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La revue thomiste

Contenu éditorial

Jésus n'a-t-il pas existé, comme le prétend Michel Onfray ?

Écrit par : Renaud Silly
Publié le : 5 Février 2024
  • exégèse
  • Jésus

Le Figaro Histoire - Vous avez dirigé chez Bouquins la réalisation d’un Dictionnaire Jésus qui fait le point sur l’état de la recherche contemporaine sur la vie et la personne du Christ. Quel regard jetez-vous sur la biographie que vient de lui consacrer Michel Onfray ?

Renaud Silly - En couverture du livre, un Christ de Fra Angelico, bafoué, giflé, aveuglé. Un Jésus qui « n’avait plus rien d’un homme » (Is 52,14). Tout un programme. Lorsque l’on ouvre cette « biographie d’une idée » par Michel Onfray, on suppose avec une générosité où pointe une dose d’imprudence que l’on a affaire à un philosophe réfléchissant sur l’essence de Jésus. Mais alors, pourquoi est-il allé se fourvoyer dans une revendication aussi entêtée que peu étayée de la théorie dite « mythiste » selon laquelle Jésus n’aurait pas existé ? L’hypothèse dont part Michel Onfray postule en effet que c’est l’ensemble de la biographie de Jésus, depuis la conception à Nazareth, jusqu’à sa Pâque à Jérusalem en passant par la naissance à Bethléem et le ministère en Galilée et en Judée, qui constituerait un mythe religieux sans base historique. Il serait du même genre que la descente d’Orphée aux Enfers, ou de la naissance de Persée d’une pluie d’or couvrant sa mère Danaé.

Cette théorie n’est pas nouvelle. Apparue à la fin du XVIIIe siècle, elle repose d’une part sur la comparaison des miracles évangéliques avec des parallèles plus ou moins forcés dans les mythologies méditerranéennes, et d’autre part sur l’affirmation que les épisodes de sa vie, même non miraculeux, ne remplissent pas les critères permettant de les déclarer historiquement attestés.

Le problème est que déclarer comme il le fait la théorie mythiste ultra-minoritaire chez les historiens, c’est complaisance, courtoisie ou euphémisme. Elle est aussi légitime dans son domaine que la fixité des espèces ou l’efficacité de la poudre de perlimpinpin dans le leur. Il ne suffit pas de répéter « l’Europe, l’Europe » en sautant comme un cabri pour que la paix s’installe sur le continent. Il ne suffit pas non plus de marteler que ceux qui tiennent l’existence historique de Jésus le font par crédulité ou par intérêt – pas plus que l’appât du gain ou un souci apologétique ne guidaient le pieux chanoine Georges Lemaître lorsqu’il découvrait la théorie du Big Bang qui abattait le consensus scientifique sur l’éternité du monde - pour que cela soit vrai. La thèse mythiste est en réalité une théorie non-scientifique, sinon la science historique n’a plus rien à dire sur le passé. Si les témoins à notre disposition ne suffisent pas en effet à attester l’existence de Jésus, alors on n’est plus sûr de rien. La théorie mythiste, c’est le scepticisme absolu, c’est le doute universel, c’est condamner la science à ne manipuler que des concepts creux et abstraits. Dans le métavers où Jésus n’a pas plus existé que Michel Onfray ou aucun d’entre nous, Constantin cède au pape la souveraineté temporelle sur l’Italie, et Emile Ajar n’est pas Romain Gary.

Qu’est ce qui vous permet de réfuter cette thèse de manière aussi absolue ?

Aucun historien ne croirait devoir prendre aujourd’hui la peine de prendre la plume pour la réfuter. Il n’en fut pas toujours ainsi. Au début du XXe siècle, sous sa forme la plus aboutie chez Arthur Drews et Paul-Louis Couchoud, elle ne s’était pas encore exclue du cercle de la raison. Il était encore défendable scientifiquement, et admissible, voir souhaitable culturellement, que le « christianisme » passât pour un phénomène séparé d’Israël, qui aurait conquis son indépendance en subvertissant le monothéisme juif. Paul de Tarse, regardé à tort comme un apostat, était alors considéré par certains comme le prophète d’une religion syncrétique et nouvelle, modelée sur les cultes hellénistiques à mystères, vénérant un « Seigneur Jésus » comme d’autres les Dioscures ou Héraclès. Ces cultes païens reposent sur un mythe fondateur qui exprime des vérités religieuses intemporelles et voile dans un récit des révélations sublimes, inaccessibles au profane. On sait la fécondité de ce mode d’expression, jusque chez les plus grands philosophes. Le problème est que cette définition du mythe dont la théorie du même nom a besoin pour y réduire le phénomène Jésus est inadéquat pour rendre compte de la foi juive à quelque étape que ce soit de son histoire, et moins que jamais au Ier siècle.

Le judaïsme connaît des légendes, ou des allégories, et l’historien peut à bon droit s’interroger sur la nature légendaire d’un certain nombre d’épisodes de la Bible. Mais les allégories juives ont toujours une portée historique : Daniel voit un colosse aux pieds d’argile, une statue d’or, d’argent, d’airain et de fer qui désigne sous forme imagée des entités historiques précises (royaumes, princes etc.). Il ne s’agit donc pas de mythes au sens grec. Or, la théorie mythiste exige à l’inverse que le Nouveau Testament dans son ensemble puisse être tenu pour une création grecque. Or, tous les auteurs du Nouveau Testament sont juifs, le mode d’expression mythique et le type religieux qui l’accompagne leur sont étrangers ; totalement juif, Paul de Tarse qui « éprouve une grande tristesse en [s]on cœur et souhaiterai[t] même être séparé du Christ pour [s]es frères, de [s]a race selon la chair, eux qui sont Israélites » (Rm 9,2-4), ce même Paul qui « selon la justice que peut conférer la pratique de la Loi de Moïse [est] un homme irréprochable » (Ph 3,6). Totalement juif, Jean l’évangéliste que l’on présentait parfois à l’époque de Drews et Couchoud comme un mystique hellénisé, mais dont une étude mieux informée montre désormais qu’il était pétri de judaïsme sacerdotal (il était même « parent du grand prêtre » - Jn 18,16). La théorie mythiste suppose contre toute vraisemblance que ces juifs se soient entièrement paganisés, qu’ils aient adopté des modes de pensée à l’opposé de leur formation, sans aucun équivalent dans le judaïsme de ce temps : si on y trouve des allégories, bien bibliques d’ailleurs, les textes de Qumrân, les apocryphes de l’Ancien Testament, le judaïsme postérieur ne contiennent pas de mythes.

En outre, Onfray déclare que ces juifs devenus païens gardent comme système de référence exclusif … l’Ancien Testament ! Le corpus de textes le plus réfractaire au mythe grec ! Est-ce sérieux ? Donc, de vaguement soutenable qu’elle pouvait être il y a plus d’un siècle, à une époque où l’on ne se gênait pas pour dire que la séparation du christianisme du judaïsme avait été une libération, la théorie mythiste ne résiste plus à une contextualisation plus poussée du Nouveau Testament dans le monde hébraïque. C’est l’inverse qui est vrai : une meilleure connaissance de ce contexte littéraire montre que le mouvement de Jésus et les auteurs du Nouveau Testament se rattachent par toutes leurs fibres intellectuelles et artistiques à ce judaïsme riche, créatif et multiforme du Ier siècle ; leur conscience d’eux-mêmes est intégralement et peut-être même exclusivement juive. La théorie mythiste va donc à rebours de l’énorme effort d’histoire, d’archéologie, de philologie pour contextualiser le Nouveau Testament. C’est une théorie rétrograde et arriérée.

Mais quelles preuves concrètes avons-nous que Jésus ait bel et bien existé ?

Du côté plus classique des moyens qui permettent d’établir un fait du passé, la théorie mythiste suppose à tort que les sources anciennes ne suffisent pas à prouver que Jésus a existé. Mais de quel droit un hyper-criticisme n’applique-t-il pas au Nouveau Testament le critère ordinaire d’attestation historique, à savoir l’existence de témoins concordants et indépendants ? Qu’est-ce qui justifie un traitement spécial ? Les évangélistes font de grands efforts pour situer chronologiquement les événements : naissance de Jésus, début de la prédication du Baptiste. On peut contester leurs résultats, dire qu’ils se sont trompés, mais comment déclarer mythe ce qui revendique ce degré d’enracinement dans l’histoire ? Matthieu et Luc situent la naissance de Jésus à Bethléem ; pour le reste, leurs Évangiles de l’enfance ont peu de points communs. Ces deux évangélistes ne se connaissaient pas. Ce sont donc, sur la question de l’existence même de Jésus, des témoins concordants et indépendants de la tradition. Ils situent indépendamment la naissance de Jésus à la fin du règne d’Hérode le Grand.

Prenons encore l’exemple des paroles. Paul de Tarse s’appuie parfois, dans ses épîtres, sur des « paroles du Seigneur » pour répondre à des questions de dogme ou de morale soulevées par des fidèles. Il en use de manière libre et créative, les paroles de Jésus à ce stade n’étant pas consignées dans nos évangiles, lesquels n’existent pas encore. Or ces paroles de Jésus apparaissent de fait sous des formes voisines, mais parfois pas du tout, dans les évangiles canoniques, souvent comme de petits groupements détachés de leur contexte narratif. Là encore, on est en présence d’attestations indépendantes de l’enseignement de Jésus, par exemple sur l’indissolubilité du mariage, sur le pardon des offenses, tous points où il professait un enseignement original. Les mythistes vont-ils affirmer que les évangélistes ont emprunté à Paul ces paroles du mythe Jésus et composé à partir de lui ses discours ? Mais d’où vient que ce matériau circule sous une forme différente chez Matthieu, chez Marc, chez Luc et chez Paul lui-même ? Rien ne prouve que l’évangéliste Matthieu connût Paul. Alors ? Ces attestations font bien plutôt remonter les paroles de Jésus à une tradition commune déjà en place avant Paul, partiellement collationnée dès les années 40. On n’est que dix ou quinze ans après Jésus. Quoi de plus raisonnable que de penser que leur source commune, c’est Jésus ? De plus, le schéma de transmission correspond à l’enseignement dans les Églises primitives tel qu’il ressort des épîtres de Paul et des Actes des Apôtres.

On pourrait faire le même raisonnement non seulement sur les lieux de la prédication de Jésus, sur la physionomie générale de son activité publique, et bien entendu sur sa Passion : pluralité d’attestation, discordances qu’il faut expliquer.

Enfin, avec Jean, on a un autre témoin très à part des autres puisque les formes de son langage sont indépendantes. Il donne une version des faits assez différente dans le détail de celle livrée par les Synoptiques – par exemple sur l’appel des disciples, sur la chronologie de la Passion, sur les causes de l’hostilité que Jésus a attirée sur lui… Ces discordances sont celles que l’on peut attendre de sources indépendantes. C’est leur accord forcé qui ferait suspecter un dessein concerté. Elles justifient le travail de l’historien, non sa démission sous l’explication trop facile que cela n’a pas existé sous prétexte qu’il existe des contrariétés. La figure de Socrate chez Platon est différente de celle qu’il arbore chez Xénophon, tous deux l’ayant personnellement connu. Est-ce une raison pour douter de l’existence de Socrate ? Les usines à gaz de la théorie mythiste explosent avant même qu’on les ait terminées.

L’existence directe de Jésus est en outre attestée par au moins un observateur extérieur, étranger au christianisme, qui ne dépend ni des évangiles ni de leurs sources et qui écrit au Ier siècle . C’est l’historien juif Flavius Josèphe, traité miséricordieusement de « traître à son peuple » par Onfray, sans doute pour discréditer son témoignage. Voilà un des arguments ad hominem dont il s’est fait une spécialité, puisque les autres sont absents. On pourrait attester l’existence de Jésus sur la seule base des Antiquités de Josèphe, même si rien d’autre n’avait survécu de Jésus. Dans un passage où il traite de Jacques, chef de la première Église de Jérusalem, il le qualifie de « frère de Jésus, appelé Christ ». Le participe « appelé » suggère dans ce contexte une réticence de l’auteur envers le titre de «Christ » appliqué à Jésus qu’il est impossible d’attribuer à un interpolateur chrétien. C’est bien du Flavius Josèphe, et il évoque Jacques le « frère du Seigneur » mentionné par Paul de Tarse (Ga 1,19). Ailleurs Flavius consacre un petit développement spécifique à Jésus, le fameux témoignage flavien, dont tout le monde reconnaît qu’il est partiellement interpolé par des mains chrétiennes plus tardives. Mais son noyau est authentique et c’est peut-être lui qui a justifié la transmission exclusivement chrétienne des œuvres de Flavius Josèphe, ignoré du judaïsme postérieur. Expurgé de ses interpolations, le témoignage flavien livre un portrait original de Jésus, qui n’est pas attesté par les sources chrétiennes : c’est la preuve que Flavius Josèphe dispose d’une information indépendante. Il présente Jésus comme un « sage », épithète inconnu des Évangiles et de la littérature chrétienne primitive. Lorsqu’il déclare que Jésus « était le Christ », l’imparfait signalant que l’auteur considère cette prétention comme révolue empêche d’y voir une confession de foi. Cette prise de distance n’est pas celle que l’on attend d’un interpolateur, elle est conforme à l’honnêteté d’un historien. C’est encore la main de Josèphe qui se signale ici.

Que vaut l’argument selon lequel on ne pourrait prendre au sérieux le témoignage des auteurs du Nouveau Testament, qui, étant eux-mêmes chrétiens, seraient par-là juges et parties ?

Traiter les Évangiles en littérature partisane est vain. Si l’histoire devait exclure a priori tous les témoins non-neutres pour ne garder que les impartiaux, elle n’aurait plus rien à sa disposition. Elle garderait les mains pures, mais n’aurait plus de mains. L’historien met son humble fierté à critiquer ses sources, à rendre compte de leurs discordances, pour en extraire l’information qu’elles recèlent, y compris lorsqu’elle contient des éléments mythologiques, des prodiges, des miracles, comme c’est le cas des Vies de Jules César, d’Auguste ou de tous les grands personnages de l’Antiquité méditerranéenne. La science peut formuler l’hypothèse que les Évangiles sont de mauvaises biographies, mais elle établit qu’ils sont des biographies. Les Anciens connaissaient certes les biographies de personnages légendaires, comme celles consacrées par Plutarque à Romulus et à Thésée. Les Évangiles seraient-ils quelque chose d’analogue ? La comparaison est fallacieuse, Plutarque pouvait se contenter de mettre en ordre une multitude de légendes qui existaient déjà. Ici, la théorie mythiste se heurte à une contradiction : elle suppose que les Évangiles sont les biographies d’un personnage légendaire … dont ils auraient eux-mêmes créé la légende ! Elle suppose donc que les Évangiles soient des Vies fictives d’un personnage qui n’avait même pas d’existence myth[olog]ique avant qu’ils ne lui donnent forme ! Et ce personnage aurait les mêmes traits dans les diverses traditions indépendantes qui découlent de lui ! Les nombreux auteurs du Nouveau Testament qui ne se connaissaient pas entre eux s’accorderaient quand même sur des données biographiques de cet être fictif … Où est l’archétype littéraire leur ayant servi de source commune ?

Michel Onfray semble penser que la figure de Jésus aurait pu être composée à partir de fragments de la Bible hébraïque. Or, il est de fait que le Jésus des Évangiles ne cesse de se référer à elles, et que les rédacteurs des Évangiles ont insisté sur le fait qu’il les avaient accomplies par son enseignement et sa vie...

Il est un peu injurieux pour l’Ancien Testament de le réduire à n’avoir fourni au Nouveau que les tesselles d’une mosaïque. Mais c’est surtout n’apporter aucune attention à la manière dont le Nouveau use de l’Ancien. On constate en effet que la constellation de références à l’Ancien Testament se fait plus épaisse, dans les Évangiles, à l’approche des événements de la vie de Jésus qui font le plus difficulté à la foi placée en lui comme en Dieu. À l’aune de cette foi, il est scandaleux qu’il ait reçu de Jean-Baptiste dans le Jourdain le baptême des pécheurs, ou qu’il soit mort abandonné de tous, selon un supplice ignominieux. Aussi le baptême et la Passion sont-ils les lieux les plus saturés de références à l’Ancien Testament, afin de montrer que ces événements sur lesquels la foi dans la divinité du Christ peut achopper correspondent en réalité à un plan providentiel de Dieu, tracé dans ses grandes lignes par les prophètes. Mais prétendre que la Passion a été inventée de toutes pièces pour illustrer l’accomplissement de l’oracle du Serviteur souffrant (Is 52-53), est à peu près aussi logique que d’affirmer qu’un fils peut enfanter sa mère et une fille engendrer son père. Les historiens nomment « critère d’embarras » les lieux où un fait est attesté par la difficulté qu’il représente pour ceux qui le rapportent. C’est donc qu’il est suffisamment établi pour qu’ils ne puissent pas l’escamoter. C’est parce que l’idée d’un dieu mourant sur la Croix paraissait « scandale pour les Juifs, folie pour les païens » (1 Cor 1,22-24) que l’épisode de la Passion ne peut manquer d’avoir été authentique.

Le refus nécessaire de la théorie mythiste ne doit pas non plus conduire à jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas seulement dans les passages faisant difficulté que la biographie de Jésus fait référence aux Écritures. Celles-ci fournissent aux Évangiles un idiome, un système de références, un arrière-plan explicatif. Tout simplement parce que c’est la culture commune des auteurs du Nouveau Testament. Selon Platon, Homère est le pédagogue de la Grèce. Alexandre le Grand voulait imiter et dépasser Achille. Est-ce que les traits achilléens de la biographie d’Alexandre doivent faire conclure qu’il est un mythe élaboré à partir de son modèle homérique ? C’est ridicule. Il n’y a pas plus de raison de le faire quand les Évangélistes soulignent les parentés entre le destin de Jésus et celui de Moïse. À la différence de l’Iliade et de l’Odyssée, l’Ancien Testament est tout entier prophétique, de sorte qu’il a formé les consciences juives à l’espérance de son accomplissement – catégorie typiquement juive. Dès lors que la foi a cru que ces promesses se réalisaient en Jésus, quoi d’étonnant à ce que la méditation érudite de ses biographes multipliât les traits qui le font ressembler à Moïse, à David, à Salomon ? On peut contester sur des critères esthétiques l’harmonie d’ensemble de ce procédé. Mais en aucun cas en conclure que c’est une biographie rédigée pour les accumuler sur un être fictif. L’Ancien Testament fournit un ensemble inouï de réflexions religieuses, de motifs d’espérance, de promesses de salut, mais pas la base pour la biographie suivie d’un personnage fictif ! Si Onfray acceptait d’entrer dans un débat qu’il écarte avec dédain, sa position reviendrait à peu près à la légende, apparue au IVème siècle, selon laquelle les 70 traducteurs de la version grecque de l’Ancien Testament, isolés les uns des autres, auraient fourni le même texte, faisant de la Septante un miracle littéraire. Au moins avaient-ils un travail unique à opérer sur une seule source ! La thèse mythiste est encore plus spéculative que la légende sur l’origine de la Septante.

L’ouvrage de Michel Onfray se limite-t-il à la réactivation de cette thèse mythiste ? Ne lui offre-t-il pas aussi l’occasion de donner sur le christianisme des aperçus originaux ?

Qu’est-il allé faire dans cette galère ? Pourquoi Onfray défend-il bec et ongles le recours à une thèse non-scientifique ? Mieux : pourquoi est-elle nécessaire à son propos ? Par opportunisme, d’abord. On appelle « l’effet blouse blanche » l’autorité exercée par les médecins en vertu non de leur art mais de leur vêtement. Pascal parlait d’hermine et de brocatelle, dont se paraient les magistrats du Parlement. C’est l’effet visé par Onfray lorsqu’il excipe de la « thèse mythiste », comme si le simple fait qu’elle est une théorie suffisait à lui conférer une légitimité scientifique. Mais c’est l’inverse qui est vrai. Onfray revendique cette opinion parce qu’elle le dispense de prouver aucune des fantaisies qu’il déverse par tombereaux. La thèse mythiste est le paravent, l’écran de fumée du caractère absolument non-scientifique, arbitraire, voire obscurantiste de sa « théorie de Jésus ». Mettons-nous à sa place. S’il avait concédé à Jésus les bribes les plus minimes d’historicité, il aurait dû composer son livre à partir d’elles, puisqu’il se donne la tâche d’écrire une « biographie ». On imagine son embarras. Que retenir dans ce donné foisonnant et selon quels critères ? Le prêcheur du sermon sur la Montagne ? Le thaumaturge ? Le révélateur de Dieu ? Le crucifié ? Le charpentier ? Le bon vivant ? L’ami des publicains et des pécheurs ? Le purificateur énergique du culte profané par les marchands du Temple ? Le prophète apocalyptique ? On devine sans peine Onfray bâiller d’ennui devant l’exercice qui aurait requis de sa part un minimum d’objectivité et de rigueur intellectuelle : il aurait supposé un travail à quoi suffit à peine une vie. Même sa dette filiale envers Lucien Jerphagnon, qui lui avait conseillé d’écrire un Jésus, ne valait pas tant : il s’en acquitte avec une extrême légèreté. Sortons de derrière les fagots une ’thèse mythiste’ qui offre le prétexte rêvé pour affirmer n’importe quoi. Mais Onfray aurait pu avertir son lecteur qu’il ne trouverait rien d’autre dans le livre que le Jésus imaginaire de Michel Onfray. Même Issa des écrits sacrés de l’islam, fils d’une Mariam qui semble confondue avec Hagar la servante d’Abraham, a plus à voir avec Jésus de Nazareth que l’inquiétante chimère.

Cette prémisse méthodologique est indispensable à la lecture du livre. Onfray livre le Jésus issu de sa méditation à l’exclusion de tout personnage réel. Son Jésus rêvé – ou celui de son cauchemar.

À quoi ce Jésus ressemble-t-il ?

Comme on l’a vu, Onfray discrédite le témoignage de Flavius Josèphe qualifié de « traître à son peuple ». C’est la première apparition d’une petite musique qui va peu à peu crescendo : ce Jésus imaginaire est une machine de guerre contre le judaïsme. C’est la thèse de fond. Sans surprise, le philosophe Onfray sollicite l’Aufhebung, cette dialectique hégélienne qui nie une chose tout en prétendant l’assumer et la dépasser. L’Idée dont on nous dresse la biographie n’a pas d’autre rapport à la Loi juive, qu’Elle abolit (– on est surpris d’apprendre à cette occasion que « Jésus » aurait considéré les sacrifices juifs du Temple comme une « coutume païenne » - cf. p.149 la prodigieuse affirmation que Paul aurait fait brûler des rouleaux de la Torah, en digne précurseur des autodafés nazis). Comme le vrai Jésus affirme explicitement qu’il n’est pas venu « abolir la Loi mais l’accomplir » (Mt 5,17), la traduction de ce verset par Onfray lui fait dire son contraire. Désireuse d’enseigner une autre religion, « l’Idée » nihiliste d’Onfray transgresse consciemment et allègrement toutes les institutions les plus sacrées de la Loi juive, le sabbat, la circoncision, la majesté du Temple. Elle fait l’éloge du vol (p.185), enseigne la haine des parents (id.), se fait entretenir par des femmes douteuses (id.). Quand on vous disait que la « thèse mythiste » permet d’affirmer n’importe quoi, puisqu’elle n’interdit rien, sauf ce qui est raisonnable. Onfray n’a cependant pas la paternité de ce portrait de Jésus en contempteur nihiliste des valeurs communes, dont plusieurs apparaissent chez le polémiste Celse dès 180. Mais à la différence d’Onfray, Celse raisonnait selon les valeurs ordinaires d’un païen cultivé de son temps, il n’avait pas la prétention d’être historien. On pouvait l’excuser aussi de ne rien entendre à un Jésus juif, en un temps où pullulaient les sectes gnostiques.

La place manque en tout cas pour relever la somme inouïe de non-sens qu’Onfray multiplie à plaisir et qu’il se serait peut-être épargnés s’il avait consenti à penser Jésus et non à se contenter d’y laisser divaguer son esprit. Relevons tout de même le contresens absolu sur le sabbat. Jésus ne veut pas le transgresser comme un adolescent qui se livre à des provocations gratuites pour le plaisir de tester les limites fixées par les adultes. Si c’était le cas, il ferait des choses interdites : se déplacer sur une longue distance, allumer un feu etc. Or les pseudo-transgressions de Jésus le jour du sabbat sont toujours des guérisons. Il ne viole pas le Sabbat, au contraire il le porte à sa perfection en revenant à son essence religieuse, qui n’est pas un règlement arbitraire auquel on se plie pour des motifs identitaires. Le sabbat est en effet le moment où Dieu agit seul – comme on le voit avec le sabbat de la terre en Lv 25,6 désignant le fruit que la terre porte lorsqu’on ne la cultive pas. Le sabbat est indispensable à Israël pour lui rappeler que ce n’est pas son activisme qui le met en possession des biens de la terre, mais la générosité de Dieu qui comble gratuitement. Le sabbat est le grand jour de fête car c’est celui de l’agir salvifique et créateur où Dieu opère sans auxiliaire. En opérant des guérisons le jour du sabbat, Jésus revendique pour lui-même cet agir divin qui restaure et qui sauve. Où est la transgression, s’il possède de facto ce pouvoir divin sur le sabbat ? C’est ce qu’il veut dire lorsqu’il déclare qu’il est « maître du sabbat » (Mc 2,28). C’est une manière de dire qu’il opère comme Dieu.

Autre contresens, lorsqu’Onfray affirme que la douloureuse citation du Psaume 22 par Jésus crucifié (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ») « abroge sa vie et son œuvre » ? Pourquoi dénier à un juif pieux qui meurt la consolation et le réconfort de réciter selon l’usage des agonisants des prières traditionnelles dans lesquelles sa sensibilité religieuse s’est développée ? Pour Onfray qui reprend encore des invectives de Celse, c’est indigne d’un dieu. Mais justement, la tradition a vu dans ces cris et cette déréliction la preuve que l’humanité de Jésus n’était pas feinte ou apparente. C’est aussi la preuve qu’il est un juif observant, qui fait confiance a priori aux institutions religieuses d’Israël - il paie d’ailleurs volontairement l’impôt dû au Temple cf. Mt 17,27.

Quelles sont les conséquences de cette séparation de Jésus d’avec le judaïsme de son temps ?

Miche Onfray le dit lui-même et je lui en laisse l’entière responsabilité tant le passage peut faire frémir non seulement un juif ou un chrétien, mais toute personne qui n’a pas abdiqué le sens naturel de la vérité : « la vie de Jésus a besoin de la mort des juifs qui ne sont pas le peuple déicide parce que c’est Jésus qui s’avère le juif judéocide – qu’on me permette ce néologisme pour fixer ma pensée » (p.211). Une telle phrase que je supplie Dieu de n’écrire jamais est l’apogée du livre et sa clef d’interprétation d’ensemble. Elle explique pourquoi Onfray tient à la théorie mythiste. Celle-ci, on l’a vu, ne peut se soutenir qu’au prix d’une paganisation / déjudaïsation radicale du Nouveau Testament, de ses auteurs et de Jésus lui-même. En les arrachant à leur intelligence, à leur sensibilité, à leurs espérances, à leurs amours, à leurs amitiés. Il n’y a aucun espace en effet en judaïsme pour des mythes qui seraient l’expression de vérités religieuses éternelles.

À l’inverse, contester la réalité de l’humanité du Christ, c’est le restituer à une potentielle assimilation païenne. Il ne peut y avoir en effet de Jésus païen s’il n’est privé de son corps, de sa chair juive disciplinée par les jeûnes et l’ascèse, par la chasteté et l’observance religieuse. Or il n’est pas inutile de rappeler qu’Onfray n’innove pas en la matière. Lorsqu’il écrit que Jésus « n’est pas né sur la terre », lorsqu’il lui prête « le corps d’un ange », lorsqu’il le définit comme « un concept qui agrège d’autres concepts », l’affirmation obsédante renvoie à des essais très anciens, attestés dès le Nouveau Testament, de contester la réalité de son humanité: « tout esprit qui confesse que Jésus n’est pas venu dans la chair n’est pas de Dieu », met en garde l’apôtre Jean (1 Jn 4,3). À cette époque, la déréalisation de la chair de Jésus visait à le diviniser plus facilement, tant les religiosités païennes se montraient souples et ouvertes à l’apothéose des héros. Ainsi de Paul et Barnabé qu’une foule non-juive enthousiaste après un discours brillant acclame comme Hermès et Jupiter, au point de vouloir leur offrir un sacrifice (Ac 14,12) ! Le christianisme aurait été différent s’il avait consenti au mythe : il serait devenu un culte métroaque supplémentaire, un nouvel avatar des mystères de Dionysos après tant d’autres. La voilà, la paganisation, la déjudaïsation, culturellement si facile et entraînante, gage de succès à court terme.

À cette aune, la théorie mythiste devient beaucoup plus sérieuse qu’il n’y paraît : c’est de l’histoire-fiction. Elle décrit le christianisme qui aurait pu advenir s’il avait consenti à s’émanciper de « l’olivier franc » sur lequel il a été « greffé : Israël » (Rm 11,16-19). Ou tel qu’il sembla brièvement au IIème siècle, quand l’Église des apôtres parut sur le point de céder à la déferlante de la Gnose. Celle-ci fascine Onfray. Avec elle il a le sentiment de toucher au but, c’est pourquoi il met sur le même plan que les Évangiles canoniques les apocryphes tardifs qui décrivent un enfant Jésus dans l’innocence d’une violence meurtrière. Si tous sont mythiques et n’ont pas à faire la preuve de leur réalité, cela n’est-il pas permis ? Ces tendances docétistes (affirmant que l’humanité de Jésus n’est qu’apparente) sont toujours liées à la tentative de fonder le christianisme par une séparation absolue d’avec Israël, comme un corpus de doctrine nouveau fondant des institutions, une foi qui se suffiraient à elles-mêmes. À l’inverse, la manière la plus efficace de les combattre dans l’Église a toujours consisté à valoriser le respect scrupuleux par Jésus des institutions juives, garantes ultimes de la vérité de sa chair : « Dieu a envoyé son fils, né d’une femme, né sujet de la Loi » (Ga 4,4). La judaïté de Jésus et la vérité de son humanité le préviennent absolument contre une mythification / divinisation à la mode païenne. C’est grâce à sa judaïté qu’il est le Verbe fait chair et non un homme divinisé. Privé de sa condition juive, ce pseudo-Jésus n’est plus qu’un dieu sans généalogie, sans histoire, sans enracinement, qui se promène parmi les hommes. Une idole païenne. Il a fallu payer cette abstraction en supprimant son humanité juive. Pas étonnant donc que le Jésus irréel d’Onfray soit « judéocide » et veuille « la mort des juifs ». L’éprouvant avatar du docétisme antique, passé par la mauvaise conscience nietzschéenne, c’est un Jésus antisémite et sa biographie fictive par Onfray. Le rendre à son judaïsme, c’est lui rendre son corps. L’en priver, c’est lui permettre de mener une existence idéale. Il a besoin d’anéantir le judaïsme pour exister abstraitement. Ce « Jésus » païen est en guerre inexpiable avec le judaïsme qui à tout moment l’oblige à reprendre la chair honnie. Que l’on concède un soupçon de judaïsme authentique dans le Nouveau Testament, et Jésus redevient un homme, un vrai, avec une chair « en tout semblable à la nôtre ». Blasphème pour Onfray. Cette abstraction irréelle livre une lutte éternelle à ce qui risque d’encombrer sa pure spiritualité.

Pour aller plus loin :

Le Figaro Hors Série, Jésus-Christ cet inconnu, mars 2020 (Acheter le numéro / Acheter le coffret).

Renaud Silly (dir.), Dictionnaire Jésus, Bouquins, 2021.

 

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Écrit par : Benoît Gain
Publié le : 29 Avril 2025

Des incidents récents stimulent la réflexion sur les sanctions qui frappent le souvenir d’événements ou de personnages du passé. Ceux qui ont, eux, gardé quelque connaissance des « Anciens », savent bien qu’il existait chez eux une sanction spectaculaire, la damnatio memoriae. Cette mesure, bien connue dans le monde gréco-romain, s’est-elle répétée quand l’Empire romain est devenu chrétien ? Notre époque a-t-elle repris de telles mesures ? C’est à ce bref parcours, dont ces quelques pages voudraient marquer plusieurs jalons, que nous invitons le lecteur.

Des statues controversées en Grèce

N’étant pas en mesure d’en apprécier les sources écrites et archéologiques, je laisserai de côté le Proche-Orient ancien. Dans l’Antiquité « classique », le plus ancien (?) ou, en tout cas, le plus célèbre exemple de damnatio memoriae que nous a laissé l’histoire grecque est celui qui entoure l’assassinat des Pisistratides Hippias et Hipparchus (514) par les tyrannicides Aristogiton et Harmodius, exploit immortalisé par une « stèle d’infamie », érigée par le sculpteur Antenor sur l’Acropole (v. 540-500). Cette initiative fut associée à d’autres visant à inscrire les noms des criminels souillés et des traîtres, afin, comme le précise Lycurgue, de « laisser à la postérité un témoignage pour le reste des temps de leur indignation à l’égard des traîtres. » (Contre Léocrate, 119). Vincent Azoulay, à qui nous devons une ample analyse de ces événements et de leur interprétation (Les tyrannicides d’Athènes. Vie et mort de deux statues, Paris, 2014), rapporte que l’histoire d’Athènes révèle d’autres réactions civiques visant à « figer dans la pierre ou le métal le souvenir d’une faute » : statues en or que des archontes athéniens convaincus de corruption devaient consacrer à Delphes, ou des statues en bronze érigées dans le sanctuaire d’Olympie par des athlètes ayant donné ou reçu des pots-de-vin. De quelle époque datent ces exemples salutaires ? En a-t-on des vestiges à l’époque hellénistique ? Après Alexandre le Grand, on connaît une statue de Démétrios Poliorcète (336-283) qui fut fracassée et jetée dans un puits. Sanction de la vie privée d’un amateur de luxe installant, nous dit Plutarque, ses courtisanes dans le Parthénon ? Les souverains ne sont pas les seuls visés : à Delphes même, une inscription finit aussi dans un puits, elle était en l’honneur d’Aristote et de son parent et disciple Callisthène ‒ personnage il est vrai controversé et dont la fin fut tragique.

Pour en terminer avec la Grèce antique, signalons l’originalité de celui qui en 356 mit le feu au temple d’Artémis d’Éphèse, considéré alors comme l’une des Sept Merveilles du monde. Pour quel motif ? Cupiditate gloriae, nous dit Valère-Maxime : « Mais voici un exemple où la passion de la gloire alla jusqu’au sacrilège. Il s’est trouvé un homme qui s’avisa de mettre le feu au temple de Diane, à Éphèse, afin que la destruction d’un si magnifique ouvrage répandît son nom dans tout l’univers. Il avoua cette intention insensée lorsqu’il fut sur le chevalet. Les Éphésiens avaient eu la sagesse d’abolir par décret la mémoire d’un homme si exécrable. » Seule concession peut-être à la curiosité de ses lecteurs, Valère-Maxime précise : « Mais l’éloquent Théopompe l’a nommé dans ses livres d’Histoires » (Faits et dits mémorables, VIII, xiv, 5 ; traduction P. Constant, coll. Garnier, t. 2, p. 263). Il s’appelait Érostrate. Ce détraqué a-t-il donné de l’idée à celles qui ont tenté dernièrement de barbouiller la Joconde ? En tout cas, Érostrate ne paraît pas avoir réussi à gagner en notoriété, à en juger d’après le petit nombre de dictionnaires où apparaît son nom et son absence, semble-t-il, de l’importante notice (n. 115) que consacre à Théopompe F. Jacoby (Die Fragmente der griechischen Historiker, II B, 1, Berlin, 1927).

Le sort réservé aux « mauvais empereurs »

Le syntagme damnatio memoriae ne se trouve pas dans les textes, mais aurait été créé en 1689 dans une dissertation de Christoph Schreiter et Johann Heinrich Gerlach. À Rome, la damnatio memoriae ne frappe pas seulement, comme on le croit parfois, les souverains, leurs proches ou leurs compétiteurs. Il est vrai que certains « mauvais » empereurs n’échappèrent pas à ce destin : Néron (Suétone, Nero, 49) et l’éphémère Didius Julianus (Ϯ 193 ; Dion Cassius, 73). S’agissant de Domitien, les sénateurs, non seulement manifestèrent leur allégresse, mais ordonnèrent « même qu’on apportât des échelles pour détacher séance tenante ses écussons et ses portraits, qu’ils firent jeter par terre dans la salle même », enfin ils décrétèrent « que l’on effacerait partout ses inscriptions et que l’on abolirait complètement sa mémoire (abolendamque omnem memoriam decerneret) » (Suétone, Domitianus, 23). Je ne sais si on a cherché à dresser une liste exhaustive des empereurs, usurpateurs et de leurs maîtresses frappés de damnatio memoriae. Une bonne vingtaine de Marc-Antoine à Magnence (350-353) ? Encore plusieurs ont-ils été réhabilités partiellement. En revanche, la damnatio memoriae de l’éphémère Geta (empereur en 211-212) a été, selon Dion Cassius (77, 12) l’une des plus rigoureuses, par la volonté de son frère Caracalla, puisque le cognomen Geta de Lucius Lusius Geta, préfet d’Égypte en 54, fut même martelé. Mais en réalité, ces mesures trouvaient certaines limites, car il n’était guère possible de retirer de la circulation toutes les monnaies à l’effigie du souverain dont on voulait effacer la mémoire.

Les dispositions du droit privé romain

Laissons ces figures de premier plan pour nous attacher à la législation romaine, qui visait toute personne tombée sous le coup d’une action de maiestate, antérieurement perduellio sous certains aspects. Dans le cas d’une causa maiestatis, le praenomen du coupable ne pouvait plus être transmis dans sa famille, ses imagines devaient être détruites. En principe son nom était rayé des inscriptions et les monnaies portant son effigie étaient retirées de la circulation. Ses biens étaient saisis, mais cette évaluation est souvent difficile à établir par les historiens. De fait, le Code Justinien fait état de ces dispositions dans la section relative au droit successoral (VII, 2, 2 : affranchissements d’esclaves) et à la Lex Julia maiestatis (IX, 8, 6, 2 ; cf. César en 46 av. J.-C. et Auguste en 8 av. J.-C.) : les dernières volontés d’un testateur et ses donations mortis causa perdaient leur validité.

Si la peine encourue ‒ effacement de la mémoire ‒ est claire, il s’en faut de beaucoup que le soient les modalités de son exécution. Roland Delmaire s’est livré à une enquête minutieuse au Bas-Empire, enrichie de tableaux, « à travers les textes, la législation et les inscriptions » (Cahiers Glotz, 14, 2003, p. 299-310). S’appuyant sur de rares textes de saint Ambroise et de saint Jean Chrysostome, il a d’abord mis en lumière la part d’appréciation des cités dans l’application des mesures, ce qui explique les grandes différences qu’observent de nos jours les historiens. Garder chez soi un portrait d’un tyran (entendons au Bas-Empire un empereur illégitime), c’était s’exposer à une condamnation. Pour les statues, on admettait de ne changer … que la tête, à condition de modifier aussi le nom porté sur la base. Nous ne connaissons aucune loi qui prévoie l’effacement du nom et le retrait « des monnaies des usurpateurs et les trouvailles archéologiques prouvent de manière évidente qu’elles circulent bien après la chute de ceux-ci (p. 302) ». R. Delmaire n’a relevé que trois lois qui mentionnent l’abolition du nom et il a souligné une grande incohérence dans le martelage des noms : noms d’usurpateurs restés intacts, noms martelés dont l’explication nous reste inconnue, noms impériaux martelés partiellement, à plusieurs reprises ou malgré l’absence de condamnation officielle (Dioclétien, Galère, Julien). Enfin la pratique du martelage « disparaît pratiquement après Julien » (p. 305). 

Comment les chrétiens gardaient mémoire

Quittons maintenant les institutions impériales romaines, marquées par l’écart entre le droit et la pratique, confrontées au christianisme, pour aborder le monde biblique. Assurément, la préoccupation des chrétiens n’est pas en priorité de préserver leur nom dans la société. On constate le souci des fidèles d’être « inscrits dans le livre ». Entendons-nous bien : le livre, dont les artisans du Veau d’Or (Exode 32, 32-33) pouvaient être effacés, n’est pas le « livre de vie » du Nouveau Testament. Ce livre-ci symbolise en effet le souvenir fidèle du Seigneur, qui prépare pour lui la vie éternelle (cf. Philippiens 4, 3 ; Apocalypse 3, 5 ; 13, 8 ; 17, 8). Mais si Jésus invite ses disciples à se réjouir surtout de ce que « leurs noms soient inscrits dans les cieux » (Luc 10, 20), il y a aussi une autre « inscription » qui compte pour les fidèles (ou certains d’entre eux), celle de figurer sur les diptyques. Naturellement il ne s’agit pas ici des diptyques consulaires (ou d’autres magistrats au Bas-Empire), mais des diptyques dont on se servait durant la liturgie.

La disposition – deux volets qu’on ramenait l’un sur l’autre, ou un nombre supérieur – en était la même que les diptyques de luxe, ouvrages d’art, parfois d’ivoire, que les magistrats offraient à leurs amis. Les noms des chrétiens qui y figuraient n’étaient pas des listes de baptisés ou de clercs, mais les noms des personnes inscrites étaient appelés à entrer dans la prière litanique. Quand leur nombre fut très important, on a eu recours à des livres et la lecture en était faite à certains jours ou, dans les monastères occidentaux, à l’office de prime ou de tierce.

Assez tôt on distingua deux catégories de listes, celle des personnes pour lesquelles on offrait le sacrifice de la messe (offrande pour les morts, dont la correspondance de saint Cyprien offre, semble-t-il, un premier exemple) ; celle des personnes qui contribuent aux offrandes d’une manière ou d’une autre (listes les plus importantes en Occident). Les deux listes, lues par le diacre, sont bien établies dans les Églises de Constantinople et d’Alexandrie dès la fin du IVe siècle. La liturgie de saint Basile détaillera davantage le rôle des vivants. À quel moment de la prière eucharistique ou anaphore la lecture des diptyques avait-elle lieu ? On observe des différences – avant ou après la consécration, voire après le baiser de paix en Syrie. Au Moyen Âge, la crainte que des noms soient oubliés a conduit à ce qu’on grave ceux des défunts sur l’autel même ou qu’on les écrive sur les sacramentaires eux-mêmes, voire dans les marges.

Il est temps de revenir au sens même de l’inscription sur les diptyques : c’est le signe officiel de la pleine communion avec l’Église. Le nom de l’évêque de Rome devait y être inscrit, pratique toujours en usage dans les communautés en communion avec le Siège apostolique. De son côté, le pape intervint à plusieurs reprises pour interdire l’inscription sur les diptyques d’un archevêque de Constantinople : ainsi Innocent Ier à l’égard d’Arsace († 405) et Gélase Ier à l’égard d’Euphemius († 515).

Assez tôt, on assiste à des actions ou des recours pour maintenir l’inscription ou en prononcer la radiation (cas de Marcien, évêque d’Arles, v. 250). Laissons de côté le concile d’Elvire (c. 29), puisque non seulement sa date, mais son existence même, a été récemment remise en question par plusieurs chercheurs. Saint Augustin, quant à lui, se refuse en 401-403 à rayer le prêtre catholique Boniface de la liste des prêtres de l’Église d’Hippone.

C’est surtout aux Ve et VIe siècles que l’inscription ou non sur les diptyques prend une importance cruciale, car elle constitue une preuve formelle d’orthodoxie. Le cas de Jean Chrysostome est particulier ; selon Facundus d’Hermiane, il a été inscrit (temporairement) non parmi les évêques, mais seulement parmi les prêtres, diacres et laïcs. Au concile d’Éphèse (431), Cyrille d’Alexandrie et Nestorius ont été radiés. À Chalcédoine (451), lors des sessions du 13 avril et du 19 juin, les noms de Dioscore d’Alexandrie, de Juvénal de Jérusalem et d’Eustathe de Béryte, figuraient bien sur les diptyques, ce qui prouvait leur orthodoxie. Au siècle suivant, le synode de Mopsueste (17. VI. 550), réuni tout spécialement à ce sujet, nous apprend qu’il y avait deux séries de diptyques confiés à la garde du cimèliarque (κειμηλιάρχης ) en même temps que les vases sacrés, signe de la grande valeur qu’on attachait à ces documents. L’objet de ce synode était de déterminer si le nom de Théodore de Mopsueste était inscrit sur les diptyques de cette ville, et on en avait conclu que son nom en avait été rayé « à une époque dont nul, de mémoire d’homme, n’avait le souvenir. » Sans entrer ici dans le détail de la querelle des Trois Chapitres, retenons simplement que l’absence d’un nom sur les diptyques équivalait à une preuve d’hétérodoxie. Quant au pape Vigile (Justinien demanda au IIe concile œcuménique de Constantinople de 553 de rayer son nom), il refusa dans son Constitutum du 26. V. 553, de condamner la mémoire d’un évêque mort dans la communion de l’Église, ce qui eût été contraire à la pratique de l’Église romaine et d’autres Églises – distinguant à juste titre des propositions théologiques discutables ou erronées et la personne même qui les avait avancées. À la fin du Moyen Âge, un cas explicite est celui de la condamnation du réformateur Jean Wyclif († 1384) par le concile de Constance (session viii, le 4 mai 1415 : « suam memoriam condemnando »), stipulant « que son corps et ses ossements, s’ils peuvent être distingués des corps des autres fidèles, seront exhumés et jetés loin de la sépulture ecclésiastique, conformément aux sanctions légitimes et canoniques. »

Des cas de damnatio memoriae frappant des œuvres « païennes » sont-ils avérés de la part des autorités chrétiennes ? Une réponse affirmative, souvent alléguée, s’avère sans fondement d’après l’enquête conduite par W. Speyer (Büchervernichtung und Zensur des Geistes bei Heiden, Juden und Christen, Stuttgart, 1981). En revanche, les exemples ne manquent pas de décisions impériales ou conciliaires frappant les œuvres des « hérétiques ».

Mesures impériales et conciliaires

L’empereur Constantin le premier édicte, juste après le concile de Nicée (clos le 25. VII. 325), que « si, l’on découvre quelque écrit composé par Arius, il sera livré au feu, pour que non seulement on fasse disparaître ses enseignements pervers, mais qu’il ne reste absolument aucun souvenir (ὑπόμνημα) de lui » (loi non recueillie dans le Code Théodosien, et transmise par l’historien Socrate, Histoire ecclésiastique, I, 9, 30 ; traduction de P. Maraval, Sources chrétiennes 477, Paris 2004, p. 125 ; pour la version arménienne, voir Ch. Mercier, Revue des Études arméniennes, n. s., t. 15, 1981, p. 198).

Une loi d’Arcadius du 4 mars 398 frappe de la même manière les livres des montanistes et des eunomiens : « Nous ordonnons à bon droit que les livres qui contiennent l’enseignement et la doctrine de tous leurs crimes (scelerum) soient aussitôt recherchés avec la plus grande sagacité et livrés par l’autorité compétente pour être brûlés sur le champ en présence des juges. » (Code Théodosien XVI, 5, 34 ; éd. J. Rougé, R. Delmaire et F. Richard, Sources chrétiennes 497, Paris 2005, p. 277-279). Au siècle suivant, le même sort attend les « livres impies du criminel et sacrilège Nestorius » : (…) « Nous décrétons que, recherchés avec un zèle diligent, ils soient brûlés sur la place publique (publice comburi decernimus) » (XVI, 5, 66 ; Sources chrétiennes 497, p. 339).

Les éditeurs signalent à juste titre (p. 278, n. 1) que les livres d’astrologie seront détruits pareillement sous Théodose II (Loi du I. II. 408 ; Code Théodosien, IX, 16, 12). Ceux des manichéens avaient connu la même condamnation sous la Tétrarchie (31 mars 302) : « Nous ordonnons en effet que les auteurs et les leaders, en même temps que leurs écrits abominables, soient soumis à un châtiment plus sévère, jusqu’à être livrés aux flammes » (Mosaicarum et Romanarum Collatio Legum, XV, 3 .1 .6).

Les dispositions conciliaires, à côté, apparaissent bien moins radicales, du moins dans les premiers siècles : le clerc qui lit publiquement dans l’église des livres des impies sera dégradé (Canons apostoliques, c. 60, vers 400 [?]). Les livres des hérétiques devaient être déposés à l’évêché de Constantinople (concile de Nicée II [787], canon 9) et si quelqu’un en garde un en le cachant, il sera déposé, s’il est clerc ; excommunié, s’il est laïc (ibid.). Le concile de Constantinople de 869-870 interdit la conservation, sous quelque façon, « [des] affirmations écrites des auteurs d’une telle impiété », sous peine d’anathème et d’être compté comme « étranger à la foi et au culte des chrétiens (canon 11). À la fin du Moyen Âge, une semblable mesure restrictive visera l’impression des livres en général (10e session, le 4. V. 1515 du concile de Latran), mais cela n’entre plus dans le cadre de cette petite enquête.

Le mot memoria figure parfois en Occident sur des coffrets renfermant non pas des reliques à proprement parler, mais des brandea, simples bandeaux d’étoffe ayant touché quelque objet vénéré (en Occident on ne sectionnait pas les corps). Memoria évoquait dans ce cas le (bon) souvenir du défunt laissé aux survivants (ainsi à El-Djem, Tunisie). Il arrive même, dans les provinces du Midi de la Gaule, qu’on lise l’adjectif bonae memor[ius[.

Il s’avère donc à la fois que l’inscription dans les diptyques revêtait la plus grande importance dans la chrétienté tant d’Orient que d’Occident, mais que l’inscription ou la radiation sur les diptyques ne visait que des personnes, des individus – pas des groupes.

Extension actuelle de la condamnation de la mémoire

Ce début du XXIe siècle, si prompt par ailleurs à se vanter d’ouverture et de libéralisme, multiplie sous diverses formes les dispositions qui relèvent de la damnatio memoriae, et ce dans les régimes qui se disent démocratiques et parfois en revendiquent le qualificatif. Certains, tel Robyn Faith Walsh, voient dans la damnatio memoriae « la cancel culture de la Rome antique ». Cette généralisation nous paraît bien abusive. Nous pencher sur d’autres types de régime ne serait guère pertinent pour notre sujet. Plusieurs de ces mesures nous rappellent le renversement des tyrans de la Grèce Antique (à risque équivalent pour leurs auteurs ? on peut en douter). Songeons ici aux images qui ont passé en boucle voilà quelques décennies, où l’on voyait des manifestants abattre la statue, ici, de Staline ; là, de Ceausescu ; là encore, de Saddam Hussein (2003). La mise en pièces de statues a pu atteindre des nombres très élevés (1320 statues de Lénine en Ukraine !). Plus récemment, ce ne sont pas dans des pays qui venaient de mettre un terme à une dictature que de telles scènes de révolte se sont produites : citons le déboulonnage ou la dégradation des statues du marchand Edward Coston (7. VI. 2020), du gynécologue J. Marion Sims, du roi des Belges Léopold II, et chez nous de Jean Baptiste Colbert, dont la statue se dresse devant l’Assemblée Nationale. L’inventaire et l’interprétation de ces déboulonnages devient même un sujet de mémoire universitaire. Sarah Gensburger (CNRS et Université de Paris Nanterre), nous apprend dans un article en ligne (2020) que « nos collègues anglophones ont forgé le néologisme de decommemoration pour parler de ce phénomène déjà ancien de déboulonnage de statues ou, plus largement, de retrait de l’espace public de rappels du passé. » Dans son panorama de la portée des déboulonnages, l’auteur ne fait aucune mention ‒ est-ce volontaire ? ‒ de l’héroïsme des Tyrannicides, mais il est évident que la furie de certains « déboulonneurs » d’aujourd’hui n’a rien à voir avec les nobles sentiments du sculpteur Anténor ! Depuis peu, ce sont les plaques de rue que certains groupes arrachent et tout dernièrement, c’est un établissement scolaire de Marseille qui a été rebaptisé par la municipalité ‘’École Simone de Beauvoir’’, au grand scandale d’un élu qui rappelait le soutien de l’intéressée à des pédophiles notoires.

Moins spectaculaires, mais non moins médiatisées, les propositions de retrait de titres honorifiques ou de décorations, telle la Légion d’Honneur. Le monde de l’art lui-même est maintenant gagné par ce mouvement de déconstruction : Didier Ryckner, historien de l’art et défenseur du patrimoine, alerte dans Mauvais genre au musée (Les Belles Lettres, 2025) sur ce qui devient une transformation des collections et de leur présentation. « Les partisans de cette tendance, écrit-il, réinventent l’histoire comme elle aurait dû être, et non comme elle a été. »

Dans cet enfouissement, jusqu’où ira-t-on ? Jadis, nous l’avons entrevu, la damnatio memoriae avait pour cause un acte repréhensible défendu par la loi, une doctrine ou pour le moins, une opinion. En tous cas, un grief bien identifiable, voire exprimé clairement. Aujourd’hui, c’est tout autre chose : pas besoin de réquisitoire, pas de sentence ! En substitution, la condamnation à l’oubli, l’oubli volontaire dans les medias, les « réseaux sociaux », les ouvrages scolaires. Aux yeux des censeurs ‒ que ceux-ci se réclament ou non du wokisme ou que, par crainte ou pour assurer leur carrière, ils y adhèrent in petto ‒ ceux qui s’enhardissent à évoquer la geste d’autrefois, ont le tort d’exister tout simplement.

Le poète Properce (vers 50 - vers 15 av. J.-C. [?]) pouvait encore, à l’instar des plus grands, espérer et croître dans la postérité :

Nec non ille tui casus memorator Homerus

posteritate suum crescere sensit opus ;

meque inter seros laudabit Roma nepotes. (III, 1, 33-35)

« De même l’illustre Homère, qui a rappelé ta chute [celle de Troie], a senti son œuvre grandir dans la postérité ; et moi, Rome me louera chez ses derniers neveux » (trad. de S. Viarre, modifiée, CUF, 2005, p. 88).

Ironie du sort ? Il se trouve que précisément le substantif memorator employé (peut-être créé ?) par Properce n’a pas été repris par les auteurs « classiques », ni même dans la littérature latine postérieure. En effet, d’après la Library of Latin Texts, la forme memoratorum (dans 94 occurrences sur 95) est le génitif pluriel de l’adjectif memoratus, « rappelé », « rappelé plus haut » (supra, superius), comme on le constate d’après le contexte : œuvres d’auteurs chrétiens, textes des Codes Théodosien et Justinien, documents médiévaux.

De nos jours, tout memorator de notre passé glorieux ou discutable ne court-il pas un risque ? Dans la Préface de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien énumérait lucidement et avec esprit les adversaires d’un ouvrage tel que le sien. Il était conscient de faire œuvre utile (§ 16), attaché à citer ses sources, de manière à ne pas paraître s’approprier le travail d’autrui (§ 21), et prêt à affronter quelque Zoïle que ce soit (§ 28) ; il méprisait les folliculaires « qui veulent se tailler une renommée en rabaissant le savoir d’autrui » (§ 30 ; traduction de J. Beaujeu, CUF, t. I, Paris 1950, p. 56). Pline, homme modeste et courageux, n’avait pas entrevu la trappe de l’oubli, le black out. Comment s’y opposer aujourd’hui ?

Certains laissent faire ; beaucoup, c’est heureux, tiennent bon. L’avenir devrait donner raison à ces derniers : par quel miracle en effet les artisans de l’oubli échapperaient-ils eux-mêmes à la damnatio qu’ils ont suscitée ou encouragée ?

 

Benoît Gain

Professeur émérite de l’Université de Grenoble-Alpes

 

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Dieu sous la peau ? Réflexions sur le tatouage

Écrit par : Etienne Harant
Publié le : 26 Février 2025
  • anthropologie

Nous publions ici un entretien avec fr. Etienne Harant sur le tatouage, pratique ancienne[1] mais aujourd’hui populaire[2], ainsi que sur ses enjeux anthropologiques et moraux. Il s’agit d’ouvrir, par ce texte, une réflexion proprement chrétienne sur ce sujet délicat et d’apporter quelques éléments de discernement.

La rédaction : Une première question, très simple, mais fondamentale : la Bible parle-t-elle du tatouage ?

fr. Etienne Harant : On trouve dans le livre du Lévitique cette prescription : « Pour un mort, vous ne vous ferez pas d’incisions sur le corps. Vous ne vous ferez pas faire de tatouage[3]. Je suis le Seigneur. » (Lv 19.28)

L’interdiction semble claire. Les fils d’Israël ne doivent pas se faire de marques sur le corps, car ce corps ne leur appartient pas, mais il est à Dieu[4].

Il faut noter cependant que la remarque prend place dans un ensemble de pratiques païennes, et les lois mosaïques visent en priorité à distinguer le peuple hébreu de ses voisins. C’est donc notamment dans cette logique de distinction civile et religieuse que le tatouage semble interdit. Ils sont le peuple qu’Adonaï s’est choisi, et aucune autre appartenance ne doit venir remettre en question ce choix divin. Ils sont le peuple qu’Adonaï s’est choisi, et aucune autre marque d’appartenance ne doit venir remettre en question ce choix divin.

Pour cette raison contextuelle, pensez-vous que cette prescription biblique serait abolie et que le tatouage serait autorisé ?

Cette interdiction pourrait être, en effet, interprétée comme faisant partie des prescriptions qui ont été abolies par le sacrifice du Christ. Si nous étions encore tenus aux prescriptions du Lévitique, nous ferions des entorses bien plus graves à la Loi de Moïse en dégustant un plateau de fruits de mer, ou un barbecue, plutôt que de nous marquer la peau…

Y a-t-il d’autres versets bibliques qui évoquent de près ou de loin le tatouage ?

Le sujet du tatouage ne semble pas clos au livre du Lévitique et diverses mentions de « marquages » peuvent attirer notre attention. Le prophète Isaïe fait allusion à une écriture sur la main : « Un autre encore écrira sur sa main[5] : « Je suis au Seigneur ! » et il prendra le nom d’Israël » (Is 44.5). La pratique du tatouage étant déjà connue dans la lointaine antiquité, ce verset peut très bien se comprendre au sens littéral de mots insérés sous la peau avec de l’encre.

Un passage de l’épître aux Galates pose aussi question. En effet, S. Paul y fait mention de « marques » des souffrances du Christ qu’il aurait reçues[6]. S. Paul emploie le terme de στίγματα (stigmata) qui a donné en français celui de « stigmates ». Mais en grec, il signifie aussi une marque faite au fer ou à l’encre qui signifie une appartenance, comme par exemple pour les légionnaires ou les esclaves. Là encore, une interprétation littérale allant dans le sens du tatouage ne semble pas pouvoir être écartée a priori.

L’Écriture sainte suggère donc que le tatouage n’est pas un acte banal. Quelles ont été les conséquences de cette affirmation dans l’histoire de l’Église ?

En effet, être tatoué d’une représentation de quelque chose ou de quelqu’un, c’est avoir ce quelque chose ou ce quelqu’un dans la peau, et ce qui marque la peau prend possession de cette peau de quelque manière. À qui la peau tatouée appartient-elle ? Au tatoué que sa peau contient, ou bien à celui dont la marque s’y trouve gravée ? La même attitude se retrouve au cours de l’histoire de l’Église, dans les règles qui ont cherché à discipliner la pratique des tatouages chez les chrétiens. Le contexte culturel jouait alors un rôle important pour faire pencher la balance du côté de l’éloge (par exemple dans la vénération pour les stigmatisés, comme récemment le Padre Pio) ou du côté du blâme. Ainsi nous sommes issus de la culture gréco-latine, qui a façonné une conception d’un corps parfait absent de marques (cicatrices, tatouages, ou piercing), à la différence des barbares qui pratiquaient abondamment cela[7]. L’Église, en évangélisant ces peuples, a cherché à instaurer de nouvelles pratiques qui mettaient à l’abri d’un retour au paganisme. Ceci pourrait expliquer une certaine méfiance à l’égard du tatouage largement pratiqué dans la grande majorité des peuples tant d’Europe du Nord que d’Orient, avec souvent un caractère religieux. En plus de la signification à caractère païen, cette pratique pose des questions théologiques, notamment dans le rapport au corps.

Le tatouage est donc l’indice d’une quête d’identité. Que penser du geste même de marquer sa chair ? Que dit-il du rapport à soi ?

Le geste d’insérer de l’encre sous la peau est chargé de sens. On peut certes en manquer la portée sur le moment. Ainsi le coup de tête d’une soirée un peu arrosée, ou la seule envie de se faire reproduire le même tatouage que sa vedette préférée reportent la prise de conscience à plus tard. Mais qu’on y réfléchisse avant ou après, le tatouage ne marque pas que la peau.

Se marquer la peau avec un signe, un mot ou une phrase est d’abord une recherche de réappropriation du corps. « La marque corporelle est souvent une prise d'autonomie, une manière symbolique de prendre possession de soi »[8]. Le tatouage serait une manière de signifier, d’abord à soi-même puis aux autres, le lien que nous entretenons avec notre propre corps. Parmi les exemples que donne D. Le Breton, dans son livre Signes d’identité, je voudrais citer l’exemple de L. D. Elle raconte qu’après chacune de ses grossesses, elle a éprouvé le besoin de resignifier à elle-même ce lien avec son corps, après avoir comme « perdu » une partie d’elle-même dans l’accouchement. Ou encore M. P., exposant sur son bras une main de chair serrant une main de squelette avec l’inscription « memento mori », explique qu’elle a fait cela après une tentative de suicide. Le tatouage est pour elle une manière de ne jamais oublier la fragilité de sa propre existence. Ainsi ces marques prennent place dans l’histoire personnelle de la personne. Le tatouage fait aussi régulièrement partie d’un processus de deuil, c’est une manière de laisser partir la personne sans l’oublier, une manière de la fixer. Le tatouage aurait donc des vertus « thérapeutiques » : « le signe cutané est une manière d'apaiser la turbulence du passage d'un statut à un autre, de donner une prise symbolique sur l'événement, et de ritualiser ainsi le changement »[9].

Cette pratique cherche aussi à manifester une individualité. « Le corps, lieu de souveraineté du sujet, est la matière première de son rapport au monde. »[10] Même si, pour l’essentiel des personnes interrogées sur le sujet, ce tatouage semble d’abord fait pour eux-mêmes, sa dimension visible pour autrui est aussi indéniable. Ainsi, un signe sur la peau marque mon unicité.

Les tatouages ont une dimension esthétique, ornementale. Les lettres, par exemple, sont calligraphiées, les dessins et les motifs, parfois extraordinairement travaillés.

La dimension esthétique joue pour beaucoup, en effet, dans la pratique du tatouage. C’est une affaire de goût certes, mais il apparaît clair que cette pratique a engendré une forme d’art qui a ses propres canons et ses genres, et qui compte déjà plusieurs maîtres reconnus.

D’un point de vue anatomique, l’injection d’encre sous le derme n’est pas vraiment une modification corporelle, comme pourrait l’être une scarification ou une ablation. Ce serait plutôt une sorte de maquillage, mais indélébile (ce qui en fait une différence essentielle). C’est d’ailleurs son caractère de permanence qui lui donne en partie sa signification si lourde. Dans le choix de marquer sa peau, il y a tout de même cette volonté de rendre son corps plus beau. De se l’approprier certes, mais par de la beauté. Une certaine aversion naturelle pour cette pratique fait peut-être passer à côté de la réelle valeur esthétique de certaines pièces. Cependant, tant la technique de réalisation que la symbolique qu’elle utilise, peuvent susciter l’admiration et le respect.

D’un point de vue anthropologique, c’est surtout la notion d’appartenance liée au tatouage qui interroge. Cela n’explique-t-il pas son succès aujourd’hui dans une société fluide et éclatée ?

Le marquage de la peau servait avant tout de signe de reconnaissance. Par exemple, les tribus maoris (d’où le mot tatoo est issus d’ailleurs) utilisaient cette pratique comme un mode de communication. En rencontrant un individu, à ses seuls tatouages, il était possible de connaître sa tribu, sa parenté, et même sa fonction au sein de son village. À l’heure actuelle, le choix d’un tatouage répond très rarement à ce sentiment d’appartenance traditionnel et non choisi, et le sens même du symbole inscrit est donné par celui qui l’arbore, en dépit parfois de son sens traditionnel. « Le monde contemporain témoigne du déracinement des anciennes matrices de sens. »[11] Et dans ce monde sans héritage, le tatouage répond à une soif de se rattacher à quelque chose, même si c’est partiellement le fruit d’une imagination. Si le tatouage exhibe une appartenance, elle semble construite par la personne tatouée, plutôt que reçue comme héritage culturel. Cette exacerbation d’individualisme marque en même temps une profonde détresse face à une absence relative d’héritage commun. Alors on invente cet héritage, on se découvre passionné de mythes scandinaves ou égyptiens, de telle angélologie perse, du rite maori ou aztèque. En ce sens, le paganisme semble faire un retour en force par le biais du tatouage. Comme D. S., suivant les exemples de David Le Breton, qui a tatoué sur tout son corps des scènes de la mythologie scandinave alors qu’il vient du canton de Fribourg (Suisse). Il dit trouver dans ces histoires de quoi comprendre sa propre existence et poser des choix éclairés par ces représentations.

Notre corps apparaît, dans l’époque hyper-technologique et virtuelle qui est la nôtre, comme ce qui nous rattache, au fond, à la nature. Le tatouage consacre-t-il le divorce de l’âme et du corps, ou signe-t-il un essai de réconciliation et de retrouvailles ?

Le premier constat que l’on peut faire, c’est que la conception de l’âme comme principe informant et donnant vie au corps n’est plus partagée par l’ensemble de nos contemporains. La révolution sexuelle se veut être l’ultime séparation de l’âme du corps. « Je fais ce que je veux de mon corps, qui n’est que mécanique, cela n’a aucune incidence sur mon identité » (peu importe d’ailleurs le sens que ce mot prend). Cependant, le tatouage vise selon moi strictement l’inverse, il cherche à mettre à fleur de peau ce qui est le plus intime (une pensée, une représentation de soi-même, un évènement marquant…). La pratique du tatouage, par le truchement du symbole, tente de rendre visible l’âme immatérielle qui informe notre corps. « Ce qu'il y a de plus profond, c'est la peau », disait Paul Valéry[12]. Preuve en est que les personnes tatouées ne sont pas toujours disposées à parler de leurs tatouages, arguant un caractère trop intime. Là encore, cette pratique à l’encre cherche peut-être à recréer ce lien dissolu entre le corps et l’esprit, entre mon corps et mon esprit. Il peut être perçu comme cicatrice sur la peau, mais qui vient de l’intérieur, une marque de l’esprit sur le corps. Ce tatouage pourrait être une tentative contemporaine de réappropriation de soi à une époque où tout vise à nous disloquer en parcelles mesurables en vue d’une optimisation. Et son caractère indélébile marque l’engagement total de la personne qui le reçoit. Ce signe sera pour toujours visible sur sa peau et ainsi il dit quelque chose d’immuable (souhaité ou imaginé comme tel au moment de l’acte) de la personne.

D’un autre côté, cette pratique peut se révéler être une sorte d’appropriation totale et démesurée de son corps, qui serait le résultat d’une auto-subjectivité exacerbée. Cette subjectivité trouverait également un écho dans la pratique religieuse. Le tatouage ayant une longue histoire et s’inscrivant bien souvent dans des rites religieux païens, la recrudescence de sa pratique serait partiellement assimilable à une forme de néopaganisme, pratiqué par des « néo-primitifs »[13] sur fond de « religion personnelle », qui serait le fruit d’un monde sans repère qui chercherait du sens dans un antique passé révolu, avant toute influence chrétienne.

Revenons aux enjeux théologiques. Nous savons que le tatouage s’est parfois pratiqué chez les chrétiens en Orient, ce qui semble montrer qu’une évangélisation de cette pratique est possible. Comment envisager cette christianisation ?

Le premier facteur à prendre en compte est le désir de signifier sa dévotion. Il s’agit de faire entrer sous sa peau son appartenance au Christ. Suivant les exemples de David Le Breton, pour T. R. qui arbore un magnifique crucifix sur le torse, cela est clair : « il est mort pour moi et je ne veux jamais l’oublier, l’avoir sous les yeux tous les jours », et sur le mur cela ne semblait pas suffire, il le fallait sur lui ! M.C. dit la même chose, avec son discret « M » entrelacé d’une croix, modèle de la médaille miraculeuse sur l’avant-bras, « en baissant les yeux, je voulais penser à Marie. » Ces marques seraient donc d’abord des « rappels dévotionnels », des stimuli pour la prière, afin de ne jamais perdre de vue celui qu’on aime plus que tout.

Se tatouer un symbole religieux chrétien, c’est manifester sa pleine appartenance au Christ, comme un légionnaire appartient à l’Empire. L’aspect indélébile du tatouage se veut être une garantie de fidélité à cette pleine appartenance, comme un gardien face à l’apostasie. M. C. le fait remarquer : en faisant son tatouage, elle voulait aussi marquer un pas décisif dans sa foi. « Je ne pourrai plus faire marche arrière » dit-elle. C’est l’une des raisons pour lesquelles les coptes se tatouent une croix sur le poignet, pour se garder de toute apostasie dans un pays sous domination musulmane. Dans une société en processus d’apostasie générale, vouloir se protéger de ce mal n’est pas absurde. Et le moyen choisi dans le tatouage a en plus le bon goût d’être esthétique…

Précisons qu’une condition essentielle doit être remplie à ce sujet : le tatouage « dévotionnel » doit être effectivement beau. Ainsi, il ne doit pas chercher à dévaloriser le corps (œuvre de Dieu) mais bien à l’embellir par une beauté conforme à la beauté finale de l’homme dans la béatitude[14]. Le symbole représenté se doit de rendre manifeste cette finalité du corps (le Christ, la Croix, un ange, un saint, …), et non une haine de son propre corps, un motif de péché, ou l’entretien d’un vice. Nous pourrons y revenir.

M. ajoute même, qu’à présent il est comme obligé de parler de sa foi, de témoigner. Un tatouage engage plus qu’une croix autour du cou et interpelle plus radicalement. En effet, il a fallu accepter de passer sous l’aiguille, et cela questionne : en vue de quoi choisir une telle douleur ? T. M. fait remarquer que c’est un outil d’évangélisation et que son tatouage donne lieu à de vraies conversations.

Le souvenir de moments de grâces, d’instants de rencontres tout particulier avec le Dieu vivant, peut également faire l’objet d’un marquage à l’encre sous la peau. Les pèlerinages sont des moments opportuns pour cette pratique. M. d. C. ayant effectué un pèlerinage en Terre Sainte, qui fût une étape marquante dans sa vie spirituelle, en est revenue avec la croix de Jérusalem sur l’avant-bras (le motif désormais classique chez les catholiques). Elle ajoute: « je ne voulais pas inventer un motif, mais prendre quelque chose de traditionnel ». De fait, elle a fait son choix parmi les tampons en bronze de la célèbre Maison Razul dans le souk de Jérusalem, tatoueur chrétien depuis plusieurs générations. 

Dans cette perspective, est-ce que la douleur liée au marquage peut prendre un nouveau sens ?

En effet. Dans cette pratique quasi dévotionnelle de marquer sa peau au nom du Christ, la dimension de la douleur prend un sens renouvelé. Dans le cas du tatouage en phase de deuil, la douleur peut jouer un rôle de catharsis, c’est-à-dire de purification de l’esprit. Il faut cependant ajouter à cela les principes spécifiquement chrétiens que nous avons soulignés, à savoir que la symbolique et ce qui est tatoué soient conformes à l’espérance chrétienne.

Dans le cas d’un tatouage chrétien, cette douleur fait partie du processus, comme une union à la Croix du Christ. T. M. explique que ce crucifix sur son torse représente le sacrifice du Christ pour lui, et que l’aiguille sous sa peau lui a donné une petite occasion d’offrir ces souffrances en union avec celles de la Croix[15]. Cet aspect moral est l’un des critères de discernement de la justesse de cette pratique.

Toutes ces remarques nous permettent de mettre en lumière à la fois l’intention de l’acte de se tatouer, et ses conséquences. L’une comme l’autre peuvent avoir des motifs bons (dévotions, souvenir, évangélisation, …). Nous avons par ailleurs déjà établi que l’acte lui-même du tatouage peut trouver des motifs bons, dans la mesure où il n’est pas une mutilation ou une dégradation du corps, qui serait contraire à l’amour de soi.

Vous avez souligné l’enjeu anthropologique du tatouage. Comment l’anthropologie chrétienne peut-elle éclairer cette pratique ?

L’anthropologie chrétienne professe l’union hylémorphique de l’âme et du corps. L’âme est la forme substantielle du corps[16]. Elle l’anime. Ainsi « l'âme n'est pas faite pour le corps, mais c'est l’inverse : le corps est fait pour le bien de l'âme ».[17] Seulement ce principe immatériel, pourtant présent partout dans le corps du fait de cette union substantielle, peut nous paraitre parfois un peu vague. La pratique du tatouage, par le truchement du symbole, tente de rendre visible cette réalité immatérielle. En ce sens, le tatouage entre dans le cadre de l’œuvre d’art, qui tente de dire par la matière (pierre, bois, pigment, toile, et ici encre et peau) une réalité en soi immatérielle.

Cette manifestation à la surface de son être de ce qui peut se trouver au plus intime, en son cœur même, vise à fortifier cette unité, à l’expérimenter en sa chair. Un religieux qui avait voulu se faire tatouer la croix de Jérusalem pendant un pèlerinage, témoignait que cela lui semblait être une manière d’inscrire dans sa chair sa profession religieuse, une sorte d’incarnation du don de sa vie. À une époque de dématérialisation croissante, de déni du corps en sa faiblesse et de son lien substantiel avec l’âme, est-ce étonnant de voir surgir en réaction de telles affirmations d’incarnation ?

Des critères moraux semblent donc nécessaires. L’exigence de beauté en fait-elle partie ?

L’acte de se marquer la peau, est souvent perçu comme une modification de son corps et donc conçu comme mauvais. Dieu nous a donné un corps tel qu’il est, alors pourquoi le modifier ? L’argument ne manque pas d’une certaine sagesse, mais il pose plus largement la question de la cosmétique et des bijoux…Une paire de perles aux oreilles ne cherche-t-elle pas à rendre plus belle la silhouette d’un visage ? La Création est une œuvre bonne, à laquelle nous sommes appelés à participer. Ajouter à son corps une marque qui nous rappelle le Créateur ne semble pas pouvoir être qualifié de mauvais en soi. Néanmoins, le tatouage ne peut pas être mis sur le même plan qu’un simple ornement car il est permanent.

La permanence du tatouage joue un rôle déterminant dans sa qualification morale. Le choix de marquer sa peau de manière indélébile rend explicite le rapport entretenu avec le corps et sa finalité. Ce rapport peut être bon ou mauvais. Ce lien entre chair et esprit que semble renforcer cette marque sur la peau est aussi une expression de la perception de soi-même et de son rapport aux autres, et in fine à Dieu.

Finalement, quels critères moraux peut-on donner pour juger de la bonté d’un tatouage ?

Pour qu’un acte soit jugé bon en théologie morale, il faut qu’à la fois l’intention, l’acte lui-même et ses conséquences le soient. Or, les analyses ci-dessus montrent qu’il est possible dans le cas du tatouage de montrer une réelle bonté dans toutes les dimensions de l’acte en question. Si le tatouage vise à renforcer l’unité de mon être en vue du service de Dieu, il ne semble pas qu’il y ait dans un tel acte un mal intrinsèque. En revanche, le tatouage peut s’avérer être un acte moralement mauvais dans la mesure où il servirait à nier toute origine et appartenance divine du corps, au profit d’une simple recherche de réalisation de soi par une appartenance à une pseudo-communauté. Ainsi, il serait mauvais dans la mesure où il procèderait d’une haine de soi ou de Dieu, où il mutilerait le corps ou le dégraderait, par le choix d’un motif inconvenant, malsain ou tout simplement insignifiant.

En revanche, pour qu’un tatouage soit jugé moralement bon, il devra signifier, notamment par sa beauté, l’appartenance à Dieu dans toutes les dimensions de la personne. L’intention à elle seule ne suffit pas, cet aspect subjectif de l’acte devra être cohérent avec le choix du motif représenté. La signification des symboles ne sont pas qu’arbitraires et ne dépendent pas uniquement de la subjectivité de chacun. Certains mots, signes, noms, formes et assemblages ont une histoire qu’il serait présomptueux de négliger dans un acte aussi lourd de sens. Le tatouage se devra donc d’être un embellissement du corps au service de la manifestation de la gloire de Dieu.

Pour terminer, quels enseignements pouvons-nous tirer de la recrudescence du phénomène du tatouage ?

La dimension symbolique du tatouage, en plus de sa pratique très répandue, en fait un sujet d’étude réel pour l’anthropologie chrétienne. Il semble répondre à bon nombre d’aspirations de nos contemporains en faisant appel à des pratiques ancrées (ou encrées ?) dans l’humanité depuis la nuit des temps. Le progrès ne semble pas aussi linéaire qu’une certaine philosophie voudrait nous le faire penser. Est-ce pour autant un simple « retour » que nous observons ? Nous ne sommes plus dans une ère pré-chrétienne, mais bien post-chrétienne. En ce sens les relations avec la société ne sont plus pensables dans le même cadre. Cette large pratique du tatouage semble trouver un écho et un sens dans un contexte religieux chez les disciples du Christ. Il semble même être une réponse dévotionnelle contemporaine. Ces pratiques changent et sont à l’image du temps et des mœurs où l’Evangile est proclamé.

Fr. Etienne Harant, o.p.

 

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[1] Des archéologues ont exhumé des momies tatouées datant de 5200 ans avant JC. Cette pratique semble universelle puisque de telles découvertes ont été réalisées sur les cinq continents.↩

[2] Un sondage Ifop datant de 2017 indique que 14% des français sont tatoués et 27% des moins de 35 ans (cf. Les Français et le tatouage - IFOP).↩

[3] Le nom commun employé ici dans les textes tant hébreux que grec, est un hapax. On ne trouve ce mot qu’une seule fois dans toute la Bible. Ainsi le contexte (un marquage dans la chair) nous permet de traduire par « tatouage » mais aucune autre occurrence ne permet de comparaisons lexicales.↩

[4] On retrouvera cette conviction chez Saint Paul. Par exemple : « Les aliments sont pour le ventre, et le ventre pour les aliments ; or Dieu fera disparaître et ceux-ci et celui-là. Le corps n’est pas pour la débauche, il est pour le Seigneur, et le Seigneur est pour le corps” (I Co 6.13)↩

[5] Ce « marquage » des élus se retrouve à plusieurs reprises de la Genèse à l’Apocalypse (par ex : Gn 4.15 ; Ex 13.16 ; Ez 9.3 ; Ap 7.2 et Ap 22.4) et plusieurs Pères de l’Eglise y ont vu une préfiguration du caractère baptismal imprimé dans l’âme. C’est souvent le terme de σφραγίς (sceau) qui est employé pour désigner le résultat de ce marquage. Ce terme renvoi à l’idée d’un signe apposé qui est indélébile.↩

[6] Cf. Ga 6.17.↩

[7] « Le stigmate corporel symbolisait l'aliénation à l'autre dans la société grecque antique, aujourd'hui, à l'inverse, la marque corporelle affiche l'appartenance à soi » Le Breton David, Signes d’identité, A.m. Metailie, Paris, 2002, p. 20. De plus, certains peuples aux limites de l’Empire Romain ont même été nommés par le fait qu’ils étaient « marqués » : lesPictes.↩

[8] Le Breton David, Signes d’identité, Metailié, Paris, 2002, p. 11.↩

[9] Le Breton David, Signes d’identité, p. 15.↩

[10] Le Breton David, Signes d’identité, p. 16. Dans une vision d’anthropologie chrétienne, considérer le corps comme simple matière modifiable, n’est pas concevable. La fin de l'entretien présentera plus en détails la pensée chrétienne concernant la relation au corps et l’incidence de le marquer de manière irréversible.↩

[11] Le Breton David, Signes d’identité, 2002, p. 15.↩

[12] Valéry Paul, L’Idée Fixe, Gallimard, 1933.↩

[13] Cf. Le Breton David, Signes d’identité, p. 125.↩

[14] Les stigmates du Christ après sa résurrection sont un bon point de repère pour cette question. Ces marques sont un signe de la gloire du ressuscité. Saint Thomas d'Aquin, Somme de théologie, IIIa, q. 54, a. 4, ad 1 : « Les cicatrices demeurées sur le corps du Christ n’impliquent ni corruption ni déficience, elles signifient plutôt un comble de gloire, car elles sont le signe de sa vertu et une beauté spéciale apparaîtra à leur emplacement. »↩

[15] Nous mentionnons, sans pouvoir le traiter ici, la possible dépendance que crée la pratique du tatouage. L’expérience montre que les personnes tatouées se limitent rarement à une seule expérience. Le cocktail endocrinologique sécrété lors d’une séance de tatouage semble y être pour beaucoup.↩

[16] Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 76, a. 1.↩

[17] Putallaz François Xavier, L'âme humaine, Ia q. 75-83, Cerf, Paris 2018, p. 653.↩

L’espérance, vertu du pèlerin

Écrit par : Ghislain-Marie Grange
Publié le : 31 Janvier 2025
  • théologie morale
  • Espérance
  • Vertu théologale
  • Jubilé

La vertu d’espérance est un thème très fréquent du Magistère récent. En examinant les documents des dernières décennies, depuis le concile Vatican II, nous trouvons la constitution Gaudium et spes, puis l’encyclique de Benoît XVI Spe salvi, entièrement consacrée à ce thème. C’était également un point d’insistance de Jean-Paul II, qui a choisi d’intituler l’un de ses ouvrages d’entretien Entrez dans l’espérance.

C’est enfin l’un des thèmes préférés du pape François. Il l’aborde dans Evangelii gaudium où il dresse le constat que dans les pays dits riches, « la crainte et la désespérance s’emparent du cœur de nombreuses personnes » (no 52). La joie de l’Évangile ne se fondera que sur l’espérance. Cette vertu est également mentionnée dans Laudato si (no 61 et 74). Nous trouvons enfin la bulle d’indiction de l’année jubilaire 2025 : Spes non confundit, « l’espérance ne déçoit pas ».

La constance de cet intérêt s’explique sans doute facilement. D’une part l’espérance est une vertu théologale qui nécessite d’être régulièrement rappelée. Alors que la foi et la charité occupent une place importante dans l’enseignement chrétien, l’espérance reste souvent dans l’ombre. Elle est la petite sœur qui est facilement oubliée, « cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout », comme dit Charles Péguy[1]. On peut se demander si cette place de petite sœur est véritablement méritée.

D’autre part, la situation de l’homme dans le monde rend plus urgente la nécessité d’aborder ce thème. À l’époque du concile Vatican II, les idéologies totalitaires proposaient une forme d’espérance en opposition avec l’enseignement de l’Évangile, en promettant un paradis sur terre. L’Église devait alors rappeler que le véritable paradis se trouve seulement au ciel. Il a fallu quelques millions de morts pour qu’on finisse par entendre la voix de la raison. Aujourd’hui, la situation s’est retournée : il n’y a plus de paradis du tout. L’homme est laissé seul devant des crises multiples : financières, écologiques, géopolitiques, etc. Dans ce contexte, l’enseignement sur l’espérance devient d’une importance cruciale. Qu’est-ce que la vertu d’espérance ?

 

I. Nature de la vertu d’espérance

L’homme attend toujours quelque chose. Avant d’être un homme qui espère d’espérance, l’homme vit d’abord de l’espoir. La langue française distingue l’espoir, qui est humain, et l’espérance, qui est une vertu théologale. Cette distinction n’existe pas dans la plupart des langues et même en français, les deux termes sont liés par un même verbe : espérer.

 

L’espoir dans la vie humaine

Chez l’homme, l’espoir est omniprésent. Saint Thomas d’Aquin classe l’espoir parmi les « passions », c’est-à-dire les mouvements affectifs que l’homme partage avec le règne animal. Par exemple, le chien court après le lièvre proche de lui parce qu’il espère l’attraper et le manger. Cette attirance va mobiliser toute son énergie et ses ressources vitales pour tenter de capturer sa proie.

Pour saint Thomas d’Aquin, l’espoir naît de la perception du bien futur difficile mais possible[2]. Ces deux éléments sont essentiels. L’espoir se distingue du désir, qui a pour objet un bien possible mais qui n’est pas difficile à obtenir : ainsi pour le chien du lièvre déjà mort à ses pieds qui n’attend plus qu’à être mangé. L’espoir se distingue également de la passion opposée de désespoir, qui a pour objet le bien impossible à obtenir. Ainsi pour le chien du lièvre qu’il aperçoit au loin et qu’il ne pourra pas attraper malgré la faim qui lui tenaille le ventre.

Dans l’existence humaine, l’espoir façonne notre vie quotidienne. Nous vivons en élaborant des projets, en anticipant et préparant les activités agréables que nous prévoyons. Pour les personnes malades ou en fin de vie, la capacité de faire des projets revêt une importance vitale.

Cette composante affective sous-tend la dynamique de toute vie humaine, précédant la réflexion morale, puisque même l’animal est concerné par cette structure. L’homme discernera ensuite quels espoirs sont bons (c’est-à-dire ceux qui sont conformes à la dynamique de l’existence qu’il a choisie), réalisables et à sa portée. Les vertus humaines entrent ici en jeu.

 

L’espérance comme vertu théologale

Malgré l’enracinement très profond de l’espoir dans la nature humaine, l’espérance n’est pas une vertu cardinale, accessible à la nature, mais elle est une vertu théologale, accessible seulement par la grâce. Cela signifie que cette structure humaine de l’espoir ne pourra s’accomplir définitivement que par l’action de Dieu.

En effet, l’espoir comporte une imperfection intrinsèque. L’espoir caractérise celui qui ne possède pas ce qu’il désire[3]. C’est la raison pour laquelle la plupart des philosophes anciens, notamment les stoïciens qui récusaient toute passion, considéraient que l’espoir aliénait l’homme : l’espoir est une source constante d’illusion, de déception et de souffrance[4]. Chez Hésiode (dans Les Travaux et les Jours) l’espoir est la seule chose qui reste aux hommes après que Pandore a ouvert la boîte de laquelle se sont échappés tous les maux ; mais l’espoir est une vaine consolation. C’est donc à juste titre que saint Paul décrit les païens comme ceux « qui n’ont pas d’espérance » (1 Th 4, 13 ; Ep 2, 12). Pour saint Paul, l’espérance caractérise le chrétien ; tandis que l’absence d’espérance caractérise le non-chrétien. Tout comme la foi, l’espérance est constitutive de l’existence chrétienne.

Cela souligne un défaut fondamental de l’espoir humain : son absence de fondement. Les adages populaires le soulignent : « le pire est toujours certain », ou la loi de Murphy : si une chose peut mal tourner, elle tournera mal. Ces adages qui ne sont pas toujours si erronés fabriquent des êtres pessimistes voire cyniques. Ce sont des êtres sans espérance qui, en réalité, se méprennent complètement. En effet, les espoirs humains s’appuient sur la vertu théologale d’espérance.

Benoît XVI, dans son encyclique Spe salvi, fait la distinction entre les « petites espérances » et la « grande espérance », distinguant ainsi l’espoir humain et l’espérance théologale. La grande espérance est l’espérance du bonheur du ciel, le terme ultime de notre vie humaine. C’est elle qui fonde les petits espoirs de notre vie quotidienne, nous permettant d’avancer dans le présent : « C’est seulement lorsque l’avenir est assuré en tant que réalité positive que le présent devient aussi vivable[5] ». C’est parce qu’il y a la grande espérance que nos espoirs humains possèdent une valeur. En effet, la grande espérance replace nos petits espoirs dans une perspective plus large. Elle nous fait échapper à la tentation du « À quoi bon ? ». Celui qui est dépourvu d’orientation ultime est toujours tenté de se poser cette question : je vais travailler pour gagner de l’argent, je gagne de l’argent pour nourrir ma famille et être utile à la société. Mais si la vie n’a aucun sens, à quoi bon avoir des enfants et faire grandir la société ? Alors que le chrétien, orienté par l’avènement du Royaume de Dieu, saura répondre à cette question.

Les petits espoirs de la vie quotidienne sont donc nécessaires mais ils n’ont de sens que s’il existe une espérance plus grande :

« Nous avons besoin des espérances – des plus petites ou des plus grandes – qui, au jour le jour, nous maintiennent en chemin. Mais sans la grande espérance […], elles ne suffisent pas. Cette grande espérance ne peut être que Dieu seul […] qui peut nous proposer et nous donner ce que, seuls, nous ne pouvons atteindre[6] ».

La grande espérance constitue donc l’horizon de nos plus petits espoirs. Les petits espoirs appellent une plus grande espérance ; la grande espérance permet aux plus petits espoirs d’avoir un sens ultime en donnant un terme ultime bienheureux à l’existence.

Il y a ainsi à la fois une continuité et une césure entre l’espoir et l’espérance. L’espérance constitue l’horizon de l’espoir. Mais la vertu d’espérance porte sur la vie éternelle. Les biens matériels ou la santé, en tant que tels, ne sont pas objets d’espérance mais seulement objets d’espoir. Ils peuvent entrer dans le cadre de l’espérance seulement au titre où ils nous conduisent vers la vie éternelle. Saint Thomas d’Aquin fait ainsi la distinction entre l’objet premier de l’espérance, à savoir la vie éternelle, et les objets seconds de l’espérance, qui sont les réalités créées en tant qu’elles nous conduisent à la béatitude.

« De même qu’il n’est pas permis d’espérer un bien quelconque comme fin ultime en dehors de la béatitude, mais seulement comme ce qui est ordonné à la fin qu’est la béatitude, de même il n’est pas permis de mettre son espérance dans un homme ou une autre créature comme dans une cause première qui mène à la béatitude. Mais il est permis de mettre son espérance en un homme ou une créature comme dans un agent secondaire et instrumental qui aide dans la recherche de tous les biens ordonnés à la béatitude[7]. »

Ce texte de saint Thomas d’Aquin montre la dynamique qui doit guider notre espérance : elle peut s’appuyer sur ce qui est humain pour aller vers la vie éternelle ; mais elle ne peut s’y arrêter comme à une fin ultime. L’espérance est ainsi une vertu théologale qui se rapporte à la recherche du bien qui est la dynamique de notre vie. L’espérance se différencie donc de la foi. En effet, la foi a pour objet Dieu en tant qu’il est source de la connaissance de la vérité alors que l’espérance a pour objet Dieu en tant qu’il nous permet d’acquérir le bien ultime[8].

 

La dimension objective de l’espérance

Benoît XVI, dans son encyclique Spe salvi, insiste sur un point qui lui tient à cœur, déjà développé dans un article de 1984 sur l’espérance[9]. Benoît XVI s’appuie sur ce verset de l’épître aux Hébreux : « La foi est la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas » (He 11, 1 suivant la traduction de la Bible de Jérusalem). En grec, le texte affirme que la foi est l’hypostase des biens qu’on espère. L’hypostase est ce qui se tient dessous, le fondement. La Vulgate a traduit ce terme par substantia (substance). L’espérance n’est pas simplement une conviction subjective, mais elle est l’existence en nous (déjà) de ce qu’on espère. Elle est le socle ferme sur lequel repose l’espérance. Dans l’espérance, Dieu ne nous donne pas seulement une confiance qui anesthésierait notre peur de l’avenir, mais il nous donne la réalité même qui nous donne d’espérer.

Le chrétien, malgré les difficultés, aura toujours cette appréciation positive de la réalité où il verra le bien à l’œuvre, et où il aura la force de poursuivre ces œuvres bonnes parce qu’il sait que l’histoire va dans le bon sens. « L’espérance ne déçoit pas » titre la bulle d’indiction du jubilé en reprenant une parole de saint Paul (Rm 5, 5).

Dans le texte de l’épître aux Hébreux, il y a en réalité un jeu de mots. Car avant de donner cette définition de la foi, l’auteur présente une série de termes qui ressemblent à « hypostase ». Les hébreux ont accepté la spoliation de leurs biens (hyparchôn), c’est-à-dire de leur argent, pour une réalité meilleure (hyparxis). Il termine en disant que nous ne sommes pas des êtres de dérobade (hypostolè) pour la perdition mais des hommes de foi.

Ce jeu de mots nous enseigne que l’espérance est un fondement plus solide que tous les fondements humains qui ne sont que provisoires. Elle est le vrai fondement, l’hypostasis. Et cette hypostasis, dit l’auteur, doit s’accompagner d’hypomènè, c’est-à-dire de patience. Rappelons-nous : l’espoir concerne un bien auquel on peut accéder mais un bien difficile. L’espérance doit donc nécessairement s’accompagner d’une certaine constance. Le chrétien n'est pas celui qui peut faire appel au Père Noël quand il est privé de ses biens, mais celui qui tient dans les épreuves parce qu’il sait que cette épreuve n’est que provisoire. Il sait qu’il se dirige vers le Ciel où il verra Dieu face à face. Le Ciel existe, le Christ a déjà remporté la victoire et est monté au Ciel où il nous attend et où il nous attire. Ce n’est pas la méthode Coué mais c’est l’assurance que nous donne la foi que le fondement de l’espérance existe.

 

L’espérance nous rajeunit

Josef Pieper, un philosophe catholique du XXe siècle, exprime cette particularité de l’espérance de manière rafraîchissante. Il explique que l’espérance vient rajeunir notre espoir. Il s’appuie sur ce verset du prophète Isaïe : « Ceux qui espèrent dans le Seigneur renouvellent leur force, […] ils courent sans s’épuiser, ils marchent sans se fatiguer. » (Is 40, 31)

Cela se comprend aisément lorsqu’on considère que l’espoir et l’espérance concernent une dynamique, c’est-à-dire une orientation vers un accomplissement. Plus on est jeune, plus on a d’énergie pour se diriger vers cet accomplissement. En effet, la caractéristique de l’enfant ou de l’adolescent est qu’il a toute la vie devant lui ; il pense constamment à l’avenir puisque son passé est très court, quitte à bâtir des châteaux en Espagne. Il est nourri d’espoir. Au contraire, celui qui arrive à un âge avancé pense moins à l’avenir et se nourrit de ses souvenirs heureux, parfois en ressassant malheureusement les souvenirs moins heureux. Or l’espérance nous tourne vers l’avenir, non pas un avenir seulement humain, mais l’avenir de Dieu, le terme ultime de notre vie dans la béatitude céleste. C’est un avenir beaucoup plus long que notre passé, qui devient très court au regard de cet avenir. L’homme qui espère est toujours jeune, car il a toujours le regard fondamentalement tourné vers l’avenir.

Josef Pieper, en proposant cette réflexion, nous met en garde. « Que l’on n’aille pas croire, dit-il, que je fais des concessions à l’esprit de notre époque [sous-entendu le jeunisme]. Comme saint Augustin l’a dit avec tant d’à-propos : ‘Dieu est le plus jeune de tous’[10]. » En effet, dans son éternité, il n’a pas de passé ni d’avenir mais un éternel présent.

L’espérance est donc pour tous les âges. Pour le plus jeune, elle soutient ses espoirs humains en donnant une véritable dynamique à son existence. Pour le plus âgé, elle l’aide à se tourner vers le véritable avenir de sa vie, elle lui permet d’échapper à la seule nostalgie pour lui permettre d’aller de l’avant à partir de ce qu’il a vécu.

 

II. Comment nourrir l’espérance ?

Après avoir exposé la nature de l’espérance, il convient maintenant d’examiner la manière de nourrir cette vertu. De nombreuses voies sont envisageables : dans sa bulle, le pape François évoque le sacrement de pénitence, la démarche de pèlerinage importante durant une année sainte, l’importance de l’enseignement sur les fins dernières, etc. Nous nous attarderons ici sur deux aspects fondamentaux liés à la nature de l’espérance : la prière et la patience. Saint Paul nous adresse en effet cette invitation : « Ayez la joie de l’espérance, tenez bon dans l’épreuve, soyez assidus à la prière » (Rm 12, 12).

 

La prière

Le Compendium de théologie de saint Thomas d’Aquin, un ouvrage inachevé destiné à résumer la théologie, devait présenter la foi en trois parties correspondant aux trois vertus théologales : foi, espérance et charité. Pour la vertu de foi, saint Thomas a choisi le Credo ; pour la vertu d’espérance, le Notre Père (partie à peine ébauchée) ; et pour la vertu de charité (jamais traitée), les dix commandements. Cette structure rappelle celle du Catéchisme de l'Église catholique, bien que l’ordre y soit légèrement modifié (les commandements viennent avant le Notre Père).

Pourquoi associer l’espérance et le Notre Père ? Saint Thomas l’explique ainsi. Il fait d’abord remarquer que l’espoir humain s’apaise lorsque l’objet espéré est obtenu. Quand la maman donne un jouet à son enfant, celui-ci arrête de pleurer. Cependant, dans le cas de l’espérance, nous ne pouvons pas obtenir ici-bas ce que nous désirons ; nous ne l’obtiendrons qu’au ciel. L’espérance est donc constante, c’est une caractéristique fondamentale de l’existence chrétienne en chemin. L’espérance disparaîtra au Ciel, mais pas sur terre.

L’espérance porte donc sur des biens auxquels nous n’avons pas accès ici-bas, sinon par la foi qui est une connaissance partielle. Sur terre, l’espérance court donc le risque de s’épuiser. Pour ne pas s’endormir, il faut nourrir l’espérance en lui présentant les biens à demander sans cesse. Pour cela, le Christ lui-même nous a enseignés à prier. Il nous a enseignés ce qu’il faut demander pour raviver notre espérance.

La prière est donc l’expression de l’espérance car celui qui prie évoque ce qu’il ne peut pas obtenir par lui-même mais seulement par le don de Dieu. La prière est « l’interprète de l’espérance » (interpretativa spei) dit saint Thomas[11].

 

La patience

L’épître aux Hébreux affirmait que l’espérance doit s’accompagner de patience. La bulle du pape François insiste beaucoup sur ce point pour notre époque dominée par l’« ici et maintenant ». 

La patience est liée à l’espérance, car elle la favorise. Celui qui cultive la patience est plus apte à attendre le ciel, qui n’est pas pour maintenant. Réciproquement, l’espérance renforce la patience. En sachant que nous ne serons comblés que dans l’au-delà, nous avons plus de facilité à supporter les épreuves de ce monde. Le pape François voit là une clé pour notre époque.

« Dans un monde où la précipitation est devenue une constante, nous nous sommes habitués à vouloir tout et tout de suite. On n’a plus le temps de se rencontrer et souvent, même dans les familles, il devient difficile de se retrouver et de se parler calmement[12]. »

Le pape François nous invite à retrouver le rythme de la création, l’alternance des saisons, le développement lent de la vie des plantes et des animaux. En apprenant la patience par un rythme plus lent, nous grandirons dans l’espérance.

 

III. Conclusion

Il est crucial de nourrir notre espérance, mais peut-être plus encore de prendre conscience de cette espérance. L’espérance est souvent la vertu théologale qui passe inaperçue, derrière la foi et la charité. Le P. Bernard Bro affirmait : « secrètement, on espère beaucoup plus qu’on ne le croit[13]. » Pour le montrer, il se référait à l’évangile des disciples d’Emmaüs. Les deux compagnons avaient mis leur foi dans le Christ et l’avaient vu ensuite crucifié. « Nous espérions, disent-ils, que c’était lui, Jésus, qui allait délivrer Israël » (Lc 24, 21). Mais il est mort en Croix. « Quelques femmes nous ont, il est vrai, stupéfié » (Lc 24, 22) poursuivent-ils. Et pourtant ils n’osent pas espérer. C’est le Christ qui viendra rallumer la flamme en interprétant les Écritures (Lc 24, 27), ce qui amènera les disciples à constater : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin, quand il nous interprétait les Écritures ? » (Lc 24, 32)

Les raisons d’espérer sont présentes en nous par la foi. Mais il faut encore laisser notre cœur être réchauffé par le Christ. Les fondements sont là, il faut que l’espérance jaillisse en nous. C’est le Christ qui est le fondement de notre espérance, comme une ancre fixée dans le ciel, selon l’image paradoxale de l’épître aux Hébreux (He 6, 19). L’image est paradoxale car l’ancre est normalement fixée en terre, plus stable que la mer. Mais dans cette métaphore, c’est la terre qui est instable et le ciel qui est plus stable. Saint Thomas d’Aquin commente en disant que le Christ est entré au cœur du tabernacle, et qu’il y a fixé notre espérance[14]. Il nous incombe désormais de faire vivre cette espérance en nous.

 

Fr. Ghislain-Marie Grange, o.p.

 


[1] Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, 1912.↩

[2] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia-IIae, q. 40, a. 6, resp.↩

[3] Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 17, a. 1, obj. 3.↩

[4] Paul O’Callaghan, Christ Our Hope: An Introduction to Eschatology, Catholic University of America Press, 2011, p. 5‑6.↩

[5] Benoît XVI, Encyclique Spe salvi, n° 2.↩

[6]Spe salvi, n° 31.↩

[7] Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 17, a. 4, resp.↩

[8] Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 17, a. 6, resp.↩

[9] Joseph Ratzinger, « De l’espérance », Communio 9/4 (1984), p. 32-46.↩

[10] Josef Pieper, De l’espérance, Raphaël, Suisse, 2001, p. 44.↩

[11] Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa-IIae, q. 17, a. 2, obj. 2.↩

[12] Pape François, Bulle Spes non confundit, no 4.↩

[13] Bernard Bro, Contre toute espérance, Cerf, Paris, 1975, p. 202.↩

[14] Josef Pieper, De l’espérance, op. cit., p. 36.↩

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