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La revue thomiste

Contenu éditorial

Le légisme, un idéal totalitaire en Chine antique ?

Écrit par : Jean-Thomas de Beauregard
Publié le : 27 Mai 2025
  • politique
  • loi
  • Chine
  • Philosophie politique

La pensée politique de la Chine antique est mal connue. L’homme occidental cultivé possède au mieux quelques notions sur le confucianisme. Pourtant, c’est un autre courant de pensée, moins connu en Occident, qui a façonné la culture politique chinoise plus en profondeur jusqu’à aujourd’hui : le légisme. L’essai récemment publié du sinologue français Romain Graziani, Les Lois et les Nombres. Essai sur les ressorts de la culture politique chinoise[1], nous donne l’occasion d’en faire une brève présentation.

De même que le confucianisme ou le taoïsme recoupent des auteurs d’époque et de doctrine en fait assez disparates, l’étiquette d’école « légiste » (fajia, i.e école des experts en lois et méthodes de gouvernement) regroupe des auteurs qui ne prétendaient pas appartenir à une école : Shang Yang, Shen Buhai, Guanzi, Han Feizi. Ils ont commun d’avoir vécu principalement entre le IVe et le IIIe siècle avant notre ère, c’est-à-dire à la fin de la période des Royaumes combattants et au début de l’Empire (Qin Shi Huangdi, le Premier Empereur, prend le pouvoir en -221), pendant la courte première dynastie des Qin. Ce sont à la fois des théoriciens et des hommes d’État, dont l’effort de pensée vise à définir les valeurs ultimes de l’État, ses instruments de régulation et ses armes secrètes. À l’inverse de Platon ou Aristote, dont l’influence sur la politique athénienne ou la cour royale de Macédoine fut presque nulle, les légistes exercèrent une influence réelle, durable et profonde sur la culture politique chinoise.

Pour un esprit occidental façonné par la philosophie grecque et la théologie médiévale, le légisme est fascinant par son mélange de cynisme et de modernité. Il s’agit d’un idéal d’État total, « totalisant par ses moyens et totalitaire dans son ambition »[2], privilégiant la gouvernance par les lois et les nombres, les récompenses et les châtiments, la surveillance de tous par tous, le contrôle par l’État de toute les sphères de l’activité sociale et productive jusqu’à l’intime, et une technocratie impersonnelle qui fonctionne de manière optimale quels que soient les qualités ou les défauts du souverain, des ministres, des fonctionnaires et même du peuple.

Ce qui rend le légisme très étranger à un philosophe occidental, c’est qu’il est une pensée politique antique qui se situe presque exclusivement au plan des moyens, sans finalité transcendante ni prétention morale autre que le maintien et l’accroissement de la puissance de l’État. Seul Machiavel, avec la modernité, peut s’en rapprocher pour nous, puis quelques auteurs de la tradition utilitariste. En Chine, cet horizon purement immanent s’est cristallisé autour d’un slogan légiste dont les attestations les plus anciennes se trouvent dans Le Livre du Prince Shang qu’on retrouve aujourd’hui jusque dans les discours de Xi Jinping : « Enrichir l’État, renforcer l’armée ».

Quant à cet objectif de maintien et d’accroissement de la puissance de l’État, le légisme a été immédiatement efficace : appliqué scrupuleusement par le royaume de Qin, grâce au Premier ministre Shang Yang (l’un des principaux théoriciens légistes), il permit l’unification de l’Empire. Même si la dynastie Qin n’a duré que 15 ans, le légisme a ensuite continué à irriguer la culture et la pratique politiques chinoises jusqu’à nos jours. Le paradoxe est que la dynastie Han, qui a succédé aux Qin, a jeté l’opprobre sur les légistes, pour lui préférer l’idéal confucéen, mais en a repris pourtant l’essentiel, ce qui n’a pas manqué de susciter des formules ironiques : rubia fali (façade confucéenne, essence légiste), ou encore yangru yinfa (confucéen le jour, légiste la nuit).

 

Le champ de labour et le champ de bataille : les deux mamelles de l’État légiste

À l’origine du légisme, dans une situation de désordre interne et de nombreux conflits avec les royaumes frontaliers, il s’agit d’organiser la société en maximisant deux paramètres jugés essentiels à la puissance : l’agriculture et l’armée. Dès lors, tout sujet qui ne contribue pas directement à enrichir l’État et renforcer l’armée est suspect. C’est un mode de fonctionnement total : le travail de la terre enrichit le pays par la production de céréales menant à la constitution de stocks, la guerre entraîne un rapide écoulement des excédents, empêchant par là la possibilité de temps de repos et de loisir.

Dans un cynisme assumé, le Livre du Prince Shang prétend organiser la société de telle sorte que le paysan et le soldat, qui sont les deux piliers de la puissance de l’État, ne meurent pas de faim – sans quoi la fiscalité ne peut en tirer profit – mais subsistent seulement dans une économie de survie où seul l’État doit croître. Romain Graziani montre ici combien la préférence séculaire de la culture politique chinoise en faveur de l’agriculture et au détriment du commerce, à laquelle on attribue souvent le retard de l’émergence du capitalisme en Chine, trouve sa racine dans le légisme : outre les nécessités d’une économie de guerre fondée sur la possibilité d’approvisionner l’armée par la production agricole, le paysan et le soldat présentent l’avantage d’être rivés à leur champ – de labour ou de bataille –, dans une activité aisée à contrôler pour l’État, selon un rythme déterminé, avec des conduites normées, une grande lisibilité des flux et de la fiscalité afférente, sans compter que l’accaparement et l’épuisement physique inhérents à l’agriculture et à la guerre rendent improbables toute velléité de sédition.

 

Le légisme, ou la gouvernance par les nombres

Dans le sillage des ouvrages classiques de Marcel Granet[3], qu’il prolonge et infléchit, Romain Graziani démontre ensuite comment les nombres informent en profondeur la culture politique chinoise. Là où Granet, puisant dans les pratiques divinatoires anciennes et leur épistémologie complexe telles qu’on les étudie dans le texte canonique du Livre des mutations (Yijing), insistait presque exclusivement sur la valeur qualitative et symbolique des nombres, qui permettaient à la pensée chinoise antique de déchiffrer le cosmos parce que les nombres en étaient le principe d’ordonnancement, l’auteur affirme que le légisme a modifié cet héritage : « la plus grande révolution idéologique de l’histoire politique chinoise, à l’époque des Royaumes combattants, est liée précisément à une appréhension quantitative du monde, à l’émergence d’un paradigme d’organisation de la société et d’appréhension des êtres et des choses en termes de règles objectives et d’efficacité productive, qui supposent des opérations constantes de décompte, d’équilibrage, de mesure, fondées sur les nombres en tant que qu’outils d’uniformisation de dénombrement et de manipulation des réalités. Autrement dit, les nombres ne sont plus exclusivement un vecteur de figuration magique du cosmos, mais une technique de mise en ordre du monde humain par la force et la ruse. »[4]

Ce nouveau paradigme était déjà à l’œuvre dans L’Art de la guerre de Sunzi, où le fameux stratège rompt avec une tradition d’exaltation de la bravoure militaire, de l’héroïsme, de la force physique et de la vertu, en affirmant pouvoir déterminer à l’avance l’issue d’une bataille par la pratique combinée de calculs divinatoires et du dénombrement exact de tous les facteurs en présence (nombre d’hommes, d’armes, distance entre le centre de commandement et les unités, distance entre l’armée et les points de ravitaillement, etc.)[5]. Dans Le Livre du Prince Shang, Shang Yang transpose cela à l’administration de l’État, dont le gouvernement efficace passe par la connaissance quantitative parfaite de tous les paramètres de l’appareil social et productif[6]. L’auteur observe que les archives désormais mieux connues permettent d’attester de la réalisation remarquable du programme de Shang Yang dans le royaume Qin puis dans l’Empire : tout le pays est passé au peigne fin, par mode de recensements, d’enquêtes administratives, avec des fonctionnaires sillonnant le territoire, dénombrant tout, rédigeant des rapports. La quantification du réel est d’autant plus importante qu’elle est liée à la fiscalité. Les fonctionnaires eux-mêmes sont soumis à des rapports qui examinent l’efficacité de leur travail, la rapidité et le coût de leurs opérations, selon des grilles d’indices extrêmement précises. Une rigoureuse logique comptable s’impose, ainsi qu’un calcul des mérites et des fautes, converties en récompenses et châtiments, le tout strictement chiffré.

L’auteur montre combien cette quantification du réel et l’empire des nombres sur la culture politique chinoise s’est traduite par l’importance des slogans chiffrés dans toute l’histoire politique chinoise. Dans la Chine impériale comme dans la Chine communiste, toute réforme ou campagne politique s’exprime en un slogan qui associe un nombre et une réalité : les « Quatre modernisations » de Deng Xiaoping, par exemple. En sus de frapper l’imaginaire et de favoriser la mémorisation, cette rhétorique vise à manifester que le pouvoir qui en use maîtrise à la perfection le réel qu’il entend modifier. À l’époque maoïste, l’imposition d’objectifs chiffrés totalement déconnectés d’un quelconque fondement, tant au plan de la production économique qu’au plan de la politique pénale, atteste par l’absurde la conjonction de la puissance symbolique du nombre et de sa valeur comptable, avec pour effet une terreur dans toute la population et un mensonge généralisé sur les résultats. L’auteur cite en exemple le décret édicté par Mao Zedong en 1957 pour sa province du Hunan, qui fixa a priori un objectif de 100 000 personnes dénoncées, 10 000 arrêtées, et 1 000 exécutées : « Il n’était plus question de faire justice, mais de faire nombre »[7]. Au moins le légisme antique, auquel Mao se référait volontiers et souvent[8], avait-il pour souci que la quantification du réel en soit l’exact reflet.

 

Le légisme ou l’empire de la loi

En -536 avant notre ère, le Premier Ministre Zi Chan, de l’État de Zheng, décide de faire inscrire les lois sur de grands chaudrons de bronze disposés dans tous les lieux publics. Il est l’un des précurseurs du légisme : l’objectif est que la loi pénale soit visible, stable, permanente, diffusée partout. Bientôt, tous les royaumes chinois l’imitèrent. L’enjeu de la publicité des lois était multiple : il fallait que la loi soit soustraite au caractère aléatoire de l’oralité et de la localité, uniforme en tout temps et tout lieu, indépendante de la force discrétionnaire des représentations de la noblesse, connue de tous et pour cela proclamée publiquement et recopiée un peu partout. L’auteur synthétise : « Les lois une fois inscrites et rendues publiques se trouvaient de ce fait tout autant protégées par l’œil du peuple que ce dernier l’était par l’invariabilité de ces commandements visibles en plein jour. Le corps des administrateurs se trouvait pris en étau entre le souverain et le peuple, les deux parties ayant un droit de regard sur sa conduite et la stricte application des procédures »[9].

Le légisme a donc le souci d’une loi égale pour tous, qui ne fait pas acception des personnes. Face à la toute-puissance de l’État, nul ne doit pouvoir exciper de sa naissance ou de son office, ou bien de son ignorance des lois. Cela va de pair avec la très forte insistance du légisme en faveur de la méritocratie, qu’il emprunte à un courant plus ancien, le mohisme[10].  La promotion légiste de la méritocratie fut formalisée dans l’institution impériale des concours administratifs ainsi que dans certains dispositifs visant à favoriser la mobilité sociale en sens ascendant et descendant, comme par exemple qu’aucun office administratif ne peut être transmis au fils aîné sans que ce dernier ne rétrograde de quelques degrés dans la hiérarchie par rapport à son père.

Que ce soit dans la publicité ou l’application des lois comme dans le recrutement des fonctionnaires, il s’agit d’obéir à des principes objectifs, libérés de tout arbitraire, en fonction d’indices précis, sans qu’aucun sentiment ou disposition subjective n’entrent en compte. Ultimement, le souverain lui-même doit pouvoir gouverner avec des outils qui le préservent des errements dû à sa personnalité, à ses intérêts ou à ceux de ses fonctionnaires. L’administration doit devenir un instrument objectif, neutre, infaillible, maniable par n’importe qui, indépendamment de son habileté ou de sa vertu. C’est tout le sens de l’analogie de l’équerre et du compas, qu’on trouve partout dans les écrits légistes[11]. La notion de fa (la loi) emprunte donc à son origine géométrique la précision du tracé et l’évaluation correcte du résultat. Mais le paradigme technique n’est pas qu’une analogie : les légistes sont convaincus que gouverner consiste principalement à mesurer, peser, décompter, au moyen d’outils administratifs perfectionnés, sans qu’il soit question de vertu ou de discernement ni du côté du souverain, ni du côté du peuple, ce qui est une rupture considérable avec la tradition confucéenne.

La notion de fa charrie donc tout un champ de signification : uniformité qui élimine toute variation, lisibilité absolue, accès aisé, clarté, ne laissant aucune faille interprétative où s’engouffrer, application des récompenses et des châtiments totalement indépendante à la fois du juge et du condamné, impersonnalité des lois qui s’appliquent à tous avec la même sévérité et la même nécessité, à l’image du vent et de la pluie qui s’abattent indifféremment sur tout le monde. L’éloignement de la noblesse, remplacée par la bureaucratie, recrutée au mérite et tentaculaire, symbolise l’ambition légiste d’un contrôle impersonnel de tous par la loi au service l’État.

 

L’ambivalence de la figure du souverain dans la pensée légiste

Romain Graziani observe que le légisme, pas plus que d’autres traditions politiques chinoises, n’a jamais vraiment mis en cause le principe de l’institution monarchique et de la succession héréditaire. Cela convenait à son fantasme d’un principe de concentration de tous les pouvoirs, et satisfaisait à son souci de maintenir l’ordre et la stabilité. Mais l’institution monarchique soulevait d’immenses difficultés d’un point de vue légiste, ce qui amena les légistes à théoriser l’impersonnalité maximale du souverain.

L’anthropologie très pessimiste des légistes suppose que statistiquement, le souverain, potentiellement médiocre, est entouré de médiocres, ou d’ambitieux fourbes, et qu’il en va de même dans le peuple. Il faut donc que le souverain se repose sur des outils administratifs perfectionnés pour inciter à l’efficacité et à l’honnêteté par la force et l’intérêt plutôt qu’espérer s’appuyer quelques individus exceptionnellement vertueux ou prétendre éduquer une population entière[12].

Tout l’enjeu est que, tant que l’ordre social et productif tient par un système de lois connues de tous et scrupuleusement appliquées, la perspective assurée des récompenses et la terreur des punitions, la dénonciation obligatoire et la solidarité pénale des membres d’un même groupe (familial, professionnel ou militaire), les sujets n’ont pas le choix et agissent spontanément en conformité avec les normes édictées par l’autorité. Au rebours de l’idéal confucéen, il ne s’agit pas de rendre les gens meilleurs, mais d’entraver tout ce qui, de leur part, pourrait nuire à l’État. Dans ce cadre, le souverain sera d’autant meilleur qu’il sera plus impersonnel et se caractérisera par le non-agir, laissant faire le système. À la limite, un souverain avec de vraies qualités est d’autant plus dangereux car il risque de prendre des initiatives contre-productives ou de s’épuiser à la tâche.

Dans le Han Feizi se dessine l’idéal d’un souverain légiste qui met en place une surveillance synoptique de tous par tous, et un contrôle parfait de tout le territoire et de l’administration, sans jamais se fier à son propre discernement, se tenant en retrait, dont la puissance s’exerce d’autant plus infailliblement qu’il n’apparaît jamais, ne donne jamais son avis, n’agit jamais personnellement. Anticipant de plusieurs siècles le Foucault de Surveiller et punir[13], Han Feizi théorise l’efficacité supérieure de l’intériorisation de la norme et de la surveillance qui fait que la cible de la domination/surveillance en devient le principal artisan. Il construit une mystique de la royauté invisible et omnipotente, qui consacre l’absoluité du pouvoir monarchique tout en évacuant concrètement l’individu qui l’incarne. L’impersonnalité du souverain le préserve de toute manipulation, séduction, piège, etc. D’où l’ascèse nécessaire du souverain pour ne donner aucune prise à quiconque. L’idéal du souverain impersonnel a l’avantage de pouvoir supporter aussi bien un monarque médiocre qu’un monarque exceptionnel. Le souverain doit être comme la Voie (tao) : « opaque, immobile, impersonnel » et se concevoir lui-même comme « le centre vide, et donc pleinement efficace, de la domination universelle »[14].

En pratique, une telle vue est difficile à assumer quelles que soient les qualités de l’individu, car c’est un isolement psychologique intenable. Et le paradoxe est qu’il faut précisément un individu exceptionnel pour assumer une telle fonction, alors que l’origine même du projet est de remédier à toute déficience personnelle par la perfection du système. C’est une contradiction interne du légisme que l’auteur relève à la suite de Jean Lévi. Quoi qu’il en soit, le légisme conserve l’idée que « la technocratie l’emporte toujours sur le talent, l’efficacité mécanique sur les ressources personnelles. Le pouvoir, dépouillé de toute idée de valeur humaine, se caractérise par l’alliance de deux formes de contrôle : la possession exclusive de la force coercitive dont témoigne l’association constante, et souvent la synonymie, entre les lois et les punitions ; en second lieu, le contrôle du savoir, redéfini en termes stratégiques comme un arsenal de méthodes de surveillance, de contrôle et de renseignement. »[15]

 

Une anthropologie pessimiste et cynique au fondement d’une politique pénale sévère et du système de récompenses et de châtiments

Le légisme a en commun avec le libéralisme occidental la conviction que l’intérêt général est mieux servi par la poursuite individuelle de l’intérêt égoïste que par les vertus d’altruisme et de renoncement. Le souverain doit donc s’appuyer sur la tendance universelle à convoiter plaisirs, richesses et honneurs, et sur l’aversion instinctive que suscite l’idée de souffrir physiquement ou moralement, ou encore de mourir de façon violente et prématurée. Bien plus efficace que l’éducation à la vertu, vaine dès lors qu’elle s’adresse à la masse, les légistes estiment qu’une loi pénale sévère à l’extrême est le meilleur rempart à l’ordre civil, et un service à rendre au peuple qui peut vivre plus longtemps et paisiblement, là où la compassion et l’allègement des peines mènent à l’insécurité permanente[16].

Tout l’enjeu est que les lois permettent d’associer les désirs égoïstes et les ambitions privées à des conduites jugées utiles par l’État. Le système repose donc sur la gestion instrumentale des appétits et l’instinct universel de survie[17]. Dans ce cadre, la politique pénale doit être d’une rigueur terrible. Les légistes préconisent des peines lourdes même pour les délits mineurs, condition pour dissuader de commettre pire, quitte à aboutir à une disproportion flagrante mais utile. C’est le principe de « punir pour ne plus avoir à punir » (bi yi zhi bi) théorisé par Le Livre du Prince Shang pour justifier des peines lourdes contre des délits mineurs. On en trouve du reste un parallèle dans la tradition occidentale chez Bentham[18]. Il est clair en tout cas que les légistes s’intéressent peu à la réforme morale du condamné ou sa réintégration sociale. Les châtiments, par leur irréversibilité (tatouage infâmant, mutilation, etc.), reflètent cette perspective : un ancien condamné n’a jamais fini sur le plan social de purger sa peine. La peine est moins infligée en vue du condamné que de la société qui l’entoure[19].

En dernière analyse, le légisme considère donc que la loi pénale parfaite est celle qui, par sa sévérité même, et la représentation que le peuple s’en fait, n’a même plus à s’appliquer. L’intériorisation de la loi par le peuple produit l’autocensure et l’autolimitation qui sont la condition optimale. Le légisme rejoint ici le taoïsme du non-agir. L’auteur observe toutefois que, pour terrible qu’il soit dans sa rigueur et sa dimension totalitaire, le légisme n’est pas sans vertu dans sa politique pénale : les sanctions et châtiments n’étaient nullement arbitraires, chacun en connaissait la teneur, la torture était strictement encadrée, et les condamnés ne l’étaient qu’au terme d’une enquête fouillé, la loi punissant d’ailleurs les fonctionnaires qui ne respectaient pas les procédures légales.

 

Conclusion

Avec Les lois et les nombres, Romain Graziani livre une synthèse magistrale sur la manière dont le légisme informe la culture politique chinoise depuis l’époque des Royaumes combattants jusqu’à nos jours. D’une érudition sans faille, avec un style souvent brillant et un souci constant de pédagogie à l’égard du public non-spécialiste, l’auteur permet de découvrir des auteurs et des textes trop méconnus. Il s’expose courageusement à la critique en opérant des rapprochements audacieux mais, selon nous, toujours fondés et judicieux, entre les différentes époques.

En particulier, le cœur de sa thèse consiste à tenir qu’entre les écrits légistes de l’époque des Royaumes combattants et la gouvernance algorithmique d’allure totalitaire qui se dessine sous Xi Jinping, il y a moins un changement de paradigme qu’une continuité et un perfectionnement du fait des avancées technologiques qui permettent la réalisation des desseins de Shang Yang, Shen Buhai ou Han Feizi. Sous ce rapport, la rhétorique marxiste mâtinée depuis une décennie de néo-confucianisme devrait être comprise en réalité sur le fondement d’un substrat légiste plus déterminant qui serait la basse continue de toute la culture politique chinoise depuis 2 500 ans. La thèse est séduisante et ne manque pas de solides éléments pour l’étayer.

Les lecteurs occidentaux contemporains formés à l’école de saint Thomas d’Aquin y trouveront matière à dépaysement mais aussi à réflexion, tant une philosophie politiquement purement immanente, fondée sur une technocratie impersonnelle, une gouvernance par les nombres et sans finalité transcendante autre que l’accumulation matérielle et la perpétuation du système semble paradoxalement assez familière pour qui se prend à essayer de caractériser l’horizon politique occidental dans les décennies à venir.

fr. Jean-Thomas de Beauregard, o.p.

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[1] Romain Graziani, Les Lois et les Nombres. Essai sur les ressorts de la culture politique chinoise, « Bibliothèque des histoires », NRF, Gallimard, 2025  ↩

[2] Cf. Graziani, op.cit., p. 20. ↩

[3] Marcel Granet, La Religion des chinois, Paris, Albin Michel, 2010 (1ère éd. 1922) ; Id., La Pensée chinoise, Paris, Albin Michel, 1999 (1ère éd. 1934). ↩

[4] Cf. Graziani, op.cit., pp. 112-113. ↩

[5] Cf. Sunzi, L’Art de la guerre : « [ch. 5] Ordre ou chaos, tout est une question de nombres. [ch. 1] La victoire est-elle affaire de nombres ? Si tel est le cas, on peut mener la guerre en additionnant les baguettes divinatoires. La victoire est-elle une question de richesses ? Si c’est le cas, on peut faire la guerre en mesurant le grain. [ch. 4] Méthode pour la guerre : 1/ Mesurer ; 2/ Quantifier ; 3/ Dénombrer ; 4/ Peser ; 5/ Prévaloir. Les terres donnent lieu à la prise de mesure. Ces mesures donnent lieu au calcul des quantités. Ces quantités génèrent des données chiffrées. Ces chiffres déterminent un poids, et ce poids détermine si l’on prévaudra. » ↩

[6] Cf. Shang Yang, Le Livre du Prince Shang, ch. 4 : « Il suffit à un souverain de connaître treize nombres pour consolider son État : il lui faut inventorier le nombre de ses réserves de grains à l’intérieur du territoire, le nombre d’hommes et de femmes bien portants, le nombre de personnes âgées ou faibles, le nombre de fonctionnaires, le nombre de personnes qui vivent de leurs discours, le nombre de gens utiles à l’État, le nombre de bœufs et de chevaux avec la quantité de fourrage et de paille. Quiconque désire accroître la puissance de son État tout en ignorant ces treize chiffres aura beau jouir de territoires fertiles et d’une population nombreuse, il verra [immanquablement] son pays s’affaiblir sans cesse jusqu’à sa disparition. » ↩

[7] Cf. Graziani, op.cit., p. 166. ↩

[8] Mao pouvait par exemple s’inspirer de ce passage du Livre du Prince Shang, ch. 4 : « Un véritable monarque ne récompense qu’un sujet pour neuf qu’il châtie. Dans un État qui [n’est que] puissant, on en châtie sept pour trois qu’on récompense. Dans un État faible, la balance est égale entre punitions et récompenses. Si un monarque se tient à cet unique principe pendant un an, il sera puissant pendant dix années. S’il l’applique dix années, il sera puissant pour cent années. Et s’il le fait respecter pendant tout un siècle, son État sera puissant pendant mille années. » ↩

[9] Cf. Graziani, op.cit., ici pp. 185-186. ↩

[10] Cf. Mozi, ch. 8 : « Il convient à présent de se fonder sur les mérites des gens pour leur octroyer une place dans la hiérarchie, leur assigner des tâches correspondant à l’office dont ils ont la charge, leur accorder des promotions et des primes sur le seul critère de leurs efforts. Distribue les émoluments une fois que tu auras calculé les performances. Cela empêchera ceux qui détiennent une charge de jouir de privilèges permanents, de sorte que les gens du commun ne seront pas éternellement condamnés à la roture. » ↩

[11] Cf. Han Feizi, ch. 27 : « Même le grand empereur Yao [souverain mythique des temps anciens] n’aurait pu administrer correctement le moindre territoire s’’il avait dû laisser de côté les lois et règlements (fa) ainsi que les techniques de surveillance et de contrôle (shu) pour gouverner en se fiant uniquement à son intelligence (xin). Si le charron Xi Zhong avait délaissé son équerre et son compas pour suivre son inspiration erratique lorsqu’il établit ses tracés et mesures (du), il ne serait pas même parvenu à terminer une seule roue ! Sans cordeaux pour mesurer les différences entre des objets de longueurs diverses, un artisan aussi habile que Wang Er ne réussirait pas même la moitié de ses ouvrages. En revanche, même des souverains médiocres et des artisans gauches, pour peu qu’ils préservent, l’un, les normes (fa) et les techniques (shu), l’autre, son compas et son équerre, jamais ne pourront faillir. » ↩

[12] Cf. Han Feizi, ch. 50 : « Lorsqu’un sage est au pouvoir, il ne s’attend pas à ce que les gens fassent ce qu’il juge être bon, mais il s’emploie à les empêcher de faire ce qu’il tient pour mauvais. S’il comptait sur autrui pour se conduire comme bon lui semble, il ne se trouverait dans tout le royaume qu’une maigre poignée d’individus, alors que s’il manipule les gens de telle sorte qu’ils ne peuvent agir dans un sens contraire, l’ordre règnera partout. Pour gouverner un État, il faut se servir de ce qui convient au plus grand nombre et ignorer ce qui ne vaut que pour une infime minorité. En conséquence de quoi, le souverain ne consacre pas ses efforts à la vertu, mais s’emploie uniquement aux normes et aux procédures. […] Si la fabrication des hampes dépendait de bambous naturellement droits, on pourrait patienter des siècles sans obtenir une seule flèche digne de ce nom. De la même façon, si, pour construire des roues, on devait compter sur des troncs parfaitement circulaires dans la nature, une éternité pourrait s’écouler sans que l’on parvienne à achever la première roue. Et pourtant, à chaque époque on trouve des gens qui tirent les oiseaux et conduisent des chars. Comment se fait-il ? Tout simplement parce que les artisans se servent d’outils qui rectifient la forme naturelle des choses. » ↩

[13] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, coll. « Tel », 1993. Graziani met en relation un texte du Han Feizi avec un passage de Foucault. Aux ch. 14 et 43 du Han Feizi, on trouve : « C’est ainsi que le maître suprême, sans avoir à sermonner ses fonctionnaires ni à repérer de ses propres yeux les infractions, est en mesure de gérer son État […]. Mais qu’il en vienne à délaisser les techniques secrètes de contrôle et les avantages de sa position (shi) pour tout scruter au moyen de ce qu’il voit et entend par lui-même, alors de fait, limité qu’il est par ses sens, il n’entendrait et ne verrait quasiment rien, et serait presque réduit à l’état d’un homme sourd et aveugle. […] Après tout, ce n’est que lorsque le seigneur des hommes voit les choses à l’aide des yeux de tout le monde dans le pays qu’en puissance visuelle il n’est surpassé par personne ; ce n’est que lorsqu’il entend les choses à l’aide des oreilles de tout le monde dans le pays qu’en puissance auditive il n’est surpassé par personne. » La ressemblance avec Surveiller et punir (p. 204) est saisissante : « L’appareil disciplinaire parfait permettrait à un seul regard de tout voir en permanence. Un point central serait à la fois source de lumière éclairant toutes choses, et lieu de convergence pour tout ce qui doit être su : œil parfait auquel rien n’échappe et centre vers lequel tous les regards sont tournés ». Sauf que Foucault, à la suite de Bentham, ne croit décrire qu’une prison, tandis que Han Feizi y voit la description de l’État tout entier. ↩

[14] Cf. Graziani, op.cit., ici p. 242. ↩

[15] Cf. Graziani, op.cit., ici pp. 185-186. ↩

[16] Cf. Han Feizi, ch. 14 : « Les véritables sages gouvernent par des lois claires et rigoureuses et des châtiments aussi irrémissibles qu’impitoyables. […] Grâce à eux, le fort n’opprime pas le faible, ni la majorité la minorité ; les vieillards meurent dans leur lit, les orphelins sont secourus, le territoire est à l’abri des agresseurs […]. Ne sont-ils pas les bienfaiteurs de l’humanité ? Mais les lettrés stupides, ne comprenant rien à ces matières, considèrent que c’est là la pire des cruautés, et ces sots qui aiment l’ordre et détestent le désordre repoussent avec horreur les moyens qui permettraient d’assurer la paix civile pour choisir les plus propres à susciter le chaos ! […] Les châtiments cruels et les peines impitoyables sont ce que le peuple a en aversion. Ils constituent néanmoins la seule voie pour assurer l’ordre dans l’État ; la compassion et l’allègement des peines ont beau réjouir la masse, ils sont les causes principales de l’insécurité. » ↩

[17] Cf. Le Livre du Prince Shang, ch. 5 : « Il y a des choses que les gens adorent, d’autres qu’ils abhorrent. C’est uniquement par ces ressorts qu’il est possible de les gouverner. Il est donc impératif que le souverain s’enquière de ce que tout un chacun aime ou hait, car ces deux tendances sont au fondement des récompenses et des châtiments. Il est dans la nature des gens de priser les titres et les revenus, d’exécrer les amendes et les punitions. Le souverain s’emploie donc à exploiter cette polarité afin de conduire et diriger la volonté du peuple et instaurer ce qu’il désire. Lorsque les rangs seront uniquement octroyés à la suite de travaux où les gens auront donné toutes leurs forces, lorsque les récompenses ne seront décernées que sur la base des services rendus à l’État, enfin lorsque le souverain inspirera une foi aussi évidente en ces deux choses que le sont aux yeux de tous le soleil et la lune, alors l’armée n’aura plus d’ennemi à affronter. » ↩

[18] Jeremy Bentham, Traités de législation civile et pénale, trad. E. Dumont, 1802, éd. Bossange, Masson et Besson, t. 2, 3e partie, ch. 2, p. 386 : « Faites que le mal de la peine surpasse l’avantage du délit […] ; car pour empêcher le délit, il faut que le motif qui réprime soit plus fort que le motif qui séduit. La peine doit se faire craindre plus que le crime ne se fait désirer ». ↩

[19] Cf. Han Feizi, ch. 46 : « Si les peines doivent être lourdes, ce n’est pas par considération des condamnés. Remédier à une situation de crime ne signifie pas soigner l’inculpé dont les actes sont évalués : ce serait là en effet administrer un remède à un mort ! De même, lorsqu’une peine mutilante est appliquée à un voleur, la tentative de remédier à la situation n’est pas guidée par la considération du voleur qui se voit condamné : apporter un remède à celui qui est condamné pour son crime revient à vouloir soigner les gens sur l’échafaud ! On peut donc en conclure qu’en punissant lourdement un méchant pour son crime, on met un terme à la déviance dans tout le pays, et c’est précisément cela que l’on appelle remédier. Les lourdes punitions s’appliquent aux voleurs et aux criminels, mais la peur et la terreur qu’elles inspirent sont destinées aux bonnes gens. Celui qui souhaite remédier ne peut pas douter de l’efficacité des lourdes punitions ! » ↩

Les mirages de la liberté : l’homme aventureux selon V. Jankélévitch

Écrit par : David Perrin
Publié le : 1 Novembre 2024
  • philosophie
  • Littérature

I. Trois postures existentielles

Jankélévitch distingue, à l’orée de son livre, trois grandes postures existentielles et, à travers elles, trois sortes d’hommes. Le rapport au temps constitue le critère initial de comparaison. L’Ennui consiste dans le fait de vivre le moment présent sans perspective d’avenir, en agissant comme si le futur était déjà plié. L’homme de l’Ennui est blasé. Il pense avoir tout vu, tout entendu. L’avenir n’est, pour lui, que la répétition ennuyeuse du même. L’homme du Sérieux, quant à lui, est absorbé dans ses affaires et ses tâches quotidiennes. Il se confond avec ce qu’il fait. Il n’a aucun recul sur lui-même et son activité. L’Aventure est la seule posture existentielle qui donne une chance à l’avenir : « L’aventure porte la désinence du futur. L’aventure est liée à ce temps du Temps qu’on appelle le temps futur et dont le caractère essentiel est d’être indéterminé, parce qu’il est l’empire énigmatique des possibles et dépend de ma liberté (...) La région de l’aventure, c’est l’avenir[1]. »

Jankélévitch établit une hiérarchie entre ces trois attitudes, un ordre de perfection. La première attitude existentielle — l’Ennui — est considérée comme une maladie : « Dans cette maladie l’avenir déprécie rétroactivement l’heure présente, alors qu’il devrait l’éclairer de sa lumière[2]. » L’attitude existentielle du Sérieux est également pathologique. Il manque à cet homme le détachement ou la distance suffisante pour apprécier et jouir pleinement de l’existence. Celui-ci souffre d’une clôture tragique sur lui-même. L’Aventure est de toutes les postures existentielles la plus vraie, la plus vivante, la plus digne d’être vécue. Il convient, cependant, de distinguer l’homme aventureux de l’aventurier. Le second est une caricature du premier. L’aventurier marchande, de manière honteuse, l’aventure :

L’homme aventureux représente un véritable style de vie, au lieu que l’aventurier est un professionnel des aventures (...). L’aventurier est simplement un bourgeois qui triche au jeu bourgeois, qui dérange le jeu des bourgeois, qui joue en marge des règles, comme on fait du marché noir (...). Pour l’entrepreneur de cette entreprise, pour ce professionnel égoïste et utilitaire, le nomadisme est devenu une spécialité, le vagabondage un métier, l’exceptionnalité une habitude, l’asystématisme un système de vie[3].

L’homme aventureux, à la différence de l’aventurier professionnel, est un nomade, un vagabond qui vit dans l’exception, l’asystématique, l’instant : « C’est assez dire que si l’aventure se place surtout au point de vue de l’instant, l’ennui et le sérieux considèrent le devenir surtout comme intervalle : c’est le commencement qui est aventureux, mais c’est la continuation qui est, selon les cas, sérieuse ou ennuyeuse[4]. » L’aventureux saisit l’occasion qui se présente à lui avec légèreté et gravité. À la différence de l’homme ennuyé et ennuyeux, il ne ressasse pas, ne s’attriste pas. Il aime l’indétermination de l’avenir, les surprises infinies qu’il réserve. À la différence de l’homme sérieux, il ne s’engage pas totalement dans ce qu’il fait, ne se projette pas, ne planifie pas. L’aventureux reste sur la corde raide de l’instant, comme un funambule en équilibre :

Si vous supprimez l’élément ludique, l’aventure devient une tragédie, et si vous supprimez le sérieux, l’aventure devient une partie de cartes, un passe-temps dérisoire et une aventure pour faire semblant. Ou avec d’autres images : pour qu’il y ait aventure, il faut être à la fois dedans et dehors : celui qui est dedans de la tête aux pieds est immergé en pleine tragédie ; celui qui est entièrement dehors comme un spectateur au théâtre, contemple un spectacle dont il est détaché, sans le prendre au sérieux : tel est le monde vu d’un fauteuil et dans l’optique contemplationniste du jeu. L’englobement éthique, le détachement esthétique sont les deux pôles entre lesquels les aventures s’échelonnent. L’aventureux est à la fois extérieur au drame comme l’acteur et intérieur à ce drame comme l’agent inclus dans le mystère de son propre destin[5].

L’homme aventureux n’est ni complètement engagé dans l’histoire — il tomberait sinon dans la tragédie et vivrait étouffé sous le couvercle de « l’éthique » — ni complètement détaché — il serait sinon totalement extérieur à ce qu’il vit comme dans un théâtre. L’homme de l’aventure n’est ni dehors, ni dedans.

 

II. Une position impossible

Le philosophe du je-ne-sais-quoi et du presque-rien reconnaît qu’il est difficile d’« être à la fois dehors et dedans » : « Spatialement, c’est impossible et logiquement c’est impensable, c’est-à-dire contradictoire : il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée – et même entr’ouverte, une porte est déjà ouverte ; il faut qu’un homme soit dans la salle ou dehors[6]. » La solution, selon lui, serait de vivre constamment sur le seuil. Mais est-il possible de vivre ainsi ? De commencer sans persévérer pour ne pas se prendre au jeu c’est-à-dire au sérieux ? Cet équilibre est-il réellement tenable ? Est-il bon ? Jankélévitch répond à ces questions par l’affirmative car l’Aventure est le seul mode ou style de vie qui compte. Sous ses dehors lyriques et non-systématiques, la pensée de Jankélévitch est puissamment normative.

Jankélévitch donne une valeur supérieure, absolue même, à l’acte décisionnel aventureux. Ce qui fait l’aventure, c’est la décision en tant que telle, c’est-à-dire le décret de la volonté : « Le commencement de l’aventure est un décret autocratique de notre liberté, et il est en cela, comme tout acte arbitraire et gratuit un peu de nature esthétique[7]. » Celui qui « décide un beau jour d’escalader l’Himalaya » prend une décision aventureuse. Peu importe le lieu, peu importe les risques, peu importe le pourquoi... Le coup de tête, la décision irréfléchie, voilà ce qui dit le mieux l’acte souverain de la liberté.

La conception philosophique qui sous-tend la pensée de Jankélévitch est une conception moderne, au fond, adolescente, de l’existence. Dans cette vision — c’est un trait commun de la pensée de Jankélévitch avec les existentialistes de son temps — la question de la fin, du pourquoi, du sens de l’action et des biens, est écartée. La décision et plus précisément l’acte de décision est au centre de l’agir. La pensée de Jankélévitch s’inscrit dans cette tradition de pensée qui conçoit le sujet humain comme une pure volonté, déconnectée des fins objectives que l’intelligence peut lui présenter. Comme le dit Étienne Gilson à propos de l’existentialisme sartrien (mais cela vaudrait aussi pour Jankélévitch), l’homme « n’est pas une nature mais uniquement une volonté[8] ».

 

III. Ulysse, figure bourgeoise ?

Le volontarisme indéterminé qui anime la pensée de Jankélévitch le pousse à critiquer vigoureusement la figure d’Ulysse. Puisque l’important est de tout décider soi-même, de n’être attaché à rien et de partir sans se soucier d’un quelconque retour, Ulysse est critiqué pour sa nostalgie un peu trop bourgeoise :

Ulysse, le héros méditerranéen par excellence, représente-t-il véritablement le style aventureux ? Certes Calypso, Circé, les Sirènes, les Lotophages représentent pour Ulysse autant de promesses d’une vie inédite et insolite : le goût du bizarre, le besoin de changer de femme trouvent leur compte dans ces aventureuses métaboles. Mais à y regarder de plus près, les tentations d’Ulysse sont les tentations de la halte et non point celles du mouvement : ces tentations sont plutôt statiques que cinétiques ; ce qui est proposé au voyageur, c’est d’interrompre son voyage et de s’arrêter en route et de lambiner et de boire à l’ombre ; les séductrices incarnent pour le vagabond les délices de la vie sédentaire et de domicile fixe. À ce compte, c’est plutôt le devoir qui dit à Ulysse : Debout ! En Avant ! Toujours plus loin ! Pourtant le devoir lui-même ne désigne pas un au-delà infiniment lointain... Comme dans l’opéra de Gabriel Fauré, Ulysse ne désire qu’une seule chose : rentrer à la maison, retrouver son épouse fidèle, sa Pénélope et sa maison d’Ithaque, et la fumée de son petit village. Les aventures, il ne les a pas cherchées. En somme, ce faux voyageur est aventurier par force et casanier par vocation, et ses pérégrinations, à cet égard, sont des aventures un peu bourgeoises[9].

Deux raisons éloignent Jankélévitch d’Homère. La première est le rapport de l’homme aux dieux. Chez Homère, les pérégrinations et les épreuves sont des leçons données par les dieux au vouloir insolent d’Ulysse. Son hybris est d’avoir défié et humilié Polyphème[10]. Les dieux apprennent à Ulysse qu’il ne peut pas humilier les dieux et leurs fils : sa volonté vantarde n’est pas sans limites. L’aventure prônée par Jankélévitch est, à l’inverse, une initiative, une pure invention, dont l’homme doit être à la fois l’auteur et l’acteur.

La deuxième raison qui éloigne Homère de Jankélévitch porte sur les biens naturels qu’Ulysse met au-dessus des caprices de sa volonté et de ses plaisirs : son épouse, son fils, sa patrie... Chez Calypso, Ulysse n’est pas dans le lieu qui convient à un mortel et à un roi. C’est pourquoi Zeus commande à la nymphe de le relâcher. Son destin, dit Hermès, « est de revoir les siens, de revenir en sa haute demeure et sur le sol de son pays[11] ».

Pour un moderne qui ne veut surtout pas se déterminer et s’engager à poursuivre de vrais biens, car l’avenir doit toujours rester un « je-ne-sais-quoi » et une « terra incognita[12] », pour un fils prodigue sur le départ, qui fait de la décision initiale, sans finalité, la valeur suprême de l’existence[13], qui cherche l’aventure pour elle-même, l’histoire d’un homme qui préfère son épouse aux déesses[14] et se languit de son île et de son royaume n’est plus compréhensible : « l’aventure moderne, c’est le départ sans le retour[15]. »

La différence, au fond, qui sépare l’aventureux de Jankélévitch et celui d’Homère est celle qui sépare, depuis le nominalisme, la liberté d’indifférence et la liberté de qualité. Les chantres de la liberté d’indifférence, au XXe siècle, célèbrent le pur « projet[16] », « l’improvisation ». Dans cette perspective, la volonté ne cherche qu’à s’affirmer elle-même de manière autocratique. Elle est aveugle aux propositions de l’intelligence qui lui présenterait ce qui est objectivement vrai et bon[17]. Tout ce qui pourrait venir l’orienter de l’extérieur apparaît comme une contrainte qui pèse sur elle : pour être libre comme l’air, il faudrait n’être amarré à rien.

 

IV. Dom Juan ou le refus de l’éternité

Jankélévitch propose, dans le premier chapitre de son livre, comme modèle de l’homme aventureux Dom Juan. Ce héros des temps modernes a échappé au plus terrible des pièges : celui du mariage. Car l’une des manières « d’effacer l’aventure c’est de conduire le sourire à la mairie pour qu’il s’identifie à notre existence tout entière ; c’est d’épouser sa maîtresse : quand l’aventure aboutit au mariage, le commencement toujours naissant expire dans les sables de la continuation. Cette sorte d’enlisement n’est autre que la déception. L’aventure non seulement dépérit par désenchantement, mais périt par tragédie[18]. » À la différence de l’homme qui se marie et s’est définitivement, irréversiblement, rangé, Dom Juan reste disponible à l’aventure amoureuse, toujours capable d’entreprendre, de s’élancer vers les occasions d’amour. Il est l’homme, par excellence, des commencements. Il n’est d’ailleurs que cela : « Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous : les inclinations naissantes après tout ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement[19]. » L’aventure implique le changement :

N’avoir eu qu’une seule aventure, c’est n’avoir pas eu du tout d’aventures (...). Si l’aventure garde son caractère aventureux et, en cela, un peu esthétique, c’est grâce à la multiplicité ; les aventures se circonscrivent l’une l’autre, chacune repoussant l’autre dans le passé ; telles sont les aventures de Dom Juan, car Juan, collectionneur de femmes, est comme un Ulysse de la séduction répétée. Mais alors qu’Ulysse résiste aux séductrices, qu’elles s’appellent Circé, Calypso ou les Sirènes, Juan est lui-même le séducteur et garde l’initiative de l’entreprise : sa promenade est voulue de bout en bout[20].

Dom Juan est le modèle de l’homme aventureux car il consent à faire chaque crochet que la vie hasardeuse lui propose[21]. Don Juan a l’audace — faut-il aller jusqu’à parler de courage ? — de garder ouvert le champ des possibles et de ne pas s’enfermer ! Choisir une seule femme, à l’inverse, reviendrait à préférer l’impasse à l’horizon. Dans une philosophie où l’acte du choix compte plus que les biens choisis, il est indifférent de tomber amoureux de Mathurine, Charlotte ou Dona Elvire. La personne aimée compte moins que le fait de pouvoir aimer ou plutôt de pouvoir tomber amoureux. Dans cette perspective, l’engagement est conçu comme une fermeture et la continuation comme un enlisement. Durée et engagement riment nécessairement avec tragédie ou ennui.

C’est pourquoi la vie des anges qui ont choisi Dieu pour toujours apparaissent à Jankélévitch comme le comble de l’ennui et du sérieux. La béatitude ne peut être, selon lui, qu’« ennuyeuse[22] » et l’éternité, « boursoufflée de l’ennui[23] ». La mesure d’une vie, c’est l’instant, non la durée. Chaque fois que je veux, je vis. Chaque fois que je décide, je vis. Ce qui compte, c’est l’acte, toujours nouveau, toujours recommencé, de ma volonté. Celui-ci a d’autant plus de prix qu’il est gagné sur la finitude. La mort chez Jankélévitch ou le néant chez Sartre sont nécessaires pour pouvoir vivre. Il faut qu’il y ait la mort et le néant car ceux-ci situent mon acte et lui donnent sa valeur :

Un ange, étant incapable de mourir, ne peut courir d’aventures : il aurait beau descendre dans les entrailles du sol, explorer les profondeurs de l’océan, monter en fusée jusqu’à l’étoile polaire... Rien n’y fait ! l’être immortel, avec son invisible cotte de mailles, ne peut courir de dangers puisqu’il ne peut pas mourir. Peut-être les anges auraient-ils bien envie de mourir pour pouvoir, comme tout le monde, courir des aventures ; ils sont condamnés, hélas ! à l’immortalité et meurent peut-être de ne pas mourir ! C’est une chose bien simple : pour pouvoir courir une aventure, il faut être mortel et de mille manières vulnérable ; il faut que la mort puisse pénétrer en nous par tous les pores de l’organisme, par tous les joints de l’édifice corporel[24].

Il ne faut surtout pas qu’une autre vie, éternelle, existe. Il ne faut surtout pas qu’un autre Être existe, qu’un dieu me précède et m’attende, car ma vie, mes choix, dès lors, seraient mesurés par lui, par son intelligence et par sa volonté.

Voilà la musique que L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux fait entendre mais celle du Festin de Pierre et de l’Odyssée sont bien différentes. Dom Juan était-il heureux ? A-t-il jamais vraiment aimé ? A-t-il jamais été vraiment aimé ? Quel est ce Commandeur qui l’attend derrière le rideau, par-delà la comédie qu’il a jouée toute sa vie ? Quel est ce Ciel qu’il défie et qui l’appelle ? Quels sont ces dieux qui ont commandé l’Odyssée d’Ulysse, l’ont éloigné puis l’ont ramené dans sa patrie ? C’est au contact des dieux, en face du Ciel, que l’aventure des hommes, la vraie, commence. Mais qui, aujourd’hui, voudra écouter de si vieux poèmes[25] ?

 

Fr. David Perrin, o.p.

 

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  1. Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux [1963] Chapitre I, Paris, Flammarion (coll. « GF-Flammarion », 1582), 2017, p. 91. Ce chapitre avait été mis au programme des concours des classes préparatoires scientifiques pendant deux années. ↩

  2. Ibid., p. 77. ↩

  3. Ibid., p. 85-87. ↩

  4. Ibid., p. 77. ↩

  5. Ibid., p. 121. ↩

  6. Ibid., p. 123. ↩

  7. Ibid., p. 131-133. ↩

  8. Étienne Gilson, L’Être et l’essence [1948], Paris, Vrin (coll. « Bibliothèque des textes philosophiques »), 20083, p. 358. ↩

  9. V. Jankélévitch, op. cit., p. 188-191.. ↩

  10. « Ces mots ne persuadaient pas mon âme fière / et je repris, l’interpellant plein de rancune : / ‘‘Cyclope, si jamais quelque mortel /t’interroge sur ton affreuse cécité, / dis-lui que tu la dois à Ulysse, Fléau des villes, / fils de Laërte et noble citoyen d’Ithaque ! » Homère, L’Odyssée, Chant IX, v. 500-505, traduction, notes et postface de P. Jaccottet, suivi de Des lieux et des hommes de F. Hartog, Paris, éditions La Découverte, 20043, p. 155. ↩

  11. Homère, L’Odyssée, Chant V, 114-115, op. cit., p. 87. ↩

  12. V. Jankélévitch, op. cit., p. 195. ↩

  13. Cf. Arnaud Sorosina, « Commentaire » à V. Jankélévitch, op. cit., p. 188 : « L’aventure est une petite vie à l’intérieur de la grande ; encastrée dans la grande vie ennuyeuse, terne et morne, qui est notre quotidienneté, l’aventure ressemble alors à une oasis de romanesque où les hommes recherchant la haute température de la passion, se sentant pour la première fois exister : quittant leur vie de fantômes pour la délicieuse illégalité, ils connaitront enfin la condensation passionnée d’un vrai devenir. » Ibid., p. 271-273. ↩

  14. C’est ce que dit Ulysse à Calypso : « Pardonne-moi, royale nymphe ! Je sais moi aussi /tout cela ; je sais que la très sage Pénélope / n’offre aux regards ni ta beauté ni ta stature : / elle est mortelle, tu ignores l’âge et la mort. / Et néanmoins, j’espère, je désire à tout moment me retrouver chez moi et vivre l’heure du retour. » Homère, L’Odyssée, Chant V, 215-220, op. cit., p. 90. ↩

  15. V. Jankélévitch, op. cit., p. 197. ↩

  16. « L’homme n’est rien d’autre que son projet. » Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel (coll. « Pensées »), 1946, p. 55. ↩

  17. Cf. Servais Pinckaers, Les Sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, Fribourg, Academic Press, Paris, Éditions du Cerf, 20125, p. 381-382. ↩

  18. V. Jankélévitch, op. cit., p. 281-283. ↩

  19. Molière, Le Festin de Pierre, Acte I, scène 2, Œuvres complètes, t. II, édition dirigée par G. Forestier avec C. Bourqui, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 2010, p. 853. ↩

  20. V. Jankélévitch, op. cit., p. 255-257. ↩

  21. Nous ne serons pas surpris de trouver une telle idée chez un homme qui affirme que « le plus important dans la vie d’un homme (...) ce sont les maîtresses qu’il a eues » et qui s’étonne « que ce soit la seule chose dont le curriculum ne parle pas ! » Ibid., p. 242. ↩

  22. Ibid., p. 293. ↩

  23. Ibid., p. 79. ↩

  24. Ibid., p. 147-149. ↩

  25. Philippe Jaccottet, « Avertissement » dans Homère, L’Odyssée, op. cit., p. 8. ↩

Saint Thomas commente la Passion du Christ

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 15 Avril 2025
  • Christ
  • christologie
  • Passion

Durant l’année scolaire 1269-1270 (du moins est-ce la date la plus probable), saint Thomas d’Aquin commente l’Évangile selon saint Matthieu. Il séjourne alors à Paris et s’adresse à ses étudiants de l’université, lesquels prennent les cours du Maître en note. Le texte dont nous disposons aujourd’hui porte doublement la marque de son origine : il s’agit d’un script de cours, non corrigé par l’auteur du cours. Sa lecture n’est toutefois pas sans fruits, comme on va s’en apercevoir.

Saint Thomas n’est pas un auteur spirituel ordinaire. Pour lui, l’Écriture sainte est un enseignement de Dieu, qui nous instruit sur ce qui est à croire et ce qui est à faire. Et

« c’est surtout dans l’Évangile que nous est transmise la substance de la foi catholique et la règle de toute vie chrétienne » (Catena in Mt, Prol.)

Par conséquent, lorsque Thomas expose l’Évangile, il ne cherche pas à partager un enseignement personnel, mais à nous faire accéder à Dieu qui nous parle, afin que nous écoutions les vérités qu’Il nous dit et mettions en pratique ce qu’Il nous demande. Et lorsque Thomas commente la Passion (Mt 26, 47–27, 56), il ne nous présente pas sa vision de la Passion, mais il entend nous introduire auprès du Christ qui enseigne en sa Passion. Or le Christ ne dit quasiment rien : ce qui compte, ce qui nous enseigne, comme le mot passion l’indique, c’est ce que le Christ pâtit. Comment le récit de ce pâtir constitue-t-il un enseignement ?

 

Comment Dieu parle dans la Passion

Il faut revenir un instant à la manière dont Dieu dispose toutes choses. Parce qu’Il est « Seigneur du ciel et de la terre » (Mt 11, 25), tout est dans sa main, y compris le cours de tous les événements qui sont rapportés par l’évangéliste. Depuis la gifle d’un garde jusqu’au tremblement de terre lorsque meurt le Christ, depuis le froid de la nuit duquel on s’échappe en se pressant autour d’un feu jusqu’à la lance du soldat romain, depuis les pensées de Caïphe jusqu’aux regards de la Vierge Marie devant la Croix, tout est là parce que Dieu le veut dans sa Sagesse, parce qu’Il en a disposé ainsi dans sa providence. Tout ce qui arrive a donc un sens.

Ce sens n’échapperait pas totalement à quelqu’un qui lirait une Vie de Jésus contemporaine ou qui consulterait, par exemple, l’historien juif de l’époque, Flavius Josèphe. Il pourrait ainsi saisir quelque chose des motifs du garde, de la forme de la lance, de la foule de Jérusalem ou de la haine de Caïphe, il pourrait comprendre que Jésus est mort sur une croix, après un procès qui avait tous les traits d’un montage destiné à le condamner. Mais cela, comme tout ce que pourraient lui apprendre d’autres hommes, reste à la surface du sens de l’événement. Si Dieu n’avait pas inspiré les évangélistes, afin qu’ils rapportassent l’événement en révélant son sens profond, celui que Dieu a voulu, alors le sens de la Passion nous serait irrémédiablement fermé. Dieu nous aurait sauvés, mais nous n’aurions aucun moyen de comprendre comment, et nous nous épuiserions à faire des devinettes et monter des théories, toutes plus fumeuses ou bancales les unes que les autres (la littérature à ce sujet est innombrable, depuis les anciens récits gnostiques jusqu’à Hegel ou Éric-Emmanuel Schmitt).

« Les réalités qui dépendent de la seule volonté de Dieu et auxquelles la créature n’a aucun droit ne nous sont connues que dans la mesure où elles nous sont livrées dans l’Écriture sainte, par laquelle la volonté divine se fit connaître à nous. » (Sum. theol., IIIa, q. 1, a. 3, resp.)

Mais il y a plus. D’une part, il faut éclairer ce que Dieu fait, tel que saint Matthieu nous le montre, par ce que Dieu avait annoncé qu’il ferait, et que nous trouvons dans l’Ancien Testament. D’autre part, il faut garder les yeux fixés sur le Christ, recueillir précieusement ce qu’il agit et ce qu’il pâtit. Car le Christ nous dévoile alors ce qu’il veut agir et ce qu’il veut pâtir. Cette volonté, ces actions, ces passions, sont bien sûr humaines, et c’est en cela qu’elles nous parlent. Mais elles sont aussi l’expression humaine de ce que le Fils de Dieu veut agir et pâtir dans sa chair car, dans le Christ, la volonté humaine épouse parfaitement le vouloir divin, et l’opération humaine est l’instrument conjoint de l’opération divine.

« Dans le Christ, l’humanité se présente à la manière d’un instrument (organum) de la divinité. Or il est clair qu’un instrument agit dans la vertu de l’agent principal. De sorte que dans l’action de l’instrument on ne trouve pas seulement la vertu de l’instrument, mais aussi celle de l’agent principal. Par exemple, c’est par l’action de la scie que l’on fabrique un placard, [mais c’est par la scie] en tant qu’elle est dirigée par l’artisan. De même, donc, l’opération de la nature humaine dans le Christ possédait, venant de la divinité, une certaine force dépassant la vertu humaine. Que le Christ touchât un lépreux, c’était l’action de l’humanité, mais que ce toucher guérît de la lèpre, cela provenait de la vertu de la divinité. Et de cette manière toutes les actions et passions humaines [du Christ] eurent un effet salutaire par la vertu de la divinité. C’est pourquoi Denys appelle “théandrique” l’opération humaine du Christ, c’est-à-dire divino-humaine, parce qu’elle provenait de l’humanité tout en étant gorgée de la vertu de la divinité. » (Comp. theol., I, c. 212)

On peut donc dire que saint Thomas nous apprend à regarder la Passion du Christ comme un mystère en train de se manifester. Par les détails que l’évangéliste a retenus, par les échos de l’Ancien Testament qui se réalisent sous nos yeux, par l’attention à ce que le Christ montre qu’il veut agir et pâtir. Saint Matthieu lui-même nous instruit de ce dévoilement du sens lorsqu’il rapporte, au moment de la mort du Christ, que le rideau du sanctuaire, dans le Temple de Jérusalem, se déchira par le milieu : Et voici que le rideau du Sanctuaire se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas (Mt 27, 51).

« Dans le Temple, il y avait un double voile, comme dans la Tente [de la rencontre, cf. Ex 26, 31–37], car il y avait un voile dans le Saint des Saints, et il y avait un autre voile, qui n’était pas dans le Saint. Et ces deux voiles symbolisaient une double occultation (velatio), car le voile intérieur signifiait l’occultation des mystères célestes, qui nous seront révélés. Alors en effet nous Lui serons semblables, lorsque sa gloire apparaîtra [cf. 1Jn 3, 2 ; Rm 8, 18 ; 1Co 13, 12 ; Col 3, 4]. L’autre voile, qui était à l’extérieur, signifiait l’occultation des mystères qui se rapportent à l’Église. C’est donc ce second voile qui fut déchiré, pas le premier, pour symboliser que des mystères ont été manifestés par la mort du Christ, ceux se rapportant à l’Église. Le premier voile en revanche n’a pas été déchiré, car les secrets célestes demeurent voilés jusqu’à maintenant. C’est pourquoi l’Apôtre dit en 2Co 3, 15–16 : aujourd’hui encore, quand les fils d’Israël lisent les livres de Moïse, un voile couvre leur cœur mais quand ils auront été convertis, le voile sera retiré. C’est pourquoi par la passion [du Christ] tous les mystères, qui sont écrits dans la Loi et les prophètes, furent dévoilés, comme on le voit à la fin de Luc, v. 27 : et commençant par Moïse et tous les prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait. »

Alors, lorsque ce mystère se dévoile, le sens de la Passion apparaît car nous sommes instruits de la « substance de la foi » et de la manière dont cette Passion doit changer notre vie en l’inspirant.

 

L’ordre des choses : le salut par la foi

Pour entrer dans la compréhension de ce qui se passe, il faut d’abord en considérer l’ordre. Dans la Passion selon saint Matthieu, saint Thomas discerne trois parties :
1. Ce que le Christ subit des juifs (Mt 26, 47–75).
2. Ce que le Christ subit par les gentils (Mt 27, 1–26).
3. La passion et la mort (Mt 27, 27–56).

On voit d’emblée que cette division s’attache à ce que le Christ pâtit, d’abord des hommes, puis par leur fait. Les deux premières parties se développent chez saint Matthieu de manière identique :
- Jésus est arrêté par les juifs, puis interrogé, puis condamné ;
- il est alors livré aux gentils, puis est à nouveau interrogé, puis à nouveau condamné.

Ce parallélisme est instructif : Jésus a pâti par les juifs et par les gentils, tous ont pris part à la mort du Fils de Dieu, afin que tous soient sauvés par le Fils de Dieu. Mais Dieu a disposé qu’il y aurait un ordre entre eux car, comme le rappelle Jésus à la samaritaine, « le salut est venu par les juifs » pour être ensuite répandu aux païens (Jn 4, 22). C’est donc cet ordre théologique qui prévaut chez Matthieu :

« le Seigneur dit en Mt 20, 19 : Ils le livreront aux païens pour qu’il soit outragé, flagellé et crucifié. L’effet de la passion du Christ a été préfiguré dans ses circonstances mêmes. Or son premier effet salutaire s’est vérifié sur les juifs, dont beaucoup ont été baptisés dans la mort du Christ, ainsi qu’on le voit dans les Actes des Apôtres (2, 41 et 4, 4). En second lieu, grâce à la prédication des juifs, l’effet de la passion du Christ s’est étendu aussi aux paiens. Il était donc convenant que le Christ commence à souffrir de la part des juifs, et que, par la suite, les juifs l’ayant livré, sa passion soit achevée par la main des païens » (Sum. theol., IIIa, q. 47, a. 4, resp.)

La troisième partie, sur la passion et la mort, comporte elle-même des subdivisions. Ce qui frappe Thomas est le contraste entre ce que le Christ endure et les signes grandioses qui se déploient, montrant d’un côté l’abaissement du Fils de Dieu et de l’autre les manifestations de la puissance de Dieu.
- Ce qu’il a enduré indûment : la dérision des soldats ; la crucifixion ; la dérision par les juifs.
- Les signes grandioses : (avant la mort) l’éclipse et le dernier cri ; (après la mort) la mort, la stupeur face à la mort, l’effet des miracles.

Ce contraste n’est pas anodin. Les signes grandioses montrent que dans la plus complète passion se réalise la plus grande action : ce que le Christ subit dans sa chair est l’instrument visible de l’opération invisible, à la manière dont nous avons vu qu’en touchant le lépreux avec son doigt Jésus le guérissait. C’est pourquoi il ne faut pas dissocier les signes grandioses de la passion, ni en minimiser l’importance : ils sont le soutien de la foi (comme en atteste le centurion romain), qui entre dans le mystère de ce qui se passe.

Au total, l’ordre suivi par saint Matthieu centre notre attention sur deux points : la Passion comme source du salut pour tous les pécheurs, les juifs puis les païens ; la Passion comme mystère présenté à la foi, où l’abaissement du Christ en sa chair est sa suprême activité divine.

Quelques illustrations permettront d’approfondir cette compréhension d’ensemble. Nous guiderons la lecture seulement pour les premières.

 

Judas la “balance” (Mt 26, 47–50a)

La première passion infligée au Christ dans la Passion vient d’un proche, choisi par lui : Judas, l’un des douze. Saint Thomas prend soin de relever tous les détails destinés à notre instruction. Ainsi,

 « Matthieu indique sa dignité, l’un des douze, car bien qu’il fût établi dans une telle dignité, il en déchut cependant par son forfait. En cela est donné un exemple : personne ne doit mettre sa confiance dans son statut ou sa fonction. Celui qui se croit solide, qu’il fasse attention à ne pas tomber prévient saint Paul (1Co 10, 12). Jésus leur avait dit : N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous, les Douze ? Et l’un de vous est un diable ! (Jn 6, 70). Pourquoi alors Jésus l’a-t-il choisi, puisqu’il savait le mal qu’il allait commettre ? Une raison est qu’il a donné un exemple aux prélats, afin qu’ils ne desservent pas. »

Judas vient accompagné d’un groupe en armes :

 « De même qu’il avait une âme féroce, de même s’entoura-t-il d’une société féroce, car tout animal a de l’appétit pour ce qui lui ressemble. C’est ce que Matthieu souligne lorsqu’il précise qu’il s’agissait d’un grand groupe. En quoi l’on voit qu’ils étaient stupides, car les stupides aiment être en masse (cf. Qo 1, 15). Et de fait ils étaient bien stupides, eux qui venaient s’affronter à [celui qui est] la Sagesse. »

Or le signe par lequel Judas “balance” son Maître est stupéfiant :

« Il leur donna un signe singulier : Celui que j’embrasserai, c’est lui, emparez-vous en. Il a fait du signe de l’amitié le signe de la “balance” (Signum amicitiae fecit signum proditionis). Comme le dit Pv 27, 6 : meilleures sont les blessures d’un ami, que les baisers trompeurs de l’ennemi. »

Thomas s’arrête alors un instant pour méditer sur cette manière de trahir, sur la psychologie de celui qui salue en embrassant pour mieux frapper. Il l’éclaire par un épisode rapporté dans le livre de Samuel (2S 20, 1–13) où Joab salue Amasa en l’appelant “mon frère”, va comme pour l’embrasser mais lui transperce violemment le côté de son épée et le tue.
À cette anti-amitié répond, dans un contraste saisissant, l’amitié vraie de Jésus  : « Ami, qu’es-tu venu faire » dit-il à Judas. La tonalité de cette réponse peut s’interpréter de deux manières. On peut d’abord la lire comme une interrogation où résonne le reproche :

« C’est comme si Jésus disait : tu montres de l’amitié par le baiser, et tu viens pour me perdre ? Ce qui rappelle le Ps 27,3 : ils parlent de paix dans leur bouche, mais dans leur cœur c’est le mal. S’il l’appelle donc “ami”, ce serait pour lui reprocher son acte. On trouve la même expression dans la parabole du festin des noces (Mt 22, 12) : ami, comment es-tu entré, en n’ayant pas l’habit de noces ? ; et dans la parabole des ouvriers de la onzième heure (Mt 20, 13) : mon ami, je ne t’ai fait aucun tort. [Ce qui confirme] 1Jn 4, 19 : ce n’est pas nous qui l’avons aimé le premier, mais c’est lui qui nous a aimés d’abord. »

Mais on peut aussi entendre dans ce « Ami, qu’es-tu venu faire » une atténuation plutôt qu’un reproche :

« Alors ce n’est pas une parole de blâme mais une parole qui permet : Ami, c’est pour cela que tu es venu, à la manière dont il avait dit (Jn 13, 27) : Ce que tu fais, fais-le vite. Il l’appelle alors ami pour ce qui est de lui car, suivant les mots du Ps 119, 7 : avec ceux qui haïssent la paix, j’étais pacifique. Bien qu’il sût qu’il venait l’embrasser, il est cependant allé au-devant de lui. »

Voici donc la trahison de Judas. D’un côté elle est la première passion du Christ, Sagesse de Dieu, vrai ami des hommes, pacifique. De l’autre, elle vient de l’un de ceux qu’il avait choisis, un qui profite de son statut d’apôtre, qui a l’âme dure, qui se rassure dans la compagnie des brutes, qui embrasse celui qu’il livre.

 

Caïphe le grand-prêtre inique (Mt 27, 63–64)

L’interrogatoire de Jésus par Caïphe et le conseil suprême se passe mal. Ils avaient prévu de constituer un vrai tribunal, devant lequel ils appelleraient des témoins qui permettraient de coincer Jésus et de tenir un motif de condamnation à mort. Le premier grain de sable vint de l’absence de témoins. Qu’importe, on en trouva de faux ! Mais cet expédient avait dû être décidé en catastrophe, car les témoignages se contredirent entre eux. Sentant la situation lui échapper, le grand prêtre était alors sorti de son rôle de juge pour interroger directement Jésus en essayant de le piéger. Nouvel échec ! Caïphe, excédé, se mouille complètement. Il se dresse face à Jésus : Je t’adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si c’est toi qui es le Christ, le Fils de Dieu. Or explique Thomas, « adjurer, c’est forcer à jurer », contraindre à prêter serment. Bref, c’est l’ultime recours. L’échange qui suit montre la confrontation de Caïphe et du Fils de Dieu !

Tout d’abord, Jésus sort de son silence et répond :

« Notez que lorsqu’on faisait quelque chose contre lui il se taisait. Mais aussitôt que la puissance du Père fut prise à partie, il répondit. Où l’on voit qu’il cherchait toujours la gloire du Père. Jn 8, 50 : Moi je ne cherche pas ma gloire. »

Or cette réponse ne consiste pas à affirmer directement qui il est, mais à citer des autorités qui attestent de son identité : je vous le déclare : désormais vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite du Tout-Puissant et venir sur les nuées du ciel. Cette phrase associe en effet le Ps 109, 1 et Dn 7, 7 :

Ps 109, 1 : « le Seigneur a dit à mon Seigneur, siège à ma droite, et je ferai de tes ennemis le marchepied de ton trône » (Jésus avait utilisé le même verset pour attester de sa filiation divine en Mt 22, 42–46).
Dn 7,7 : « Je regardais dans la vision de la nuit, et voici qu’avec les nuées du ciel venait comme un fils d’homme »

Saint Thomas s’attarde particulièrement sur cette attestation de l’identité du Christ. Il montre tout ce qu’elle enseigne au sujet de sa seigneurie, aujourd’hui et jusqu’au dernier Jour. Or si Caïphe veut croire que la Parole de Dieu a l’autorité de Dieu, ce n’est pas pour croire à ce qu’elle dit et pour lui obéir, c’est seulement pour qu’elle serve ses volontés à lui, et que la Parole de Dieu lui serve à condamner le Verbe de Dieu lui-même. Il tient donc sa condamnation : Alors le grand prêtre déchira ses vêtements, en disant : “Il a blasphémé ! Pourquoi nous faut-il encore des témoins ? Vous venez d’entendre le blasphème !” Ce faisant, Caïphe accomplissait le dessein de Dieu :

« En condamnant Jésus, le grand-prêtre montre la culpabilité par le geste et par la parole. Par le geste car il déchire ses vêtements. C’est avec la même fureur qu’il déchire ses vêtements et qu’auparavant il s’était levé de son siège. Il était en effet d’usage que ceux qui entendaient un blasphème déchirassent leur vêtement pour signifier que c’était insupportable à entendre.
Qu’il ait fait ces deux gestes, cela a vraiment un sens : en se levant de son siège il avait montré qu’il avait abandonné le sacerdoce, et en déchirant ses vêtements il signifiait que le sacerdoce devait être remplacé. He 7,12 : s’il y a changement de sacerdoce, il y a nécessairement aussi changement de loi. La tunique du Christ au contraire ne fut pas découpée. Jn 19,24 : ne la divisons pas, mais tirons-la au sort pour voir qui l’aura.
Ainsi il signifiait une abolition. Et cela avait été annoncé en 1S 15,28 : Alors Samuel lui dit : Aujourd’hui, le Seigneur t’a arraché la royauté sur Israël et il l’a donnée à ton prochain qui vaut mieux que toi. Ainsi le sacerdoce est-il arraché aux juifs et est donné aux membres du Christ. »

Prenons un peu de recul pour apprécier la situation. Il y a d’abord la condamnation à mort de Jésus.

« Il mérite la mort prononcent les juges selon le jugement de la loi. Or cela aurait été vrai s’il y avait eu blasphème. Mais ce n’était pas le cas, et c’est pourquoi ils ont rendu un mauvais jugement, car ils ont condamné à mort l’Auteur de la vie. 1Co 15,22 : Comme la mort en effet par Adam est passée à tous les hommes, ainsi la vie par Jésus.

De même en va-t-il de Caïphe. Il n’était pas un grand-prêtre légitime, n’étant pas descendant d’Aaron.

« Il ne faut pas s’étonner qu’un juge inique ou un prince inique rende un jugement inique. Or cela convenait au mystère. De même en effet que la passion du Christ était l’oblation du vrai sacrifice, de même cette maison du pontife Caïphe devait servir [à la condamnation à mort], pour que le Christ, qui est prêtre pour l’éternité, soit offert. » (sur Mt 26, 57)

En définitive Caïphe est parvenu à ses fins. Mais à quel prix ? Pour que le Christ pâtisse par lui, il a été conduit à bafouer la justice, à recourir au mensonge, à prendre la place de l’accusateur, à refuser de croire aux prophéties, à instrumentaliser l’autorité divine, à corrompre l’institution du grand-prêtre et à lier le conseil suprême à son indignité.

« Les chefs du peuple voyaient des signes évidents de sa divinité mais, par hostilité et par haine du Christ, ils en détournaient le sens et ils ne voulurent pas croire aux paroles par lesquelles il se disait Fils de Dieu. C’est pourquoi il pouvait dire d’eux (Jn 15, 22) : Si je n’étais pas venu et si je ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de péché, mais maintenant ils n’ont plus d’excuse pour leur péché. Et il ajoute un peu plus loin (v. 24) : Si je n’avais pas accompli parmi eux des œuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché. Et c’est pourquoi on peut leur attribuer ce que dit Job 21, 14 : Ils ont dit à Dieu : Écarte-toi de nous, nous ne voulons pas connaître tes voies. » (Sum. theol., IIIa, q. 47, a. 5, resp.)
« À propos de la phrase du Christ : vous comblez la mesure de vos pères, saint Jean Chrysostome explique : Il est bien vrai qu’ils ont dépassé la mesure de leurs pères : car leurs pères ont tué des hommes mais, eux, ils ont crucifié Dieu. » (Sum. theol., IIIa, q. 47, a. 6, s.c.)

 

La dérision des soldats (Mt 27, 27–31)

Après la trahison de l’ami, après l’atteinte à la dignité et à l’innocence, voici une illustration de la passion dans le corps. Saint Thomas commence par remarquer qu’elle est dans le prolongement de la condamnation, elle en imprime corporellement le motif.

« Il faut noter que, bien qu’ils l’aient accusés de nombreux faits, cependant le Seigneur n’a pas pâti pour un autre motif que celui de s’être dit “roi” […] C’est pourquoi, voulant s’en moquer, ils lui ont imposé les insignes du roi […].

C’est pourquoi la dérision des soldats n’est pas sans signification. Signification pour ceux qui l’infligent, mais aussi signification en mystère, qui porte sur chacun des trois insignes de la royauté du Christ. D’abord le Christ est roi dans sa passion en étant vraiment homme, c’est-à-dire en versant son sang à cause de nos péchés :

[La robe pourpre] En ceci qu’il a été dépouillé de ses propres vêtements et revêtu d’autres, les hérétiques sont réfutés, car ils ont dit qu’il n’était pas vraiment homme. Cette chlamyde peut symboliser la chair du Christ ensanglantée de son propre sang. Is 53, 5 : Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé, à cause de nos fautes qu’il a été broyé. Cela peut aussi renvoyer au sang des martyrs, qui ont lavé leurs robes dans le sang de l’Agneau. Ou encore au péché des gentils.

Ensuite le Christ est roi dans sa passion en ayant subi l’affliction intérieure, la tristesse de l’âme venant de l’offense à Dieu. Et ce ne fut pas la tristesse seulement à cause du péché des soldats, mais à cause de tous les péchés depuis Adam. La Passion produit son effet à l’égard de tous, et c’est pourquoi il règne sur tous :

[La couronne d’épines] Pour toute couronne de gloire, ils lui ont imposé la couronne de l’outrage. Is 22, 18 : couronnez-le d’une couronne d’épreuves [1]. Par ces épines sont symbolisées les aiguillons des pécheurs, par lesquelles sa conscience fut blessée. Et le Christ les a reçues pour nous, car c’est pour nos péchés qu’il est mort. On peut aussi penser à la malédiction d’Adam : le sol te donnera épines et chardons (Gn 3, 18). Était ainsi signifié que la malédiction d’Adam était rompue.

Enfin, le Christ est roi dans sa passion à l’égard de tous ceux qui exercent un pouvoir dans le monde : le Démon qui tient les hommes soumis à leurs désirs mauvais, les puissances de ce monde qui s’enorgueillissent dans leur force, les erreurs qui égarent, les violents qui oppriment.

[Le sceptre de roseau] Selon Origène, il symbolise le pouvoir du Démon, que le Christ a arraché de ses mains, selon 2R 18, 21 : Voici que tu as mis ta confiance dans le soutien d’un roseau brisé, l’Égypte. Il peut aussi signifier la vanité des gentils, que cependant le Christ assumée. Ps 2, 18 : Demande-moi, et je te donnerai les nations en héritage. Il sont en effet bien comparables au roseau, car comme le roseau est emporté à tout vent, ainsi les gentils le sont-ils à toute erreur. Ou encore, le roseau est utilisé pour écrire autant que pour frapper à mort. Ainsi le Christ attire à lui ses fidèles pour les inscrire [au nombre des élus], tandis que les persécuteurs c’est pour les mettre à mort. »

Saint Thomas ne manque pas de noter que le Christ aux outrages est un exemple pour tous ceux qui souffrent l’humiliation en témoignage de leur foi, qui demeurent fidèles dans le martyr. Exemple qui n’est pas seulement une image à laquelle se référer, mais exemple en ce qu’il est la source de la grâce donnant au chrétien de demeurer fidèle.

Les commentaires qui précèdent devraient suffire à comprendre comment Thomas nous aide à entrer dans l’intelligence du mystère de la Passion du Christ. Continuons à suivre quelques moments de cette Passion avec Thomas pour seul guide.

 

Le crucifiement (Mt 27, 34)

« Il voulurent que tous ses sens pâtissent. La vue avait pâti par les crachats et l’insomnie, l’ouïe par les blasphèmes et les paroles de moquerie, le toucher car il avait été flagellé. C’est pourquoi ils voulurent que le goût souffrît aussi. Ainsi s’achevait ce qui est dit au Ps 68, 22 : dans ma faim ils m’ont donné du fiel, et dans ma soif m’ont fait boire du vinaigre. De même Jr 2, 21 : j’avais fait de toi une vigne de raisin vermeil, tout entière d’un cépage de qualité. Comment t’es-tu changée pour moi en vigne méconnaissable et sauvage ? Surgit alors cette question : Mc 15, 23 tient qu’ils lui ont donné du vin mêlé de myrrhe. Il faut dire que la myrrhe est très amère, et que le vin mêlé de fiel est aussi amer. Mais l’habitude est d’utiliser “fiel” pour tout ce qui est amer. Ainsi, selon la vérité, le vin était avec de la myrrhe, et cependant on dit qu’il ressemblait au fiel. Par ceci était signifié qu’il a porté l’amertume de nos péchés.
Après cela est évoqué comment il l’a reçu, en disant que l’ayant goûté il ne voulut pas en boire. Pourquoi saint Marc dit-il qu’il en prit, alors qu’ici il est dit qu’il y a seulement goûté ? On pourrait répondre qu’il n’en a pris que pour y goûter. Et ceci a valeur de symbole, car il a “goûté” la mort : il a en effet promptement ressuscité, et il a à peine été vu mort, car il était libre parmi les morts, comme le dit le Ps 87, 6.
On peut alors se demander pourquoi il a davantage voulu mourir de cette mort-là.
1. Une première raison vient de ceux qui l’ont crucifié, car ils voulaient qu’elle soit infamante, suivant ce qu’on trouve en Sg 2, 20 : condamnons-le à la mort la plus honteuse, et c’était la croix.
2. Cela tenait aussi à l’ordre des choses établi par Dieu, car le Christ voulait être notre Maître, pour nous donner l’exemple du pâtir dans la mort. D’où vient qu’il a pâti la mort pour nous libérer par la mort, comme l’explique l’Épître aux Hébreux, 2, 14s. Car nombreux sont ceux qui veulent bien pâtir la mort mais qui reculent devant la déchéance dans la mort. C’est pourquoi le Seigneur a donné l’exemple pour qu’ils ne reculent devant aucun genre de mort.
3. Cela appartenait aussi à la rédemption, car il fallait bien une satisfaction pour le péché du premier homme. Or le premier homme avait péché par le bois, et c’est pourquoi le Seigneur a voulu pâtir par le bois. Comme le dit Sg 14, 7 : bienheureux bois, par lequel a été fait justice.
4. Le Christ devait être exalté par la passion, et c’est pourquoi il a voulu être exalté par une passion sur la croix.
5. Il voulait encore attirer nos cœurs à lui. Jn 12, 32 : lorsque je serai exalté de terre, j’attirerai tout à moi. Et ainsi nos cœurs seraient élevés. »

 

La dérision par les juifs (Mt 27, 42–43)

« Il en a sauvé d’autres, et il ne peut se sauver lui-même, disent les chefs des juifs. Ils voulaient dire : s’il en avait sauvé d’autres, il pourrait se sauver ; mais qu’il ne le puisse pas montre qu’il n’en a pas sauvé d’autres. Mais nous, au contraire, nous devons rétorquer : il en a sauvé d’autres, et donc il peut se sauver ; et s’il a pu se sauver en ressuscitant, alors il pourra nous sauver. He 5, 9 : conduit à sa perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent la cause du salut éternel. Où l’on voit que ceux qui l’insultaient ne visaient rien d’autre qu’un salut temporel, tandis que le Christ voulait montrer que le salut éternel est à préférer.
De là vient qu’ils disent : s’il est le roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix. En cela ils insultaient la dignité royale, et faisaient une fausse promesse, et commettaient encore un autre mal, car s’il est le roi d’Israël, il ne devrait pas descendre lui qui par la croix devait monter. Ps 95, 10 : Le Seigneur a régné par le bois [anciennes versions latines]. Et Is 9, 6 : sa prééminence, c’est-à-dire la croix, a été établie sur ses épaules. De même a-t-il fait ce qui est plus grand [que descendre de la croix], car il a surgi du tombeau, et cependant ils n’ont pas cru, ce qui fait d’eux des menteurs. Jr 23, 16 : N’écoutez pas les paroles de ces prophètes qui prophétisent pour vous et vous trompent. Et Jérémie continue : Ils disent les visions de leur cœur et non ce qui sort de la bouche du Seigneur.
Plus encore, ils lui reprochaient de se dire Fils de Dieu : il se confie à Dieu, qu’il le libère s’il le veut. Ps 21, 9 : il espérait dans le Seigneur, qu’il le libère, qu’il le sauve puisqu’il est son ami. Dieu pouvait le libérer, s’il l’avait voulu. Mais il ne le voulait pas, car il voulait l’exposer à la mort pour un temps, afin de nous procurer le salut, et de recouvrer son honneur. C’est ainsi que s’accomplit Jr 15, 10 : ils disent toute sorte de mal contre moi. »

 

La mort (Mt 27, 51)

« La cause de sa mort fut triple.
— Une première cause fut de montrer combien il nous a aimés. Augustin dit : il n’y a pas de meilleure raison de l’amour que de prendre les devants en aimant. Rm 5, 8 : la preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs.
— La deuxième était de nous enseigner à ne pas craindre la mort. Par la mort, le Christ a détruit tous les péchés. Et il a ôté la peine du péché d’Adam, afin ainsi de libérer du péché d’Adam. C’est en effet à Adam qu’il avait été dit : à l’heure où vous mangerez, vous mourrez (Gn 2, 17), et c’est de cette mort dont il nous a libérés.
— La troisième cause fut que le Diable, qui est l’instigateur de la mort, avait assailli le Christ, lui qui ne l’avait pas mérité, et le Diable en a perdu son pouvoir sur les autres. C’est pourquoi il a conduit son âme à la mort, pour nous libérer de la nôtre.
Si l’on regarde maintenant les conditions dans lesquelles cette mort est survenue, criant d’une voix forte, il remit son esprit. Certains ont dit que la divinité était morte. Mais cela est faux, car la vie ne peut mourir, or Dieu est non seulement vivant, mais aussi la Vie. D’autres ont dit que l’âme était morte avec le corps. Mais cela ne peut être, car on ne peut perdre l’immortalité.
On notera aussi que tous meurent par nécessité. Mais le Christ est mort par sa propre volonté. De là vient qu’il est dit non pas qu’il est mort mais qu’il a remis [son esprit], car cela vint de sa volonté, ce qui indique son pouvoir comme il l’avait expliqué ailleurs : j’ai le pouvoir de déposer mon âme et j’ai le pouvoir de la reprendre (Jn 10, 18). Et il voulut mourir avec un grand cri, pour bien montrer que cela venait de son pouvoir et qu’il n’était pas mort par nécessité. Ainsi a-t-il déposé son âme comme il l’a voulu, et l’a-t-il reprise comme il l’a voulu. D’une certaine manière, il fut plus facile au Christ de déposer son âme et de la reprendre que pour quelqu’un de dormir et de se réveiller. Mais alors, pourquoi impute-t-on à d’autres sa mort ? C’est parce qu’ils ont fait ce qui leur revenait pour cela.  »

 

L’effet des miracles (Mt 27, 54)

« En Luc, il est dit que l’effroi du centurion vint de ce que le Christ expira dans un grand cri. Mais ici il est dit que ce fut à la vue du tremblement de terre. Et Augustin dit que cette indécision ne serait pas facile à trancher s’il n’était ajouté et de ce qui s’était passé. Car cet homme symbolisait le peuple des gentils, qui ont confessé le Seigneur par une crainte salutaire. Ainsi Os 2, 25 : en ce jour-là… j’aimerai celle qu’on appelait Non-Aimée, et à celui qui s’appelait Pas-mon-peuple, je dirai : Tu es mon peuple ! et lui dira : mon Dieu ! De même Is 26, 18 : devant toi Seigneur nous avons conçu et nous avons enfanté un esprit de salut !
C’est alors que vient la vraie confession : vraiment celui-là était le Fils de Dieu. Et en cela se trouve repoussée l’hérésie d’Arius, qui ne reconnaissait pas au Fils existant dans le ciel d’être vraiment le Fils de Dieu, alors que le centurion, lui, l’a confessé dans la mort. 1Jn 5, 20 : Nous savons aussi que le Fils de Dieu est venu nous donner l’intelligence pour que nous connaissions Celui qui est vrai. […] C’est lui qui est le Dieu vrai, et la vie éternelle. »

 

Conclusion

« Du fait que l’homme a été libéré par la passion du Christ il n’en est pas résulté seulement la libération du péché, mais bien d’autres avantages liés au salut :
1. Par elle, en effet, l’homme a appris combien Dieu l’aime et il est ainsi provoqué à l’aimer en retour ; c’est en cela que réside la perfection de son salut, et c’est pourquoi l’Apôtre dit aux Romains (5, 8.9) : Dieu nous a prouvé son amour en ce que le Christ est mort pour nous alors que nous étions encore ses ennemis.
2. Par elle il nous a donné un exemple d’obéissance, d’humilité, de constance, de justice et de toutes les autres vertus manifestées dans la passion du Christ et qui sont nécessaires au salut; d’où ce que dit la première épître de Pierre (2, 21) : Le Christ a souffert pour nous, nous laissant un exemple afin que nous suivions ses traces.
3. Par sa passion le Christ n’a pas seulement libéré l’homme du péché ; ainsi qu’on le dira plus loin, il lui a aussi mérité la grâce de la justification et la gloire de la béatitude.
4. Par elle l’homme se sent poussé avec plus de nécessité à se garder pur de tout péché, selon ce verset de la première épître aux Corinthiens (6, 20) : Vous avez été achetés à grand prix; glorifiez donc Dieu et portez-le dans votre corps.
5. Cela a finalement tourné à une plus grande dignité de l’homme : de même que l’homme avait été trompé et vaincu par le diable, de même ce serait l’homme qui a son tour vaincrait le diable ; et de même que l’homme avait mérité la mort, de même l’homme vaincrait la mort par sa propre mort, selon ce que dit la première épître aux Corinthiens (15, 57) : Grâces soient à Dieu qui nous a donné la victoire par le Christ Jésus. » (Sum. theol., IIIa, q. 46, a. 3, resp.)

fr. Emmanuel Perrier, op

 

Les traductions sont nôtres, à l’exception de certains passages de la Somme de théologie, où elles sont empruntées à Jean-Pierre Torrell, Jésus le Christ chez saint Thomas d’Aquin, Cerf, 2008. Acheter chez La Procure, ou dans le volume de la Somme de théologie sur la Passion : Acheter chez La Procure.


  1. Ce texte ne se trouve pas expressément en Is 22, 18, mais il résulte de son association avec Is 28, 5. La même association se retrouve dans une pièce chantée pour la Messe de la sainte Couronne d’épines : la couronne d’épreuves a fleuri en couronne de gloire (Corona tribulationis effloruit in coronam gloriae et sertum exsultationis). On doit remarquer que la sainte Couronne avait été reçue à Paris par saint Louis le 19 août 1239, soit trente ans avant que Thomas ne commente Matthieu dans la même ville.  ↩

L'authenticité de la Via dolorosa et du Saint-Sépulcre à Jérusalem

Écrit par : Dominique-Marie Cabaret
Publié le : 28 Mars 2024
  • Passion
  • Evangile
  • Jérusalem

Une question est souvent posée par les pèlerins visitant la vieille ville de Jérusalem et les lieux saints chrétiens : le Saint-Sépulcre est-il le vrai lieu de la crucifixion et de la résurrection de Jésus ? La via dolorosa, le chemin de croix que l’on suit de nos jours avec dévotion dans la vieille ville depuis le couvent franciscain de la Flagellation, est-il le vrai parcours emprunté par Jésus avec sa croix au jour de sa mort ? Il serait trop long ici d’entrer dans le détail de ce dossier déjà maintes fois traité[1] ! Nous nous bornerons à donner quelques éléments de réponse, tant pour le Saint-Sépulcre que pour la via dolorosa.

 

Le Saint-Sépulcre

Les fouilles archéologiques réalisées dans le quartier chrétien de la vieille ville de Jérusalem ont montré que le Saint Sépulcre a été construit sur une ancienne carrière de pierres qui, abandonnée à l’époque de Jésus, était devenue un jardin. Au milieu trônait un monticule rocheux inexploité en raison de sa mauvaise qualité. Le lieu était idéal pour l’exécution des crucifiés parce qu’exposé à la vue de tous à proximité d’une des portes principales de la ville. La route qui en sortait passait sur le bord de la carrière, en balcon d’où le monticule rocheux – qu’on vénère aujourd’hui comme le Golgotha – était parfaitement visible.

De plus, l’exploitation de la carrière avait fini par créer des parois rocheuses suffisamment importantes pour y creuser des tombeaux à même la roche. C’est dans l’un d’eux situé à une trentaine de mètres au nord-ouest du Golgotha que, selon la Tradition, le corps de Jésus fut déposé. Ceci explique que ces deux lieux saints – le Golgotha et le tombeau – puissent aujourd’hui être dans une même église, non pas en raison d’une « pastorale liturgique » qui voulait faciliter la dévotion des pèlerins – pour user d’un vocabulaire contemporain frisant l’anachronisme – mais parce que la topographie du secteur rend possible leur proximité (fig. 1 et 2).

 

Fig. 1 - Plan du Saint-Sépulcre actuel sur le fond de la carrière de pierre

 


Fig. 2 - Coupe du Saint-Sépulcre actuel dans la carrière de pierre

Sont-ils authentiques pour autant ? Dans l’état actuel des connaissances archéologiques, il est raisonnable de tenir qu’il n’y a pas d’autre site à Jérusalem correspondant aussi bien (ou mieux) à ce que disent les Évangiles de la mort et de la résurrection de Jésus que celui du Saint-Sépulcre. Ce d’autant plus que la Tradition chrétienne a toujours été unanime (jusqu’au XIXe siècle ap. J.-C.[2]) pour désigner ce lieu comme authentique. Autrement dit, il est très probable – la convenance en est grande[3] – que Jésus ait été mis à mort et mis au tombeau à cet endroit, mais être plus affirmatif serait commettre une erreur de méthode discréditant celui qui l’oserait.

 

À la recherche du prétoire de Pilate

La question de l’authenticité du « chemin de croix » est plus complexe. Pour en déterminer le tracé, il faut connaître d’une part, le lieu de la crucifixion – nous venons de le voir : très probablement le Saint-Sépulcre –, et d’autre part l’endroit où Jésus a été jugé par Pilate, le fameux Prétoire où les grands prêtres ne voulaient pas entrer, qui se trouvait a priori dans le palais du gouverneur romain. En effet, dans l’Antiquité, le prétoire était le lieu habituel d’habitation de l’autorité romaine en place, où se trouvaient la soldatesque, la prison et l’administration tant civile que judiciaire. Il faisait donc office de palais de Justice au sens moderne du terme. Il était inaccessible au public à l’inverse du tribunal qui était dressé à proximité, la plupart du temps à l’air libre, souvent doté d’une estrade pour faire face à la foule sur laquelle était installée la chaise curule du gouverneur. Ainsi, sauf exception, prétoire et tribunal n’allaient pas l’un sans l’autre et formaient en conséquence un tout difficilement déplaçable. L’Évangile de Jean nous montre d’ailleurs ce va-et-vient entre l’intérieur du prétoire où se trouvait Jésus et le tribunal situé à l’extérieur où Pilate, sous la pression de la foule, en vint à le livrer.

Notre quête pour retrouver le chemin de croix se précise : elle consiste donc à déterminer où se trouvait le prétoire de Ponce Pilate. Deux emplacements sont possibles, déterminant respectivement deux tracés du chemin de croix diamétralement opposés mais de longueur équivalente (fig. 3) :

1° - la forteresse Antonia, l’ancien palais royal des Hasmonéens, rénovée par Hérode le Grand dans la première partie de son règne et transformée en caserne romaine à l’époque de Jésus. Elle était située au nord de l’esplanade du temple, idéalement placée pour surveiller l’agitation des foules réunies pour la fête de la Pâque.

 2° - Le nouveau palais d’Hérode, construit après une vingtaine d’années de règne, dont la magnificence n’avait pas d’équivalent à Jérusalem. Il était installé à l’ouest de la ville le long du rempart sur la colline la plus haute de Jérusalem.

Fig. 3 - Restitution du plan de Jérusalem à l’époque de la mort de Jésus

Comment trancher entre les deux solutions ? Là encore, répondre d’une manière catégorique serait commettre une erreur de méthode. Le souhait de Ponce Pilate de surveiller au plus près l’agitation des foules dans le temple depuis l’Antonia a pu le convaincre d’abandonner le luxe incomparable du palais d’Hérode. Certes ! Mais c’est aller à l’encontre de ce que peuvent dire les textes historiques[4], les Évangiles[5] et la topographie de Jérusalem[6]. À titre d’exemple, faute de ne pouvoir être plus complet[7], nous ne citerons qu’un seul passage de la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe – sans doute le plus explicite – qui relate la répression sauvage du procurateur Florus (64-66 ap. J.-C.) contre les habitants de Jérusalem. La scène se passe non pas à la forteresse Antonia mais au palais royal d’Hérode de la ville haute :

Florus résidait à ce moment au palais (ἐν τοῒς βασιείοις) et (…) il fit installer devant le bâtiment un tribunal (βἧμα) où il vint siéger. Les chefs des prêtres, les dirigeants et les notabilités de la cité vinrent se présenter à ce tribunal. Florus leur ordonna de leur livrer ceux qui l’avaient insulté (…) [Leurs] propos ne firent qu’exaspérer encore plus Florus qui cria à ses soldats de mettre à sac ce qu’on appelle le Marché d’en-haut (τὴν ἄνω ϰαλουμένον ἀγοράν) et de tuer tous ceux qu’ils rencontreraient. (…) Florus osa faire ce jour-là ce que personne auparavant n’avait fait. Devant son tribunal, il fit fouetter et mettre en croix des personnes appartenant à l’ordre équestre ; c’était certes des juifs de naissance, mais ils étaient revêtus d’une dignité romaine[8].

À la lecture de ce passage assez similaire à la scène évangélique, aucun doute ne subsiste : à l’époque de Florus, le prétoire de Jérusalem et le palais d’Hérode ne faisaient qu’un ! L’Évangile de Jean permet de penser qu’il en était de même à l’époque de Pilate – 30 ans auparavant –, puisqu’il précise que le lieu-dit du Dallage (lithostrotos) où fut jugé Jésus s’appelait en araméen Gabbatha[9]. La toponymie confirme ainsi que cette place dallée de pierres (le lithostrotos) était a priori sur un lieu haut de Jérusalem, en lien avec le marché haut cité par Flavius Josèphe : en effet, la racine araméenne de Gabbatha – gab – signifie « dos », « bosse » ou « saillie », et connote d’une manière générale l’idée d’éminence ou de hauteur[10]. C’est ce qu’il fallait démontrer puisque quiconque arpente aujourd’hui la vieille ville de Jérusalem ne peut que constater que l’Antonia se situait en contrebas du palais royal d’Hérode le grand.

On doit donc en conclure que, selon toute vraisemblance, le « vrai » chemin de croix partait du palais d’Hérode pour rejoindre le Golgotha (fig. 3). On n’en connaît pas pour autant le tracé exact : les murailles de Jérusalem qui existaient à l’époque obligeaient à faire des détours, impossibles à reconstituer aujourd’hui avec précision. Mais cela suffit à montrer que l’actuel et traditionnel tracé du chemin de croix dans la vieille ville de Jérusalem n’est pas le plus véridique ! L’histoire montre d’ailleurs qu’il n’a été fixé par les Franciscains, sous l’influence des pèlerins venus d’Occident, que dans les siècles derniers – en tous cas après les croisades[11].

Cela remet-il en cause la valeur des innombrables actes de piété que le chemin de croix traditionnel suscite aujourd’hui dans le cœur des pèlerins ? Évidemment non ! Ce d’autant plus qu’il serait sans doute difficile aujourd’hui d’en modifier le tracé, tant pour des raisons politiques que pratiques. L’actuel chemin de croix a l’énorme mérite d’exister. Il faut savoir en profiter !

 

Fr. Dominique-Marie Cabaret, o.p.

 

Dans la même catégorie : Jésus n'a-t-il pas existé, comme le prétend Michel Onfray ?

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[1] Nous recommandons en particulier la lecture du numéro d’avril 2016 de la revue franciscaine Terre Sainte Magazine, tenue par M.-A. Beaulieu. Il contient un dossier remarquable faisant le tour de la question : Le chemin de croix sur les pas du Christ ? ↩

[2] Sous l’impulsion du Colonel Gorden, les Anglicans prétendent depuis la fin du XIXe siècle avoir retrouvé le tombeau de Jésus et le lieu du crâne (Golgotha) au nord de la ville à environ 300 mètres de la Porte de Damas, dans un lieu dénommé aujourd’hui Garden Tomb (à l’origine Gorden Tomb). L’avantage de ce lieu est qu’il a gardé son caractère champêtre qui manque au Saint-Sépulcre. Il a contre lui de ne pas être très visible – malgré sa relative proximité – depuis la porte de Damas, ce qui rend moins probable qu’il ait pu être choisi comme lieu d’exécution ; et surtout, il n’a jamais été désigné avant le XIXe siècle par les générations de chrétiens – en particulier les byzantins – comme le lieu authentique de la mort et la résurrection de Jésus. Certes, les chrétiens du IVe siècle ont pu se tromper en désignant l’emplacement actuel du Saint-Sépulcre. Mais la (très jeune) tradition anglicane n’en n’apporte aucune preuve. L’existence en ce lieu d’un tombeau du Ier siècle avec une pierre circulaire pour fermeture (qui n’est pas l’unique exemple de ce type) et d’un rocher, qui ressemble quelque peu à un crâne humain, n’en est pas une. ↩

[3] D.-M. Cabaret, « La théologie de Saint Thomas au service de l’archéologie de la Terre Sainte », dans N. Awais, B.-D. de la Soujeole et D. Rey-Meier (éds), Une théologie à l’école de Saint-Thomas d’Aquin, Cerf, paris, 2022, p. 151-172. ↩

[4] Philon d’Alexandrie, Legatio ad Caium 38 ; Flavius Josèphe, Guerre des Juifs I, 41-54 ; II, 301-308 ; id., Ant. Juives XVII, 222. Sans être aussi explicites, d’autres passages de Flavius Josèphe sous-entendent aussi fortement la localisation du prétoire au palais d’Hérode dans la ville haute : Guerre des Juifs II, 224-227 ; II, 175-177 ; Ant. Juives XX, 105-113. ↩

[5] En particulier Luc 13, 1  et Jn 19, 13. ↩

[6] D.-M. Cabaret, La topographie de la Jérusalem antique, Essais sur l’urbanisme fossile, défenses et portes, IIe s. av. – IIe s. ap. J.-C., Peeters, 2020. ↩

[7] Nous renvoyons au remarquable article du dominicain P. Benoit de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. Bien que publié il y a 70 ans, il n’a que peu vieilli : P. Benoit, « Prétoire, Lithostroton et Gabbatha », Revue Biblique 59 (1952), p. 531-550. Cf. aussi J. Murphy-O’Connor, Jérusalem, Un guide de la cité biblique antique et médiévale, Cerf, Paris, 2014. ↩

[8] Flavius Josèphe, Guerre des Juifs II, 301-308 (trad. P. Savinel, p. 259-260). ↩

[9] Jn 19, 13 : « Pilate amena Jésus au-dehors [du prétoire] ; il le fit asseoir sur une estrade au lieu-dit le Dallage (Lithostrôton) – en hébreu : Gabbatha. » ↩

[10] P. Benoit, art. cit., p. 548. ↩

[11] M.-A. Beaulieu, « Le chemin de crois d’hier pour les pèlerins d’aujourd’hui », Terre Sainte Magazine 642 (avril 2016), p. 104-105 ; Th. Duclert, « La via dolorosa : une tradition spirituelle construite au fil des siècles », op. cit., p. 93-97 ; Id., « Archéologie : à la recherche du prétoire de Pilate », op. cit., p. 98-101 ; Id., « Entre foi et archéologie », op. cit., p. 102- 103. ↩

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