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La revue thomiste

Contenu éditorial

Premiers pas dans la Somme de théologie

Écrit par : Ghislain-Marie Grange
Publié le : 27 Février 2024
  • sacra doctrina
  • Histoire
  • Somme de théologie

Saint Thomas d’Aquin destinait la Somme de théologie aux débutants, comme en témoigne le prologue de l’ouvrage :

« Parce que le docteur de la vérité catholique doit non seulement enseigner les plus avancés, mais parce qu’il lui revient aussi de former les débutants […], le but de notre effort, dans cet ouvrage, est de transmettre ce qui concerne la religion chrétienne d’une manière qui convient à la formation des débutants[1]. »

Malgré cette affirmation, celui qui ouvre la Somme de théologie constatera bien vite que l’ouvrage n’est pas d’accès facile. Il est certes organisé en courts articles bien agencés et de structure semblable, mais saint Thomas se sert abondamment de termes techniques et les raisonnements sont serrés.

Pour aider le véritable débutant, afin qu’il ne se noie pas d’emblée dans l’océan que représente l’ouvrage, nous présentons son contexte historique, son plan puis nous donnons quelques indications pour commencer sa lecture. Celle-ci demande un effort, mais qui l’entreprend ne sera pas déçu.

 

1. Le contexte historique de la Somme de théologie

La Somme de théologie appartient à la période de maturité de saint Thomas d’Aquin. Celui-ci est entré dans l’Ordre dominicain à Naples en 1244[2]. Après sa formation, il a enseigné la théologie à l’Université de Paris (1251-1259) puis est revenu en Italie. En 1265, le chapitre de la province romaine lui demande d’aller à Rome et d’y établir un nouveau centre d’études (studium), afin de former les jeunes frères dominicains entrés dans les différents couvents de la province. Ce studium s’établit au couvent de Sainte-Sabine sur l’Aventin.

Cette demande est quelque peu originale. Jusque-là, les frères étaient formés dans les couvents où ils entraient : le « lecteur » conventuel y donnait chaque jour des cours auxquels tous les frères étaient tenus d’assister. Les jeunes frères les plus doués étaient envoyés dans des studia generalia (centres d’études pour tout l’Ordre dominicain) en vue de devenir à leur tour lecteurs conventuels ou d’enseigner à l’Université. Le studium de Rome n’est pas un studium generale mais un centre fondé à titre expérimental sous la direction d’un maître renommé, Thomas d’Aquin[3]. Celui-ci pouvait alors inventer à loisir de nouvelles méthodes d’enseignement, qui donneront lieu à la Somme de théologie. Dans le prologue, Thomas exprime son insatisfaction devant l’organisation de l’enseignement de la théologie à son époque :

« Nous avons observé que, dans l’emploi des écrits des différents auteurs, les novices en cette matière sont fort embarrassés, soit par la multiplication des questions, des articles et des preuves, qui sont inutiles ; soit parce que ce qu’il est nécessaire d’apprendre n’est pas transmis selon l’ordre de la discipline, mais selon que le requiert l’explication des livres ou selon ce qui se présente à l’occasion d’une dispute ; soit enfin que la répétition fréquente des mêmes choses engendre dans l’esprit des auditeurs lassitude et confusion. Désirant éviter ces inconvénients et d’autres semblables, nous tenterons, confiants dans le secours de Dieu, d’exposer la doctrine sacrée brièvement et clairement, autant que la matière le permettra[4]. »

Thomas d’Aquin fait allusion aux différents modes d’enseignement au XIIIe siècle. Les cours consistaient dans le commentaire d’un livre de l’Écriture sainte ou d’un passage des Sentences de Pierre Lombard (qui était alors le manuel de théologie), ou bien prenaient la forme d’une question disputée, exercice collectif de résolution d’un problème théologique à partir de la collation des arguments pour ou contre la thèse. Thomas entend donc proposer une nouvelle organisation de la matière théologique, différente de celle des Sentences de Pierre Lombard. On aura noté que Thomas ne parle pas de « théologie » (terme issu du grec signifiant le discours sur Dieu) mais de « doctrine sacrée » (sacra doctrina), qui est un enseignement donné par Dieu à l’homme en vue de son salut[5].

 

2. Le plan de la Somme de théologie

La Somme de théologie est divisée en trois grandes parties. Après une question introductive sur la nature de la doctrine sacrée, Thomas expose ainsi son plan :

« Le but principal de la doctrine sacrée est de transmettre la connaissance de Dieu, et non seulement selon ce qu’il est en lui-même, mais aussi selon qu’il est le principe et la fin des choses, et spécialement de la créature rationnelle […]. Ayant à exposer cette doctrine, nous traiterons premièrement de Dieu ; deuxièmement, du mouvement de la créature rationnelle vers Dieu ; troisièmement, du Christ qui, en tant qu’homme, est pour nous la voie qui mène à Dieu[6]. »

La Somme de théologie est donc divisée en trois parties :

  • La première (Prima pars [Ia]) traite de Dieu en lui-même et de Dieu principe et fin de toutes choses, c’est-à-dire de Dieu et de la procession des créatures.
  • La deuxième (Secunda pars [IIa]) traite du chemin de l’homme vers Dieu, c’est-à-dire de la manière dont l’homme progresse vers le Bien suprême. Cette partie de théologie morale est la plus longue de la Somme : elle comprend 1535 articles regroupés en 303 questions. Elle est elle-même divisée en deux parties : une étude générale des actes humains (appelée Prima secundae [Ia-IIae], c’est-à-dire première partie de la deuxième partie) et une étude particulière à partir des différentes vertus (appelée Secunda secundae [IIa-IIae], c’est-à-dire deuxième partie de la deuxième partie).
  • La troisième partie (Tertia pars [IIIa]) traite du Christ en tant qu’il est le chemin vers Dieu. Cette partie doit donc inclure l’étude du mystère de l’Incarnation, des sacrements et de la vie éternelle[7].

La rédaction de la Somme de théologie dépassera l’expérimentation du studium fondé par Thomas à Rome. En 1268 (ou peut-être 1269), Thomas d’Aquin quitte la Ville éternelle pour aller de nouveau enseigner à l’Université de Paris. Après ce deuxième séjour à Paris, Thomas est ensuite appelé à Naples, qui sera son dernier lieu d’enseignement. Dans ces deux lieux, Thomas poursuit la rédaction de la Somme de théologie. Ce travail est interrompu par sa mort en 1274. La Somme est donc inachevée et se termine au milieu du traité sur le sacrement de pénitence (IIIa, q. 90).

En raison de cet inachèvement, l’assistant (socius) de Thomas d’Aquin a complété la Somme de théologie avec des textes provenant du commentaire des Sentences, l’ouvrage de jeunesse de Thomas, et il les a lui-même arrangés en essayant d’imiter la méthode de la Somme de théologie. On appelle ce texte le Supplementum, qui est donc bien composé d’extraits de saint Thomas, mais à utiliser avec précaution en raison de sa méthode de constitution.

 

3. Par où commencer ?

Comment entrer dans la lecture de la Somme de théologie ? Si vous l’ouvrez pour la première fois, il n’est pas recommandé de lire les questions dans leur ordre de présentation. Vous risquez de vous décourager rapidement. Comme l’explique saint Thomas dans son prologue, cet ordre correspond à l’ordre de discipline, ce qui signifie que l’auteur part de ce qui est le plus fondamental pour la théologie : l’essence de Dieu (q. 2-26) et la distinction des personnes (q. 27-43). Ce n’est donc pas le plus facile !

 

Débutants

Si vous êtes débutant, vous pouvez commencer par la lecture de la première question de la Prima pars (Ia, q. 1) qui expose la nature de la doctrine sacrée. Nous donnons ci-dessous une explication du premier article de cette question.

Ensuite, vous pouvez vous plonger dans des traités qui comportent peu de notions techniques :

  • Les mystères du Verbe incarné (IIIa, q. 27-59) qui peuvent accompagner la méditation des Évangiles correspondants.
  • Le début du traité de la béatitude (Ia-IIae, q. 1-2) : la question 2, dépourvue de toute technicité, montre en particulier que la béatitude de l’homme ne se trouve pas dans les biens créés.
  • Le traité de la loi nouvelle (Ia-IIae, q. 106-108) : trois questions abordant la nouveauté de l’Évangile par rapport à la loi mosaïque.

Cette lecture peut s’accompagner d’ouvrages d’introduction à la pensée de saint Thomas d’Aquin.

 

Lecteurs déjà familiarisés avec la Somme

Après une première entrée dans la Somme de théologie, il est possible de s’appuyer sur l’ordre de discipline évoqué par Thomas dans son prologue. Nous recommandons donc de lire les traités les plus fondamentaux :

  • Le traité de « Dieu en tant qu’il est un » (Ia, q. 2-26). Voir le cours de fr. Serge-Thomas Bonino sur ce traité. Les plus avancés pourront poursuivre par le traité de la Trinité (Ia, q. 27-43) en s’aidant du cours de fr. Gilles Emery.
  • Le traité de la béatitude (Ia-IIae, q. 1-5) qui ouvre la partie morale de la Somme de théologie en montrant la fin de l’homme. Voir le cours de fr. Marie-Michel Labourdette sur ce traité.
  • Le traité de la foi (IIa-IIae, q. 1-46) qui, tout en étudiant la vertu théologale de foi, donne des éléments fondamentaux sur les vertus théologales. Voir le cours de fr. Marie-Michel Labourdette sur ce traité.
  • Le traité sur le mystère de l’Incarnation (IIIa, q. 1-26) qui ouvre la partie sur le Christ et les sacrements. Voir le cours de fr. Philippe-Marie Margelidon sur ce traité.

 

Lecteurs confirmés

Après cette lecture fondamentale, rien ne vaut l’entrée dans une question précise et le travail en profondeur. Le champ est vaste. Nous recommandons pour cela de travailler à partir de la langue originale, les textes étant accessibles gratuitement sur le site du Corpus thomisticum.

Ce travail pourra s’accompagner de la lecture des nombreuses études disponibles dans la Bibliothèque de la Revue thomiste et la Revue thomiste elle-même.

 

4. Comment lire un article de la Somme ?

Tous les articles de la Somme de théologie possèdent la même structure : des objections, un argument d’autorité appelé sed contra, une réponse explicative et les solutions des objections. Cette structure provient de l’exercice universitaire de la question disputée, où deux groupes d’étudiants apportent des arguments dans un sens et dans l’autre, puis le maître tranche par une « détermination » et une explication.

Pour lire un article de la Somme de théologie, nous recommandons de commencer par la lecture de la réponse. Celle-ci fournit la position de saint Thomas d’Aquin ainsi que son explication. On pourra ensuite lire chaque objection avec sa solution (objection 1, solution 1 ; objection 2, solution 2 ; etc.).

 

Prenons l’exemple du premier article de la Somme de théologie, où Thomas montre la nécessité de la doctrine sacrée. Il pose dans cet article la question suivante : est-ce que les disciplines philosophiques établies par la raison humaine sont suffisantes à l’homme ou est-il nécessaire de posséder une science qui vienne de la révélation divine ?

 

Objection 1 : Il semble qu’il ne soit pas nécessaire d’avoir une autre doctrine que les disciplines philosophiques. En effet, l’homme ne doit pas rechercher ce qui est au-dessus de la raison, d’après l’Ecclésiastique (3, 23) : « Ne cherche pas plus haut que toi ». Or, ce qui est fourni par la raison nous est transmis de manière suffisante dans les disciplines philosophiques. Il paraît donc superflu de recourir à une autre doctrine que les disciplines philosophiques.

[Ici Thomas présente l’objection selon laquelle il serait vaniteux pour l’homme de rechercher ce qui est hors de sa portée ; ce qui est à sa portée ce sont les disciplines philosophiques ; une autre science ne serait donc pas nécessaire.]

Objection 2 : Il n’y a de doctrine que de l’être, car on ne peut avoir de connaissance que du vrai, qui lui-même est convertible avec l’être. Or, dans les disciplines philosophiques, on traite de toutes les modalités de l’être, et même de Dieu ; d’où vient qu’une partie de la philosophie est appelée théologie, ou science divine, comme le montre Aristote. Il n’est donc pas nécessaire de recourir à une autre doctrine que les disciplines philosophiques.

[Thomas fait appel à la philosophie d’Aristote. Chez Aristote, la métaphysique est appelée théologie et parle de Dieu. Donc les disciplines philosophiques semblent couvrir tout le domaine de l’être, c’est-à-dire tout le domaine du vrai.]

 

Argument d’autorité (sed contra = en sens contraire des objections) : S. Paul dit (2 Tm 3, 16) : « Toute Écriture divinement inspirée est utile pour enseigner, réfuter, redresser, former à la justice. » Or, une Écriture divinement inspirée ne relève pas des disciplines philosophiques, qui sont découvertes par la raison humaine. Il est donc utile de posséder une autre science, divinement inspirée, en plus des disciplines philosophiques.

[L’Écriture sainte, inspirée par Dieu, révèle sa propre utilité. Thomas renvoie ainsi à un verset de saint Paul, qui détaille les différents cas où la connaissance que l’Écriture apporte s’avère utile.]

 

Réponse (= explication) : Il était nécessaire pour le salut de l’homme qu’il y eût, en dehors des sciences philosophiques que scrute la raison humaine, une doctrine procédant de la révélation divine. Le motif en est d’abord que l’homme est ordonné à Dieu comme à une fin qui dépasse la compréhension de la raison, selon ce verset d’Isaïe (64, 3), « l’œil n’a point vu, ô Dieu, en dehors de toi, ce que tu as préparé à ceux qui t’aiment ». Or il faut qu’avant de diriger leurs intentions et leurs actions vers une fin, les hommes connaissent cette fin. Il était donc nécessaire, pour le salut de l’homme, que certaines choses dépassant la raison humaine lui fussent communiquées par révélation divine. À l’égard même de ce que la raison était capable d’atteindre au sujet de Dieu, il fallait aussi que l’homme fût instruit par révélation divine. En effet, la vérité sur Dieu atteinte par la raison n’eût été le fait que d’un petit nombre, elle eût coûté beaucoup de temps et se fût mêlée de beaucoup d’erreurs. De la connaissance d’une telle vérité, cependant, dépend tout le salut de l’homme, puisque ce salut est en Dieu. Il était donc nécessaire, pour que ce salut fût procuré aux hommes d’une façon plus ordinaire et plus certaine, que ceux-ci fussent instruits par une révélation divine. Il était donc nécessaire qu’il y eût, en plus des disciplines philosophiques que scrute la raison humaine, une doctrine sacrée, acquise par révélation.

[L’argument principal de saint Thomas est que l’homme est ordonné à Dieu : sa fin est la béatitude éternelle. Pour atteindre cette fin en se guidant vers elle, il doit la connaître de quelque manière. Puisque cette fin qui est Dieu dépasse la raison humaine, il faut que Dieu se révèle. Par ailleurs, certaines vérités accessibles à la raison humaine (par exemple, l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme) devaient aussi être révélées pour être accessibles au plus grand nombre et non aux seuls philosophes.]

 

Solution 1 (= réponse à l’objection 1) : Il est vrai qu’il ne faut pas rechercher par la raison ce qui dépasse la connaissance humaine, mais il existe des vérités révélées par Dieu et auxquelles nous devons accorder notre foi. Aussi, au même endroit [Eccl 3, 25], est-il ajouté : « Beaucoup de choses te sont montrées qui dépassent la compréhension humaine. » C’est en cela que consiste la doctrine sacrée.

Solution 2 (= réponse à l’objection 2) : C’est parce qu’il existe une diversité d’aspects connaissables qu’il existe une diversité de sciences. En effet, l’astronome et le philosophe de la nature aboutissent à une même conclusion, par exemple que la terre est ronde ; mais l’astronome utilise un moyen terme mathématique, c’est-à-dire abstrait de la matière, tandis que le philosophe de la nature a recours à un moyen terme relatif à la matière. Rien n’empêche donc que les mêmes choses dont traitent les sciences philosophiques selon qu’ils sont connaissables par la lumière de la raison naturelle, puissent encore être traités par une autre science, selon qu’ils sont connus par la lumière de la révélation divine. La théologie qui relève de la doctrine sacrée est donc d’un autre genre que la théologie qui est une partie de la philosophie.

[L’explication de Thomas est complexe et fait appel à sa doctrine sur l’objet et l’ordre des sciences. Deux sciences peuvent porter sur le même objet mais l’envisager d’un point de vue différent. Par exemple, l’astronome et le philosophe de la nature s’intéressent tous les deux à la rotondité de la terre. Mais, pour la démontrer, l’astronome utilise pour cela des calculs mathématiques (les mathématiques médiévales ayant pour objet des réalités abstraites de la matière, les figures géométriques). Alors que le philosophe de la nature (le physicien chez Aristote) utilise les mouvements des réalités corporelles, c’est-à-dire engagées dans la matière (Aristote affirme la rotondité de la Terre à partir du fait que tous les objets matériels se dirigent vers le centre de la Terre, voir Aristote, Traité du ciel, II, 14). Thomas montre ainsi que deux sciences peuvent porter sur le même objet (ici la rotondité de la Terre) mais avec des points de vue différents. Il en va de même pour la partie de la philosophie qui porte sur Dieu (appelée par Aristote « théologie » et œuvre de la raison humaine) et la doctrine sacrée qui vient d’une révélation divine. Bien qu’elles portent sur le même objet (Dieu), ce ne sont pas les mêmes sciences, en raison de leur différence de perspective.]

 

fr. Ghislain-Marie Grange, o.p.

 


[1] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, prologue.

[2] Pour la chronologie, nous nous appuyons sur Jean-Pierre Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre, Cerf, Paris, 2015.

[3] Leonard E. Boyle, The Setting of the Summa theologiae of Saint Thomas, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, Toronto, 1982, p. 9-10.

[4] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, prologue.

[5] Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 1, a. 1.

[6] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 2, prologue.

[7] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIIa, prologue.

QCM thomiste

Écrit par : Thierry-Dominique Humbrecht
Publié le : 1 Février 2024
  • Thomisme

Voici quelques observations livrées à votre acribie autant qu’à votre expérience, qui sont autant de questions en attente de réponse. Thèse à discuter : Comparativement aux dernières décennies, vous en êtes les témoins autant que les acteurs, ce qui se rapporte à saint Thomas connaît un certain engouement (sans compter les célébrations du triple centenaire, 2023-2025), mais les difficultés apparaissent plus vives que jamais, les mêmes ou bien de nouvelles. L’opposition croît avec la sympathie. De deux façons : depuis l’extérieur, et aussi à l’intérieur.

 

1. Hors des cercles ecclésiaux

L’Université (philosophes, historiens) ne voit pas toujours d’un bon œil le rattachement à saint Thomas, s’il se veut d’appartenance, et plus encore de militance. Un tel rattachement fleure le catholicisme romain, l’orthodoxie intellectuelle, et tout simplement un marqueur affiché de vérité, en philosophie autant qu’en théologie, entre auteur de référence et prétention au réalisme. C’est devenu impensable, pour de multiples causes : généalogie des concepts, relativisme, ou bien franche idéologie antichrétienne. Comme le disait naguère Umberto Eco : « Thomas d’Aquin a le malheur d’être lu plus par des fans que par des historiens et, pour les trois quarts, ce qu’on écrit sur lui, au lieu de servir à rétablir des distances historiques, tend à les brouiller »[1].

Les philosophes médiévistes, par la force des choses presque les seuls à s’occuper de lui, disent voir Thomas comme un auteur parmi d’autres – mais y croient-ils eux-mêmes ? Leur pratique dément parfois leur théorie, tant ils y reviennent, au moins pour marquer la comparaison avec une autorité comme Thomas. Parmi les philosophes catholiques, certains préfèrent d’autres auteurs de référence ou d’autres écoles philosophiques, ou encore refusent à accorder à la philosophie tout critère de vérité, reporté sur la seule foi catholique et au mieux sur la théologie.

Dans le même temps, Thomas voit sa réputation grandir de sortir intact et autrement éclairé de certains débats contemporains de philosophie. Certains ne se gênent donc pas de le produire, s’ils ont fourni les preuves de leurs premières spécialités. Faut-il donc entendre et affronter les discontinuités établies par les méthodes universitaires, pour ne pas risquer d’être naïfs et de paraître tels ? Faudrait-il leur préférer les continuités, parfois constatées, souvent supposées, de certaines traditions thomistes, au nom d’une actualisation organique, à laquelle cependant aucun universitaire n’accorde plus de crédit autre qu’historique, et qu’il dépiste séance tenante ? Nul ne peut esquiver les mises à l’épreuve, pour voir ce qui résiste à la falsification.

 

2. Dans les cercles ecclésiaux

La prise de distance avec saint Thomas y est évidemment moins franche, plus diffuse, mais non moins inviscérée.

À l’extérieur d’un référentiel thomiste :

Mauvaise conscience par rapport à un docteur qui n’est plus commun que de nom pour la tradition de l’Église, mais seulement une référence parmi d’autres dans un jeu alternatif de schémas (malgré le rappel de Vatican II de pénétrer les mystères du salut par un travail spéculatif « avec saint Thomas pour maître »[2], et là on frôle l’inavouable) ; distance prise par rapport à une théologie de type rationnel ; et tout simplement, les générations passant, ignorance qui ne s’avoue pas telle. Mieux vaut alors dénigrer, parfois de manière comique. Dans ce contexte plutôt théologique, la philosophie demeure minorée, et de toute façon les thomistes boudés.

Il faut reconnaître toutefois que par exemple un front néo-scotiste de stricte observance se fait plutôt attendre, sinon désirer : la distance prise avec Thomas n’est donc pas l’abandon d’une scolastique au profit d’une autre. Même si, comme dirait Jacob Schmutz, malgré apparences et injonctions Scot l’a toujours emporté sur Thomas, y compris par imprégnation rétro-thomiste (Maritain le soupçonnait, dans sa maturité, pour sa propre contribution).

À l’intérieur des réseaux thomistes :

Entre ceux qui se réclament de saint Thomas, sont à craindre des durcissements progressifs, notamment sous forme de clivages à visages multiples. Chacun campe sur des positions qu’il pense globalisantes, mais qui risquent d’être davantage des morceaux de tradition ou des réflexes de famille, ou de simples angles morts en fait de rigueur historique préludant à l’étude de la doctrine. L’écoute et même la sympathie deviennent des conquêtes. Une inquiétude pourrait naître pour l’avenir. Avec parfois aussi des paradoxes de rattachement, chacun pouvant se rapprocher de ce qui s’éloigne le plus de ce à quoi il croit, pas toujours de façon dominée. Il n’est pas facile de maîtriser l’extérieur autant que l’intérieur. Saint Thomas, qui devrait rassembler, divise. Faut-il donc s’ignorer, ou bien se rencontrer ?

 

3. Que faire ? Réponses au choix

a- Tout arrêter, par manque de courage, mettre saint Thomas sous le boisseau et se replier, pour ne pas déplaire, sur la température moyenne de la théologie courante, à la fois sympathique, à peu près catholique, pluraliste et même éclectique, c’est-à-dire méthodologiquement à base d’opinions et non de volonté scientifique ; donc théologie invertébrée, encore plus manifeste en morale qu’en dogme, lorsque les autorités apprises ne suffisent pas à affûter son jugement. On en voit navré les effets sur les clercs, jeunes et moins jeunes, tant en pastorale que pour les prises de parole théologiques, lorsque par exemple il leur devient difficile de distinguer et d’articuler l’objectif et le subjectif. Ils sont parfois les premiers à s’en plaindre, mais s’aperçoivent aussi que pour eux, sortis du cycle des études, c’est presque trop tard. En philosophie, Thomas aura sa place, rien que celle d’un grand auteur, intègre mais au compte-gouttes.

b- Se contenter d’enseigner les débutants, pour les nourrir et les former, en quelque sorte à l’arrière (les communautés elles-mêmes, ou diverses institutions, et leurs besoins), mais sans plus se mouiller de monter au front (le débat, tant universitaire ou ecclésial que sociétal). Ce repli peut correspondre au fait de privilégier l’oral (l’enseignement en interne) en éliminant l’écrit (les publications scientifiques, qui désignent leurs auteurs et prennent des risques). Ainsi provoquait néanmoins ses adversaires l’insolent jeune Thomas : « Si quelqu’un n’est pas d’accord avec moi, au lieu de caqueter devant des gamins, qu’il écrive un livre, et qu’il le publie, s’il l’ose ! »[3]. Face à un tel défi, il y a de quoi y réfléchir à deux fois…

c- Au contraire, faire ce que l’on à faire sans se troubler, de façon solitaire et quelque peu hautaine, façon « que le meilleur gagne », surplomb universitaire ou corporatiste au secours d’une préférence doctrinale. Certains choisissent cette voie, indifférents aux commentaires, sûrs de leur contribution, au pire même s’ils savent qu’ils ne seront reçus qu’après leur mort... Mais qui maîtrise sa réception posthume, entre piédestal de la gloire et poubelle de l’oubli ?

d- Accepter d’être un maillon d’une chaîne, l’acteur d’un rattachement à une école plutôt qu’à telle autre, ou bien un indispensable traducteur ou recenseur, etc. Modestie bienfaisante, parfois excessive, qui peut conduire à s’effacer à l’excès, et à manquer de magnanimité. Au mieux, cela implique de participer à une institution, tant l’union fait la force. Mais les institutions peuvent se poser les mêmes questions d’étroitesse ou de générosité que les individus, disons d’instinct grégaire.

e- Affronter les questions actuelles, ouvrir un dialogue entre Thomas et la science, l’éthique, la métaphysique, l’anthropologie, etc. C’est évidemment la part la plus novatrice, ou plutôt apparemment telle, car un thomisme actualisé et ainsi confronté peut aussi être considéré, par des témoins extérieurs, comme une néoscolastique mise au goût du jour (le thomisme est de nouveau censé répondre à tout). Cela ne va pas sans courage, mais aussi non sans candeur. Une rigueur méthodologique plus vive que jamais s’impose, à la fois historique, doctrinale, philosophique, sans compter une compétence scientifique sans laquelle le dialogue avec la science fleure l’amateurisme.

 

4. Moralité

À la vérité, on se prend à hésiter, d’autant que cette industrie dévore du temps et même toute une vie, sans assurance de convaincre. Cela peut aussi faire reculer les meilleurs. On voit des personnes très douées marquer un pas de recul, et des « tâcherons » (comme disait à son propre propos, il y a trente ans, Rémi Brague – lui seul pouvait se le permettre), aller au charbon à leur place. En outre, les meilleurs au plan intellectuel ne sont pas toujours les plus courageux, et peuvent préférer une carrière bordée par ce qu’il est possible de dire à l’audace de ce qu’eux-mêmes considèrent comme nécessaire…

 

5. Un élément de réponse

Le progrès doctrinal, surtout théologique mais aussi philosophique, passe entre deux eaux. Entre Thomas d’Aquin réduit à n’être qu’un auteur éminent parmi d’autres, et le thomisme revendiqué comme matrice universelle mais portée à la jalousie, mieux vaut reconnaître une double relation triangulaire : entre d’une part foi, travail théologique et usage de saint Thomas, et d’autre part entre réel à étudier, culture philosophique et recours à saint Thomas.

C’est ainsi que la foi chrétienne elle-même donne le ton aux problèmes qui se posent, et sollicite au mieux saint Thomas pour s’énoncer en des termes rigoureux et sapientiels, quitte à puiser dans la doctrine de Thomas des conséquences qu’il n’a pas thématisées ; en prenant garde toutefois de ne pas lui attribuer des choses qu’il n’a pas dites, par des artifices rétroactifs parfois intempestifs. De même, la recherche philosophique de la vérité requiert saint Thomas mais pas seulement ce qui relève de lui, ni même ce qui le prolonge. Le philosophe est alors maître de ses instruments et de son esprit d’invention, autant que lui-même est ensuite jugé sur son travail.

L’empreinte thomiste de la construction d’un problème pourra ainsi varier en intensité selon les sujets. Mieux que de présenter le thomisme comme une solution unique, ou au contraire comme l’un des termes d’une alternative à visage multiple, ou moins encore comme une vieillerie à railler et à abandonner, mieux vaut faire de lui un partenaire privilégié et donc déterminant, non exclusif, encore moins exclu. Mieux vaut emprunter les chemins d’un maître recommandé par l’Église, se former avec lui, et aller plus loin que lui lorsque c’est possible.

Il va trop souvent de saint Thomas comme d’un professeur d’Université avec lequel on s’inscrit en doctorat, alors que l’on se hâte de solliciter l’avis de tous les autres, qui ne sont pas concernés, pour faire avancer le travail qui devrait se faire avec lui. Fâcheuse incohérence.

 

6. Questions pour départager les ex æquo

  • Faut-il écouter son désir ou son (parfois unique) talent, ou bien les priorités édictées par d’autres, sachant que chacun voit l’urgence à sa porte, quand ce n’est pas à sa lucarne, et que le conseilleur ne sera pas le payeur ?
  • Que faut-il privilégier dans les études thomistes ? Faut-il même privilégier quoi que ce soit, ou bien rien, pour s’ouvrir à tout ?
  • Faut-il se contenter de sa propre tradition, ou bien chercher à en maîtriser plusieurs, et les confronter ? Ne parler que d’un lieu, ou chercher à les rapprocher ? Ne parler que d’une manière internaliste, ou bien se placer aussi d’un point de vue externaliste, c’est-à-dire du côté de ceux qui voient les choses différemment, et Thomas d’Aquin depuis leur balcon ?
  • Faut-il se flatter d’apporter du nouveau aux idées et même au thomisme, quand d’autres n’y voient que reprises ?
  • Faut-il préférer un saint Thomas toujours actuel, ou bien chercher à l’actualiser, et à chaque fois au nom de quels critères ? Est-ce le thomisme qui progresse, ou bien la théologie catholique grâce à lui ? Une tradition, fût-elle thomiste, est-elle reçue comme capable de recouvrir la doctrine commune par fécondité de ses principes ?
  • Faut-il en définitive se soucier du thomisme, ou bien plutôt de la théologie comme telle (ou de la philosophie) ? Quelque chose de la vérité se joue là, mais le paradoxe serait alors de prétendre ouvrir à un dépassement du thomisme par mode d’absorption, geste que par ailleurs on récuse chez d’autres…
  • Faut-il écrire et, si oui, viser les seuls débutants, ou bien les progressants, ou même plutôt les gens de science, qui sont à la fin les arbitres de tous les autres degrés de prestations ?
  • Faut-il donc seulement vulgariser, à quoi l’on est le plus souvent convié, s’il est vrai que seuls les livres universitaires de référence subsistent ?
  • Si plusieurs réponses sont légitimes, mais qu’elles ne sont pas compatibles, que faire, à part s’acheter une île dans le Pacifique, avec villa luxueuse, puis étendu sur la plage regarder le ciel ou l’océan turquoise, et fermer les yeux sur le monde ?
  1. Umberto Eco, Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, 1956[1], 1970[2], Paris, PUF, 1993, préface à la deuxième édition, p. 9-10. ↩

  2. Vatican II, Décret sur la formation des prêtres, Optatam totius, §16. ↩

  3. Fin du De unitate intellectus contra Auerroistas, 5, éd. Léonine, t. 43, Roma, 1976, p. 314, l. 437-38. Cf. Thomas d’Aquin, Contre Averroès. L’unité de l’intellect contre les averroïstes, A. de Libera (éd. fr.), Paris, Flammarion, 1994, §120, p. 165. ↩

Une aventure qui vaut la peine d’être vécue

Écrit par : Ghislain-Marie Grange
Publié le : 30 Janvier 2022
  • Thomas d'Aquin
  • Toulouse

« La vie est une aventure qui vaut la peine d’être vécue[1]. » Pour le romancier britannique Chesterton, tel est le témoignage que saint Thomas d’Aquin apporte au monde par sa vie et son œuvre. « La vie est une aventure qui vaut la peine d’être vécue. »
En affirmant cela, Chesterton aurait pu penser au destin exceptionnel de saint Thomas d’Aquin. Entré jeune dans l’Ordre dominicain qui était alors une nouvelle communauté, notre saint a parcouru l’Europe de son temps : de Naples à la prestigieuse université de Paris, de Paris au tout nouveau centre d’études de Cologne alors dirigé par le plus grand maître de l’époque, Albert le Grand. Jusqu’à enseigner lui-même à Paris puis à fonder lui-même un centre d’études à Naples. Saint Thomas a été un fidèle disciple de saint Dominique, soucieux de porter la parole de vérité partout où il était appelé.


Au milieu de cette effervescence intellectuelle, saint Thomas a été consulté par tous les grands de son époque : le pape, le maître de l’Ordre, des Pères abbés, et même des rois et duchesses. Tout en restant disponible aux requêtes des frères de son Ordre. Déjà pendant sa vie, il était docteur dans l’Église.
Pourtant, la véritable aventure n’est pas celle des voyages et de la célébrité. Chesterton ne pense pas non plus aux luttes constantes qui ont jalonné l’histoire de l’université de Paris et dans lesquelles saint Thomas a été un acteur de premier plan. Au XIIIe siècle, les nouveaux religieux mendiants devaient se faire une place à l’université, face à des séculiers jaloux de leurs prérogatives et qui ne comprenaient pas la nouveauté de la vie apostolique mendiante. Saint Thomas a eu maille à partir dans ce débat, au point que sa première leçon comme maître s’est déroulée sous l’œil vigilant des arbalétriers, la police de l’époque, pour éviter les remous. Sous des dehors d’intellectuel dans la Lune, saint Thomas était donc bien présent dans les querelles de son temps.

 

Quand Chesterton parle du goût de saint Thomas pour l’aventure, il ne pense pas à toutes ces péripéties. Mais il pense à sa grandiose vision théologique, où tout ce qui existe vient du Dieu créateur et retourne vers Dieu qui l’appelle à lui. Tout vient de Dieu qui jouit d’une béatitude parfaite et tout retourne vers Dieu pour s’épanouir dans le bonheur du genre humain. Notre origine est la béatitude de Dieu lui-même ; notre fin est de contempler Dieu dans la gloire.

Certes, saint Thomas n’est pas le premier à présenter cette vision qui vient en partie de la sagesse antique. Cette sagesse c’est celle de l’émerveillement devant ce qui existe, devant l’être pur et simple, jusqu’à s’interroger sur sa provenance et sa direction. Mais la révélation chrétienne apporte des lumières nouvelles à cette perspective : le monde n’est pas le produit d’une divinité abstraite, mais du dessein bienveillant d’un Dieu personnel qui l’a créé par amour.
Cette interrogation vaut pour tout ce qui existe. L’univers attend d’être renouvelé pour devenir « un ciel nouveau et une terre nouvelle ». Mais cela acquiert une importance toute spéciale pour l’homme créé à l’image de Dieu. L’homme peut poser ses propres actes, peut choisir ce qu’il devient. Il est le héros de sa propre aventure.
Son origine et sa fin lui disent qui il est et ce qu’il doit faire. D’où est-ce que je viens ? Si la question est importante pour ceux qui ont le malheur de ne pas connaître l’identité de leurs parents, elle est encore plus vitale pour nous tous qui cherchons à savoir d’où nous venons ultimement, pas seulement de nos parents mais du principe de toute la création.
Si nous venions du hasard des rencontres d’atomes et de la nécessité de la matière, alors notre existence ne serait qu’une occasion éphémère de puiser de manière égoïste un peu de bien-être. Si au contraire notre existence correspond au libre projet d’un Dieu qui crée avec sagesse et par amour, alors le moindre de nos actes acquiert une importance capitale parce qu’il peut nous conduire (ou non) vers la fin à laquelle nous sommes destinés.
Vécu dans cette perspective, l’acte le plus ordinaire acquiert une saveur d’éternité. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus disait qu’on pouvait sauver une âme en ramassant une épingle par amour. Et elle a véritablement vécu cette aventure, elle qui est devenue la patronne des missions tout en restant dans son Carmel perdu au fin fond de la Normandie.

 

Dans cette aventure, nous ne sommes pas abandonnés. Le Christ est le chemin : « Je suis sorti du Père, et je suis venu dans le monde ; maintenant je quitte le monde, et je pars vers le Père », nous disait-il dans l’évangile (Jn 16, 28). C’est dans ce cadre que prend place l’aventure de sortie et de retour vers Dieu. Le retour vers Dieu ne consiste pas à s’évader du monde, comme s’il était la matrice dont il faut se libérer, mais il consiste à œuvrer dans ce monde à la suite du Christ. Les difficultés de la vie ne sont pas la prison dont il faut se libérer mais au contraire le lieu même où s’accomplit la rédemption, parce que le Verbe incarné nous y précède. Il est le chemin et le but. On connaît ce fameux épisode où saint Thomas en prière voit le crucifix lui parler et lui demander : « Tu as bien parlé de moi, que veux-tu en retour ? » Et saint Thomas de répondre : « Rien d’autre que toi Seigneur. » La récompense d’une vie entière de travail théologique ne peut être que le Christ lui-même.
Le Christ accomplit ce mouvement de sortie et de retour. Le posséder, c’est déjà en quelque sorte posséder le principe et la fin. « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6), nous dit le Christ. Voici donc quelle est l’aventure de notre vie : suivre le Christ pour accomplir dans l’Esprit ce mouvement de retour vers le Père. Pour nous fortifier sur ce chemin, le Christ s’est fait lui-même nourriture dans l’Eucharistie. À la suite de saint Thomas, adorons-le et nourrissons-nous de son Corps et de son Sang.


  1. Gilbert K. Chesterton, Saint Thomas du Créateur, Paris, Dominique Martin Morin, , 1977, p. 81-82.  ↩

Rechercher la Sagesse

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 24 Septembre 2021

Monseigneur l’archevêque, Monsieur le Maire, chers frères et sœurs,

Une des caractéristiques remarquables du couvent des Jacobins est la suivante : nous sommes en plein cœur de Toulouse, et pourtant nous ne sommes plus dans la ville. Le ronflement continu des moteurs, les bruits divers des machines et des hommes, l’agitation, l’énervement, toute cette activité fourmillante est absorbée par les épais murs de brique. L’église et le cloître accomplissent ainsi un office original sitôt qu’on y pénètre : ils nous offrent le présent du silence. Mieux, ils nous libèrent d’une submersion dont nous ne nous rendions même plus compte. Au cœur de la ville, voici que nous ne sommes plus soumis à la ville. L’effervescence et le tapage cessent d’être contagieux et de nous enchaîner à leur mécanique. Alors se produit un relâchement intérieur. L’âme retrouve la maîtrise d’elle-même. Elle se met à respirer parce que l’édifice est à sa mesure, il lui restitue les grands repères de la vie spirituelle : l’aspiration à l’élévation et à habiter une harmonie plus grande que nous, l’assise ferme et l’équilibre audacieux, l’alternance de la lumière et des ténèbres, les variations des couleurs et des sentiments, la parole qui retentit et le silence qui recueille, les rites qui accomplissent et les chants qui expriment le fond du cœur, l’assemblée qui n’est plus une masse anonyme. Dans cette église et ce cloître, grâce à eux, nous voici revenus à la vérité et à la mesure de ce que nous sommes. Alors, sous la bienveillante tutelle de saint Thomas d’Aquin, nous redevenons capables d’écouter Dieu qui parle.

Dieu a parlé ce soir sur les lèvres de Salomon (cf. Livre de la sagesse de Salomon 7, 7-16). Nous avons entendu ce roi nous confier comment il était devenu sage, et un modèle de sagesse. Il nous a dit avoir prié, supplié même, et nous imaginons sans peine un homme accablé par sa charge, assailli de soucis, dépassé par ses responsabilités, un homme qui ressemble fort à chacun de nous. N’avons-nous pas, chaque jour, quelque moment de découragement en voyant le chaos qui nous entoure, ou le chaos de notre propre vie, menaçant de nous emporter ? Salomon avait donc prié, supplié, et un esprit de sagesse était venu en lui. Cette sagesse lui avait rendu la maîtrise sur son existence et sur le gouvernement de sa nation. Dans les situations inextricables, il avait enfin su prendre de bonnes décisions ; dans les affaires insolubles, il avait pu trouver les voies de la justice ; dans les conflits interminables, il avait ramené la paix. C’est bien simple, ce don de l’esprit de sagesse avait été pour Salomon comme une entrée dans le couvent des Jacobins : être au cœur de la ville, mais ne plus être soumis à la ville ; être au sommet du pouvoir mais ne plus être écrasé par le pouvoir ; assumer le poids du quotidien mais ne plus être atomisé par le quotidien. Le rapprochement entre ce grand roi et nos Jacobins n’a rien d’artificiel. L’un comme l’autre témoignent des fruits de la sagesse dans l’homme. La sagesse élève, la sagesse rend l’homme à sa véritable dimension, la sagesse libère de l’emprise du chaos de ce monde. Pour peu que nous soyons sensibles à la sagesse qui a bâti les Jacobins, l’attachement de Salomon à la sagesse devient compréhensible. Cet attachement fut aussi celui de saint Thomas d’Aquin, qui a su en détailler les raisons.

En son origine première, explique-t-il, la sagesse n’est rien d’autre que Dieu qui se connaît parfaitement lui-même (cf. Commentaire sur Job, cap. 28, lect. 282-344). Ceci signifie que, dans l’intelligence divine, Dieu lui-même est pris comme le modèle de toutes choses. L’Artisan du monde tire ainsi de la connaissance de lui-même toutes les créatures, et leur ordre entre elles « avec poids, nombre et mesure », et leur ordre à la bonté divine qui est leur fin à toutes. Ainsi, la sagesse est en Dieu comme en son lieu originel, mais elle dérive comme en un second lieu dans l’univers des créatures que nous avons sous les yeux, à la manière dont l’architecte des Jacobins dériva la sagesse qu’il avait en lui-même dans l’ordre des pierres du couvent que nous avons sous les yeux. Or, continue Thomas, cette sagesse dérive encore de Dieu dans les créatures qui ont une intelligence. Car Dieu illumine les anges de sa sagesse, la sagesse divine se reflète en eux comme en un miroir. Et la sagesse divine dérive aussi sur les hommes lorsqu’ils connaissent la vérité avec leur raison. C’est pourquoi parmi tout ce que les hommes peuvent étudier, l’étude de la sagesse est l’étude la plus parfaite, la plus élevée, la plus utile et la plus agréable (cf. Somme contre les Gentils, Lib. I, cap. 2). — En effet, en étudiant la sagesse, l’homme se perfectionne à l’école de la sagesse qui est en Dieu, et cela lui donne part à la béatitude véritable. — De même, en étudiant la sagesse, l’homme devient plus sage et ressemble plus à Dieu, et cette proximité n’est rien d’autre qu’une amitié avec Dieu. En étudiant la sagesse, l’homme désire aussi le royaume éternel de la sagesse éternelle. — Enfin, en étudiant la sagesse, l’homme ne peut s’ennuyer ou se lasser car il y a une joie à vivre ainsi dans la société de Dieu. Béatitude, amitié, éternité et joie d’être avec Dieu. Voici donc les quatre fruits de la recherche de la vérité qui attachaient si fortement saint Thomas d’Aquin à la sagesse.

Pourtant il y a une condition pour obtenir ces fruits. Il faut certes prier et supplier pour recevoir la sagesse, mais cela n’est pas assez. Car l’homme n’est pas comme l’ange, il n’est pas ce miroir qu’un seul rayon divin suffit à illuminer. L’homme connaît par son corps, par les sens qui l’ouvrent sur le monde. Il commence donc sa vie comme une terre vierge, il a tout à découvrir et tout à apprendre. Tout ce que ses sens lui apportent sur un plateau, il lui faut l’assimiler avec sa raison, en réfléchissant, en pesant, en rassemblant, en organisant, en synthétisant. Pour l’homme, connaître la sagesse est indissociable du labeur de la raison, et consentir à ce labeur signifie qu’il faut rechercher la sagesse. Nul ne progresse, nul ne devient sage s’il ne cherche ardemment la sagesse qui le rend sage. Et pour chercher avec ardeur, il faut désirer inlassablement. Ce constat nous ramène à la suite du témoignage de Salomon. Pour grandir en sagesse, nous rapporte-t-il, il a dû la désirer au point de la préférer aux biens les plus attirants. Aux trônes et aux sceptres qui font le pouvoir, aux pierres précieuses et à l’or qui font la richesse, à la santé, à la beauté. Si l’on mettait devant lui tous les lingots d’or des banques de ce monde, ils lui paraîtraient comme du sable auprès de la sagesse.

En commentant ce témoignage de Salomon, saint Thomas souligne la justesse du parallèle (cf. Sermon Puer Iesus). Quand il nous manque quelque chose en ce monde, non seulement nous sommes satisfaits si on nous l’offre, mais nous sommes prêts à la rechercher avec empressement. Le commerçant par exemple n’hésite pas à franchir les mers et les airs pour rapporter de juteux contrats. De même doit-on travailler pour acquérir la sagesse en allant la chercher là où elle se trouve. Mais où la trouve-t-on ? Thomas indique trois lieux. D’abord auprès des maîtres, de ceux qui sont les plus sages et qui vont dériver leur sagesse sur nous, nous engendrant comme des pères de notre vie spirituelle. Ces maîtres sont non seulement ceux de notre époque, mais aussi les maîtres anciens, qui nous enseignent par les œuvres qu’ils nous ont laissées. Ensuite, l’étude des créatures nous ouvre à la sagesse qui façonne le monde, Dieu nous enseigne par ses œuvres lorsqu’on prend le temps de les regarder. Enfin, l’homme acquiert la sagesse en conversant avec d’autres, parce qu’il clarifie sa pensée lorsqu’il doit l’exprimer, et il la corrige ou la complète en écoutant ceux qui lui parlent.

Ainsi, Salomon, et à sa suite saint Thomas d’Aquin, nous tracent-ils une feuille de route finalement assez simple. L’homme est fait pour être sage, c’est-à-dire pour participer à la sagesse divine et goûter ses fruits de béatitude, d’amitié, d’éternité et de joie auprès de Dieu. C’est pourquoi l’homme doit prier pour demander la sagesse. Il doit ensuite la désirer plus que tout autre chose, et par conséquent chercher la vérité en faisant travailler sa raison et en allant acquérir la sagesse là où elle se trouve. À savoir auprès des maîtres les plus sages, dans la contemplation de la création, et dans les conversations où l’on échange sur la vérité. Cette feuille de route n’est pas réservée aux rois et aux docteurs en théologie, elle est valable pour chacun de nous car chacun de nous est fait pour être sage. Désirons-nous la sagesse plus que le reste ? Interrogeons-nous les grands maîtres ? Contemplons-nous les créatures ? Quel temps passons-nous à échanger sur la vérité ? Celui qui ne fait pas tout cela, pourquoi se plaint-il d’être dépassé par les événements, de ne pas savoir comment diriger sa vie, de prendre de mauvaises décisions, de ne pas trouver sa place dans la société, d’avoir le sentiment d’être ballotté à la surface d’un chaos et, finalement, de prendre ses distances avec Dieu ?

À la vérité, cette feuille de route valable pour tout homme de tous les temps projette aussi une lumière crue sur le chemin pris par notre société depuis quelques décennies. Car notre société a manifestement été façonnée par une recherche inlassable de la sagesse pendant de nombreux siècles. Les témoignages s’étalent sous nos yeux, depuis ce couvent et nos cathédrales jusqu’à nos avions et nos satellites, depuis notre agriculture jusqu’à notre opéra ou nos écrivains, depuis notre droit et notre organisation politique jusqu’à nos écoles et nos universités, depuis nos mœurs jusqu’à nos saints. Nous n’avons rien laissé à l’écart, rien n’a été laissé en friche. Toute l’histoire de notre France est une ode à la sagesse qui perfectionne parce qu’on l’a cherchée inlassablement. Et comment ne pas remarquer que cette histoire bimillénaire a été accompagnée et stimulée depuis ses débuts par la recherche de Dieu dans la vérité de la foi catholique, par l’attachement à la Sagesse engendrée unie à notre chair, Jésus-Christ notre Seigneur ?

Or voici que depuis quelques décennies beaucoup de choses ont changé dans notre société. Il n’y aurait pas lieu de s’en inquiéter si la recherche de la sagesse était restée à l’horizon de tous ces changements. Or c’est précisément le contraire qui s’est produit. L’usage de la raison a été détaché de la recherche de la sagesse pour être consacré à satisfaire nos désirs. Nous n’en avons pas vu les conséquences immédiatement, parce que le patrimoine de sagesse accumulé depuis des siècles continuait de nous porter. Sauf dans de petits cercles, notre société a simplement arrêté d’aller à la messe, arrêté d’étudier les grands sages, arrêté d’honorer les hommes illustres pour leur vertu, arrêté de transmettre la sagesse comme si son existence en dépendait, arrêté d’échanger généreusement sur la vérité, arrêté de célébrer la beauté, arrêté de s’interroger sur le juste et l’injuste, sur le bien et le péché. Même notre étude des créatures est devenue utilitaire. On a alors vu apparaître les slogans de la déconstruction en philosophie, en morale, dans les arts, les slogans du relativisme, de la post-histoire, de la post-religion et de la post-vérité. On a vécu au rythme des derniers gadgets, des nouvelles pubs, des infos en continu, des people, des animateurs télé, et des éléments de langage. N’étant plus préoccupée de rechercher la sagesse, la raison s’est mise à tourner sur elle-même, à vriller en elle-même, comme un instrument sans maître, un outil fait pour la technique et une technique faite pour être utile, tout n’a plus été qu’affaire d’expertise, de diagnostic, de procédure, d’optimisation, d’efficacité et de management. Il a suffi de quelques décennies, de quelques minuscules décennies pour commencer à voir apparaître les premiers fruits de ce nouveau régime de raison sans sagesse. Une société qui se fragmente, un dégoût ou un désespoir de vivre jusqu’à la dépression, la montée aux extrêmes dans le sarcasme et le vulgaire, la fuite dans la consommation et les addictions, l’ironie qui s’attaque à tout ce qui élève, la haine de soi, de sa nature et de son histoire, la dislocation des solidarités humaines et familiales, l’incapacité à s’engager et à tenir sa parole, la défiance croissante à l’égard des politiques, de l’éducation, des journalistes, des policiers et des juges, la criminalisation des pensées et des arrière-pensées, l’incapacité à discuter sans invectives. Les grands mouvements de protestation de ces dernières années ne sont que la part exprimée de ce grand désarroi.

Jusqu’où ce mouvement ira-t-il ? Qu’adviendra-t-il de notre société ? Dieu seul le sait. Mais nous savons les causes et le remède. Ce que Dieu nous a enseigné par la bouche de Salomon, les dernières décennies se sont chargées de vérifier que cela était vrai. Une société mise au régime de la raison sans recherche de la vérité dilapide son patrimoine de sagesse et s’épuise dans la technique mise au service de la satisfaction des désirs. Nous savons aussi que le renversement de ce mouvement d’auto-destruction tient à peu de chose. Il suffit de renouveler l’expérience de Salomon, l’expérience de Thomas d’Aquin, l’expérience des Jacobins : être dans la ville, mais ne plus être soumis à la ville en recouvrant les véritables dimensions de l’âme. L’homme est fait pour la sagesse parce qu’il est fait pour connaître et aimer Dieu. Et s’il suit la voie pour laquelle il est fait en recherchant la vérité inlassablement avec ses semblables, alors ses œuvres contribuent à bâtir une société à hauteur d’homme, spirituellement vivante, et donc durable. Nous avons à notre disposition tout ce qu’il faut pour une telle renaissance. Nous avons des maîtres de sagesse pour nous enseigner et nous en avons même un parmi les plus grands à portée de main, que nous vénérons dans cette église. L’œuvre de la création est là, qui ne demande qu’à être contemplée. Il y aurait encore à retrouver le désir ardent des échanges sur la vérité. Avec de tels atouts, sous le patronage de saint Thomas d’Aquin, Toulouse pourrait bien devenir capitale de la recherche de la sagesse. Puisse ce que nous vivons ce soir, en plein cœur de la ville sans être soumis à la ville, devenir notre point de repère pour renouveler notre désir de la sagesse.

Seigneur, je te prie, je te supplie, par l’intercession de saint Thomas d’Aquin, que ton esprit de sagesse vienne en chacun de nous.

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