l’a pas ménagée, et l’histoire sainte est là pour nous montrer que la providence de Dieu est le dévoilement de cette bienveillance qui culmine dans l’offrande imméritée du Christ. 

« Des serviteurs inutiles », lit-on parfois. Inutile Mère Teresa ? Ce ne serait pas seulement l’insulter elle, mais aussi les miséreux qu’elle a arrachés à une mort ignoble. Inutile saint Thomas d’Aquin ? Pas sûr qu’ils seraient d’accord, les générations de dominicains (et d’autres …) qui ont compris grâce à lui quelque chose de l’essence de Dieu, de la Trinité, de la procession des personnes divines. Inutile, la veuve anonyme qui a glissé une modeste obole dans le tronc du Temple ? Mais Jésus a agréé son offrande, nous disant comment plaire à Dieu. Qu’est-ce qu’ils ont en commun ? Non seulement d’avoir servi à quelque chose ; mais surtout ils ont agi en vertu de la gratuité de Dieu. Cette bonté, saint Thomas a estimé qu’il valait la peine de lui consacrer dans une gratuité en retour des milliers d’heures de labeur acharné, et de se consumer pour elle. Mère Teresa en a fait autant pour des malades et des mourants. Ainsi rendaient-ils à Dieu un hommage humble et ébloui, dans un parfait acte de charité.

Notre relation à Dieu est asymétrique ? Bonne nouvelle, car nous serons justes avec lui en ne nous réservant rien.

 

La réponse de saint Thomas

  • La grâce est une bienveillance gratuite de Dieu, que le serviteur ne mérite pas et ne peut mériter. C’est en cela qu’ayant accompli son office il n’a rien à attendre de son maître et se dit à lui-même : je suis un serviteur inutile, je n’ai fait que ce que je devais faire. Ainsi, ce que le serviteur inutile reçoit de Dieu ne résulte en rien de son service : c’est un signe de la bienveillance de Dieu pour lui (Somme de théologie, Ia-IIae, q. 110, a. 1, resp., texte adapté) :

« Dans le langage courant, le mot grâce revêt une triple signification. Il désigne en premier lieu la dilection que l’on a pour quelqu’un. Par exemple, on dira que ce serviteur bénéficie de la grâce de son maître, en ce sens qu’il est aimé de son maître. En outre, on emploie le mot grâce pour signifier un don accordé gratuitement, lorsque l’on dit par exemple : je te fais cette grâce. Enfin on donne au mot le sens d’un remerciement pour un bienfait gratuit ; ainsi lorsque nous rendons grâce pour les bienfaits reçus.

Or de ces trois significations, la deuxième (le bienfait accordé gratuitement) découle de la première (la dilection pour le serviteur) : c’est en effet parce qu’on aime quelqu’un qu’on lui accorde des présents. Et la troisième (l’action de grâce) découle de la deuxième (le bienfait), puisque c’est à cause des bienfaits que l’on rend grâce. »

 

  • Le serviteur inutile est utile pour les hommes (Écrit sur les Sentences, II, dist. 27, a. 3, ad 3) :

« Même en rendant ce qu’on doit, on mérite. En effet, quelqu’un mérite aussi à l’égard de Dieu en ce qu’il est établi à l’égard des hommes comme ayant une vie digne de louange. Car l’acte de justice est louable, comme le sont les actes des autres vertus. C’est pourquoi même l’acte de justice est méritoire (bien que certains ont parfois pu le nier), alors que pourtant l’acte de justice consiste à rendre ce que l’on doit, y compris ce que l’on doit à l’homme. Car en effet, si ce que l’on rend, on le rend pour le devoir à autrui, de sorte qu’on ne peut se l’attribuer comme sien ; cependant dans cette action de rendre il y a tout ce qui n’était en rien dû : le mode de l’opération dans laquelle se fonde cette reddition, ainsi que le droit à mériter, ainsi que la louange de celui-là même qui rend parce qu’il a rendu volontairement et par amour de ce bien qu’est la justice. »

 

  • Les saints sont toujours des serviteurs inutiles (Commentaire sur Isaïe, collation sur le chapitre 44) :

« Les saints sont : élus par prédestination (Ep 1, 4: Il nous a élus…), formés par l’infusion de la grâce (Gn 2, 7: Le Seigneur forma… et insuffla…), rendus droits par la dilection (Ct 1, 3: ainsi t’aiment droitement…), serviteurs par le devoir qu’ils ont d’opérer (Lc 17, Nous sommes des serviteurs inutiles…). »

 

fr. Renaud Silly, o.p.

Note sur la fondation de l’Église

Écrit par : David Perrin
Publié le : 9 Juin 2022
  • église

Quand l’Église a-t-elle été fondée ? La question peut sembler, au premier abord, enfantine. Tout chrétien répondra que l’Église a été fondée par le Christ au cours de sa vie terrestre. Mais peut-on donner une date précise de cette naissance ? Serait-ce au début du ministère public, lors de l’appel des Douze (cf. Mc 3, 13-19) ou de l’institution de Pierre comme chef de l’Église (cf. Mt 16, 18) ? Ces deux événements marquent, en effet, des étapes importantes dans l’édification de l’Église ; mais à trop mettre l’accent sur ses éléments visibles, hiérarchiques, juridiques, on risque d’oublier « l’action du Christ et de l’Esprit Saint hors des limites visibles de l’Église[1] ».

Il conviendrait donc de préférer une conception plus pneumatologique que bellarminienne de l’Église[2]. La fondation de l’Église, dans cette logique, pourrait coïncider avec l’envoi de l’Esprit Saint à la Pentecôte. C’est à ce moment que les disciples reçurent en plénitude « la force » (Ac 1, 8) de l’Esprit Saint, qui les introduisit dans la vérité tout entière (cf. Jn 16, 13). Mais peut-être faudrait-il adopter une vision plus sacramentelle, centrée sur l’institution du sacrifice eucharistique, « la source et le sommet de toute la vie chrétienne[3] » ? Comme le dit le cardinal de Lubac : « C’est l’Église qui fait l’Eucharistie, mais c’est aussi l’Eucharistie qui fait l’Église[4]. » La Cène, cependant, n’est pas encore le moment où tout est « achevé » (Jn 19, 30). L’institution de l’eucharistie anticipe le don total du Christ sur la croix. Faut-il donc repousser la fondation de l’Église au moment où Jésus meurt sur la croix et voir dans l’eau et le sang qui jaillissent de son côté ouvert le signe de sa naissance ? De toutes les dates proposées, cette dernière semble aujourd’hui emporter l’adhésion, comme l’indique, entre autres, le Catéchisme de l’Église catholique :

Mais l’Église est née principalement du don total du Christ pour notre salut, anticipé dans l’institution de l’Eucharistie et réalisé sur la Croix. « Le commencement et la croissance de l’Église sont signifiés par le sang et l’eau sortant du côté ouvert de Jésus crucifié [LG 3]. » « Car c’est du côté du Christ endormi sur la Croix qu’est né l’admirable sacrement de l’Église tout entière [SC 5]. » De même qu’Ève a été formée du côté d’Adam endormi, ainsi l’Église est née du cœur transpercé du Christ mort sur la Croix [cf. S. Ambroise, Lc. 2, 85–89][5].

La Passion est assurément le moment le plus important de l’édification de l’Église, car c’est au cours de cet événement que le Christ a le plus aimé l’humanité et manifesté son amour. Il ne faut cependant pas isoler la Passion de tous les autres actes salvifiques de sa vie. Le Christ n’a pas commencé de mériter le salut de l’humanité sur la croix. Il l’a fait dès le premier instant de sa conception[6]. Tous les acta et passa du Christ, parce qu’ils ont une valeur salvifique, ont une dimension ecclésiologique, étant entendu que la Passion du Christ est le plus éminent de tous les actes sauveurs. Si l’Église vient du Christ, elle est l’œuvre de toute sa vie et sa Passion est son chef d’œuvre.

Mais si l’on dit que l’Église n’a pas été bâtie d’un seul coup, en un seul acte, par le Christ, une deuxième difficulté surgit. N’y avait-il pas d’Église avant le Christ ? Plusieurs Pères de l’Église ont parlé de « l’Église depuis Abel (ecclesia ab Abel)[7] ». Faut-il dire que la société des justes, avant le Christ, n’était pas vraiment l’Église, qu’elle n’était qu’une préparation, une préfiguration de l’Église ou bien qu’elle n’était pas encore l’Église en acte mais seulement l’Église en puissance ?

Cette question fait entrevoir encore une autre difficulté, celle de n’envisager l’ecclésiologie que dans la dépendance de la christologie et de l’économie rédemptrice. Au lieu de voir l’Église comme l’assemblée des hommes et des anges, celle-ci est ramenée à la seule assemblée des hommes. Un autre risque théologique, lié au précédent, est de la voir uniquement comme le moyen de salut du genre humain et non comme la fin du dessein divin englobant les anges et les hommes.


Pour répondre à ces différents problèmes, nous proposerons sept remarques, comme autant d’éléments qu’il importe, selon nous, de tenir quand on se penche, de manière générale, sur la fondation de l’Église et, de manière particulière, sur sa relation au Christ, le Verbe incarné. Le fil rouge de notre réflexion est que l’Église, en tant que société des saints — anges et hommes — est l’effet des missions invisibles et visibles du Verbe et de l’Esprit Saint.

 

I. Là où est l’Esprit de Dieu, là est l’Église

 

Ubi Spiritus Dei, ibi Ecclesia. Cette première proposition s’inspire d’une formule de saint Irénée de Lyon :

Là où est l’Église, il y a l’Esprit de Dieu et là où est l’Esprit de Dieu, il y a l’Église et toute grâce : l’Esprit est vérité (Ubi enim Ecclesia, ibi et Spiritus Dei, et ubi Spiritus Dei, illic Ecclesia et omnis gratia : Spiritus autem veritas)[8].

L’intérêt de cet adage est de lier essentiellement la présence de l’Église à l’action de l’Esprit Saint et à la communication de la grâce sanctifiante qui n’est autre que « l’amour de Dieu (…) répandu dans nos cœurs par le Saint Esprit qui nous fut donné » (Rm 5, 5). Le mystère de l’Église est coextensif à celui de l’inhabitation trinitaire dans les créatures douées de raison. Là où est l’Esprit de Dieu, autrement dit là où les Personnes divines agissent surnaturellement, là est l’Église.

Cette proposition évite de réduire le mystère de l’Église aux seules structures ecclésiales sacramentelles instituées par le Christ. Elle rend compte de l’universalité de l’Église dans le temps et l’espace, en mettant l’accent sur la sanctification opérée par les trois personnes divines ; sanctification que l’on peut approprier à l’Esprit Saint : « L’Esprit habite dans l’Église et dans le cœur des fidèles comme dans un temple (cf. 1 Co 3, 16 ; 6, 19), en eux il prie et atteste leur condition de fils de Dieu par adoption (cf. Ga 4, 6 ; Rm 8, 15–16.26)[9]. »

 

II. L’Église des missions divines est l’Église de la grâce et de la gloire

 

Les missions divines invisibles et visibles du Fils et de l’Esprit fondent l’Église : par elles, la sainte Trinité opère de manière spéciale dans les créatures raisonnables et les rend semblables à elle. L’inhabitation trinitaire, par laquelle la créature jouit de Dieu, s’effectue de deux manières : selon la grâce, in via, selon la gloire, in patria. La grâce et la gloire sont, en effet, les deux modalités d’une même « participation de la divine nature » (2 P 1, 4), la première étant une « disposition » à la seconde : « La grâce est une disposition à la gloire. » L’Église est donc la société de tous les êtres graciés et glorieux : « L’Église vit en deux états, celui de la grâce dans le temps présent celui de la gloire dans l’éternité, et c’est une seule et même Église (…)[10]. »
Cette proposition évite de réduire le mystère de l’unique Église à l’un ou l’autre état. Elle souligne, de nouveau, l’opération spéciale de Dieu qui fonde l’Église : la divinisation des créatures spirituelles réalisée par la sainte Trinité.

 

III. L’Église est la société des anges et des hommes

 

Le mystère de l’Église est coextensif au don de la vie éternelle commencée (grâce) ou consommée (gloire). Cette participation à la vie trinitaire ne concerne pas uniquement les hommes. La société ecclésiale rassemble les anges et les hommes en qui œuvre la sainte Trinité : « Il n’y aura pas deux sociétés, celle des hommes et celle des anges, mais une seule, car tous ont la même béatitude : adhérer au Dieu unique[11]. » Il convient donc de ne pas avoir une vision anthropocentrée de l’Église. Quand on cherche l’origine de l’Église exclusivement à partir des mystères de la vie du Christ, on risque d’oublier que l’Église a une finalité qui dépasse l’économie de la rédemption des hommes : « L’Église ne relève pas seulement de la réalisation (πραγματεία) mais plus radicalement du dessein (οἰϰονομία), du projet de Dieu sur le monde, en particulier sur ses créatures spirituelles[12]. » Elle est la « congregatio fidelium[13] », la « communio sanctorum » des hommes et des anges.

Cette proposition évite de réduire l’Église à la société des seuls saints humains. Elle manifeste l’unité des créatures spirituelles et la communion des personnes réalisée par Dieu au ciel et sur la terre.

 

IV. La grâce dans ses deux modes

 

C’est la grâce qui fait des créatures in via des membres de l’Église et qui assure entre eux « l’unité de l’Esprit » (Ep 4, 3). Mais la grâce dont les anges ont bénéficié à leur création, celle qui fut offerte à l’origine à Adam et Ève, et celle qui est offerte aux hommes, après leur chute, ne sont pas différentes. La ratio de la grâce demeure la même : c’est toujours une certaine participation de la nature divine qui confère aux créatures spirituelles l’adoption filiale. Ce qui varie est le modus de la grâce[14], c’est-à-dire la manière dont Dieu donne la grâce aux créatures spirituelles. Chez les hommes, ce modus a varié en raison du péché originel. La sanctification que Dieu leur offre, depuis le péché originel, est une rédemption ; ce qu’elle n’était pas dans l’état de justice originelle.

Cette quatrième proposition évite de considérer que l’Église, dans sa ratio, a commencé d’être avec l’économie de la rédemption humaine. Elle rappelle que la fin surnaturelle de toutes les créatures, anges et hommes, est de vivre dans l’amitié avec Dieu et que la grâce puis la gloire sont les moyens offerts par Dieu pour atteindre cette fin dernière.

 

V. L’Église, corps mystique dont le Verbe est la tête et l’Esprit Saint est l’âme

 

L’Église est comparable à un corps parce que plusieurs membres — anges et hommes — le composent. De ce corps mystique, si l’on poursuit l’analogie, l’âme est appropriable à l’Esprit Saint, qui vivifie et unifie tout le corps, et la tête au Verbe de Dieu qui conduit le corps[15]. Cette analogie est vraie depuis l’origine :

Dans l’économie de la justice originelle, anges et hommes en grâce eussent formé le corps mystique du Verbe, tous adoptés et animés par le même Esprit de Dieu. Premier-né d’une multitude de frères, le Verbe eut été la tête invisible de ce corps de grâce, comme il l’a été effectivement pour les anges au cours de leur brève via[16].

Après la chute d’Adam et Ève, le corps mystique n’a changé ni d’âme ni de tête. C’est toujours dans le Fils et par l’Esprit que les hommes deviennent des fils adoptifs de Dieu, mais c’est par la foi dans le Fils incarné que les hommes, après la chute, sont sauvés.

Cette cinquième proposition évite de faire des seules missions visibles du Fils et de l’Esprit les actes fondateurs de l’Église. Elle montre la continuité entre les missions invisibles et visibles du Fils et de l’Esprit et le fait que l’Église, depuis l’origine, peut être appelée, par mode d’appropriation, l’Église du Verbe, en raison du dessein divin d’adoption filiale, et depuis la chute, l’Église du Verbe incarné.

 

VI. L’Église du Verbe incarné

 

Depuis le péché originel, en effet, Jésus Christ, le Verbe incarné, est l’unique médiateur entre Dieu et les hommes : « Car Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s’est livré en rançon pour tous. » (1 Tm 2, 5). C’est par lui et par lui seul, après le péché originel, que le salut est offert : « Car il n’y a pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes, par lequel nous devions être sauvés » (Ac 4, 12). Cela est vrai aussi bien avant qu’après l’incarnation du Verbe. Les hommes qui ont été justifiés, après le péché originel, l’ont été en vertu de leur foi, plus ou moins explicite, dans la Trinité et dans l’incarnation à venir. Les signes de la foi que les hommes instituaient quand ils suivaient la loi de nature[17], les signes, ensuite, que Dieu a édictés à Abraham, comme la circoncision[18] et les préceptes cérémoniels de la loi de Moïse[19] étaient des sacrements du Christ à venir[20]. Mais ils n’étaient pas des causes instrumentales du salut, comme le sont les sacrements de la loi nouvelle. À l’occasion de ces signes, les hommes professaient leur foi dans le Christ à venir. Celui-ci était déjà source de salut avant son incarnation effective :

La grâce capitale du Christ est à l’œuvre depuis le commencement du monde, ce par quoi les hommes ont commencé d’être ses membres[21].

Cette grâce, qui leur était donnée « par anticipation, par exaucement rétroactif de la grande intercession méritoire que le Christ fera monter de la croix[22] », faisait déjà d’eux des chrétiens. Mais cette incorporation était encore imparfaite, parce que ces hommes ne voyaient le Christ que « de loin » (He 11, 13)[23]. Il fallait attendre l’incarnation rédemptrice du Verbe, depuis la conception du Christ à l’Annonciation jusqu’à sa descente au séjour des morts, pour que 1) la plénitude de la Vérité soit révélée, 2) que le salut fût réalisé par mode d’efficience, de mérite et de satisfaction 3) et que la grâce fût communiquée aux hommes, principalement par les sacrements qu’il avait institués. Ceux-ci ont été signifiés par l’eau et le sang qui jaillirent de son côté ouvert sur la croix[24].

Cette proposition écarte deux erreurs principales : l’une, qui consiste à dire qu’il n’y a pas eu de saints avant l’incarnation effective du Christ ; l’autre, que Dieu a accordé son salut en dehors du Christ Jésus. Contre l’une et l’autre, nous tenons qu’« il n’y a qu’une seule économie salvifique du Dieu Un et Trine, réalisée dans le mystère de l’incarnation, mort et résurrection du Fils de Dieu, mise en œuvre avec la coopération du Saint-Esprit et élargie dans sa portée salvifique à l’humanité entière et à l’univers (…)[25]. »

 

VII. « L’Église, sacrement universel du salut »

 

L’Église n’a pas commencé d’être, dans le temps, avec l’incarnation rédemptrice du Christ. Celle-ci existait dès la création en état de grâce des anges et des hommes. Ce que le Christ a institué, c’est un modus nouveau de grâce qui s’impose depuis son incarnation comme le mode ordinaire par lequel Dieu veut sauver les hommes : le mode sacramentel[26].

Ce mode nouveau, que les sacrements de la loi ancienne préfiguraient, prolonge la dérivation de la grâce par contact de l’humanité. Les sacrements de la loi nouvelle sont ainsi la cause instrumentale séparée de la grâce. Ils sont « comme les mains du Christ étendues sur nous à travers le temps et l’espace[27] ». Par ce mode, le mystère de l’Église est rendu davantage visible aux hommes, principalement dans l’Église catholique, en qui l’unique Église du Christ « subsiste de façon inamissible[28] ».

Si la dispensation de la grâce, in via, s’effectue principalement et ordinairement par les sacrements, le Christ continue, cependant, d’accorder sa grâce d’une manière non sacramentelle, « par des voies connues de lui (viis sibi notis)[29] ». Le Christ n’a pas lié sa puissance aux sacrements[30]. Il continue de toucher des hommes, dans le secret des cœurs, par des voies non-sacramentelles. Ceux qui ne sont pas sanctifiés par la médiation d’un sacrement donné par un ministre de l’Église ne sont pas cependant sauvés en dehors de l’Église. Les grâces qu’ils reçoivent ont « une relation mystérieuse à l’Église (quamquam arcanam habet necessitudinem cum Ecclesia)[31] » et les ordonnent à elle. Il faut admettre, cependant, qu’elles ne sont que des suppléances aux grâces sacramentelles. Elles ne procurent pas les « effets spéciaux nécessaires à la vie chrétiennex[32] » propres à ces dernières. Elles incorporent réellement ceux qui les reçoivent au corps du Christ, puisqu’elles les associent au mystère pascal[33], mais d’une manière imparfaite. Ceux qui en bénéficient sont la partie immergée, imparfaitement sacramentelle, de l’Église. Ils sont disposés par elles à devenir formellement membres de l’Église.

Cette dernière proposition s’oppose à l’idée selon laquelle il y aurait deux économies rédemptrices qui coexisteraient depuis la venue du Christ : celle du Verbe non incarné, d’un côté, et celle du Verbe incarné, de l’autre ; la première touchant tous les hommes de bonne volonté, l’autre ceux qui appartiennent à l’Église visible[34]. Cette dernière proposition préserve l’unicité de l’économie salvifique, dont « la source » et « le centre »[35] est le mystère de l’Incarnation du Verbe, mais également le lien de tout homme, sauvé par le Christ, à son Église. Celui qui accueille la grâce sanctifiante, méritée par le Christ et communiquée par l’Esprit, participe de la vie divine mais aussi, car c’est tout un, de la vie de « la seule et unique Église de Dieu[36] », à des degrés divers. L’appartenance à la vie de l’Église, qui n’est autre que la vie du Royaume de Dieu, « puisqu’elle en est le germe, le signe et l’instrument (cuius est germen, signum et instrumentum)[37] » trouvera son achèvement dans la gloire.

 

***

 

Au terme de ce parcours en sept étapes, nous comprenons mieux de quelle manière il faut entendre le fondement, l’institution ou la naissance de l’Église par le Christ. Ce qui est né du Christ, c’est-à-dire des acta et passa du Verbe incarné, en particulier de sa Passion, n’est pas l’Église en tant que telle, c’est-à-dire la société des saints anges et des saints hommes, car celle-ci existe depuis la création en grâce des anges et des hommes, mais « l’admirable sacrement de l’Église tout entière »[38], autrement dit, le modus sacramentel, visible, par lequel Dieu veut communiquer sa grâce aux hommes et les lier entre eux et aux anges par la divine charité. Ce modus sacramentel qui inaugure le Royaume de Dieu sur la terre trouvera, à la fin des temps, son point d’achèvement et d’éclosion quand Dieu sera « tout en tous » (1 Co 15, 28)[39].

 

Fr. David Perrin o.p.

 


  1. Jean-Paul II, Lettre encyclique sur la valeur permanente du précepte missionnaire, Redemptoris missio (1990), n° 18. « opus Christi et Spiritus extra visibiles fines [Ecclesiae] non excludat ».  ↩

  2. Sur la conception ecclésiologique de saint Robert Bellarmin et sa définition de l’Église comme « evocatio sive caetus vocatorum » et « coetus hominis ita visibilis et palpabilis », cf. entre autres, Alexandra Diriart, Ses frontières sont la charité. L’Église Corps du Christ et Lumen Gentium, Préface de G. Cottier, Paris, Lethielleux, Groupe DDB (coll. « Études Charles Journet »), 2011, p. 288-324.  ↩

  3. IIe Concile œcuménique du Vatican, Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium, n° 11. « totius vitae christianae fontem et culmen. »  ↩

  4. Henri de Lubac, Méditation sur l’Église, Paris, Aubier (coll. « Théologie ») n° 27, 19543, p. 113. Le pape Jean-Paul II a consacré une de ces encycliques à ce thème. Cf. Jean-Paul II, Lettre encyclique sur l’eucharistie dans son rapport à l’Église, Ecclesia de eucharistia (2003).  ↩

  5. Catéchisme de l’Église catholique (1992), n° 766.  ↩

  6. Cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIIa, q. 34, a. 3.  ↩

  7. Abel est le premier, après le péché, à mourir en juste avant Adam. Cf. Yves Congar, « Ecclesia ab Abel », Abhandlungen über Theologie und Kirche, Festschrift für Karl Adam, Dusseldorf, 1952, p. 79-109. La constitution dogmatique sur l’Église, Lumen Gentium, mentionne ce thème patristique : « Alors, comme on peut le lire dans les saints Pères, tous les justes depuis Adam, ‘‘depuis Abel le juste jusqu’au dernier élu’’ se trouveront rassemblés auprès du Père dans l’Église universelle. » IIe Concile œcuménique du Vatican, Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium (1964), n° 2. « Tunc autem, sicut apud sanctos Patres legitur, omnes iusti inde ab Adam, ‘‘ab Abel iusto usque ad ultimum electum’’ in Ecclesia universali apud Patrem congregabuntur. »  ↩

  8. Irénée de Lyon, Adversus Haereses, livre III, chap. XXIV, 1, t. II, édition critique Adelin Rousseau et Louis Doutreleau, Paris, Cerf (« coll. « Sources chrétiennes ») n° 211, 1974, p. 473-475.  ↩

  9. IIe Concile œcuménique du Vatican, Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium, no4. « Spiritus in Ecclesia et in cordibus fidelium tamquam in templo habitat (cf. 1 Co 3, 16 ; 6, 19), in eisque orat et testimonium adoptionis eorum reddit (cf. Ga 4, 6 ; Rm 8, 15-16 et 26). »  ↩

  10. Super Col., cap. 1, lect. 5. « Ecclesia quidem habet duplicem statum, scilicet gratiae in praesenti et gloriae in futuro, et est eadem Ecclesia (…) ».  ↩

  11. Sum. theol., Ia, q. 108, a. 8, co. « Sed hoc est contra Augustinum, qui dicit XII de Civ. Dei, quod non erunt duae societates hominum et Angelorum, sed una, quia omnium beatitudo est adhaerere uni Deo. »  ↩

  12. François Daguet, Théologie du dessein divin chez Thomas d’Aquin. Finis omnium Ecclesia, Paris, Vrin, 2003, p. 16.  ↩

  13. Cf., par exemple, Sum. theol., IIIa, q. 8, a. 4, ad 2.  ↩

  14. Le modus regarde toujours les conditions d’exercice d’une forme ou d’une ratio : « Ce que la forme requiert d’abord, c’est la détermination ou la proportionnalité de ses principes, soit matériels, soit efficients, et c’est ce qu’on entend par le mode (…). » Sum. theol., Ia, q. 5, a. 5, co. « Praeexigitur autem ad formam determinatio sive commensuratio principiorum, seu materialium, seu efficientium ipsam, et hoc significatur per modum (…). »  ↩

  15. Saint Thomas explique l’analogie de la manière suivante dans la Somme de théologie : « La tête a une supériorité manifeste sur les autres membres extérieurs ; le cœur, lui, exerce une influence cachée. C’est pourquoi l’on compare au cœur le Saint-Esprit, qui vivifie et unifie invisiblement l’Église ; et l’on compare à la tête le Christ, dans sa nature visible, parce que, comme homme, il l’emporte sur les autres hommes. » Sum. theol., IIIa, q. 8, a. 1, ad 3. « Ad tertium dicendum quod caput habet manifestam eminentiam respectu exteriorum membrorum, sed cor habet quandam influentiam occultam. Et ideo cordi comparatur spiritus sanctus, qui invisibiliter Ecclesiam vivificat et unit, capiti comparatur Christus, secundum visibilem naturam, qua homo hominibus praefertur. »  ↩

  16. F. Daguet, op. cit., p. 168.  ↩

  17. Cf. Sum. theol., IIIa, q. 70, a. 2, ad 1. « Immédiatement après le péché du premier homme, la science personnelle d’Adam, qui avait été plus parfaitement instruit des choses de Dieu, maintenait assez de foi et de raison naturelle chez l’homme pour qu’il ne soit pas nécessaire d’instituer pour les hommes des signes de la foi et du salut, et chacun témoignait de sa foi à sa guise par des signes qui la manifestaient. » ; « immediate post peccatum primi parentis, propter doctrinam ipsius Adae, qui plene instructus fuerat de divinis, adhuc fides et ratio naturalis vigebat in homine in tantum quod non oportebat determinari hominibus aliqua signa fidei et salutis, sed unusquisque pro suo libitu fidem suam profitentibus signis protestabatur. »  ↩

  18. Cf. Sum. theol., IIIa, q. 70, a. 4, co. « La circoncision conférait la grâce parce qu’elle était le signe de la foi à la passion future : l’homme qui recevait la circoncision professait qu’il embrassait cette foi, l’adulte pour lui-même et un autre pour les enfants. Aussi l’apôtre dit-il (Rm 4, 11) : ‘‘Abraham reçut le signe de la circoncision comme sceau de sa justification par la foi.’’ C’est-à-dire que la justice venait de la foi signifiée par la circoncision, et non la circoncision qui la signifiait. » ; « Circumcisio autem conferebat gratiam inquantum erat signum fidei passionis Christi futurae, ita scilicet quod homo qui accipiebat circumcisionem, profitebatur se suscipere talem fidem ; vel adultus pro se, vel alius pro parvulis. Unde et apostolus dicit, Rom. IV, quod Abraham accepit signum circumcisionis, signaculum iustitiae fidei, quia scilicet iustitia ex fide erat significata, non ex circumcisione significante. »  ↩

  19. Cf. Sum. theol., Ia-IIae, q. 103, a. 2, c. « Toutefois, dès le temps de la loi, les âmes croyantes pouvaient par la foi s’unir au Christ incarné et crucifié, et ainsi elles étaient justifiées en vertu de la foi au Christ qu’elles professaient de quelque manière en observant les cérémonies qui figuraient le Christ. Donc, si sous la loi ancienne on offrait certains sacrifices pour les péchés, ce n’est pas que ces sacrifices fussent capables de purifier du péché, mais ils constituaient une profession de la foi qui en purifiait. » ; « Poterat autem mens fidelium, tempore legis, per fidem coniungi Christo incarnato et passo, et ita ex fide Christi iustificabantur. Cuius fidei quaedam protestatio erat huiusmodi caeremoniarum observatio, inquantum erant figura Christi. Et ideo pro peccatis offerebantur sacrificia quaedam in veteri lege, non quia ipsa sacrificia a peccato emundarent, sed quia erant quaedam protestationes fidei, quae a peccato mundabat. »  ↩

  20. Cf. Sum. theol., IIIa, q. 61, a. 3, c. « Avant la venue du Christ, il fallait déjà des signes visibles par lesquels l’homme professerait sa foi en la venue future du Sauveur. Ce sont ces signes qu’on appelle sacrements. Ainsi est-il évident que l’institution de certains sacrements s’imposait avant la venue du Christ » ; « Et ideo oportebat ante Christi adventum esse quaedam signa visibilia quibus homo fidem suam protestaretur de futuro salvatoris adventu. Et huiusmodi signa sacramenta dicuntur. Et sic patet quod ante Christi adventum necesse fuit quaedam sacramenta institui. »  ↩

  21. III Sent., d. 13, q. 3, a. 2, qa 1, s.c. 2. « gratia capitis operata est a constitutione mundi, ex quo homines membra ejus esse coeperunt (…) ».  ↩

  22. Charles Journet, L’Église du Verbe incarné. Essai de théologie spéculative, dans Œuvres Complètes, vol. III « Sa structure interne et son unité catholique » [t. II, 1951], Saint-Maurice, Suisse Éditions Saint-Augustin, 1999, p. 1048.  ↩

  23. « C’est dans la foi qu’ils moururent tous sans avoir reçu l’objet des promesses, mais ils l’ont vu et salué de loin, et ils ont confessé qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. » He 11, 13.  ↩

  24. Cf. Sum. theol., IIIa, q. 62, a. 5, co. « Il est évident, d’après ce que nous avons dit antérieurement que c’est surtout la passion du Christ qui nous a délivrés de nos péchés par manière d’efficience, de mérite, mais aussi de satisfaction. De même encore est-ce par sa passion que le Christ a inauguré le régime cultuel de la religion chrétienne en ‘‘s’offrant lui-même en offrande et en victime à Dieu’’, dit l’épître aux Éphésiens (5, 2). Il est donc évident que les sacrements de l’Église tiennent spécialement leur vertu de la passion du Christ ; c’est la réception des sacrements qui nous met en communication avec la vertu de la passion du Christ. L’eau et le sang jaillis du côté du Christ en croix symbolisent cette vérité, l’eau se rapporte au baptême et le sang à l’eucharistie, car ce sont les sacrements les plus importants. » ; « Manifestum est autem ex his quae supra dicta sunt, quod Christus liberavit nos a peccatis nostris praecipue per suam passionem, non solum efficienter et meritorie, sed etiam satisfactorie. Similiter etiam per suam passionem initiavit ritum Christianae religionis, offerens seipsum oblationem et hostiam Deo, ut dicitur Ephes. V. Unde manifestum est quod sacramenta Ecclesiae specialiter habent virtutem ex passione Christi, cuius virtus quodammodo nobis copulatur per susceptionem sacramentorum. In cuius signum, de latere Christi pendentis in cruce fluxerunt aqua et sanguis, quorum unum pertinet ad Baptismum, aliud ad Eucharistiam, quae sunt potissima sacramenta. »  ↩

  25. Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, Dominus Iesus (2000), no11. « De unica enim agitur Dei Unius et Trini salvifica oeconomia, quae ad rem deducitur in mysterio incarnationis, mortis et resurrectionis Filii Dei et Spiritu Sancto cooperante efficitur, quaeque in suo effectu salvifico ad homines cunctos et ad universum mundum pertingit (…). »  ↩

  26. IIe Concile œcuménique du Vatican, Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium, no48. « Le Christ élevé de terre a tiré à lui tous les hommes (cf. Jn 12, 32 grec) ; ressuscité des morts (cf. Rm 6, 9), il a envoyé sur ses Apôtres son Esprit de vie et par lui a constitué son Corps, qui est l’Église, comme le sacrement universel du salut ; assis à la droite du Père, il exerce continuellement son action dans le monde pour conduire les hommes vers l’Église, se les unir par elle plus étroitement et leur faire part de sa vie glorieuse en leur donnant pour nourriture son propre Corps et son Sang. » « Christus quidem exaltatus a terra omnes traxit ad seipsum (cf. Io 12, 32 gr.) ; resurgens ex mortuis (cf. Rm 6, 9) Spiritum suum vivificantem in discipulos immisit et per eum Corpus suum quod est Ecclesia ut universale salutis sacramentum constituit; sedens ad dexteram Patris continuo operatur in mundo ut homines ad Ecclesiam perducat arctiusque per eam Sibi coniungat ac proprio Corpore et Sanguine illos nutriendo gloriosae vitae suae faciat esse participes. »  ↩

  27. C. Journet, op. cit., p. 1050.  ↩

  28. IIe Concile œcuménique du Vatican, Décret sur l’œcuménisme, Unitatis redintegratio (1964), no4. « Cette unité, le Christ l’a accordée à son Église dès le commencement. Nous croyons qu’elle subsiste de façon inamissible dans l’Église catholique et nous espérons qu’elle s’accroîtra de jour en jour jusqu’à la consommation des siècles. « (…) unius unicaeque Ecclesiae unitatem congregentur quam Christus ab initio Ecclesiae suae largitus est, quamque inamissibilem in Ecclesia catholica subsistere credimus et usque ad consummationem saeculi in dies crescere speramus.”  ↩

  29. IIe Concile œcuménique du Vatican, Décret sur l’activité missionnaire de l’Église, Ad Gentes divinitus, no7.  ↩

  30. Cf. Sum. theol., IIIa, q. 72, a. 6, ad. 1  ↩

  31. Jean-Paul II, Lettre encyclique sur la valeur permanente du précepte missionnaire, Redemptoris missio, no10.  ↩

  32. Sum. theol., IIIa, q. 62, a. 2, co.  ↩

  33. IIe Concile œcuménique du Vatican, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes (1965), no22. « En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal. » ; « Cum enim pro omnibus mortuus sit Christus cumque vocatio hominis ultima revera una sit, scilicet divina, tenere debemus Spiritum Sanctum cunctis possibilitatem offerre ut, modo Deo cognito, huic paschali mysterio consocientur. »  ↩

  34. La déclaration Dominus Iesus a fortement combattu cette idée : « Il est donc contraire à la foi catholique de séparer l’action salvifique du Logos en tant que tel de celle du Verbe fait chair. Par l’incarnation, toutes les actions salvifiques que le Verbe de Dieu opère sont toujours réalisées avec la nature humaine qu’il a assumée pour le salut de tous les hommes. L’unique sujet agissant dans les deux natures, divine et humaine, est la personne unique du Verbe. Elle n’est donc pas compatible avec la doctrine de l’Église la théorie qui attribue une activité salvifique au Logos comme tel dans sa divinité, qui s’exercerait ‘‘plus loin’’ et ‘‘au-delà’’ de l’humanité du Christ, même après l’incarnation. » Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, Dominus Iesus, no10. « Fidei quoque catholicae contradicit disiunctio inter actionem salvificam Verbi qua talis et actionem salvificam Verbi quod caro factum est. Per incarnationem enim opera salvifica omnia, quae Verbum Dei perficit, efficiuntur semper in unitate cum humana natura, quam ad universorum hominum salutem assumpsit. Subiectum unicum operans in duabus naturis, humana et divina, persona est unica Verbi. Componi ergo nequit cum Ecclesiae doctrina theoria illa quae Verbo qua tali actuositatem salvificam tribuit, quae exerceatur “praeter” et “ultra” Iesu Christi humanitatem, etiam post incarnationem. » Nous renvoyons, sur cette question, au dossier de la Revue thomiste, Saint Thomas et la théologie des religions, 106 (2006).  ↩

  35. Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, Dominus Iesus (2000), no11.  ↩

  36. IIe Concile œcuménique du Vatican, Décret sur l’œcuménisme, Unitatis redintegratio, no3. « una et unica Dei Ecclesia »  ↩

  37. Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, Dominus Iesus, n° 18.  ↩

  38. IIe Concile œcuménique du Vatican, Constitution sur la sainte liturgie, Sacrosanctum concilium (1963), n° 5. « Car c’est du côté du Christ endormi sur la croix qu’est né ‘‘l’admirable sacrement de l’Église tout entière’’. » ; « Nam de latere Christi in cruce dormientis ortum est ‘‘totius Ecclesiae mirabile sacramentum’’. » Cette dernière expression est tirée de l’oraison suivant la 2e leçon du Samedi saint, dans le missel romain, avant la réforme de la Semaine sainte.  ↩

  39. Après avoir envisagé la fondation de l’Église, il convient de s’interroger sur son état final dans la gloire. C’est ce que nous ferons dans un prochain article où nous envisagerons la question de savoir ce que devient, dans la patrie, le mode sacramentel.  ↩

L’eucharistie comme communion selon saint Thomas d’Aquin

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 15 Mars 2022
  • Thomas d'Aquin
  • Eucharistie
  • sacrements

La raison d’être de tout sacrement est de nous communiquer la grâce qui vient du Christ, d’appliquer en nous, qui ne vivons plus à l’époque du Christ, la vertu de salut de l’œuvre qu’il a achevée sur la Croix [1]. Or puisque tout sacrement est un signe, cela signifie que Dieu a voulu, en même temps qu’il nous conférerait la grâce, nous faire connaître par des signes en quoi elle consiste et de quelle source elle jaillit. De sorte que par les sacrements, 1)  nous sommes rendus participants, par la foi, de l’œuvre même de notre salut, et 2) nous sommes introduits dans une relation plus intime avec Dieu, consistant dans un culte véritable et dans l’union avec Lui par la charité[2].
Or l’eucharistie réalise de manière parfaite cette raison d’être des sacrements. En premier lieu parce qu’en présentant au Père l’offrande que le Christ fit de lui-même dans sa Passion, l’Église offre à Dieu le seul vrai et définitif sacrifice[3]. En second lieu parce que l’eucharistie contient substantiellement le Christ lui-même, là où les autres sacrements ne contiennent que la puissance de salut dérivant du Christ. L’eucharistie ne donne pas seulement la grâce, elle unit à l’auteur même de la grâce[4]. Enfin, en troisième lieu, dans l’eucharistie le Christ se donne à nous en nourriture spirituelle, c’est-à-dire pour une assimilation achevant la vie spirituelle dans l’union au Christ[5].

Lorsqu’il traite de l’eucharistie sous ce dernier aspect, celui de la réception de l’eucharistie, saint Thomas distingue entre l’effet du sacrement et son usage, c’est-à-dire entre la communion au Christ (Somme de théologie, IIIa, q. 79) et la manducation qui est l’acte sensible par lequel s’opère cette communion (IIIa, q. 80–81).

1. La communion au Christ dans la charité (IIIa, q. 79)


Dans ce qui suit, on évoquera la réception du sacrement par les fidèles. Mais il ne faut pas oublier que l’eucharistie produit des effets universels. Certes, la célébration de la Messe trouve sa finalité la plus visible dans la communion des fidèles, mais on ne doit pas oublier ses deux autres finalités. D’une part, en tant qu’elle représente la Passion du Christ, dont la vertu de salut s’étend à toute l’humanité, la Messe est le sacrifice offert pour le salut du monde. D’autre part, en tant qu’elle unit au Christ, la communion eucharistique unit aussi à son Corps mystique, l’Église. A la différence des autres sacrements, le sacrement de l’autel ne profite par conséquent pas seulement à ceux qui le reçoivent, mais aussi 1) à tous ceux qui sont unis de quelque manière à la Passion du Christ par la foi et la charité (en raison du sacrifice de la Messe) ainsi que 2) à tous ceux qui sont membres de son Corps mystique (en raison de la communion au sacrement du corps et du sang du Christ).
Cela posé, lorsque le fidèle reçoit le sacrement de l’eucharistie en communion, c’est la finalité propre du sacrement qui s’achève : les sacrements sont faits pour trouver leur terme dans des hommes. De ce point de vue, l’eucharistie ne produit son fruit que chez celui qui la reçoit[6]. Or ce fruit est double : l’union à Dieu et la rémission des péchés.

L’union à Dieu


Par la communion eucharistique, le fidèle assimile la chair vivifiante du Christ offerte lors de la Passion (« Ma chair, pour la vie du monde » Jn 6,52). Avec cette précision que cette assimilation se réalise sous le mode sacramentel de la nourriture et de la boisson, en mangeant et en buvant. La charité dont le Seigneur nous a aimés en mourant sur la Croix se répand alors dans le fidèle et le stimule à vivre de cette charité, à agir par elle. Cette présence active de la charité qui submerge le cœur de l’homme produit en lui une « délectation », un « enivrement » spirituel[7] qui sont un avant-goût de la gloire future. En effet, si la participation à la charité du Christ revêt ici-bas un caractère encore imparfait du fait de sa modalité sacramentelle, il n’empêche qu’elle nous introduit dans la véritable amitié avec Dieu et la véritable communion avec tout le Corps mystique du Christ[8]. Sous le voile de la foi, l’eucharistie ne nous procure pas une autre réalité que celle qui sera donnée dans la gloire : « Si quelqu’un mange, il vivra éternellement » (Jn 6,52). C’est ce caractère ambivalent de sacrement — propre au régime de la foi, valable sur cette terre — mais de sacrement de l’union véritable avec Dieu, qui justifie les appellations de « viatique » et de « pain des anges »[9].

La rémission des péchés


La réalité qui nous est donnée dans l’eucharistie (la charité, et la communion au Corps mystique) est indissociable de cet autre effet qu’est la rémission des péchés. De cela témoigne le trait le plus remarquable de ce sacrement : il est constitué de deux espèces séparées, le corps sous l’apparence du pain, et le sang sous l’apparence du vin. Par cette séparation constitutive du sacrement, est « représenté » ce moment où, sur la Croix, le sang fut répandu « en rémission des péchés », scellant ainsi l’Alliance nouvelle et éternelle[10]. En lui-même, et par la vertu de la Passion du Christ, le sacrement de l’eucharistie peut donc remettre n’importe quel péché.
Cependant ce n’est pas immédiatement pour cette fin que le Christ a institué l’eucharistie. Le pardon des péchés est plutôt l’effet propre 1) du baptême, qui fait naître à l’existence spirituelle, et 2) de la pénitence, qui la rétablit. Car du point de vue du sujet qui communie, le péché est plutôt un obstacle à l’union à Dieu : on ne peut se nourrir — corporellement ou spirituellement — que si l’on est vivant. De sorte que celui qui a conscience de sa mort spirituelle — en ayant commis un péché mortel — augmente plutôt son péché en communiant malgré tout : « Celui qui mange et boit indignement, mange et boit sa propre condamnation » (1Co 11,29). Au contraire, le pécheur qui, conscient de sa mort spirituelle, respecte le sacrement en s’en abstenant tout en ayant un ardent désir de le recevoir, pourra être remis de son péché, aussi grave soit-il[11].
Hors le cas du péché mortel, tout fidèle qui s’avance vers l’autel reçoit, en raison de son union à Dieu dans la charité, la rémission de ses péchés véniels et même, lorsque la ferveur est réelle, il satisfait pour la peine de son péché[12]. Tout péché en effet comporte deux aspects, la faute et la peine : le péché est une faute, une souillure de l’âme, pour s’être détourné du vrai bien et avoir fait le mal, et cette faute jette celui qui la commet dans l’asservissement à ses désirs limités et charnels — c’est la peine.
Saint Thomas compare les fautes vénielles dans l’ordre spirituel à cette déperdition d’énergie qui affecte notre corps lorsqu’il se dépense : de même que la nourriture matérielle refait nos forces, de même la communion eucharistique renouvelle la puissance active de la charité en nous et efface de ce fait les fautes.
Mais la charité peut aussi couvrir la peine parce qu’elle provoque en nous un choc spirituel qui nous détache de l’enfermement en nous-même provoqué par le péché, et nous pousse à offrir à Dieu ce que nous lui avions refusé en nous détournant de lui — ce qui est proprement satisfaire.
Il faut enfin noter que la communion eucharistique, en renouvelant la charité en nous, nous fortifie et nous protège contre les tentations de commettre de nouveaux péchés. La réception fréquente de l’eucharistie nous fait ainsi grandir spirituellement en affaiblissant en nous le foyer du péché[13].

2. L’usage du sacrement (IIIa, q. 80–81)


L’eucharistie se distingue des autres sacrements en ce qu’elle s’accomplit dans une matière, avant d’être reçue par les fidèles. Le baptême se réalise sur un cathécumène, l’eucharistie se réalise sur du pain et du vin. Un sacrement (du moins les sacrements de la Nouvelle Alliance, ceux institués par le Christ) consiste en effet dans une réalité invisible contenue dans un signe visible de cette réalité. Dans les autres sacrements, cette réalité est la puissance vivificatrice du Christ, tandis que dans l’eucharistie cette réalité est le Christ lui-même. C’est pourquoi on baptise un catéchumène pour qu’il reçoive la vertu du baptême, tandis qu’on consacre du pain et du vin pour qu’ils deviennent le corps et le sang du Christ.
Pour autant, les espèces choisies par le Christ en instituant l’eucharistie indiquent bien quelle est la suite naturelle du sacrement : le pain et le vin sont des nourritures destinées à la consommation par l’homme. La communion eucharistique est donc bien elle aussi un acte de nature sacramentelle : ce que l’on consomme sensiblement (la manducation, le fait de boire) est le signe qui nous conduit, par la foi, à communier invisiblement. La manducation sacramentelle produit la manducation spirituelle. Plus exactement, la manducation sacramentelle devrait produire la manducation spirituelle, car tout dépend de la manière dont on reçoit le sacrement. Si un obstacle vient empêcher la réception de l’effet du sacrement, alors la manducation sacramentelle ne produit pas la manducation spirituelle[14].

Péché et communion eucharistique


Ainsi, 1) celui qui ne confesse pas la foi de l’Église, 2) celui qui est séparé du Christ et de son Corps mystique, ou 3) celui qui est spirituellement mort par son péché, s’il s’approche de l’autel, recevra bien le corps et le sang du Christ, il mangera bien sacramentellement, mais il ne mangera pas spirituellement : sa communion sera alors mensongère parce qu’on ne reçoit en vérité le sacrement que si l’on vit déjà de ce qu’il signifie, à savoir la grâce de l’union à Dieu dans son Église. Sans la foi et la charité, c’est en vain, voire à son détriment car on ment et l’on se ment, que l’on reçoit la communion.
À nouveau, il convient de répéter avec saint Thomas que l’eucharistie n’est pas un sacrement qui établit dans la vie spirituelle ou qui rétablit cette dernière après le péché — comme le baptême et la pénitence — mais un sacrement de l’amitié spirituelle avec le Christ qui achève la vie spirituelle, le sacrement que le Christ donna à des « amis » (Jn 15,15) à la veille de sa Passion. S’approcher de l’autel ne saurait donc être un acte automatique, reposant sur le seul désir personnel ou sur l’habitude sociale : « Que chacun s’éprouve soi-même » (1Co 11,28).
C’est pourquoi il est plus profitable de s’abstenir d’aller communier lorsque, tout en désirant être uni au Christ, on sait que la communion sacramentelle ne produirait aucune communion spirituelle. Ce respect à l’égard du sacrement par amour du Christ peut même conduire à recevoir spirituellement ce que l’on ne peut recevoir sacramentellement[15]. Juger de l’opportunité de communier sacramentellement repose donc d’abord sur le fidèle. Cela dit, le prêtre, ministre de l’eucharistie, est aussi responsable de la dispensation des sacrements parce qu’il a reçu la charge de paître le troupeau du Seigneur. Il peut donc avoir son mot à dire. D’une part, il lui faut éclairer le discernement des fidèles, soit en répondant à leurs demandes hors de la Messe, soit par un avis général durant la Messe lorsqu’il l’estime nécessaire. D’autre part, le ministre doit refuser la communion aux fidèles qui sont des « pécheurs publics », car il serait scandaleux de donner la communion à celui dont on sait qu’il ne devrait pas s’approcher de l’autel pour communier. En dehors de ce cas, le prêtre ne peut refuser à un fidèle la communion[16].

Les conditions pour communier


Communier ne saurait être un acte banal. La production de l’effet proprement spirituel attaché à la réception du corps et du sang du Christ repose sur une disposition intérieure du fidèle à s’unir au Christ et à son corps mystique. C’est à cette fin que l’Église – et cela est de sa responsabilité car la dispensation des sacrements lui a été confiée par le Seigneur – fixe un certain nombre de règles prudentielles. Elles touchent principalement à trois domaines : la capacité, la préparation et la réception du sacrement.

En premier lieu, pour recevoir le sacrement de l’autel, il est nécessaire de pouvoir y discerner le corps et le sang du Seigneur, ce qui est la condition pour avoir une « dévotion » au sacrement, c’est-à-dire l’acte intérieur par lequel on s’offre à Dieu. De cette dévotion sont incapables ceux qui n’ont jamais eu la raison ou ceux qui ne l’ont pas encore suffisamment, comme les petits enfants[17].
En second lieu, on ne peut recevoir l’eucharistie comme n’importe quelle nourriture car elle est le « pain venu du Ciel » (Jn 6,32–33). Il est donc nécessaire de se disposer à la communion en se détournant des réalités terrestres et de ce qui nous attache à ces réalités. Pratiquement, il s’agit de l’abstinence et de la pureté sexuelle[18], et du jeûne de nourriture[19].
Enfin, en troisième lieu, il est recommandé de recevoir l’eucharistie aussi souvent que l’on est prêt, au mieux chaque jour (« Donne-nous notre pain quotidien »)[20]. Il faut préciser que le discernement à opérer avant chaque communion consiste dans un jugement objectif. Se reconnaître humblement pécheur et indigne de communier est de la lucidité, et l’on a alors raison de s’abstenir de communier si le péché s’oppose à la communion spirituelle. En revanche, en l’absence d’un tel empêchement, s’abstenir de communier tant qu’on ne s’en jugera pas digne n’est pas de l’humilité mais de l’orgueil car aucun chrétien n’est digne de manger le corps du Christ[21]. Ce sacrement est pour les « amis » du Christ, mais ces amis ne le sont pas devenus par leurs forces, ils le sont devenus par l’appel de Dieu et sa condescendance pour les hommes.

De cette catégorie des règles instituées par l’Église pour la dispensation de l’eucharistie, relève aussi la question de la communion sous les deux espèces. Une distinction doit être faite entre le célébrant et les fidèles. Parce qu’il est de l’essence même du sacrement de l’eucharistie, qui est la représentation de la Passion du Seigneur, de consister dans la consécration du pain et du vin, celui qui consacre et accomplit le sacrement doit communier sous les deux espèces. Si un prêtre ne communiait pas au corps et au sang qu’il vient de consacrer, le sacrifice ne serait pas complet, car le sacrifice eucharistique s’achève par la communion à tout le sacrement. Cela, l’Église ne peut le changer. La situation des fidèles n’est pas identique parce qu’ils n’ont pas la charge de réaliser le sacrement : pour eux, la finalité de la communion est l’union au Christ dans la charité. Or le Christ est tout entier présent sous les deux espèces. Dès lors, s’il convient de favoriser la communion sous les deux espèces parce que c’est leur conjonction qui réalise la perfection du signe sacramentel, l’Église peut, à titre prudentiel, pour des raisons de respect et de précaution, limiter à la seule espèce du pain la dispensation ordinaire de l’eucharistie[22].


  1. Cf. Sum. theol., IIIa, q. 61, a. 4 ; q. 62, a. 1 ; a. 5.  ↩

  2. Cf. IIIa, q. 62, a. 5 ; Commentaire sur Jean 15,9-17 et 6,57.  ↩

  3. Cf. IIIa, q. 83, a. 1.  ↩

  4. IIIa, q. 65, a. 3.  ↩

  5. Cf. IIIa, q. 73, a. 1 ; a. 3 ; q. 79, a. 1.  ↩

  6. IIIa, q. 79, a. 7.  ↩

  7. IIIa, q. 79, a. 1.  ↩

  8. fr–8  ↩

  9. Cf. IIIa, q. 79, a. 2 ; q. 80, a. 2.  ↩

  10. Cf. IIIa, q. 76, a. 2, ad 1 et ad 2.  ↩

  11. IIIa, q. 79, a. 3.  ↩

  12. IIIa, q. 79, a. 4–5.  ↩

  13. IIIa, q. 79, a. 6 ; cf. IIIa, q. 80, a. 10.  ↩

  14. IIIa, q. 80, a. 1.  ↩

  15. IIIa, q. 80, a. 3–5.  ↩

  16. IIIa, q. 80, a. 6.  ↩

  17. IIIa, q. 80, a. 9.  ↩

  18. IIIa, q. 80, a. 7.  ↩

  19. IIIa, q. 80, a. 8.  ↩

  20. IIIa, q. 80, a. 10.  ↩

  21. IIIa, q. 80, a. 11.  ↩

  22. IIIa, q. 80, a. 12.  ↩

L'Intelligence Artificielle et le monopsychisme : Michel Serres, Averroès et Thomas d'Aquin

Écrit par : David Perrin
Publié le : 13 Décembre 2024
  • Averroès
  • Intelligence artificielle
  • philosophie médiévale
  • technique

Dans l’un de ses derniers essais, Petite poucette, Michel Serres (1930-2019) aborde les mutations considérables, en particulier épistémologiques, survenues depuis la fin du XXe siècle, avec l’essor de l’informatique[1]. Paradoxalement, c’est au moyen d’une histoire ancienne, la légende de saint Denis, qu’il tente d’approcher la nouvelle relation au savoir.

Au temps de l’empereur Domitien, Denis, l’évêque de Paris, est condamné à la décapitation sur la butte Montmartre par les autorités romaines. Exécuté à mi-chemin par des soldats fainéants qui ne voulaient pas se donner la peine de monter jusqu’au sommet, l’évêque ramasse sa tête, la porte et gravit la pente, sous les regards médusés de ses bourreaux. Pour Serres, nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation analogue à celle de saint Denis. La révolution informatique a coupé nos têtes. Nous les portons désormais entre nos mains en portant nos ordinateurs :

De notre tête osseuse et neuronale, notre tête intelligente sortit. Entre nos mains, la boîte-ordinateur contient et fait fonctionner, en effet, ce que nous appelions jadis nos facultés : une mémoire, plus puissante mille fois que la nôtre ; une imagination garnie d’icônes par millions ; une raison aussi, puisque autant de logiciels peuvent résoudre cent problèmes que nous n’eussions pas résolus seuls. Notre tête est jetée devant nous, en cette boîte cognitive objectivée[2].

Serres s’efforce de faire profession d’espérance ou plutôt, corrigerait Bernanos, d’optimisme[3]. Cette décapitation ne marque pas tant la fin du savoir que d’un ancien rapport au savoir. Elle ne signe pas la mort de l’apprentissage, de l’intelligence et du génie humain : « Le sujet de la pensée vient de changer. Les neurones activés dans le feu blanc du cou coupé diffèrent de ceux auxquels l’écriture et la lecture se référaient dans la tête des prédécesseurs, qui grésillent dans l’ordinateur[4]. » L’homme numérique demeure toutefois un homme sans tête, qui se rapporte au savoir comme à quelque chose d’extérieur à lui : « le voici, jeté là, devant [lui], objectif, collecté, connecté, accessible à loisir, dix fois déjà revu et contrôlé (...)[5]. » Le propre des nouvelles technologies serait d’externaliser la pensée humaine en la transférant sur les ordinateurs comme les forces physiques de l’homme, autrefois, avaient été externalisées sur des machines motrices :

Cogito : ma pensée se distingue du savoir, des processus de connaissance — mémoire, imagination, raison déductive, finesse et géométrie... externalisés, avec synapses et neurones, dans l’ordinateur. Mieux : je pense, j’invente si je me distancie ainsi de ce savoir et de cette connaissance, si je m’en écarte. Je me convertis à ce vide, à cet air impalpable à cette âme, dont le mot traduit ce vent[6].

Cette dissociation de la pensée, du savoir et des processus de connaissance est-elle réelle ou seulement apparente ? Si elle est réelle, est-elle inhérente à la technologie informatique ou seulement à l’un de ses usages ? Si elle n’est qu’apparente, d’où viennent l’erreur et l’illusion ? Nous ne prétendons pas, dans cette étude, répondre à ces questions mais proposer un parallèle qui pourrait nous aider à mieux les formuler. La situation épistémologique décrite sous l’image de « la tête étêtée[7] » est inédite, certes, mais elle pose des questions anthropologiques et noétiques anciennes. C’est ce que nous souhaitons montrer en réfléchissant au débat qui eut lieu, au XIIIe siècle, chez les philosophes et les théologiens latins, au sujet de l’averroïsme. Sur un certain nombre de points (centralisation et externalisation de la pensée, accès au savoir par mode de connexion, passivité dans l’acte d’intellection, crainte d’une dépossession de soi et d’une appropriation par un autre, etc.) les nouvelles technologies et l’averroïsme peuvent être rapprochés. En pointant ces coïncidences, nous n’entendons pas signifier qu’une filiation historique existerait entre la pensée d’Averroès et celle des concepteurs informatiques ou dire que l’ère numérique signerait la revanche pratique de l’averroïsme condamné à l’Université de Paris en 1270 puis 1277[8]. Notre but est seulement de trouver dans le passé quelques lumières pour éclairer le présent.

 

I. Utrum hic homo intelligit ?

Utrum hic homo intelligit ? Est-ce que cet homme pense ? Voilà la question que l’averroïsme et l’informatique obligent à se poser. Cette question, aujourd’hui, ne concerne pas tous les hommes mais uniquement ceux du digital : « Petit Poucet et Petite Poucette[9] », pour reprendre le surnom donné par Serres aux nouvelles générations. Pensent-ils encore, ces hommes qui sous-traitent leur pensée à des ordinateurs produits en série, programmés par des logiciels communs et reliés à des bases de données ou à des services informatiques centralisés ? Pense-t-on encore lorsque l’on délègue aux machines des opérations mentales qui sont pourtant à notre portée ou que l’on se fonde sur des résultats que l’on serait incapable d’obtenir par nous-mêmes ?

Au Moyen Âge, la question, utrum hic homo intelligit, est plus générale et plus radicale. Plus générale, parce qu’elle concerne tous les hommes sans exception. Plus radicale, parce qu’il s’agit moins d’un problème de sous-traitance de la pensée par des instruments artificiels qui seraient intelligents, comme le suggère Serres, que de sur-traitance par un intellect unique, centralisé, au-dessus de tous les hommes. Avec Averroès ou plutôt avec l’Averroès que les Latins ont reçu et compris[10], il ne s’agit pas de savoir si certains hommes pensent ou si la technique peut aider l’homme à penser ou le dispenser de penser, mais de savoir si la pensée est le propre de l’homme. L’averroïsme jette le trouble sur l’expérience synthétique, très ordinaire, que nous faisons de nos opérations végétatives, sensitives et intellectives. Puis-je m’attribuer, moi qui respire, moi qui marche, moi qui mange, l’acte de penser ? Ai-je raison de dire : « Moi qui sens, je pense » ? La réponse, si l’on tient les thèses averroïstes, n’a plus rien d’évident car si la sensation s’effectue dans l’homme, l’intellection, en revanche, s’effectue en dehors de lui, dans un intellect séparé du corps humain, selon l’être, qui est éternel, en deçà de Dieu :

Il est séparé par essence, dit Averroès : c’est un être coupé des corps, des hommes, et subsistant autonome à la verticale des êtres. Il serait un, ensuite, car il est sans matière et que la matière multiplie : c’est l’intellect unique de l’espèce humaine, l’intellect commun, sans nom, une seule puissance dont tous les hommes feraient le partage. Enfin, il serait éternel. Averroès y voit une Intelligence inengendrée, incorruptible, la dernière d’un cosmos lui-même sans naissance et sans fin où chacun, limité dans son corps périssable, serait précédé d’un Esprit devant lui survivre indifféremment[11].

L’averroïsme pose aux Latins un problème que l’on peut, avec saint Thomas d’Aquin, résumer ainsi. L’acte d’intelligence requiert de celui qui intellige qu’il soit l’agent et le sujet de sa pensée. Or l’homme, selon les thèses averroïstes, n’est ni l’un ni l’autre[12]. Il n’en est plus l’agent, parce que l’abstraction des données sensibles, produites par les sens externes et internes de l’homme, est le fait d’un intellect séparé, « l’intellect agent (intellectus agens) ». Il n’en est plus le sujet, parce qu’il ne possède pas en propre l’information intelligible qui a été dégagée en lui. C’est un autre intellect séparé, « l’intellect possible (intellectus possibilis) » — Averroès l’appelle aussi, en reprenant la terminologie d’Alexandre d’Aphrodise, « intellect matériel » ou « intellect hylique » — qui réceptionne les formes abstraites par l’intellect agent.

Avec l’averroïsme, la dépossession est radicale : homme a perdu le pouvoir de penser. Dans la situation décrite par Serres, la pensée n’est pas soustraite mais multipliée. Elle se trouve à présent autant dans la tête d’un homme que dans un ordinateur. L’homme peut opérer intellectuellement mais il peut aussi s’en dispenser et s’en remettre à son ordinateur, comme à un deuxième esprit, qui pense pour lui et qui, pour un certain nombre de taches, fonctionne plus efficacement que lui. Avant d’approfondir cette différence — pour Averroès, nous sommes incapables, par nature, de penser par nous-mêmes ; pour Serres, certaines capacités rationnelles ne sont plus le propre de l’homme — il convient de noter, dans les deux cas, le transfert de pensée qui s’opère vers un autre principe intellectif. Les questions posées par l’informatique, ainsi conçu, rejoignent celles que l’averroïsme posait au XIIIe siècle. Sommes-nous toujours agents et sujets de notre pensée ? Sommes-nous rendus savants par ces nouvelles technologies ou seulement, comme s’inquiétait déjà Platon au sujet de l’écriture, des « semblants de savants[13] » ?

 

II. Couplage et connexion

Parmi les faits caractéristiques de l’époque informatique, Serres note l’invasion grandissante du bavardage, le « brouhaha permanent[14] » qui s’étend bien au-delà des salles de classes et envahit tous les milieux sociaux et professionnels. Si les maîtres, aujourd’hui, peinent à se faire entendre, si les « porte-voix de l’écriture[15] » ne sont plus guère écoutés, c’est qu’ils ne détiennent plus, selon Serres, le savoir : « Ce savoir annoncé, tout le monde l’a déjà. En entier. À disposition. Sous la main. Accessible par Web, Wikipédia, portable, par n’importe quel portail. Expliqué, documenté, illustré, sans plus d’erreurs que dans les meilleures encyclopédies[16]. »

L’invention, c’est-à-dire la découverte par soi-même, sans l’aide d’un enseignement extérieur, d’un côté, la discipline, c’est-à-dire l’apprentissage d’une doctrine enseignée par un autre qui possède le savoir de manière explicite et parfaite[17], de l’autre, apparaissent de plus en plus superflues. Ce qui compte désormais est la connexion à un contenu ou des process qui se trouvent soit en acte, prêts à l’emploi, soit en puissance dans des opérateurs artificiels capables de les générer. Il ne s’agit plus tant de produire la science et de la retenir en soi-même que d’opérer des transferts d’informations d’un lieu à un autre ; l’esprit humain n’étant qu’un support parmi d’autres. Mais la connexion aux informations et le transfert de données suffisent-ils à faire acte d’intelligence ?

Pour répondre à cette question, la comparaison avec l’averroïsme est de nouveau instructive. Tant dans l’averroïsme que dans les nouvelles pratiques noétiques décrites par Serres, la notion de jonction avec un autre être pensant est centrale. Mais là où Serres déporte, sinon totalement, du moins en partie, la pensée vers l’ordinateur auquel l’homme se connecte, de sorte que s’établit entre eux un lien matériel, une fibre reliant les fonctions de l’homme avec celles de l’ordinateur, l’averroïsme déporte la pensée vers l’unique intellect, de sorte que s’établit une contiguïté spirituelle, « un lien contigu (continuatio)[18] » de l’intellect séparé avec l’âme sensitive de l’homme.

Pour Averroès, c’est en se connectant aux images qui sont dans l’âme humaine que l’intellect séparé pense et que l’on peut dire que l’homme pense[19]. Celui-ci n’accède à la science que dans la mesure où il est « uni ou couplé (seu uniatur seu copuletur)[20]» à l’intellect possible/matériel parfait par l’intellect agent : « Et quand l’intellect matériel est uni [à l’intellect agent] en tant qu’il est parfait par l’intellect agent, alors nous sommes unis avec l’intellect agent ; et cet état est appelé acquisition et intellect acquis comme on le verra ensuite[21]. » La pensée aurait donc, selon Averroès, deux sujets. Le premier est ce sur quoi porte la pensée de l’intellect séparé. C’est le sujet-moteur. Il s’agit de la représentation que l’homme se forge, par exemple, de la pierre, par le moyen des sens externes puis internes. Le second est ce dans quoi l’universel, produit par l’intellect agent à partir de l’image de la pierre, est reçu. C’est le sujet-substrat : l’intellect possible ou matériel qui héberge le concept de pierre et forme à son propos divers jugements[22].

Pour saint Thomas, dire que l’homme pense dans la mesure où il fournit les images qui sont abstraites puis intelligées par un intellect séparé de lui est une imposture. Cela revient à dire qu’un mur verrait parce qu’il a été peint et rendu, par conséquent, visible :

Or, il est patent que le fait que les couleurs, dont les similitudes sont dans la vue, sont sur le mur, ne permet pas d’attribuer au mur l’action de voir : on ne dit pas en effet que le mur voit, mais bien plutôt qu’il est vu. Du simple fait donc que les formes des images sont dans l’intellect possible, il s’ensuit non pas que c’est Socrate, où sont les images, qui intellige, mais bien que lui-même soit intelligé, ou ses images[23].

Pour qu’un homme intellige, il est nécessaire, premièrement, qu’il soit au principe de l’opération intellectuelle par laquelle l’image de la réalité extérieure formée par les sens internes est transformée en espèce intelligible, deuxièmement, qu’il soit le sujet récepteur de cette espèce, troisièmement, qu’il soit au principe de la conception de la chose pensée et des divers jugements posés sur elle. Ces trois conditions, comme on l’a vu, ne sont pas remplies chez Averroès. Il ne suffit donc pas de tenir que l’homme est connecté, par l’intermédiaire des images, à l’intellect possible pour pouvoir dire qu’il pense : « ce lien contigu ou cette union ne suffit pas pour faire de l’action de l’intellect une action de Socrate[24] ». Socrate ne pense pas lui-même : ça pense en lui et par lui.

Peut-on faire, au sujet de la connexion de l’homme aux divers outils informatiques et à l’intelligence artificielle, en particulier, un constat analogue et dire que « ce qui est en nous [à savoir l’intellect] nous est retiré (subtrahitur enim quod est in nobis)[25] » ? À la différence de l’intellect séparé qui, dans le modèle théorique d’Averroès, est le seul être réellement pensant, les ordinateurs ne sont pas, comme Serres le soutient ou fait mine de le soutenir, des têtes pensantes[26]. Non seulement ils ne pensent pas mais ils ne peuvent ôter la pensée à l’homme. Les nouvelles technologies peuvent toutefois causer per accidens, à l’occasion de l’aide qu’elles apportent et des informations qu’elles fournissent, une certaine privation ou ‘‘soustraction’’ noétique. Et ce, de trois manières.

Premièrement, en déchargeant les hommes d’un certain nombre d’opérations mentales. Nous rejoignons ici les réserves formulées par Socrate dans le Phèdre. L’assistance offerte par les machines peut entraîner une certaine dépossession intellective en causant indirectement une atrophie des facultés rationnelles humaines. Les nouvelles technologies offrent le moyen de se dispenser d’opérations intellectuelles fastidieuses, certes, mais utiles voire nécessaires pour comprendre en profondeur et s’approprier pour de bon le contenu intelligible communiqué (mais pas compris) par les machines.

Deuxièmement, en délivrant en masse des informations (intelligibles et sensitives) que les utilisateurs n’ont pas eux-mêmes découvertes par expérience, au contact des choses réelles, qu’ils n’ont pas conçues au terme d’un processus d’apprentissage et qu’ils n’ont, pour la plupart, pas eux-mêmes vérifiées dans la réalité. Les nouvelles technologies peuvent soustraire, indirectement, leurs utilisateurs à l’exercice de la raison et au chemin de la connaissance, en les soustrayant à la réalité naturelle et en les arrimant dans un monde virtuel.

Troisièmement, en s’introduisant toujours davantage et plus étroitement dans leur intimité sous couvert de progrès. Comme on l’a dit, les nouvelles technologies ne peuvent pas supprimer ce qui, en l’homme, est un donné de nature. Le principe intellectif n’est pas une partie de notre être que nous pourrions transférer ou céder à un autre, comme pourrait l’être une partie de notre corps, car il n’est pas quelque chose de corporel mais l’acte de notre corps, le principe premier de vie par lequel nous nous mouvons, nous sentons et nous intelligeons[27]. Ce principe premier, qui est notre âme, est uni à notre corps, non comme un moteur à une carlingue, mais comme une forme est unie à une matière, de sorte de que nous sommes par nature, et non par accident, des êtres pensants. Voilà ce que l’averroïsme niait en tenant la thèse de l’intellect séparé. Les nouvelles technologies, comme on l’a vu, n’aspirent pas nos âmes mais elles peuvent cependant interférer dans l’exercice de la raison en agissant, plus ou moins directement et intensément, sur nos sens et les supports organiques de notre pensée, en particulier notre cerveau[28]. Les ordinateurs d’aujourd’hui sont externes. Ils sont au bout de nos doigts et sous nos yeux comme n’importe quel objet. Mais les ordinateurs de demain pourraient être internes, joints à notre corps, à la manière dont l’âme, chez Platon, est unie au corps, c’est-à-dire comme un moteur (ut motor). La contiguïté de la machine avec les conditions organiques de la pensée sera alors extrême. L’implantation de ces relais psycho-informatiques, quelles que soient les arguments en leur faveur que l’on pourra donner — l’assistance thérapeutique ne sera évidemment pas la seule raison mobilisée — augmentera de facto notre dépendance à leur égard, notre passivité et le risque, par conséquent, de perdre notre liberté d’esprit et d’action.

 

III. De la noétique à la politique

La passivité de l’homme, dans l’usage des nouvelles technologies, ne se mesure pas seulement au fait d’être délivré de certaines tâches fastidieuses ou de parvenir à des résultats qui seraient, sans elles, inaccessibles. Elle constitue, pour les systèmes informatiques, en particulier les systèmes d’intelligence artificielle, une condition sine qua non d’existence et de performance. Les systèmes intelligents sont, en effet, fondés sur l’exploitation des données de leurs utilisateurs.

Sur ce point encore, la comparaison avec l’averroïsme se justifie puisque les opérations de l’intelligence artificielle (IA) se fondent sur l’exploitation du patrimoine cognitif humain. De même que l’intellect possible, chez Averroès, se sert de l’intellect passif de l’homme et des données que l’intellect agent extrait, l’IA se sert des données intelligibles (savoir humain) numériquement codées (chaque caractère d’un texte est codé par un numéro puis en bits, une suite de 0 et de 1) et des données particulières brutes (photos, sons...), analogiquement puis numériquement codées. L’IA exploite les bases de données et celles que chaque utilisateur, individu ou communauté, plus ou moins volontairement, lui cède. L’utilisateur d’IA est autant utilisateur qu’utilisé, exploiteur qu’exploité[29].

Parce que les nouvelles technologies se servent de leurs utilisateurs, parce qu’elles le rendent passif et lui soustraient, dans une certaine mesure, l’invention, l’apprentissage et l’expérience de la réalité extra-mentale, celles-ci comportent le risque d’un double asservissement que Bernanos, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, avait pointé. Le premier asservissement est lié, tout d’abord, à ce que les machines peuvent donner : « Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner[30]. » Le deuxième asservissement, lié au premier, est « l’asservissement à la collectivité propriétaire des machines[31] ». Cet asservissement, lorsqu’il se réalise, ne se fait pas sous la contrainte mais avec le consentement du consommateur. Les services proposés et acceptés peuvent entraîner une servitude volontaire.

Le danger d’une dépossession de sa pensée et de son libre-arbitre — les deux sont liés puisque l’on est maître de son agir à mesure que l’on est spirituel — et d’une appropriation de sa pensée et de sa volonté par un autre que soi motivait déjà l’opposition de saint Thomas à l’averroïsme. Si l’homme ne pense et ne veut qu’en se prolongeant dans un intellect séparé, c’est qu’il n’est plus lui-même intelligent et maître de son agir. Ça pense et ça veut en lui[32]. Un tel homme est moins voyant que vu, moins intelligent qu’intelligé, moins comprenant que compris, moins agissant qu’agi. Dans l’averroïsme, cette passivité était universelle, commune à tous les êtres humains : un seul intellect, au-dessus de tous, chez Averroès, pense et veut pour tous, en tous, à leur place.

Sur ce point encore, les nouvelles technologies offrent quelque similitude avec l’averroïsme. En effet, la connexion d’une multitude à un nombre réduit de moteurs [de recherche] ou de logoi [logiciels] donne à l’idée du « monopsychisme[33] », une certaine consistance technologique. Les entreprises technologiques multinationales (Google, Microsoft...) sont capables, par les services et les outils qu’elles proposent, de relier et de s’unir des millions d’individus. Par leur pouvoir massif de collecte autant que de diffusion des données, celles-ci se prolongent ou se continuent en quelque sorte chez leurs utilisateurs, par l’intermédiaire d’ordinateurs externes et bientôt internes, comme les intellects séparés d’Averroès se prolongent dans les individus par l’intermédiaire des images.

En se joignant à elles et en recourant à leurs services, ces entreprises géantes ont accès aux données personnelles de clients répartis dans le monde entier, à leurs histoires, leurs mémoires, leurs sensibilités, etc. Elles partagent, à leur demande et à leur insu, dans un occasionnel qui tend à devenir constant, un contenu tantôt standard, tantôt adapté. Par les textes, les images, les sons qu’elles fournissent, à tout moment et en tout lieu, celles-ci sont capables de peser, via les sens, sur la pensée et la volonté de leurs utilisateurs.

Pour qualifier l’état ultime de ‘‘l’intellect’’ de l’homme couplé à l’intellect séparé, le traducteur latin d’Averroès au XIIIe siècle, Michel Scot, avait choisi le mot adeptus, qui est le participé passé du verbe adipiscor : acquérir. Le mot est ambigu car il peut être entendu en deux sens. Il peut signifier, chez Averroès, d’un côté, l’acquisition par l’homme, par intellect agent interposé, d’informations, de l’autre, l’acquisition de l’homme par l’intellect séparé qui se joint à lui. Cette ambiguïté se retrouve, analogiquement, dans les nouvelles technologies. Les informations ou les services acquis par les clients ont pour prix leurs données. Les entreprises acquièrent leurs clients dans la mesure où ils ont recours à elles. Aucun outil n’est absolument neutre et sans effet sur celui qui l’utilise. Mais à la différence de ceux qui les ont précédés, les appareils et systèmes informatiques ne sont pas utilisés seulement par ceux qui en sont les clients mais par les propriétaires qui les programment. Le risque d’aliénation aux instruments et à leurs propriétaires est démultiplié par le simple fait qu’une main, autre que celle de l’utilisateur, continue d’actionner l’outil et de le conduire.

 

Par curiosité et par humour, nous avons fini par interroger l’oracle ChatGPT sur le parallèle entre l’averroïsme et les nouvelles technologies. Celui-ci a dit que ce rapprochement était « inattendu » mais fécond, en pointant notamment le lien entre intelligence collective et monopsychisme : « L’idée d’un intellect universel trouve un écho dans les technologies modernes, où l’intelligence artificielle agrège et analyse les données collectives pour produire des connaissances applicables à tous. Par exemple, les algorithmes d’apprentissage machine agissent comme un ‘‘intellect agent’’ collectif, transcendant les capacités individuelles. » Nous avons cherché à en savoir plus sur la nature de la pensée et de l’intellection dans l’averroïsme et les nouvelles technologies, sur la connexion par l’intermédiaire des images, etc. mais en vain. La machine était, pour le moment, à cours de données humaines. ChatGPT a achevé poliment sa réponse par une question toute faite, à laquelle il ne comprenait évidemment rien, mais qui s’avère vertigineuse pour un humain, surtout quand il se demande qui la formule et s’il peut y répondre : « Qu’en penses-tu ? »

 

Fr. David Perrin, o.p.

 

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[1] Le terme informatique a été créé par le mathématicien et ingénieur Philippe Dreyfus en 1962 pour décrire l’automatisation du traitement des informations au moyen des ordinateurs.↩

[2] Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier (coll. « Manifestes »), 2012, p. 28.↩

[3]Cf. Georges Bernanos, « La France devant le monde de demain » [1946-1947], La liberté, pour quoi faire ? [1953], Essais et écrits de combat, t. II, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1995, p. 1262-1263.↩

[4] M. Serres, op. cit., p. 35.↩

[5]Ibid., p. 29.↩

[6]Ibid., p. 34.↩

[7]Ibid., p. 29.↩

[8]Cf. La condamnation parisienne de 1277, nouvelle édition du texte latin, traduction, introduction et commentaire par D. Piché avec la collaboration de C. Lafleur, Paris, Vrin (coll. « Sic et Non »), 1999. Pour une brève présentation de cette condamnation, de ses enjeux et la part prise par saint Thomas, cf. Alain de Libera, « Introduction » à Thomas d’Aquin, Contre Averroès. L’unité de l’intellect contre les Averroïstes suivi de Textes contre Averroès antérieurs à 1270, traduction, introduction, bibliographie, chronologies, notes et index par A. de Libera, Paris, Flammarion (coll. « GF-Flammarion », 713), 1994, p. 9- 73 ; Jean-Pierre Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin, Paris, Cerf, 2015, p. 246-253.↩

[9] En anglais, le mot digit désigne à la fois un chiffre (de 0 à 9) et le doigt avec lequel on compte. Par extension, le terme digital a été adopté pour décrire les technologies numériques basées sur des chiffres, en particulier la représentation binaire (0 et 1) utilisée dans l’informatique moderne. En donnant aux enfants du numérique, « digital natives », le surnom de « Petite Poucette » et « Petit Poucet », en raison de l’habileté à manier le portable et autres appareils, Serres désigne à la fois une technique, des générations (Y, Z, alpha) et une certaine manière de réaliser le propre de l’homme (la main comme symbole de raison).↩

[10] Il y a débat pour savoir si l’averroïsme des averroïstes et des anti-averroïstes au xiiie siècle est bien celui d’Averroès. Sur les écarts (supposés) de saint Thomas avec Averroès Cf. A. de Libera, « Introduction », dans Thomas d’Aquin, Contre Averroès, op. cit., p. 66-67 ; Id., L’unité de l’intellect. Commentaire du De unitate intellectus contra averroistas de Thomas d’Aquin, Paris, Vrin (coll. « Études & Commentaires »), 2004, p. 168-169, p. 236-237, p. 320-321 ; Jean-Baptiste Brenet, Averroès inquiétant, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 79.↩

[11] J.-B. Brenet, Averroès inquiétant, op. cit., p. 9-10.↩

[12] Les conséquences philosophiques et théologiques de cette thèse sont extrêmes. La négation de la pensée humaine entraînerait de facto celle de l’immortalité de son âme et celle de la béatitude divine. N’étant plus intellective, l’âme humaine ne serait plus immortelle. La perfection ultime et la félicité de l’homme ne serait plus de connaître le Dieu véritable (Jn 17, 3) mais d’être conjoint à quelque substance séparée qui n’est pas Dieu.↩

[13] Dans le Phèdre, Socrate exprime, par le moyen d’un mythe, sa crainte que l’homme, à cause de l’écriture, se dispense de mémoriser et, par conséquent, d’apprendre. Les dieux égyptiens, Theuth et Thamous, discutent au sujet des arts. Leurs avis divergent au sujet de l’écriture : « ‘‘Voici, ô roi, dit Teuth, le savoir qui fournira aux Égyptiens plus de savoir, plus de science et de mémoire ; de la science et de la mémoire le remède a été trouvé.’’ Mais Thamous répliqua : ‘‘Ô Theuth, le plus grand maître ès arts, autre est celui qui peut engendrer un art, autre celui qui peut juger quel est le lot de dommage et d’utilité pour ceux qui doivent s’en servir. Et voilà maintenant que toi, qui es le père de l’écriture, tu lui attribues, par complaisance, un pouvoir qui est le contraire de celui qu’elle possède. En effet, cet art produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant, en effet, leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoration, que tu as trouvé le remède. Quant à la science, c’en est la semblance que tu procures à tes disciples, non la réalité. Lors donc que, grâce à toi, ils auront entendu parler de beaucoup de choses, sans avoir reçu d’enseignement, ils sembleront avoir beaucoup de science, alors que, dans la plupart des cas, ils n’auront aucune science ; de plus ils seront insupportables dans leur commerce, parce qu’ils seront devenus des semblants de savants, au lieu d’être des savants. » Platon, Phèdre, 274e-275b [trad. L. Brisson, ŒC, p. 1292]. La critique platonicienne de l’écriture est à relativiser car il s’agissait, d’une part, pour (l’écrivain) Platon de ne pas oublier les vertus de l’oralité et du discours pratiqué par son maître, d’autre part, de célébrer dans l’art de la discussion le génie d’Athènes et sa supériorité sur les autres peuples.↩

[14] M. Serres, op. cit., p. 35.↩

[15]Ibid., p. 36.↩

[16]Loc. cit.↩

[17] Thomas d’Aquin, Expositio Libri Posteriorum, Lib. I, lect. 1 [éd. Léon., t. I*, 2, p. 8, 175-179] : « Nomen autem doctrinae et disciplinae ad cognitionis acquisitionem pertinent : nam doctrina est actio eius qui aliquid cognoscere facit , disciplina autem est receptio cognitionis ab alio. » ; « Les noms de ‘‘doctrine’’ et de ‘‘discipline’’ visent l’acquisition de la science. Si la doctrine désigne l’action de celui qui fait connaître quelque chose, la discipline, en revanche, désigne la réception de la connaissance reçue d’un autre. »↩

[18] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Iª, q. 76, a. 1, c. [éd. Léon., t. V, p. 209 ; trad. F. X. Putallaz, p. 66].↩

[19] Averroès, L’intelligence et la pensée, comm. 5, op. cit., p. 74 : « La jonction des intelligibles avec nous autres hommes se fait par la jonction des “intentions” intelligibles avec nous, [plus précisément] de cette partie des [“intentions” intelligibles] qui est en nous d’une certaine manière comme [leur] forme — et ce sont les “intentions” imaginées. »↩

[20] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Iª, q. 76, a. 2, c. [éd. Léon., t. V, p. 217 ; trad. F. X. Putallaz, p. 81].↩

[21] Averroès, L’intelligence et la pensée. Grand Commentaire du De anima. Livre III (429a10-435b25), comm. 5 traduction A. de Libera, Paris, Flammarion (coll. « GF-Flammarion », 974), 1998, p. 80.↩

[22] Averroès passe par la comparaison avec le sens pour démontrer l’existence de ces deux sujets : « Car, puisque concevoir par l’intellect, comme le dit Aristote, c’est comme percevoir par le sens, et que percevoir par le sens s’accomplit par l’intermédiaire de deux sujets, dont l’un est le sujet par lequel le sens devient vrai (et c’est le sensible extérieur à l’âme) et l’autre, le sujet par lequel le sens est une forme existante (et c’est la perfection première de la faculté sensorielle), il est aussi nécessaire que les intelligibles en acte aient deux sujets, dont l’un est le sujet par lequel ils sont vrais, à savoir les formes qui sont des images vraies, et le second, celui qui fait de chaque intelligible un étant du monde [réel], et c’est l’intellect matériel. » Averroès, L’intelligence et la pensée, III, comm. 5, op. cit., p. 69-70. La partie de l’intellect matériel, actualisée à partir des images fournies par l’individu, est nommée « intellect spéculatif (intellectusspeculativum) » ou « intellect produit (intellectusfactus) ». Par rapport à l’homme, cette partie, coproduite par l’intellect agent et l’intellect possible, est corruptible mais, prise en elle-même, elle est éternelle. Saint Thomas a bien noté ce point : « Mais à cela le Commentateur répond que les espèces intelligibles ont un double sujet : l’un d’eux leur donne l’éternité, c’est l’intellect possible, l’autre leur donne la nouveauté c’est l’image (...). » Contra Gentiles, Lib. II, cap. 73 [éd. Marietti, vol. II, no1515, p. 212, 19-24 ; trad. C. Michon, p. 288] : « Sed ad hoc respondet Commentator praedictus, quod species intelligibiles habent duplex subiectum : ex uno quorum habent aeternitatem, scilicet ab intellectu possibili ; ab alio autem habent novitatem, scilicet a phantasmate. »↩

[23] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Iª, q. 76, a. 1, c. [éd. Léon., t. V, p. 209 ; trad. F.-X. Putallaz, p. 67] : « Sicut ergo species colorum sunt in visu, ita species phantasmatum sunt in intellectu possibili. Patet autem quod ex hoc quod colores sunt in pariete, quorum similitudines sunt in visu, actio visus non attribuitur parieti : non enim dicimus quod paries videat, sed magis quod videatur. Ex hoc ergo quod species phantasmatum sunt in intellectu possibili, non sequitur quod Socrates, in quo sunt phantasmata, intelligat ; sed quod ipse, vel eius phantasmata intelligantur. »↩

[24] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Iª, q. 76, a. 1, c. [éd. Léon., t. V, p. 209 ; trad. F.-X. Putallaz, p. 66-67] : « Sed ista continuatio vel unio non sufficit ad hoc quod actio intellectus sit actio Socratis. »↩

[25] Thomas d’Aquin, De unitate intellectus, cap. III [éd. Léon., t. XLIII, p. 306, 337-338 ; trad. A. de Libera, § 78, p. 153].↩

[26] Collecter des données, les classer, les stocker, par des procédés mécaniques de corrélations et d’interactions, n’est pas, pour les machines, les comprendre, se les approprier, les intérioriser, en posséder la notion. Les logiciels peuvent traduire des mots et des phrases mais ils ne savent pas ce qu’ils font (cf. test de la chambre chinoise, Searle, 1980). Les mots ne sont, pour Deepl ou ChatGPT, par exemple, qu’une série de chiffres. Ils ne désignent aucune réalité connue en tant que telle. Le résultat auquel ils parviennent n’est pas le fruit d’un raisonnement, c’est-à-dire d’une compréhension : « Un ordinateur ne pense ni ne suppute. Il compute. Il mouline des données avec une puissance de calcul qui dépasse la nôtre. » Fabrice Hadjadj, « Quantified-self (I) : Ni pourquoi ni comment, mais combien ? », Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi), Paris, Tallandier (coll. « Texto »), 2019, p. 127. Pour un rappel historique et une description technique et philosophique du fonctionnement de l’IA, cf. Philippe-André Holzer, « Que penser de l’intelligence artificielle ? », Nova et Vetera 98 (2023/1), p. 53-96↩

[27] Nous renvoyons pour la démonstration de l’existence de l’âme à l’article 1 de la question 75 de la Prima pars de la Somme de théologie de saint Thomas. L’article 2 établit sa subsistance par le moyen de son intellectualité.↩

[28]Cf. Thomas d’Aquin, Sum. theol., Iª, q. 75, a. 2, ad 3 [éd. Léon., t. V, p. 197 ; trad. F.-X. Putallaz, p. 28] : « Si le corps est requis pour l’action de l’intellect, ce n’est pas comme un organe par lequel s’exercerait cette action, mais par manière d’objet : l’image en effet est à l’intellect comme la couleur à la vue. » ; « Corpus requiritur ad actionem intellectus, non sicut organum quo talis actio exerceatur, sed ratione obiecti : phantasma enim comparatur ad intellectum sicut color ad visum. »↩

[29] La différence sur ce point avec le livre et les autres outils liés au savoir est immense. Ceux-ci ne se servent pas de ceux qui les emploient et ne se modifient pas à chaque utilisation.↩

[30] Georges Bernanos, « La Révolution et la liberté » [Décembre 1944], La France contre les robots [1970], dans Essais et écrits de combat, t. II, textes établis, présentés et annotés par Y. Bridel, J. Chabot, M. Estève, F. Frison, P. Gille, J. Furt et H. Sarrazin, sous la direction de M. Estève, Paris, Gallimard (coll. « Biblliothèque de la Pléiade »), 1995, p. 1063.↩

[31] G. Bernanos, « La liberté pour quoi faire ? » [1947], op. cit., p. 1307. La phrase mérite d’être citée en entier : « Il ne s’agit pas, je le répète, de détruire les machines, mais de faire face à un risque immense qui est l’asservissement de l’humanité, non pas précisément aux machines, ainsi que voudraient me le faire dire les imbéciles, comme si nous nous attendions à être menés un jour aux champs par un petit robot à roulettes, comme des oies — et encore, après tout, qui sait ?... — Non pas l’asservissement aux machines, mais l’asservissement à la collectivité propriétaire des machines. »↩

[32] Averroès soutient que la volonté humaine a le pouvoir déclencher à son gré le processus de pensée : « Il est nécessaire d’attribuer ces deux actions à l’âme [qui est] en nous — recevoir l’intelligible et le produire —, bien que l’agent et le récepteur soient des substances éternelles, du fait que ces deux actions — abstraire les intelligibles et les concevoir — dépendent de notre volonté. » Averroès, L’intelligence et la pensée, III, comm. 18, op. cit., p. 108. Mais cette attribution de la volonté à l’homme laisse Thomas aussi sceptique que celle de l’intellect : « Si donc l’intellect ne fait pas partie de cet homme-ci au point de ne faire véritablement qu’un avec lui, si, au contraire, il lui est seulement uni par les images ou comme moteur, la volonté n’aura pas son siège dans cet homme-ci, mais dans l’intellect séparé. » Thomas d’Aquin, De unitate intellectus, cap. III [éd. Léon., t. XLIII, p. 306, 347-351 ; trad. A. de Libera, § 78, p. 153] : « Si igitur intellectus non est aliquid huius hominis ut si uere unum cum eo, sed unitur ei solum per fantasmata uel sicut motor, non erit in hoc homine uoluntas, sed in intellectu separato. »↩

[33] G. W. Leibniz, Discours sur la conformité de la foi avec la raison, § 9, dans Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, préface et notes de J. Jalabert, Paris, Aubier, Éditions Montaigne (coll. « Bibliothèque philosophique »), p. 57 : « Ceux qui sont de ce sentiment pourraient être appelés monopsychites, puisque, selon eux, il n’y a véritablement qu’une seule âme qui subsiste. »↩

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