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La revue thomiste

Contenu éditorial

Colombes et serpents : la vertu de prudence

Écrit par : Dominic Hoffman
Publié le : 31 Juillet 2024

En parlant de l’amour du prochain et de nos obligations envers lui, nous nous sommes déjà heurtés au problème de la quantité. Ce problème se posera aussi dans bien d’autres situations pratiques de la vie spirituelle : le problème de l’excès dans le bien, de l’obligation parfois de dire non. Nous savons bien que Dieu ne se trouve pas dans les extrêmes. Mais la difficulté consiste surtout à identifier ce qui est extrême. Un extrême pour une personne peut ne pas l’être pour une autre, et un extrême à une période de la vie d’un homme peut ne pas l’être à une autre. Dans d’autres cas, il se peut qu’un extrême le demeure toujours.

Les solutions pratiques à ce problème impliquent souvent un jugement délicat. C’est pourquoi Dieu ne nous a pas laissé sans aide adéquate. Il y a deux sources fondamentales pour nous guider. L’une fait partie de la nature humaine, c’est notre raison. L’autre est proche de nous, c’est Dieu. Il s’agit bien sûr d’une image simplifiée, que nous aurons à compléter.

Lorsque nous disons que la raison est un moyen de nous guider dans notre vie spirituelle, nous disons en fait que ce qui nous guide est la vérité. La raison est un don de Dieu pour nous rendre capable d’accéder à la vérité par nous-mêmes. La raison est notre lumière. Mais là encore, c’est trop simplifié. Dieu nous a également donné deux autres moyens, meilleurs, d’accéder à la plénitude de la vérité. L’un d’eux est sa révélation, ce qu’il nous dit lui-même, et c’est ce que l’on trouve en particulier dans la Bible. L’autre moyen, qui n’est pas différent du premier mais qui applique sa parole à notre esprit, c’est l’Eglise. Mais bien que ces moyens soient supérieurs à la raison pour trouver certaines vérités, ils sont insuffisants pour la vie spirituelle pratique. En majeure partie, la Bible et l’Eglise nous donnent toutes deux des principes et des lois. Pour voir comment appliquer ces lois et principes aux détails de notre vie, et pour porter tout notre être à la perfection que Dieu et l’Eglise veulent de nous, quelque chose d’autre est nécessaire. Il s’agit, redisons-le, de la lumière de la raison.

Bien que la raison soit notre lumière personnelle, nous devons honnêtement reconnaître qu’elle est souvent une faible lumière. Elle est soumise à de nombreuses influences déraisonnables, telles que nos émotions rebelles, nos préjugés, et les rationalisations induites par nos désirs ou par les énormes forces enfouies au plus profond de notre inconscient et que nous ne voyons que rarement. Notre lumière est une lumière incertaine. Aussi, connaissant la sollicitude de Dieu à notre égard, nous nous attendons à ce qu’il ne nous abandonne pas à un naufrage certain. Il perfectionne cette lumière, il la renforce, il la fait briller plus clairement par ses soins personnels dans une vertu : la sainte prudence.

 

Qu'est-ce que la prudence ?

Le mot prudence nous fait hésiter. Il s’est tellement chargé de connotations indésirables qu’il est difficile de le considérer comme conférant la maturité ainsi que l’audace et la décision dans le jugement : qualités que nous associons par exemple à la virilité de l’homme raisonnable. D’une part, « prudent » désigne souvent une personne timorée, trop soucieuse : exemple peu attrayant à la fois comme chrétien et comme être humain. D’autre part, une certaine littérature spirituelle a rendu certains d’entre nous suspicieux à l’égard de toute prudence à cause des dénonciations de la fausse prudence du monde. Et cependant, « prudence » est un bon mot. Si nous cherchions à en trouver un meilleur, nous nous couperions d’une tradition qui remonte à la sagesse des anciens philosophes, et ce à travers deux mille ans d’histoire chrétienne.

Cette vertu qui renforce et rectifie notre raison pratique est ce qui fait de l’homme un homme vraiment admirable. Grâce à nos romantiques, nous avons tous quelque peu intégré l’idée que l’audacieux téméraire, l’idéaliste impossible, ou même le Don Quichotte, seraient admirables. Pourtant, la vie et l’histoire sont pleines de réussites partielles, de tragédies complètes, d’espoirs jadis vivants et aujourd’hui morts, non pas toujours à cause d’hommes mauvais, mais parfois à cause de « bons » imprudents[1]. Et tandis que nous ne louerions pas un manque de vraie prudence chez nos médecins, nos architectes, nos constructeurs, ou nos cuisiniers, nous tenons souvent pour acquis que l’homme spirituel est reconnaissable à une sorte de pieuse témérité. Nous nous attendons au moins à ce qu’il manque d’esprit pratique. Bien sûr, il y a eu quelques saints de ce genre, tout comme il y a eu quelques scientifiques manquant d’esprit pratique, mais ils ne représentent pas un idéal. Notre amour de Dieu et du prochain nous conduira à utiliser les meilleurs moyens à notre disposition. User de moins de sagesse, c’est faire preuve de moins d’amour. Notre Seigneur veut que nous suivions un idéal pratique : « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme des serpents et candides comme des colombes » (Mt 10,16).

La vertu de prudence n’est pas une chose négative et timorée. Elle est positive et dynamique. C’est le pouvoir qu’a l’homme d’assimiler une certaine vérité, non pas comme une leçon dans un manuel, mais comme un moyen à usage pratique et créatif dans le gouvernement de soi-même et des autres. La prudence ne nous dit pas quel est notre but dans la vie. Elle ne nous fournit pas de principes. Ceux-ci doivent être acquis ailleurs, par la révélation, par l’Eglise, et par notre propre étude et réflexion. Mais la prudence nous indique les moyens à prendre pour atteindre notre but, la route à suivre, les chemins de traverse à éviter. Elle est, en somme, notre chemin vers la réalité concrète, vers la vérité personnelle de notre vie. Cette voie de la vérité pratique est ainsi l’autoroute de la paix intérieure.

 

Conséquences

Nous avons déjà considéré cette vertu sans la nommer, notamment lorsque nous avons discuté des occasions prochaines de péché. Dans ces cas, comme dans beaucoup d’autres, Dieu ne fait pas tout à notre place. Le fait de lui demander de l’aide sans faire appel à nos propres capacités de raisonnement ou de bon sens explique certains de nos échecs. L’homme sage ne se contente pas de prier, il réfléchit aussi à son problème et l’aborde sous un angle pratique. Par exemple, que peut-on faire pour que cette occasion proche de péché devienne une occasion lointaine ? Un homme qui avait un penchant pour l’alcool lors de voyages d’affaires a surmonté son problème assez simplement en emmenant sa femme avec lui.

Non seulement il y a des problèmes concernant le péché, qu’il soit grand ou petit, mais il y a aussi, dans la vie spirituelle, des problèmes entre le bien et le meilleur. A titre d’exemple, nous avons déjà vu que l’amour de Dieu est une loi supérieure à l’amour du prochain. Ainsi, nous devons éviter ceux qui ne sont peut-être pas mauvais mais qui, néanmoins, ne sont pas bons pour nous. Nous devons également prendre en considération notre santé. Nous devons limiter le temps que nous pouvons donner aux autres. Cependant, ce ne sont pas des exemples – si nombreux soient-ils – qui peuvent nous donner les réponses exactes à tous les problèmes de notre propre vie. Les nombreuses solutions requièrent l’application de notre raison (ou de la raison de quelqu’un d’autre, si nous demandons conseil) aux principes et aux problèmes. C’est la gloire de l’homme d’avoir reçu ce pouvoir de la raison pour le faire, et c’est sa chance que Dieu soit avec lui pour l’aider à le faire.

Certaines décisions, à mesure que nous avançons dans la vie spirituelle, exigent un jugement très délicat. Pour compenser cela, la vertu elle-même devient plus forte, fortifiée qu’elle est par la grâce de Dieu d’une part et par une expérience croissante d’autre part. En outre, dans certains cas, Dieu apporte une aide spéciale en nous communiquant la décision. Ce n’est pas une révélation, et cela peut venir d’un conseil humain ou de notre propre réflexion et étude. L’élément essentiel est ici l’assurance intérieure qu’une certaine ligne de conduite est la voie de Dieu pour nous. Il s’agit d’une manifestation de l’un des dons du Saint-Esprit, le don de conseil. Tous, nous avons ces dons dans notre âme par le baptême, mais ils ne sont pas souvent utilisés par Dieu dans la vie des débutants. Le don de conseil est là à la fois comme une lumière de réserve en cas d’urgence et comme un instinct qui nous rend capable de choisir, parmi les nombreux chemins et voies de la vie spirituelle, celui pour lequel Dieu nous a faits, notre vocation personnelle, comme nous l’avons appelée plus haut.

 

Comment progresser dans la vertu de prudence ?

Nous voulons accroître cette vertu de sainte prudence, parce que personne ne veut subir les dangers, les retards, les douleurs, et les regrets qui découlent d’un manque de sagesse. Mais comment accroître cette vertu et l’aide de Dieu qui l’accompagne ? Nous allons maintenant évoquer plusieurs pistes.

La première manière est d’une simplicité profonde et terrifiante. En général, nous augmentons l’efficacité de cette vertu par une bonne vie. Inversement, c’est en menant une mauvaise vie que nous lui nuisons le plus. Notre esprit est influencé par notre vie, par ce que nous trouvons attirant ou agréable. Nous rationalisons notre conduite, c’est-à-dire que nous asservissons notre raison à notre conduite afin de vivre dans une sorte de paix forcée. Mais ce faisant, nous abandonnons l’orientation de la raison, nous n’atteignons pas la vérité, nous sommes étrangers à la réalité. Par exemple, selon le jugement de l’esprit ample et réfléchi de saint Thomas, les péchés de la chair peuvent déformer notre raison plus que d’autres péchés. Ceux qui s’y plongent volontairement sont incapables de voir clairement le chemin qui mène à Dieu en raison de la nature aveuglante de ce plaisir pressant. Saint Thomas observe également qu’un trop grand désir des biens matériels peut aboutir à une contrefaçon de la prudence qui n’est qu’habileté.

Une autre façon de grandir dans la vertu de prudence est la volonté d’apprendre de ses erreurs. Bien sûr, cela signifie tout d’abord que nous avons suffisamment d’humilité pour admettre que nous commettons des erreurs. Certains d’entre nous évitent cette vérité, par un grand appel au fait que « nous commettons tous des erreurs », mais sans parvenir à admettre leurs erreurs concrètes ici et maintenant, et ce même après un certain temps. De même que l’humanité doit tirer des leçons de l’histoire, chaque homme a sa propre histoire et doit la lire souvent s’il veut être sage. A mesure que nous gagnons en perspicacité dans la vie spirituelle, nous réexaminons continuellement et peut-être révisons nos décisions passées, toujours dans le sens d’une synthèse plus élevée et plus large. Quant à nos erreurs passées, nous les tolérerons mieux car nous en tirerons profit, et c’est ainsi que la bonté de Dieu est à l’œuvre. Il ne peut tolérer le mal sans en tirer un bien plus grand.

Une autre façon d’accroître la sainte prudence est de mettre en pratique promptement ses conclusions. Ce n’est pas la même chose que d’agir sans réfléchir. Très peu de nos décisions majeures doivent être prises sur l'instant, et pour celles-ci nous devons compter sur la Providence divine et l’habitude bien développée de choisir le meilleur chemin pour arriver à notre but. Mais pour la plupart des choses importantes, nous pouvons et devons prendre le temps de la délibération. Une fois la décision prise, nous entretenons la vertu et nous nous ouvrons à être dirigés par Dieu en agissant rapidement lorsque cela est possible ou conseillé. Nous péchons contre notre esprit en restant dans l’indécision, surtout pour des choses insignifiantes. D’une manière ou d’une autre, nous devons nous décider et nous tenir à nos décisions. Saint François de Sales conseille de jouer à pile ou face pour résoudre les petits dilemmes. Même si une erreur occasionnelle est commise de cette manière, elle est infiniment moins grave que le danger de rester dans une indécision chronique.

 

Les qualités de l’homme prudent

La véritable prudence est donc le contraire de ce qu’on lui reproche souvent, à savoir d’être trop frileuse. L’homme irrésolu n’est pas l’homme prudent. Il tend à être craintif, ou battu par la vie, ou bien enchaîné par la paresse ou par quelque autre vice. L’homme prudent n’essaie pas d’obtenir plus de certitude que la situation ne peut lui donner. Il est soutenu par la confiance en Dieu et par le courage, deux vertus fortes. C’est toute la bonté de son caractère qui détermine ses décisions. En fin de compte, nous ne pouvons pas avoir une vertu parfaite sans toutes les autres.

La vertu de prudence, même dans sa perfection, ne rend pas l’homme orgueilleusement indépendant des autres. La vraie sagesse est virilement humble. Elle sait que nos pensées ont tendance à être égocentriques, et que c’est un obstacle à la réalité objective. Un homme vraiment sage prendra conseil auprès d’autres personnes. La vertu de prudence le rendra capable de savoir quand prendre conseil, à qui le demander, et s’il a reçu ou non un bon conseil. Le meilleur conseiller d’un homme, le plus souvent, sera son ami, parce qu’un ami peut pénétrer jusqu’à la situation intérieure de l’âme et cependant voir la réalité extérieure mieux que celui qui est empêtré dans ses sentiments. Dans certains domaines, nous ne sommes ramenés à la réalité que par l’amour d’un ami. Mais cet amour n’est pas la même chose que la sentimentalité qui fait obstacle à l’objectivité.

La nécessité d’un conseil humain avisé ne fait que souligner la plus grande dépendance que nous devons avoir à l’égard de Dieu. Il est capable de nous guider, non seulement par des voies directes et indirectes, mais aussi en dépit des raisonnements erronés et des mauvais conseils. Nous devrions l’inclure dans tous nos projets, non comme un spectateur curieux, mais comme un ami profondément impliqué. Nous devrions toujours nous tenir devant lui en prière, pour obtenir lumière et décision, et finalement pour que s’accomplisse en toute sécurité ce qu’il sait être la vérité dans notre vie.

 

Conclusion

Un peu de recul devrait me faire comprendre que la sainte vertu de prudence doit dominer toutes les autres vertus pour que celles-ci soient véritablement des vertus... toutes, sauf l’amour de Dieu, parce que je ne peux pas trop aimer Dieu (même si l’imprudence est possible dans la manière de lui manifester mon amour et dans le temps que je pourrais vouloir y consacrer). Je dois aussi considérer le péché comme la plus grande des imprudences. Je dois veiller à ne pas confondre la prudence avec la timidité ou la médiocrité, de peur d’être amené à penser que la témérité et le caprice sont des qualités admirables. Je dois me servir de ma mémoire pour me rappeler le sens de mes décisions passées et les erreurs qui les ont peut-être causées. Je dois constamment garder Dieu dans mes projets pour qu’ils soient couronnés de cet ultime succès : être les mêmes que les siens.

 

Note sur l'ouvrage et l'auteur (par fr. Bruno-Thomas Mercier des Rochettes)

Le présent texte est un chapitre extrait de Beginnings in Spiritual Life , par Fr. Dominic Hoffman O.P. (1913-1998). Fils de la province du Très-Saint-Nom-de-Jésus (ouest des Etats-Unis), Fr. Hoffman fut longtemps professeur de lycée. Il enseigna la physique, les mathématiques, et la théologie morale. Pendant ce temps, il écrivit cinq livres sur la vie spirituelle. Il exerça aussi d’autres apostolats, en paroisse et comme aumônier d'hôpital. Ses ouvrages suggèrent une grande expérience en matière d’accompagnement spirituel. Fr. Hoffman était réputé homme de prière et religieux obéissant, patient dans les épreuves de santé qu’il connut, professeur édifiant et inspirant.

Les ouvrages de théologie spirituelle de Fr. Hoffman forment un ensemble excellent, couvrant la plupart des questions, problèmes, et étapes de la vie spirituelle. Ils seront utiles aux laïcs comme aux consacrés. C’est un enseignement sûr, simple, exceptionnellement équilibré, pratique. Profondément thomiste, notre auteur fait preuve d’une bonne connaissance de l’Ecriture Sainte (notamment de Saint Paul), ainsi que des auteurs mystiques (en particulier des Docteurs de l’Eglise issus de l’ordre du Carmel). Fr. Hoffman traite des difficultés réelles de la vie spirituelle, plutôt que de questions disputées de théologie spirituelle ou d’exégèse des auteurs spirituels. Il intègre ce qu'il faut de psychologie moderne, exposant de sains principes et de bons conseils, usant d’utiles descriptions. Il est enfin plein de bon sens.

Beginnings in Spiritual Life (1966, réédité en 2013, disponible en anglais et en espagnol) s’adresse aux débutants, aussi appelés commençants par les théologiens. Cet ouvrage traite des fondamentaux de la vie chrétienne en matière de sacrements, de morale, et de prière. Il est composé, plus encore que les autres ouvrages du même auteur, de petits chapitres relativement indépendants les uns des autres. Il ne s’agit pas d’un recueil de méditations. L’ensemble forme comme un manuel de spiritualité, mais le style est celui d’une prédication orale, de conférences pour retraites et récollections. Le chapitre ici traduit est le 35ème.

Fr. Dominic Hoffman est aussi l’auteur de :

- Maturing the Spirit (1973, disponible en anglais). Entre autres choses, y est bien expliqué ce qui relève de l’essentiel de la sainteté et de la vie spirituelle, à distinguer de ce qui est propre à tel ou tel saint.

- Living Divine Love (1982, épuisé), assez semblable au précédent, peut-être moins ordonné ou moins lié, mais abordant comme toujours divers points de théologie spirituelle avec cette manière claire et directe qui caractérise notre auteur.

- The Life Within (1966, épuisé), que nous estimons le meilleur et le plus précieux de ces ouvrages, même s’il ne s’adresse pas à tous mais plutôt aux « progressants ». Fr. Hoffman y traite du détachement et de la contemplation.

- Consecrated Life: Contributions of Vatican II (2005) est un ouvrage posthume, édité par Fr. Basil Cole, O.P.. Fr. Hoffman, lecteur soigneux, sût lire Vatican II comme il se doit : en continuité avec l’enseignement traditionnel de l’Eglise.

Du haut de notre petite expérience, nous ne connaissons pas d’équivalent français de cette œuvre américaine, quoi que nous ayons d’excellents auteurs spirituels contemporains (Caffarel, Porion, Guillerand, etc.). C’est ce qui nous pousse à faire connaître les écrits de Fr. Hoffman. Toute aide dans ce sens sera bienvenue ! [2]


  1. Note de l’auteur : Le lecteur aura une entière et excellente explication de ce malheur dans l'histoire de la religion en lisant Enthusiasm de Ronald Knox.  ↩

  2. Je remercie la Province du Très-Saint-Nom-de-Jésus d’autoriser la publication de cette traduction ; Fr. Basil Cole, O.P. pour sa relecture de l’introduction, et pour m’avoir fait connaître The Life Within ; Lucie C. pour la transcription du texte et son aide dans la traduction.  ↩

Si Dieu existe, pourquoi le mal ?

Écrit par : Ghislain-Marie Grange
Publié le : 15 Novembre 2024
  • existence de Dieu
  • mal
  • théodicée
  • distinction des créatures

L’omniprésence du mal est une objection redoutable à l’existence de Dieu. Si Dieu est bon et tout-puissant, comment imaginer qu’il puisse y avoir des épidémies, des famines, ou des guerres ? Comment Dieu peut-il laisser faire tout cela ? Albert Camus affirme dans La Peste par la voix du Docteur Rieux qu’il refusera jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés. Chez saint Thomas d’Aquin, c’est la première objection mentionnée dans ses preuves de l’existence de Dieu : « Si Dieu existait, on ne trouverait pas de mal. Or on trouve du mal dans le monde. Donc Dieu n’existe pas[1]. »

Saint Thomas d’Aquin n’est pas le premier à aborder cette objection. C’est déjà l’une des questions fondamentales de l’Écriture sainte dès son portique d’entrée dans les premiers chapitres de la Genèse (Gn 3 en particulier). Elle met en jeu la liberté de l’homme et son péché. Ici, nous l’aborderons seulement comme objection possible à l’existence de Dieu : est-ce que l’existence du mal nous empêche d’affirmer l’existence d’un Dieu bon et tout-puissant ? La réflexion sur le mal est en réalité le point de départ d’une réflexion beaucoup plus vaste sur le salut de l’homme opéré par le Christ.

De manière étrange, dans la Somme de théologie de saint Thomas d’Aquin, cette question est résolue succinctement : en seulement deux questions sur plusieurs centaines. La solution serait-elle si simple ? En réalité, saint Thomas d’Aquin s’appuie sur une réflexion antérieure qui provient de l’Écriture et des Pères de l’Église. Saint Thomas reprend beaucoup d’éléments de la tradition théologique mais dans une perspective originale. Nous esquisserons cet arrière-plan avant d’entrer dans les grandes lignes de l’argumentation de saint Thomas.

 

I. Peut-on répondre à la question du mal ?

La tradition théologique a abordé à de nombreuses reprises la question du mal et sa réponse chrétienne. Nous en donnons ici quelques éléments en confrontant la théodicée et la réponse existentielle, afin de mieux expliciter l’approche originale de saint Thomas d’Aquin.

 

1. Justifier l’innocence de Dieu

Devant l’objection de l’existence du mal, un grand nombre de théologiens a cherché à justifier Dieu en montrant que Dieu était innocent. La présence du mal est impossible à nier, il faut donc expliquer que Dieu puisse être à la fois bon et tout-puissant. Puisque le mal existe et que Dieu est bon, est-il encore possible d’affirmer qu’il a la puissance de supprimer le mal ? N’est-il pas plutôt un Dieu bon mais faible, qui doit composer avec la présence du mal ? Inversement, si le mal existe et si Dieu est tout-puissant, n’est-il pas complice du mal en le laissant exister ? Il laisse un squatteur s’installer chez lui. Il semble donc difficile de tenir ensemble ces trois vérités : le mal existe, Dieu est bon, Dieu est tout-puissant.

Par conséquent, toute une ligne de la tradition chrétienne cherche à rendre justice à Dieu en montrant que Dieu est innocent du mal qui existe dans la création. Cette démarche se trouve déjà dans l’Écriture. Le début de la Genèse (Gn 3) montre que le mal ne vient pas de la création de Dieu qui est bonne mais du péché de l’homme. Le coupable n’est pas Dieu mais l’homme qui a déstabilisé la création par son péché et y a introduit le mal qui s’exprime maintenant aussi indépendamment de ses fautes.

Ce raisonnement se trouve de manière plus forte et plus approfondie dans le livre de Job. Job perd tous ses biens et même sa famille suite à une épreuve envoyée par Dieu. Il en vient alors à maudire le jour de sa naissance et à s’interroger sur le sens de son épreuve. Cependant, le véritable enjeu de ce livre n’est pas la personne de Job, mais Dieu lui-même face au mal. Ce livre est une sorte d’« examen de conscience de Dieu fait par l’homme[2] ». Comment Dieu gouverne-t-il le monde ? Pourquoi permet-il au mal d’advenir ? Que fait-il contre le mal ?

Ses soi-disant amis répondent en le renvoyant à son péché. Or Job lui-même est innocent. Son mal reste donc une énigme. Le livre nous met d’abord face à une question qu’il ne résout pas entièrement. Une réponse plus complète viendra avec la Croix du Christ, avec le Fils lui-même qui est par excellence le juste mis à mort injustement. Le livre de Job apporte néanmoins un embryon de réponse : « Job fit cette réponse à Yahvé : Je sais que tu es tout-puissant » (Jb 42, 1).

Ce n’est pas une véritable réponse mais en affirmant sa confiance en Dieu, Job affirme qu’il existe une réponse et qu’elle n’est connue que de Dieu. Le mal n’est pas un démenti au fait que Dieu tient tout dans sa main. Au contraire, la question du mal se pose justement parce qu’il existe un ordre du monde et que Dieu est tout-puissant. Si tout n’était que chaos, on ne pourrait même pas parler de mal. S’il y a un mal, c’est parce que nous nous attendons à ce que les réalités soient bonnes. Job n’a cependant pas de réponse entière à la question du mal car il ne peut pas pénétrer la toute-puissance divine. Saint Thomas d’Aquin va reprendre cette idée en affirmant de manière quelque peu provocante dans la Somme contre les Gentils que l’existence du mal n’est pas une objection à l’existence de Dieu, mais conduit à affirmer cette même existence. En effet, l’existence du mal montre qu’il y a un bien (en l’occurrence, nié dans le mal) donc un ordre du monde, ce qui oblige à affirmer l’existence d’un auteur de cet ordre[3].

 

2. Les excès de la théodicée

Justifier l’innocence de Dieu est donc une démarche proprement chrétienne. On la retrouve chez les premiers auteurs chrétiens, les Pères de l’Église. Par exemple, Basile de Césarée écrit une homélie intitulée Dieu n’est pas l’auteur du mal vers 369 après le tremblement de terre qui a ravagé la ville de Nicée. Il cherche à réfuter les manichéens qui affirmaient l’existence de deux dieux : un dieu bon qui s’occupe des réalités spirituelles et un dieu mauvais qui s’occupe des réalités matérielles. La réponse au problème du mal est pour eux très simple : les catastrophes naturelles sont à attribuer au dieu mauvais. Basile montre donc qu’il existe un seul Dieu et qu’il n’est pas l’auteur du mal.

Néanmoins, cette entreprise de justification de l’innocence de Dieu a connu ses excès. Elle va se transformer dans les siècles suivants en une entreprise de démonstration mathématique de l’innocence de Dieu. Job affirmait qu’il y avait une réponse au problème du mal mais qu’il ne pouvait pas la connaître par sa propre raison. Des philosophes, à partir du XVIIe siècle, vont chercher à démontrer par la raison que Dieu est innocent, et qu’en fait la question du mal est un faux problème. Ce serait une erreur de perspective.

Cette entreprise se nomme la théodicée. Donnons-en un seul exemple. Leibniz, dans ses Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal (1710), tente de rendre justice à Dieu (selon l’étymologie du terme ‘théodicée’) en acquittant Dieu au tribunal de la raison. Le monde qui a été créé par Dieu est le meilleur des mondes. Dans cette optique, le mal est nécessaire à la perfection du monde : « Si le moindre mal qui arrive dans le monde y manquait, ce ne serait plus ce monde, qui, tout compté, tout rabattu, a été trouvé le meilleur par le créateur qui l’a choisi[4]. » Le mal ferait donc partie de la création en contribuant à la perfection de l’univers. L’homme appelle « mal » ce qui n’est qu’un défaut de perspective dû à son point de vue autocentré.

On connaît les railleries de Voltaire à l’égard de la philosophie de Leibniz. Elles se trouvent en particulier dans le conte intitulé Candide. Le personnage éponyme essuie quantité d’aventures malheureuses justifiées par son maître Pangloss qui affirme que « les malheurs particuliers font le bien général ; de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien[5] ».

La théodicée se trouve chez plusieurs autres philosophes. Tous ont en commun le même défaut, celui de rationalisme, c’est-à-dire le désir que la raison comprenne tout. Les auteurs chrétiens savent qu’il y a une réponse au problème du mal mais ils n’entendent pas la donner eux-mêmes par la raison ; ils la reçoivent de la révélation et acceptent de ne pas tout comprendre.

 

3. Le mal n’est pas un problème mais un mystère ?

Face aux excès de la raison, certains philosophes ont eu la tentation inverse. Alors que les philosophes de la théodicée affirmaient qu’il y avait une réponse rationnelle au problème du mal, d’autres philosophes ont affirmé qu’il n’y avait aucune solution selon la raison. Le philosophe qui le théorise le mieux est Gabriel Marcel (1889-1973).

Selon lui, le mal n’est pas un problème à résoudre mais un mystère à accepter. Faire du mal un problème revient à le concevoir comme une réalité extérieure dont on s’est extrait, alors que le mal nous envahit de toutes parts. Il faudrait donc parler du mal comme d’un mystère, parce que nous y sommes engagés. Il faut réfléchir au mal, non pas abstraitement, mais par le recueillement[6]. D’après Gabriel Marcel, le problème du mal est une question théorique alors que le mystère du mal est une question pratique. Cette réponse a parfois influencé la théologie, la conduisant à renoncer à toute intelligence de la foi à propos de la question du mal[7]. Lors de sa vie sur terre, le Christ lutte contre le mal par ses exorcismes et ses guérisons mais il vient aussi apporter une réponse au problème du mal.

C’est le rationalisme de la théodicée qui est visé par Gabriel Marcel. Mais la solution qu’il préconise est-elle suffisante ? Certes, il faut agir contre le mal, se retrousser les manches quand on peut, consoler ceux qui sont atteints. Mais réduire le mal à un mystère sans voir qu’il y a aussi un problème du mal, n’est-ce pas une démission de l’intelligence ?

Il faut donc tenir à la fois qu’il existe une réponse au problème du mal et que nous ne pouvons pas la saisir entièrement. Pour comprendre cela, tournons-nous vers la manière dont saint Thomas d’Aquin rend compte de cette question théologique.

 

II. Le mal dans la perspective de la distinction des créatures

Nous ne traiterons pas ici de l’ensemble des éléments apportés par saint Thomas d’Aquin à la question du mal. Nous nous restreindrons à ce qu’on appelle parfois la « raison d’être » du mal expliquée par Thomas au début de son traité (q. 48, a. 2). Beaucoup d’autres éléments seraient nécessaires à une compréhension globale du traité du mal et sont abordés par saint Thomas dans la suite de la Somme de théologie : le rapport entre le bien et le mal, la distinction entre mal de peine et mal de faute (ou mal physique et mal moral), la question de la permission du mal par Dieu. Nous renvoyons le lecteur à des exposés de synthèse[8].

 

1. Un placement étrange

Dans la Somme de théologie, saint Thomas d’Aquin aborde la question du mal à un endroit étrange si l’on a en tête la ligne de justification de l’innocence de Dieu. Thomas n’évoque pas du tout du mal à propos des qualités divines, dans le traité de Dieu. Il explique que Dieu est bon, que Dieu est tout-puissant mais il n’explique pas que Dieu est innocent du mal.

Saint Thomas aborde la question du mal à propos de la distinction des créatures (Ia, q. 48-49). Après avoir traité de ce qu’est la création, il évoque les différentes créatures à partir de la notion de distinction : pour être parfait, l’univers doit comporter différents types de créatures. Si l’univers ne comportait que des plantes ou que des hommes, il ne représenterait pas bien la perfection infinie de Dieu. Pour la représenter au mieux (même si ce ne sera jamais une représentation parfaite), il convient que l’univers comporte des créatures diverses car c’est dans le chatoiement et l’harmonie de toutes leurs perfections qu’on se fait une meilleure idée de la perfection divine. Saint Thomas répartit les créatures en trois grands ensembles qu’il étudie successivement : les créatures purement spirituelles (les anges, Ia, q. 50-64), les créatures purement corporelles (les corps que nous trouvons dans la nature : Ia, q. 65-74), et l’homme qui est composé de corps et d’esprit (Ia, q. 75-102).

Néanmoins, avant d’étudier ces différents types de créature, saint Thomas étudie une division plus fondamentale du monde créé qui est la division entre bien et mal. C’est là qu’il pose la question de la nature du mal et de sa permission par Dieu.

Est-ce à dire que la présence du bien et du mal serait nécessaire à la perfection de l’univers ? C’est une solution au problème du mal que l’on a aussi trouvé dans l’histoire de la théologie et que saint Thomas d’Aquin ne reprend pas, ou plutôt va christianiser. Cette solution, que nous appellerons ici « solution esthétique » pour des raisons explicitées plus bas, vient de la philosophie stoïcienne et néoplatonicienne.

 

2. La solution esthétique

Chez les stoïciens, le mal est nécessaire à la perfection de l’univers. En effet, pour justifier l’idée d’un gouvernement divin face à l’existence du mal, les Stoïciens affirment que l’existence mutuelle des opposés est nécessaire à l’harmonie de l’univers. Pour qu’un tableau soit beau, il faut des ombres et de la lumière. S’il n’y a que de la lumière, ce sera un tableau tout blanc. Ce sera le tableau de Malévitch « Carré blanc sur fond blanc » mais cela ne fonctionne qu’une seule fois. Par ailleurs, la présence de l’ombre met en valeur la lumière. On peut appliquer cette idée dans l’ordre moral : s’il n’y avait que du bien sur la terre, est-ce que le bien serait vraiment parfait ? S’il n’y avait pas eu de persécutions, il n’y aurait pas eu de martyrs. S’il n’y avait pas de maladie, il n’y aura pas de médecin pour nous sauver. Sans lâcheté, pas d’héroïsme. Sans pécheur, pas de réelle sainteté. C’est une argumentation qui a été développée par la philosophie néoplatonicienne, en particulier par Plotin au IIIe siècle de notre ère[9].

Saint Augustin connaît cette solution mais va la modifier en profondeur. Certes, le mal contribue à la perfection du monde. Mais ce n’est pas parce qu’il faudrait que le mal soit là. C’est d’abord parce que le mal est transformé en bien par Dieu.

« Le Dieu tout-puissant, auquel […] ‘appartient le souverain domaine de toutes choses’ [Virgile], puisqu’il est souverainement bon, ne laisserait jamais un mal quelconque exister dans ses œuvres s’il n’était assez puissant et bon pour faire sortir le bien du mal lui-même[10]. »

Cette citation contient les deux réponses fondamentales de la foi chrétienne au mal : Dieu ne veut pas le mal, mais il le permet ; et il le permet parce qu’il est plus puissant que le mal. Il est assez puissant pour en tirer un plus grand bien. On retrouve ce thème dans la liturgie avec la Felix culpa : « Heureuse faute [d’Adam] qui nous a valu un tel rédempteur » chante-t-on dans la Vigile pascale. Le péché originel a été permis par Dieu, et Dieu en tire en plus grand bien qui est la rédemption acquise par le Christ. Cet axiome est repris dans le Catéchisme de l’Église catholique[11]. Saint Thomas d’Aquin s’inscrit parfaitement dans cette ligne.

 

3. La solution de Thomas d’Aquin

En abordant la division entre bien et mal, saint Thomas subit profondément l’influence d’Augustin. Dans ses deux questions sur le mal, il propose d’abord une clarification à la suite d’Augustin[12].

On parle de bien et de mal mais le mal n’est pas une réalité positive. Les réalités bonnes sont des réalités positives : tout ce qui est créé est d’une certaine manière un bien. La lumière qui nous éclaire est un bien, l’enseignement de saint Thomas d’Aquin que nous essayons d’approfondir est un bien, etc. Mais le mal n’est pas une réalité positive. L’obscurité, c’est quand la lumière n’est pas là ; l’erreur c’est quand l’enseignement n’a pas été bien compris. Le péché c’est quand on ne fait pas ce qu’on aurait dû faire, ou pas de la bonne manière. Par exemple, lorsqu’un vendredi de Carême je passe devant une boulangerie où il y a une magnifique tarte aux myrtilles, je succombe à la tentation en achetant la tarte et en la dévorant à pleines dents. La tarte aux myrtilles est un bien mais ce n’est pas le bon jour pour la manger. L’ordre de la création n’est pas respecté.

Le mal n’est donc pas une réalité positive mais une réalité négative. Il est comme un trou dans la réalité. On ne peut pas saisir le mal, on peut le décrire seulement en creux dans la mesure où il n’y a pas le bien qui aurait dû exister. Saint Thomas dit à la suite de saint Augustin que le mal est une privation de bien[13].

La question est cependant la suivante : pourquoi Dieu permet-il le mal ? Saint Thomas d’Aquin reprend la thèse d’Augustin mais l’intègre à sa propre perspective.

« La perfection de l’univers requiert qu’il y ait inégalité d’être dans les choses, afin que tous les degrés de bonté soient réalisés. Or il y a un premier degré de bonté en ce que quelque chose est bon de sorte qu’il ne puisse jamais défaillir. Un autre degré de bonté est que quelque chose est bon mais peut défaillir à l’égard du bien. Et ces degrés se rencontrent aussi dans l’être lui-même. Il y certaines choses qui ne peuvent pas perdre l’être, comme les réalités incorporelles ; et d’autres qui peuvent le perdre, comme les réalités corporelles. Ainsi donc, de même que la perfection de l’univers requiert qu’il n’y ait pas seulement des êtres incorporels, mais aussi des êtres corporels ; de même la perfection de l’univers requiert que certaines choses puissent défaillir à l’égard du bien ; d’où il suit que parfois elles défaillent. Or, la nature du mal consiste précisément en ce qu’un être défaille à l’égard du bien[14]. »

La perspective de Thomas est celle de la distinction des créatures. De même qu’il y a des créatures qui peuvent se corrompre (les réalités terrestres) et des créatures incorruptibles (les astres dans la cosmologie thomasienne), de même il y a des créatures qui peuvent défaillir et des créatures qui ne peuvent pas défaillir.

Dieu ne permet pas d’abord la défaillance elle-même mais la possibilité de défaillir. Il y a des créatures qui ne peuvent pas défaillir dans l’ordre moral, par exemple les pierres qui sont incapables de pécher, et des créatures qui peuvent commettre des péchés, c’est-à-dire les créatures spirituelles, l’homme et l’ange, mais parce qu’elles sont appelées à un plus grand bien, voir Dieu. Elles peuvent pécher en raison de leur nature spirituelle.

Ainsi, dans l’ordre de la distinction des créatures, Dieu crée des réalités matérielles, c’est-à-dire caractérisées par le changement (naissance, croissance, déplacement). La corruptibilité est une conséquence inéluctable de ce caractère matériel : il n’existe pas de corps incorruptible. De la même manière, dans l’ordre du bien, Dieu crée des natures spirituelles qui peuvent avoir Dieu comme objet de leur acte spirituel (connaître et aimer Dieu). La faillibilité est une conséquence de la nature spirituelle. Dieu ne la veut donc que par accident[15].

En développant la distinction des créatures, saint Thomas ne s’arrête pas là. En effet, en quoi une créature qui pèche pourrait-elle représenter la bonté divine ? Dieu permet la défaillance parce qu’il est assez puissant pour en faire sortir un plus grand bien. Car il appartient à la providence, non pas de détruire la nature mais de la sauver, dit Thomas citant le pseudo-Denys[16].

 

III. Conclusion

Saint Thomas d’Aquin ne donne donc pas de réponse définitive au problème du mal. Il échappe à la fois au danger rationaliste de la théodicée et à l’agnosticisme de l’existentialisme. Cependant saint Thomas ne nous laisse pas désemparés face à l’absurdité du mal. Il ne se contente pas de nous laisser méditer sur le mal en nous exhortant à le combattre. Il donne des éléments de réflexion et de contemplation. Son propos est seulement de montrer ce qu’est le mal (qu’il n’est pas une réalité positive), et de montrer qu’il n’est pas un adversaire qui se place face à Dieu mais qui est permis par Dieu et vaincu par Dieu. Il donne une raison de sa permission (l’existence des différentes créatures pour représenter sa bonté) et il montre qu’il est assez puissant pour en tirer un plus grand bien.

Le mal existe bien et saint Thomas ne cède pas à la tentation de dire que c’est un faux problème. Mais Dieu est aussi bon et tout-puissant. Seulement, le mal n’est pas un simple colocataire de Dieu. Car il n’a qu’une existence négative. Dans ce monde encore en chemin vers la vie éternelle, le mal est provisoirement laissé dans la maison. Dieu seul en connaît la raison ultime même si nous pouvons parfois entrevoir ces raisons. Mais nous savons qu’à partir de ce mal, Dieu fait grandir le monde vers la vie éternelle et que bientôt nous en serons définitivement débarrassés.

Le mystère du mal qui est un mystère d’obscurité nous renvoie donc au mystère de Dieu qui sauve le monde. Le mystère de Dieu est un mystère de lumière, un mystère que nous pouvons contempler sans fin. Au contraire, le mystère du mal est un gouffre dans lequel nous pouvons nous enfoncer. Saint Thomas d’Aquin nous invite à contempler la sagesse de Dieu qui est plus haute que notre sagesse.

Nous ne connaîtrons donc jamais la raison de tel mal, de la mort d’un innocent, de telle catastrophe naturelle. Nous entrevoyons parfois que Dieu tire un bien d’un certain mal, mais nous n’avons jamais de thermomètre pour savoir si le bien compense le mal. Mais nous savons que Dieu gouverne toutes choses et les mène vers le Bien qu’il est lui-même. La Croix du Christ sauve le monde du mal.

Que saint Thomas d’Aquin nous aide à approfondir le mystère de Dieu et qu’il intercède pour nous afin que nous puissions nous aussi collaborer à son œuvre de salut en ce monde.

 

Fr. Ghislain-Marie Grange, o.p.

 


[1] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 2, a. 3, obj. 1.↩

[2] Antonin-Dalmace Sertillanges, Le problème du mal, vol. 1, éditions Aubier, Montaigne, Paris, 1948, p. 163. Nous nous appuyons sur cet ouvrage pour ce qui suit.↩

[3] Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, 71.↩

[4] Leibniz, Essais de théodicée, I, 9 (p. 109). Cité par Serge-Thomas Bonino, Dieu, Alpha et Oméga. Création et Providence, « Bibliothèque de la Revue thomiste », Parole et Silence, Paris, 2022, p. 513.↩

[5] Voltaire, Candide, chap. 4.↩

[6] Voir Roger Verneaux, Problèmes et mystères du mal, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1983, p. 26.↩

[7] Voir par exemple dans Johannes Feiner et Lukas Vischer (dir.), Nouveau livre de la foi, La foi commune des chrétiens, Centurion, Paris, 1976, p. 297.↩

[8] Par exemple Serge-Thomas Bonino, Dieu, Alpha et Oméga, chap. 18-25.↩

[9] Plotin, Ennéades, III, 2, 5 (“Budé”, Les Belles Lettres, Paris, 1963, p. 30-31).↩

[10] Augustin, Enchiridion, III, 11 (BA 9, p. 118-119). Voir aussi Enchiridion, VIII, 27 (p. 152-153) ; XXVIII, 104 (p. 294-295).↩

[11] Catéchisme de l’Église Catholique, no 311 : « Les anges et les hommes, créatures intelligentes et libres, doivent cheminer vers leur destinée ultime par choix libre et amour de préférence. Ils peuvent donc se dévoyer. En fait, ils ont péché. C’est ainsi que le mal moral est entré dans le monde, sans commune mesure plus grave que le mal physique. Dieu n’est en aucune façon, ni directement ni indirectement, la cause du mal moral. Il le permet cependant, respectant la liberté de sa créature, et, mystérieusement, Il sait en tirer le bien : “Car le Dieu Tout-puissant (...), puisqu’Il est souverainement bon, ne laisserait jamais un mal quelconque exister dans ses œuvres s’il n’était assez puissant et bon pour faire sortir le bien du mal lui-même.” »↩

[12] Nous nous appuyons ici sur Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 48, a. 1. On trouvera un exposé plus complet chez Serge-Thomas Bonino, Dieu, Alpha et Oméga, p. 550-561.↩

[13] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 48, a. 3, resp. Voir à ce sujet François-Xavier Putallaz, Le mal, Cerf, Paris, 2017.↩

[14] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 48, a. 2, resp. Voir Serge-Thomas Bonino, Dieu, Alpha et Oméga. Création et Providence, p. 563-578.↩

[15] Sur ce point, voir Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 49, a. 2 ; q. 22, ad 2.↩

[16] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 48, a. 2, ad 3.↩

Dieu n’existe pas, dit la science ?

Écrit par : Ghislain-Marie Grange
Publié le : 15 Mars 2022
  • existence de Dieu
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Le XXe siècle a connu des progrès considérables qui ont renforcé la confiance dans la démarche scientifique. Ces progrès conduisent-ils à remettre en cause l’existence de Dieu ou au contraire à la confirmer ? Louis Pasteur disait à ce propos : « Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup en rapproche. » Pouvons-nous faire le même constat ?
Nous nous concentrerons ici sur la question de l’existence de Dieu, non pas d’abord du Dieu chrétien mais plus généralement de l’existence d’une origine du monde. Cette interrogation n’est pas réservée aux chrétiens : Platon et Aristote, vers le IVe siècle avant Jésus-Christ, affirmaient que l’univers possède un fondement et une cause. Pour Platon, c’était une Idée du Bien dont découlaient toutes les formes de l’univers ; pour Aristote, une sorte de moteur qui mettait en mouvement l’univers. Plutôt qu’un dieu, c’était un principe qui n’était pas vraiment personnel. Mais l’on remontait à un être suprême.
Le christianisme a beaucoup insisté sur cette possibilité de remonter à un principe qui était, pour les chrétiens, identique au Dieu qui a créé le monde. Les psaumes, dans la Bible, regorgent de phrases de louange de Dieu à cause de l’observation de l’univers : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’œuvre de ses mains, le firmament l’annonce » (Ps 19, 1).
Est-ce que les connaissances sur le fonctionnement de l’univers remettent en cause cette démarche de remontée à un principe ? Pour y répondre, je m’appuierai sur les objections d’un célèbre auteur athée, Richard Dawkins.

1. Les arguments de Richard Dawkins


D’après Richard Dawkins, les sciences, et en particulier la théorie de l’évolution, permettent d’expliquer ce que l’existence de Dieu n’explique pas suffisamment. L’un de ses ouvrages est intitulé The God Delusion, traduit en français sous le titre Pour en finir avec Dieu[1]. Cet ouvrage est intéressant pour deux raisons : d’abord parce qu’il est très célèbre (il a été traduit en 35 langues environ) ; d’autre part parce qu’il présente des arguments assez représentatifs de la démarche du scientifique athée. Tentons de résumer ses arguments.

L’argument du Boeing 747 : l’improbabilité de Dieu


L’argument du Boeing 747 vient d’un physicien nommé Fred Hoyle qui entendait démontrer l’existence de Dieu à partir de l’improbabilité de l’apparition de la vie. Selon Hoyle, l’apparition de la vie sur la Terre est aussi peu probable que le fait qu’un ouragan, en balayant une décharge, assemble un Boeing 747[2]. Autrement dit, invoquer un mécanisme qui est basé sur le hasard n’explique absolument rien.
Richard Dawkins répond que l’apparition de la vie est en effet un événement d’une grande improbabilité, mais que l’existence d’un Dieu est encore plus improbable. J’explique quelque chose de quasiment miraculeux, l’existence de la vie, par un être encore plus miraculeux, Dieu. L’apparition de la vie est stupéfiante mais qu’il existe un Dieu tout-puissant, ce serait encore plus stupéfiant. Il serait encore plus miraculeux qu’il existe un être capable de faire des miracles.

« Si improbable statistiquement que soit l’entité que vous cherchez à expliquer en invoquant un concepteur, le concepteur lui-même doit nécessairement être au moins aussi improbable. Dieu est l’ultime Boeing 747. »[3]

Pour Dawkins, cela s’oppose à la démarche du scientifique. La démarche du scientifique consiste en effet à aller au plus simple : il faut rechercher l’explication la plus économique. C’est ce qu’on appelle le « rasoir d’Ockham » en référence à Guillaume d’Ockham, un théologien du XIVe siècle. Selon Dawkins, nous disposons aujourd’hui d’une explication du passage de corps très simples à une complexité organisée. L’explication ancienne, qui consistait à attribuer cela à un Dieu, peut donc être remplacée par une hypothèse plus économique, celle de l’évolution. Nous répondrons à cet argument dans la partie suivante.

Le Dieu des lacunes


La deuxième partie de l’argumentation de Richard Dawkins est dirigée contre une certaine conception de Dieu, celle des créationnistes, pour qui Dieu est un « Dieu des lacunes » (a God of the gaps) ou un Dieu « bouche-trou ». L’idée est simple : les créationnistes cherchent des lacunes dans la connaissance scientifique actuelle. S’il y a une réalité qui est apparue et qu’il n’existe pas d’explication scientifique à son apparition, alors c’est la preuve qu’il y a un autre agent, qui est Dieu. Par exemple, le créationniste soulignera qu’il est impossible d’expliquer l’apparition de l’articulation du coude de la petite grenouille fouine tachetée : aucun de ses éléments ne rendra compte de l’apparition du tout ; on ne peut pas imaginer une lente évolution jusqu’à cette articulation. Elle ne peut pas être l’assemblage de parties plus simples. Soit elle est là avec toute sa complexité, soit elle n’est pas là. Il n’y a pas d’intermédiaire donc Dieu existe. Ou bien les créationnistes vont être attirés par les fossiles qui ne correspondent à aucune espèce connue : pour eux, c’est la preuve que Dieu a mis les fossiles sur terre directement. Ce qui est derrière cette argumentation, c’est l’idée selon laquelle « la nature ne fait pas de sauts ». Si l’on constate scientifiquement que la nature fait des sauts, cela signifie que ce n’est pas un processus naturel, et qu’il y a donc un agent surnaturel à l’œuvre.
Dawkins souligne que cette argumentation va à l’encontre de la méthode scientifique elle-même. Le scientifique cherche parce qu’il est confronté à des lacunes dans la connaissance. C’est cela qui le stimule. Et l’histoire de la science montre que ces lacunes ont finalement été comblées par les nouvelles découvertes scientifiques. La légitimité de la science ne s’appuie donc pas sur le fait qu’elle explique déjà tout, mais qu’elle a à sa disposition une théorie qui lui permet de s’appliquer aux nouvelles questions qui se posent. Et si la théorie ne fonctionne pas, il faut découvrir une autre théorie. Mais on ne peut pas se contenter d’invoquer Dieu.

Le principe anthropique


Le dernier grand argument que Dawkins présente est celui du principe anthropique. Ce principe part du constat que la vie, et en particulier la vie humaine, est apparue sur Terre, et que cette apparition nécessite des conditions très particulières, ce qu’on appelle aussi un « réglage fin » (fine tuning).
Pour les croyants, selon Dawkins, l’existence de conditions aussi spécifiques est la preuve que Dieu existe. Pour Dawkins, c’est au contraire un argument en faveur de l’inexistence de Dieu. En effet, si improbable que puisse être le commencement de la vie, nous savons qu’il s’est produit puisque nous sommes là[4]. Pour Dawkins, l’apparition de la vie ne peut s’expliquer que par deux hypothèses : ou bien le miracle d’un dieu ou bien une apparition naturelle par l’évolution. L’apparition à partir de ce qui n’est pas la vie, à partir de ses composants les plus élémentaires, est tout à fait envisageable selon Dawkins, et nous essayons même de reproduire ce mécanisme en laboratoire. Dawkins retourne donc l’argument du principe anthropique : la vie peut bien apparaître naturellement puisqu’elle est apparue.

Conclusion : les forces et les faiblesses de l’argumentation de Dawkins


Que penser de cette argumentation ? Elle possède ses forces et ses faiblesses. Sa force vient du fait qu’elle s’appuie sur un argument philosophique pertinent mais qui n’est pas sans ambiguïtés. Sa faiblesse principale est qu’elle se confronte aux argumentations les plus faibles. Dawkins ne se confronte pas aux grands penseurs. Par exemple, réfuter l’idée d’un Dieu des lacunes, le Dieu « bouche-trou », n’est pas très difficile. Ce n’est pas la conception des grands théologiens, comme il le dit lui-même. Il cite par exemple le théologien protestant Dietrich Bonhoeffer qui va dans le même sens que lui.
De la même manière, réfuter la religion à partir d’un exemple absurde de tribus qui adoraient le fabricant des cargos qui apportent des marchandises, parce qu’on ne sait pas d’où elles viennent, n’est pas très honnête. On ne réfute pas la religion à partir de sa version la plus idiote mais en écoutant ce que les plus grands penseurs en ont dit. On ne peut pas mettre toutes les religions dans le même panier. Un philosophe britannique, nommé Gilbert Chesterton, disait que la comparaison des religions est semblable à la comparaison des journaux : ils ont tous du papier, des articles, des journalistes mais leur contenu est très différent d’un extrême à l’autre. De même, les religions sont extérieurement très ressemblantes mais si l’on regarde ce qu’elles disent, certaines sont vraiment stupides, d’autres ont produit une sagesse plurimillénaire.

Par delà ces faiblesses, il y a néanmoins un véritable argument au cœur de son propos et qui en fait la force. C’est le fait qu’il existe une explication naturelle au processus pour lequel on invoque une explication surnaturelle. Les croyants disent : ceci n’est explicable que par l’existence de Dieu. Moi Dawkins, je dis : il existe une explication naturelle par l’évolution. Vous dites que le monde est tellement bien organisé que ceci n’est possible que par l’existence d’un Dieu créateur ; je vous réponds que l’évolution nous met sous les yeux le processus selon lequel c’est advenu. Vous dites que ces conditions très précises pour l’apparition de la vie ne peuvent venir que de Dieu en raison de leur improbabilité ; je vous réponds qu’elles ne sont pas entièrement improbables puisque vous êtes là. C’est donc à cet argument qu’il faut se confronter. Et pour cela, il faut utiliser les ressources de la philosophie.

2. Les ressources de la philosophie en alliance avec la science


Nous nous restreindrons à l’argument principal de Dawkins selon lequel l’évolution suffit à expliquer l’apparition du monde. Pour le développer, Dawkins part du Dieu bouche-trou, qui est encore une fois celui des moins bons penseurs chrétiens mais qui donne à réfléchir. Dawkins sait que ce n’est pas le meilleur argument mais sa réflexion à ce sujet est à mon avis au cœur de son propos.

Les causalités ne s’opposent pas


D’abord, pourquoi le Dieu chrétien n’est-il pas un Dieu bouche-trou ? Le Dieu bouche-trou semble venir d’une conception un peu simpliste de l’action de Dieu. Pour les créationnistes (et il en va de même pour les évolutionnistes qui leur répondent), il n’y a que deux possibilités : soit un processus vient de la nature, soit il vient de Dieu. Donc si je montre qu’il y a une explication naturelle, cela signifie que Dieu n’agit pas ; si je constate qu’il n’y a pas d’explication naturelle, cela signifie que c’est nécessairement un agent surnaturel qui l’a accompli donc Dieu existe.
Ce raisonnement est bien trop simpliste. D’abord, il ne semble pas qu’en dehors des miracles de guérison, on ait encore mis en évidence un processus dans l’univers qui ne possède aucune explication naturelle. Le développement de l’univers suit une causalité naturelle. Et si on n’a pas d’explication aujourd’hui (par exemple pour l’apparition d’un organe très complexe comme l’œil), on en aura une demain. Je ne dirais bien sûr pas la même chose pour des événements de notre monde qui peuvent relever du miracle.
Ensuite, le fait que le processus naturel ait des causes naturelles n’empêche absolument pas qu’il ait aussi des causes surnaturelles. Ce n’est pas « ou Dieu ou la nature » : mais c’est « et la nature et Dieu ». L’action de Dieu passe au travers de l’action de la nature. Mais l’action de Dieu et l’action de la nature ne relèvent pas du même plan. Ce que le biologiste Stephen Jay Gould appelle le Non-Overlapping Magisteria : les magistères ne se recouvrent pas parce qu’ils ne répondent pas à la même question. La science se demande par quel processus on passe de tel état à tel état ? Par exemple, par les mécanismes de l’évolution. Au contraire, la religion, et sur ce point elle est rejointe par la philosophie, se demande quelle est la cause la plus fondamentale de cette réalité ? Non pas comment on est passé à cet état à partir d’un état antérieur mais d’où vient ultimement cette réalité. C’est le raisonnement que faisait Aristote à propos du monde : on ne peut pas remonter de manière indéfinie à un état antérieur, sans quoi on n’a jamais d’explication ; il faut un fondement, ce qu’Aristote appelait un premier moteur. Il y a un être qui échappe au monde et qui est son fondement. Les chrétiens diront qu’il y a un Créateur.

Il y a donc deux questions différentes qui appellent des réponses différentes. La question du changement, du passage d’un état à un autre, fait partie de la science : il faut y répondre par des mécanismes naturels, que ce soit l’évolution en biologie, ou des changements physiques pour l’apparition de notre monde à partir d’un état initial. Mais la question de l’existence d’un monde, celle de l’origine du fait qu’il y a du changement dans le monde, ne peut pas être résolue à partir du changement lui-même. S’il y a une réponse, il faut qu’elle soit sur un autre plan que celui des processus naturels ; ou alors il faut accepter qu’il n’y ait pas de réponse.
Stephen Hawking, cosmologiste britannique, pensait avoir résolu l’énigme de la création de l’Univers en affirmant que l’Univers venait de la gravitation[5]. Le problème de cette réponse est que la gravitation suppose qu’il y ait un univers. Il pense résoudre le problème d’une création à partir de rien en exhibant un état antérieur de l’univers, où il n’y a pas de particules mais de la gravitation. Mais l’existence de la gravitation est déjà un état de l’univers. On ne s’en sort jamais.
La tradition philosophique de la métaphysique, pleinement assumée par le christianisme, va affirmer que : 1) la causalité divine et la causalité naturelle ne s’opposent pas mais vont de pair ; 2) le changement et la création sont totalement différents parce que le changement se fait à partir d’un état alors que la création est à partir de rien. Ce qui ne signifie pas que la création a eu un commencement mais qu’elle a un fondement : que tout ce qui existe provient d’une cause supérieure. Et donc 3) qu’il y a un principe à l’Univers.

Il me semble donc que l’argumentation de Dawkins contre le Dieu bouche-trou est juste. L’existence de Dieu n’est pas prouvée par le fait qu’on n’arrive pas à expliquer des processus naturels. La science procède par résolution d’énigmes. Et je suis d’accord avec lui pour affirmer que c’est de la paresse d’attribuer cela à Dieu. Mais Richard Dawkins connaît également le raisonnement métaphysique classique que j’ai opposé. Il le refuse mais de manière assez ambiguë.

Il y a un principe


Comme je l’ai dit, son argument le plus fort, qui consiste à affirmer : « il y a telle question mais je vous donne une explication naturelle » n’est pas suffisante. C’est ce que montrent les ressources de la philosophie que Dawkins connaît. À moins que pour Dawkins, l’évolution puisse rendre compte de tout ce qui existe. Et c’est là que son argumentation paraît très ambiguë. Voici comment il répond à l’argumentation métaphysique :

« La cause première que nous cherchons a dû être la simple base d’une grue à auto-amorçage qui a au bout du compte hissé le monde tel que nous le connaissons jusqu’à la complexité de son existence actuelle. »[6]

La question rebondit : est-ce que cette grue fait partie de l’univers ? Dans ce cas, elle n’explique pas l’apparition de l’univers. Ou bien est-elle en dehors de l’univers ? C’est ce que semble entendre Dawkins. Dans ce cas, elle est bien le principe premier que nous cherchons.
Soit l’évolution fait elle-même partie du monde et donc ne peut pas expliquer l’apparition du monde. Soit l’évolution est séparée du monde et explique l’apparition de l’univers à partir de rien, et dans ce cas, il y a bien un principe de l’univers, qu’on appelle l’évolution. Dans ce cas, Dawkins adopte bien une démarche métaphysique qui consiste à faire de l’évolution le principe créateur du monde.
Dans ce passage, Dawkins ne nie pas qu’il y ait un principe premier de l’univers. Mais que ce principe soit le Dieu chrétien qui se révèle et s’incarne dans le Christ. Cela signifie qu’il n’a pas la foi dans le Dieu chrétien mais pas qu’il n’y a pas de Dieu. Son dieu c’est l’évolution qui crée tout à partir de rien.

Il me semble donc que Dawkins se contredit. Toute son argumentation est basée sur le fait qu’il y a deux types d’explication, une explication naturelle et une explication surnaturelle. Dawkins défend l’explication naturelle. Mais soit il explique l’apparition de la nature par un élément naturel et cela n’explique rien ; soit il l’explique par un élément au-dessus de la nature et dans ce cas il est dans le surnaturel. Dans ce cas, « surnaturel » ne veut pas dire magique mais qu’un principe au-dessus de la nature fonde la nature. On a l’impression de buter ici sur un impensé. Richard Dawkins n’en a peut-être pas tout à fait fini avec Dieu.

3. Conclusion


Si la science rapproche de Dieu, ce n’est donc pas parce qu’elle constate qu’elle ne parvient pas à expliquer certains phénomènes naturels, mais parce qu’elle constate qu’elle ne peut pas fournir l’explication ultime de l’existence du monde. Elle ne peut expliquer que les changements dans l’univers. Le scientifique est naturellement conduit à s’interroger sur le fondement ultime du monde. Il entre alors dans une démarche métaphysique et sort de son domaine strict de compétences. S’il veut répondre correctement à la question du principe de l’univers, il devra donc s’appuyer sur la sagesse de l’humanité depuis des siècles.


  1. Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, Perrin, Paris, 2009.  ↩

  2. Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, p. 146.  ↩

  3. Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, p. 147.  ↩

  4. Je paraphrase Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, p. 178.  ↩

  5. Stephen Hawking, Leonard Mlodinov, Y a-t-il un grand architecte dans l’Univers ?, Odile Jacob, Paris, 2011, p. 219 : « La gravitation déformant l’espace et le temps, elle autorise l’espace-temps à être localement stable mais globalement instable. À l’échelle de l’Univers entier, l’énergie positive de la matière peut être compensée par l’énergie négative gravitationnelle, ce qui ôte toute restriction à la création d’univers entiers. Parce qu’une loi comme la gravitation existe, l’Univers peut se créer et se créer spontanément à partir de rien […]. La création spontanée est la raison pour laquelle il existe quelque chose plutôt que rien, pourquoi l’Univers existe, pourquoi nous existons. Il n’est nul besoin d’invoquer Dieu pour qu’il allume la mèche et fasse naître l’Univers. »  ↩

  6. Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, p. 201.  ↩

Il n’est pas évident que Dieu existe… encore faut-il le prouver

Écrit par : Serge-Thomas Bonino, o.p.
Publié le : 24 Septembre 2021

 1. Propositions évidentes et propositions démontrables


   On distingue dans l’épistémologie aristotélicienne deux types de propositions. Il y a des propositions démontrables (per aliud notae, connues au moyen d’autre chose) et des propositions indémontrables (per se notae, connues par soi), qu’on qualifie parfois d’« évidentes ».

    Selon Aristote, en effet, toute connaissance certaine ne peut être le résultat d’une démonstration : « Toute science n’est pas démonstrative. » La démonstration est le procédé intellectuel qui consiste à faire apparaître la vérité d’une proposition originellement inconnue (la conclusion) en la rattachant à des propositions déjà connues (les prémisses). Or il est clair qu’on ne peut remonter à l’infini dans la série des prémisses elles-mêmes démontrées. Il faut s’arrêter et admettre l’existence de propositions immédiates (amesa), indémontrables, qui énoncent les premiers principes d’où part toute démonstration. Ces propositions sont saisies intuitivement, naturellement et infailliblement par l’intelligence grâce à un habitus que l’on appelle l’intellect des principes (noûs). Ainsi, de même que toutes les choses sont visibles par la lumière du soleil tandis que le soleil est visible par lui-même (il n’est pas éclairé par autre chose), de même certaines vérités sont connues médiatement dans la lumière des premiers principes, mais les premiers principes sont connus par eux-mêmes, en vertu de l’évidence qui émane d’eux.

    Boèce, dans la perspective d’une axiomatisation de la pensée, s’était intéressé à ces propositions indémontrables (communis conceptio animae ou dignitas) qui sont à la base de toute science. Il les définissait ainsi :

« Une conception commune de l’esprit est une proposition que chacun approuve, une fois entendue. » (De hebdomadibus, 7)

Plus précisément, ces propositions « connues par soi » sont celles dont l’esprit perçoit la vérité dès lors qu’il comprend la signification de leurs termes qui les composent : le prédicat et le sujet. Par exemple – c’est l’exemple favori de saint Thomas –, dès que je sais ce que signifie le terme tout et ce que signifie le terme partie, je saisis immédiatement la vérité de la proposition : « Le tout est plus grand que la partie ». En effet, dans ce type de proposition, le prédicat appartient de droit au sujet,

  • soit qu’il entre dans la définition même du sujet (ou s’y identifie) : un triangle a trois angles ; l'homme est un animal,
  • soit qu’il en découle immédiatement : une substance incorporelle n'est pas localisée.
       

    Toutefois, la notion de proposition connue par soi est une notion essentiellement relative au sujet connaissant. Pour qu’une proposition m’apparaisse évidente, il ne suffit pas que le lien entre le prédicat et le sujet soit objectivement nécessaire, encore faut-il que je perçoive subjectivement la nécessité de ce lien entre le prédicat et le sujet. Une proposition peut donc être évidente en soi (per se nota per se) et ne pas l’être pour une personne déterminée (per se nota quoad nos). Soit parce que cette personne ne perçoit pas la connexion entre le sujet et le prédicat, soit parce qu’elle ignore la définition, la ratio, du prédicat et/ou du sujet. Pour reprendre l’exemple que saint Thomas emprunte à Boèce, la proposition : « Les réalités spirituelles ne sont pas localisées » est évidente pour le philosophe, mais elle ne l’est pas pour le commun des mortels.
 


2. L’inévidence que Dieu existe


    La proposition « Dieu existe » est objectivement évidente en elle-même, de sorte que si je savais ce qu’est Dieu, c’est-à-dire si je connaissais son essence, je verrais aussitôt que Dieu est et ne peut pas ne pas être. Ainsi, pour les bienheureux qui voient l’essence divine, l’existence de Dieu est encore plus évidente que ne l’est pour nous le principe de non-contradiction. Mais, précisément, ici-bas, je ne sais pas ce qu’est Dieu (quid sit). Je ne connais pas ce qui définit son essence. Son existence n’est donc pas évidente pour moi.

    Pourtant, à l’époque de saint Thomas, il ne manquait pas de théologiens — à commencer par son collègue saint Bonaventure — pour soutenir, dans une ligne augustinienne relayée par saint Anselme de Cantorbéry, que l’existence de Dieu était évidente.

    N’est-elle pas une vérité innée, dont la connaissance est naturellement inscrite dans l’esprit de tout homme ? Et si on leur objectait le fait de l’athéisme – l’insensé qui déclare : « Pas de Dieu » (Ps 14, 1) —, ils répondaient que l’athéisme véritable était impossible. L’athée ne sait pas ce qu’il dit. Il ne peut pas penser formellement la négation qu'il énonce matériellement. Certes, les partisans de l’évidence ne prétendaient pas — ce serait contre intuitif! — que tout homme aurait une connaissance actuelle et explicite de Dieu, mais ils pensaient que si quiconque se mettait dans les conditions subjectives requises pouvait prendre conscience qu’il connaissait déjà l’existence de Dieu.


     Trois types d’argumentations peuvent aller dans ce sens.


Argument de l’évidence préalable

    On croit toujours en quelque chose — la vérité, la vie, le bonheur —, sinon l’action devient impossible et la vie s’arrête. Or cette croyance implique logiquement une connaissance préalable de l’existence de Dieu. Ainsi saint Bonaventure faisait valoir que tout homme connaissait l’existence de Dieu puisqu’il connaissait l’existence de la vérité, agissait comme si le bonheur existait... Or, qu’est-ce que la vérité, qu’est-ce que le bonheur, sinon Dieu ? Prenons le cas de la vérité :

« Dieu est la vérité même. Or, nul ne peut penser que la vérité n’existe pas, car si on pose qu’elle n’existe pas, il s’ensuit qu’elle existe. Si, en effet, la vérité n’existe pas, il est vrai que la vérité n’existe pas. Il est donc impossible de penser que Dieu n’existe pas. » (Q. de ver., q. 10, a. 12, arg. 3)


    Réponse de saint Thomas :

« La vérité est fondée sur l’être. De même donc qu’il est évident qu’il y a de l’être en général, il est évident qu’il y a de la vérité. Mais il ne nous est pas évident qu’il existe un premier Être qui est la cause de tout être, tant que cela n’est pas reçu par la foi ou prouvé démonstrativement. Il n’est donc pas non plus évident que toute vérité provient d’une vérité première ». (ibid., ad 3)


    Saint Thomas ne nie pas que toute saisie de la réalité, qui est d’abord saisie de l’être (ens), premier objet de l’intellect, implique une certaine saisie de Dieu. Mais il ne s’agit pas d’une connaissance habituelle, qui serait déjà là, latente comme le trésor enfoui sous le sable, et qu’il suffirait de dégager. L’explicite n’est pas en acte dans l’implicite, ni la connaissance distincte dans la connaissance confuse. Ce n’est pas parce que, du haut du promontoire, je vois qu’il y a au loin des arbres qui forment une forêt, que je sais qu’il existe des chênes dans cette forêt. Ma connaissance du fait qu’il y a de l’être, de la vérité, du bien (ou même un bien suprême que l’on appelle le bonheur) ne contient pas une connaissance en acte de l’existence de l’Être, de la Vérité ou du Bien subsistant, bref de l’existence de Dieu. Il faut encore montrer par un processus intellectuel adéquat que l’être commun, la vérité commune, le bien commun, c’est-à-dire l’être, le vrai, le bien, qui se rencontrent dans le monde de notre expérience, exigent une Cause transcendante. La structure fondamentale du réel, à savoir la distinction entre les êtres par participation et l’Être subsistant, n’est pas donnée d’emblée à l’intelligence humaine. La connaissance de l’être commun fournit bien le point de départ de toute connaissance de Dieu et c’est en ce sens que la connaissance de Dieu peut être dite innée (cf. Ia, q. 2, a. 1, ad 1), mais on n’aboutit à l’affirmation de l’existence de Dieu qu’au terme d’un raisonnement, d’une démonstration proprement dite. Prenons une comparaison. Un télescope ordinaire permet de repérer une vague nébuleuse. Le fameux télescope Hubble, lui, me permet de distinguer quinze étoiles dans cette nébuleuse. Elles y étaient certes déjà objectivement, mais je n’en avais pas quant à moi, subjectivement, une connaissance explicite.


Argument de l’évidence de l’archétype

    Si Dieu n’est qu’implicitement connu dans l’objet de notre connaissance, ne le serait-il pas de façon plus explicite dans l’acte de connaissance lui-même ? À l’époque de saint Thomas, tout un courant d’inspiration augustinienne prétendait que l’exercice de la pensée vraie exigeait une intervention spéciale de Dieu dans le processus cognitif, une illumination. En effet, puisque Dieu est la source, le modèle, l’archétype de toutes les créatures, il ne suffit pas pour connaître les créatures de les connaître en elles-mêmes, en les situant les unes par rapport aux autres, encore faut-il les référer à leur modèle éternel que sont les idées divines. C’est en référence à Dieu, leur Archétype, que les choses sont vraies. Pour connaître vraiment une chose, il faut la voir dans son modèle ou en liaison avec son modèle transcendant. La vérité est ici adaequatio rei ad Archetypum, adéquation de la chose à son archétype. Dieu doit donc être connu pour que soient vraiment connues les créatures. Dans cette perspective, il est tentant d’affirmer que Dieu est le premier objet de notre connaissance et que tous les autres objets que nous connaissons sont connus en Dieu. Dans ce cas, il est clair que l’existence de Dieu est une donnée immédiate. Voici comment saint Thomas présente cette position :

« Il est nécessaire que ce par quoi tout le reste est connu soit connu par soi. Or, tel est le cas de Dieu. De même, en effet, que la lumière du soleil est le principe de toute perception d’une réalité visible, de même la lumière divine est le principe de toute connaissance d’une réalité intelligible, puisque c’est en Dieu que le premier se réalise au plus haut point la lumière intelligible. Il faut donc que l’existence de Dieu soit connue par soi. » (SCG, I, c. 10)


    Saint Thomas répond :

« La solution est facile et claire. Dieu sans doute est ce par quoi toutes choses sont connues. Mais non pas de telle manière que tous les autres choses ne soient connus qu’une fois qu’il est connu, comme c’est le cas pour les principes évidents par soi. Mais en ce sens que toute connaissance est causée en nous en vertu de son influence. » (ibid., c. 11)

La réponse est un peu lapidaire, mais il est facile de la comprendre à la lumière de la critique que saint Thomas adresse fréquemment à la théorie augustinienne de la connaissance. Bien sûr, Dieu, Lumière subsistante, est à l’origine de toute connaissance. Mais cela n’implique pas qu’il intervienne directement à l’intérieur du processus cognitif lui-même (encore moins qu’il soit explicitement le premier connu, ce que saint Augustin n’a d’ailleurs jamais prétendu). Il suffit que Dieu ait doté l’âme humaine de tout ce qui lui est nécessaire pour connaître, spécialement d’un intellect agent, participation créée à la Lumière incréée, capable de produire les espèces intelligibles à partir des images, et qu’il meuve l’intellect à son action comme il le fait pour toute autre puissance qui passe à l’acte. L’homme peut donc accéder à une connaissance vraie en mettant en œuvre ses “seules” capacités cognitives naturelles, au point qu’il peut s’imaginer se suffire s’il n’analyse pas plus en profondeur les conditions métaphysiques de son acte de connaître.


L’argument ontologique

    On appelle argument ontologique, depuis Kant, un argument célèbre en faveur de l’existence de Dieu, que saint Anselme développe dans le Proslogion. Il n’est pas question de proposer ici une exégèse de ce texte fameux dont l’interprétation demeure hautement controversée. Je me contente d’exposer l’argument d’Anselme tel que Thomas l’a compris et critiqué.

Majeure : Le terme « Dieu » signifie ce dont on ne peut rien signifier de plus grand (id quo majus significari non potest).
Mineure : Or, ce qui existe à la fois dans la réalité (in re) et dans l’esprit (in intellectu) est plus grand que ce qui n’existe que dans l’esprit.
Conclusion : Donc, étant donné que Dieu existe dans l’esprit, du simple fait qu’on le pense, il doit aussi exister dans la réalité. Sinon on pourrait concevoir plus grand que Dieu : un Dieu existant et dans l’esprit et dans la réalité.

Par conséquent, dès que je connais le sens du mot Dieu, je sais que l’existence dans la réalité lui appartient. La reconnaissance de l’existence de Dieu découle immédiatement de la compréhension du sens de son nom. Je peux évidemment dire (ou me dire) que Dieu n’existe pas, mais je ne peux pas le penser, puisque la non-existence de Dieu implique une contradiction. 

   Pour saint Thomas, l’erreur d’Anselme est de prétendre déduire l’existence réelle à partir d’un concept, d’une idée. Or, ce passage est illégitime. D’une idée ne peut jamais sortir qu’une idée. L’idée de Dieu implique effectivement l’idée d’un être qui existe dans la réalité, mais l’idée d’existence, l’existence pensée (l’existence in actu signato), n’est pas l’existence réelle (l’existence in actu exercito). L’idée d’un Dieu existant dans la réalité ne permet donc pas d’affirmer que Dieu existe dans la réalité. Pour pouvoir affirmer l’existence réelle au terme d’un raisonnement, il faut qu’il y ait de l’existence réelle au principe. Le raisonnement ne suffit pas à « produire » par lui même l’existence. On peut utiliser le tuyau le plus perfectionné qui soit, s’il n’y a pas une source d’eau à l’entrée, il n’y aura rien à boire à la sortie !

    En fait, s’opposent ici deux perspectives métaphysiques très différentes. Dans la perspective “essentialiste” d’Anselme, l’existence découle de l’essence, exprimée dans l’idée. L’existence est comme une propriété de l’essence. Elle est proportionnelle à l’essence. Plus une essence est parfaite, plus elle a d’existence. Par conséquent, l’essence la plus parfaite possède l’existence au degré suprême, c’est-à-dire existe dans la réalité. Pour saint Thomas, l’existence n’est pas une propriété de l’essence. L’acte d’être est irréductible à l’essence. Il relève d’un autre ordre. « Un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort... » (Qo 9,4).


3. Les enjeux du débat sur l’évidence que Dieu existe


    Les enjeux de ce débat sur la nature de la démarche intellectuelle qui conduit à affirmer l’existence de Dieu sont considérables. J’en retiens trois. L’opposition sur la nature de cette démarche — évidence ou bien démonstration ? — est le signe d’une opposition radicale 1°, sur la nature de la philosophie, 2°, sur la nature de l’homme, 3°, sur la signification de l’athéisme.


Inévidence de Dieu et nature de la philosophie

    Dieu est-il le point de départ ou bien le point d’arrivée de la démarche philosophique ? Si son existence est reconnue en vertu d’une intuition immédiate, il en est au point de départ. La philosophie revêt alors la forme d’un savoir déductif, « d’un rationalisme déductif, préparé par une longue ascèse mais déployé à partir d’un absolu immédiatement dévoilé » (P. Fontan, Le fini et l'absolu, p. 99). Le philosophe accède d’emblée au point de vue de Dieu (ou... de Sirius). Sa science se veut celle-là même de Dieu, qui connaît toutes choses en se connaissant lui-même. Le philosophe s’installe d’emblée au cœur de l’absolu et, à partir de là, déploie ces longues chaînes de raisons qu’affectionne tant le rationalisme classique. Cette première forme de métaphysique, qui va de l’Absolu vers le fini, est bien illustrée par Descartes ou Spinoza. Elle se caractérise par la croyance implicite en un parallélisme ontologico-logique : l’ordre de la pensée s’identifie à l’ordre de l’être.

    Si, par contre, Dieu est le dernier connu, si l’affirmation de son existence est l’aboutissement de la démarche philosophique, se dessine alors une toute autre forme de philosophie. Une philosophie qui ne prétend pas s’identifier à la science divine, mais qui prend acte de la condition charnelle de l’esprit humain et qui, comme le dit J. Maritain, « commence par un acte d’humilité devant le réel connu d’abord par les sens, atteint par notre contact charnel avec l’univers » (Distinguer pour unir, OC, p. 361).

Dans cette perspective, l’ordre des concepts n’est pas l’ordre réel : il faut une « table de conversion » pour naviguer de l’un à l’autre. Nous avons affaire à « une métaphysique inductive n’affirmant la Source, en elle-même inexplorée, que sous la caution des dérivés qui n’en donnent pas l’essence mais l’exige et la situent, dans un au-delà sans commune mesure avec leur être. » (P. Fontan, Le fini et l'absolu, p. 99).


Inévidence de Dieu et anthropologie

    L’enjeu anthropologique n’est pas moindre. À la métaphysique déductive de Dieu premier connu correspond une anthropologie de type platonicien. A la métaphysique inductive de Dieu dernier connu correspond une anthropologie de type aristotélicien. 

    Dans la conception platonicienne commune, l’âme humaine est avant toutes choses une substance spirituelle complète et son union au corps, et par le corps au monde sensible, est accidentelle. À la vérité, son “lieu naturel” est l’univers intelligible, le monde divin des Idées : elle y est de plain-pied comme chez elle. Par conséquent, plus un objet est intelligible, c’est-à-dire, en fait, plus il est élevé dans la hiérarchie des essences, mieux il est connu par l’âme. Dieu étant l’intelligible suprême, il est l’objet privilégié, pour ne pas dire premier et direct, de la connaissance de l’âme.

    Dans la conception aristotélicienne, l’âme n’est pas un pur esprit égaré dans la matière. Elle est la forme substantielle du corps. Par conséquent, même si, en tant qu’intelligence, elle est ouverte à tout l’intelligible, y compris aux plus hauts intelligibles, en tant qu’intelligence d’un esprit incarnée, l’objet propre et direct de sa connaissance est le monde corporel. C’est là qu’elle est le plus à l’aise, car cet objet lui est proportionné. À une intelligence incarnée correspond un intelligible incarné, les quiddités des réalités physiques. Cela ne signifie pas que l’intelligence humaine n’a aucune connaissance de la réalité « méta-physique », mais seulement que cette connaissance est indirecte, laborieuse, et passe par la médiation de l’expérience du monde sensible. L’intelligence va du plus connu au moins connu, ce qui est la définition même de la démonstration. Or, le plus connu pour nous, ce sont les êtres sensibles qui nous entourent. La seule démonstration possible de l’existence de Dieu est donc une démonstration qui part de notre expérience des êtres de ce monde pour remonter à l’existence de leur Cause.

    Cette option aristotélicienne consone avec le thème chrétien de l’Incarnation comme structure sacramentelle de la rencontre de l’homme et de Dieu. Pourtant, historiquement, au XIIIe siècle, elle n’allait pas de soi dans un univers culturel saturé de religieux, où la présence de Dieu était pour ainsi dire palpable, immédiate. La thèse thomasienne de la non-évidence de l’existence de Dieu allait donc dans le sens d’un certain “désenchantement” du monde. Dans une belle page de la Philosophie au Moyen Age, Étienne Gilson décrit ainsi l’opposition entre les thèses du thomisme et la mentalité religieuse de beaucoup de ses contemporains :

« On arrache à la raison humaine la douce illusion qu’elle connaît les choses dans leurs raisons éternelles, on ne lui parle plus de cette intime présence et de cette consolante voix intérieure de son Dieu [critique de l’illumination augustinienne]. Pour lui interdire plus sûrement ces envols auxquels elle n’a plus droit, on rive l’âme au corps dont elle est directement la forme [...]. Réduite par cette nouvelle situation à tirer du sensible toute sa connaissance, même celle de l’intelligible, l’âme se voit fermer les routes directes qui conduisent à la connaissance de Dieu ; plus d’évidence directe en faveur de son existence...  »


Inévidence de Dieu et athéisme

    Saint Thomas a certainement conscience de cette nouveauté et il faut voir dans son attitude une exigence de vérité intellectuelle qui ne satisfait pas de l’habitude. Il fait ainsi observer :

L’opinion selon laquelle l’existence de Dieu serait évidente « tire en partie son origine de l’habitude où l’on est, dès le début de la vie, d’entendre proclamer et d’invoquer le nom de Dieu. L’habitude, surtout l’habitude contractée dès la petite enfance, a la force de la nature ; ainsi s’explique qu’on tienne aussi fermement que si elles étaient connues naturellement et par soi les idées dont l’esprit est imbue dès l’enfance. » (SCG, I, 11)

    La non-évidence de l’existence de Dieu signifie aussi que, pour saint Thomas, l’athéisme est théoriquement possible. Pour saint Anselme, l’athéisme est littéralement impensable. L’impie peut bien proférer que Dieu n’existe pas, mais s’il pense ce qu’il dit, il se met en contradiction avec lui-même. Il est donc nécessairement soit inconscient soit de mauvaise foi. Dans une perspective thomiste, même si au XIIIe siècle l’athéisme reste un “cas d’école”, sociologiquement et culturellement improbable, la négation de Dieu est une possibilité réelle qui tient à la nature même de l’homme. Comme esprit incarné, l’homme n’accède au mystère de l’Absolu qu’indirectement, par la médiation du fini. Or, toute médiation est ambivalente. Elle est aussi bien une aide qu’un obstacle, un signe qu’un écran. En raison de sa consistance propre, comme res, la médiation peut retenir à soi le mouvement de l’intelligence, alors même qu’elle a vocation, comme signum, à le porter au-delà d’elle-même. Pour saint Thomas, l’athée ne se trompe que parce qu’il ne va pas assez loin ou assez profond dans sa recherche d’intelligibilité. Il s’arrête à la réalité du monde sensible et s’il peut s’y arrêter, c’est que le monde sensible ne se définit pas comme un pur signe de Dieu mais qu’il possède une épaisseur, une consistance, qui peuvent retenir le regard, comme l’observait déjà l’auteur du Livre de la Sagesse (Sg 13,6-9). Il s’ensuit que c’est dans la ligne même de sa recherche d’intelligibilité du monde que l’athée peut être rejoint et amené à transcender les explications trop partielles, trop limitées, trop superficielles pour rejoindre le cœur intelligible du réel : Dieu lui-même.


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