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La revue thomiste

Contenu éditorial

Dieu gouverne-t-il la nature ?

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 8 Mars 2024
  • nature
  • science
  • gouvernement divin
  • Dieu

Dieu est le Seigneur

Telle qu’elle a été révélée dans les Saintes Écritures, la foi au Dieu Unique repose sur un petit nombre de vérités cardinales. L’une d’elles est que toutes les choses sont dans la main de Celui qui a tout fait. Puisque Dieu a fait le ciel et la terre, Il est aussi leur Seigneur[1]. Et puisque Dieu a tout fait, la seigneurie divine possède donc pour première caractéristique d’être universelle. Toutes les réalités de ce monde, quelles qu’elles soient et où qu’elles se trouvent, dépendent de Dieu non seulement pour exister mais aussi dans leur devenir, dans leur histoire. Ceci entraîne une seconde caractéristique de la seigneurie divine, qui est sa radicalité : elle s’exerce non seulement sur toutes les créatures, mais est aussi à la source de toutes les activités de chacune des créatures. Le Psaume 103 par exemple esquisse une fresque de cette seigneurie universelle et radicale, et l’applique, entre autres, aux activités des vivants : Dieu fait pousser les plantes, Dieu nourrit le lion qui a faim et tous les animaux, Dieu leur donne jusqu’au battement de cœur et au souffle.

Ps 103, 14-30 : « Tu fais pousser les prairies pour les troupeaux, et les champs pour l’homme qui travaille […] le lionceau rugit vers sa proie, il réclame à Dieu sa nourriture. Tous, ils comptent sur toi pour recevoir leur nourriture au temps voulu. Tu donnes : eux, ils ramassent ; tu ouvres la main : ils sont comblés. Tu caches ton visage : ils s'épouvantent ; tu reprends leur souffle, ils expirent et retournent à leur poussière. Tu envoies ton souffle : ils sont créés ; tu renouvelles la face de la terre. »

L’ensemble de cette doctrine de la seigneurie divine, saint Thomas d’Aquin l’appelle le gouvernement divin. En effet, comme il l’explique, gouverner consiste à « conduire d’autres vers la fin » et ceci implique notamment que Dieu applique chaque chose à son agir, à la manière dont un archer applique la flèche à se ficher dans la cible, en causant en elle un changement[2].

Sum. theol., Ia, q. 103, a. 5, ad 2 : « Le gouvernement est un certain changement (mutatio) des gouvernés par le gouvernant. »

Contempler le gouvernement divin, à la fois dans son universalité et sa radicalité, consiste donc à contempler le changement que Dieu imprime en chacune des activités de chacune des créatures. Trois textes servent ici de point de repère :

Is 26, 17 : « Toutes nos œuvres tu les opères en nous Seigneur » ; Jn 15, 5 : « Sans moi, dit le Christ, vous ne pouvez rien faire » ; Ph 2, 13 : « C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire, selon sa volonté bonne ».

Saint Thomas le résume d’une phrase : « Dieu est pour tout ce qui opère la cause de son opération » (SCG III, c. 67).


Deux objections : l’acte libre et la suffisance des causes naturelles

Cette affirmation résumant la seigneurie divine suscite spontanément deux objections. 

La première objection est celle de la liberté de l’agir humain. L’acte libre est-il compatible avec le gouvernement divin ? En effet, il revient à la volonté de se porter d’elle-même à son acte. Mais si c’est Dieu qui l’applique à son acte, est-elle encore une volonté libre ? Et l’homme est-il encore responsable de lui-même ?[3]

La seconde objection vient alors compléter la première. Les sciences de la nature nous ont habitués à, si je puis dire, épuiser l’intelligibilité causale des phénomènes naturels par des causes naturelles. Prenons le cas emblématique de la deuxième Loi de Newton[4]. Elle permet d’établir que l’accélération d’un corps est proportionnelle à la somme des forces rapportée à la masse (rappelons que la force est un vecteur, décrivant l’application à l’action à la fois selon son intensité et sa direction) : 

équation de Newton

Avec cette équation, l’explication causale de l’accélération est complète puisque toutes les forces qui s’impriment sur le mobile doivent être prise en compte. Or ce que constatent les physiciens est que dans tous les mouvements qu’ils étudient, le seul jeu des forces naturelles suffit à fournir une explication causale complète de l’accélération. Plus encore, ils ont établi qu’il y a dans l’univers quatre grandes forces naturelles fondamentales qui suffisent à expliquer tous les mouvements naturels des corps[5]. La science physique n’a à aucun moment besoin de faire appel à une influence extérieure à la nature pour expliquer ce qui arrive dans la nature. Les causes naturelles sont entièrement suffisantes. En raison de cette suffisance des causes naturelles, la seule place que les sciences de la nature peuvent accorder à Dieu est celle du miracle, ou à tout le moins d’une action qui se dispenserait des principes naturels[6].

Les objections de la liberté de l’agir humain et de la suffisance des causes naturelles vont nous permettre d’aller au cœur de la doctrine de saint Thomas en répondant à deux questions : sont-elles une réfutation du gouvernement divin ? dans la négative, comment s’harmonisent-elles avec le gouvernement divin ?


Un monde vide de gouvernement ?

Puisqu’elles couvrent le champ de la causalité, ces deux objections, prises ensemble, sont couramment tenues pour en finir avec toute influence divine dans le monde, tout comme on a pris congé des religions archaïques. Le raisonnement est connu, et il prend la forme suivante : autrefois on ignorait la cause de tel phénomène naturel (par exemple, la foudre), et pour suppléer on attribuait cette causalité à un dieu (Jupiter a fait tomber la foudre) ; mais aujourd’hui, nous savons comment se produit ce phénomène et que ses causes sont entièrement naturelles (la foudre est une décharge électrique), ce qui dispense d’en appeler à un agent caché. Par généralisation, puisque la science explique ou peut expliquer tous les phénomènes par des causes naturelles, le progrès scientifique éteindra à terme toute croyance en des réalités au-delà de la nature. 

Cette conclusion, caractéristique de ce qu’on peut appeler un naturalisme, n’est pas seulement erronée d’un point de vue théologique ou philosophique, elle est aussi contre-productive pour les sciences de la nature elles-mêmes. Car ce qu’elle dit de Dieu, elle ne l’obtient qu’après avoir amputé la nature.  


La créature n’est pas souverain absolu de son agir

Pour le comprendre il faut d’abord remarquer que la position naturaliste repose sur une alternative stricte :

là où la chose agit, là Dieu ne peut agir, et là où la créature suffit à produire l’effet, le Créateur n’a plus à le faire. 

Cela posé, que signifie une telle alternative ? 

Il se trouve que Saint Thomas a eu affaire à elle. À son époque des théologiens et philosophes non-chrétiens pensaient eux aussi qu’entre les deux, Dieu et la créature, l’un devait céder[7]. Et ils tranchaient en faveur de Dieu. Ce ne serait donc pas le feu qui chauffe l’eau de la casserole, ni moi qui lève la main, mais Dieu. De sorte que les sciences de la nature n’expliqueraient pas la causalité mais seulement l’apparence de la causalité, car tout phénomène serait en réalité causé par Dieu seul, agissant derrière les apparences.

Cette position, qui sera plus tard appelée occasionnaliste, est choquante au premier abord puisqu’elle nie la réalité de l’action des créatures et mine la vérité de nos sciences. Elle est cependant bien plus assurée qu’il n’y paraît. Elle tient en effet que si les agents sont exclusifs l’un de l’autre, et s’il faut choisir entre Dieu et la créature, alors l’agir divin doit l’emporter sur l’agir créé. La raison est la suivante. Pour qu’un agent soit absolument seul à agir, il doit être souverain absolu sur son agir, c’est-à-dire ne rien devoir de ce qu’il fait à un autre. Or il est évident qu’aucune réalité de ce monde ne remplit cette condition, aucune n’est la cause première de ce qu’elle fait car toutes dépendent des causes qui les précèdent. 

Les occasionnalistes soulèvent ainsi une contradiction de la position naturaliste : on ne peut soutenir que les causes naturelles excluent l’action divine au motif qu’elles sont suffisantes, alors que dans le même temps elles ont toutes besoin de l’action d’autres causes naturelles pour être des causes suffisantes. Autrement dit, être souverain absolu sur son agir ne connaît pas de milieu : si les agents de la nature étaient totalement indépendants, ils devraient l’être aussi bien à l’égard de Dieu qu’à l’égard de tous les autres agents de la nature. Mais puisque l’on constate que les agents de la nature dépendent d’autres agents pour faire ce qu’ils font, alors on ne peut nier qu’ils puissent aussi dépendre de l’action divine.

Voici par exemple une voiture qui accélère sur la route. Son moteur est un agent réel et suffisant pour expliquer l’accélération. Si, parce que l’action du moteur est suffisante, on en déduisait qu’elle est aussi exclusive de toute autre action, alors il faudrait dénier toute causalité au carburant ou au conducteur. On viendrait d’inventer la voiture parfaitement autonome et écologique. Évidemment, il n’en est rien. L’action du moteur, toute suffisante qu’elle soit, n’est exclusive ni de l’action du carburant, ni de l’action du conducteur, ni a fortiori de l’action divine.

De même, la plaque chauffante sous la bouilloire est la cause suffisante du réchauffement de l’eau. Mais toute suffisante qu’elle soit, elle n’est exclusive ni de l’action de l’électricité dans la résistance, ni de l’action du transformateur local d’électricité, ni a fortiori de l’action divine.

De pot., q. 3, a. 7, ad 8 : « La nécessité de nature, par laquelle la chaleur agit, est constituée par l’ordre de toutes les causes antécédentes. C’est pourquoi elle n’exclut pas la puissance de la cause première [Dieu]. »[8]


L’erreur naturaliste

Lorsque les naturalistes formulent l’alternative stricte entre Dieu et la nature (alternative partagée par les occasionnalistes, ce pourquoi le conflit entre ces deux camps est instructif) ils commettent donc une erreur. Bien qu’elle soit commise à propos de Dieu, cette erreur est en réalité de portée universelle, elle touche à la compréhension de ce qu’est une cause suffisante. Elle consiste à penser qu’une cause suffisante est forcément une cause exclusive. Or ce n’est pas parce qu’une action suffit à expliquer un phénomène qu’aucune autre action n’intervient pour le produire. Le moteur de la voiture, cause suffisante du déplacement, n’exclut pas la causalité du conducteur et du carburant. La plaque chauffante, cause suffisante du réchauffement, n’exclut pas la causalité de l’électricité ou du transformateur. Prétendre le contraire et transformer toute cause suffisante en cause exclusive revient à affirmer que le monde est vide non seulement du gouvernement divin mais de tout gouvernement d’une chose par une autre.

Si tel était le cas, si chaque créature régnait en souverain absolu sur son agir, ne le devant qu’à elle-même, l’univers aurait une autre physionomie. Les choses y seraient juxtaposées comme des reines sans royaume. Car dans le même temps où chacune serait absolue souveraine sur son propre agir, elle aurait à composer avec la souveraineté absolue de toutes les autres. De sorte que toutes se retrouveraient alliées ou ennemies au gré du hasard et s’entrechoquant de manière chaotique. La seule manière pour une chose de se frayer son chemin dans un tel monde serait de s’imposer aux autres par la violence. Cette manière d’envisager la sociabilité comme une lutte perpétuelle pour la survie ou pour la liberté d’action n’est pas sans rappeler certaines doctrines politiques, et cela n’a rien d’une coïncidence. La transformation des causes suffisantes en causes exclusives est une erreur contagieuse. Les sciences de la nature finissent par en être elles-mêmes victimes comme on va le voir.


Un univers ordonné par des gouvernements particuliers

Repartons donc de ce constat que les agents de ce monde ne sont pas des souverains absolus mais des souverains relatifs sur leur agir. Ils exercent une véritable causalité mais ne causent que parce qu’ils sont causés, ne meuvent que parce qu’ils sont mus[9]. Ils appartiennent ainsi à des séries causales. Dans ces séries causales, certaines possèdent une cohérence interne et saint Thomas appelle ces séries cohérentes des ordres par soi.


L’ordre par soi

La particularité d’un ordre par soi de causalité est 1) que l’agent qui est en haut de la chaîne vise l’effet final produit par toute la chaîne, et 2) que les causes intermédiaires sont subordonnées à la production de cet effet. Si, en revanche, une chaîne causale ne remplit pas ces conditions, on parlera d’un ordre par accident.  

Dans l’exemple de la voiture qui accélère, le conducteur veut atteindre le prochain carrefour. Il vise la fin et toutes les autres causes sont subordonnées à atteindre cette fin. Ainsi, il appuie son pied sur la pédale, laquelle transmet le mouvement à une tringle, qui pousse une manette d’ouverture des gaz, et ainsi de suite jusqu’aux pneus qui amènent le véhicule au carrefour. Toutes ces causes (pied, pédale, tringle, manette…) sont ainsi ordonnées par soi à produire le déplacement jusqu’au carrefour. Elles sont des causes réelles de l’accélération. Pourtant, aussi réelles soient-elles, elles n’apparaissent pas dans l’équation de Newton rappelée plus haut. L’équation de Newton réduit cette chaîne causale à une seule force suffisante, la force motrice de l’accélération. Autrement dit, l’équation de Newton ne sert pas à connaître les ordres par soi, elle sert à connaître seulement comment des chaînes causales étrangères les unes aux autres viennent à composer dans la production d’un effet commun. Pour reprendre notre exemple de la voiture, on connaîtra l’accélération en composant trois chaînes causales différentes, celle de la voiture, celle de la route et celle du vent : 


ordre par soi


Le gouvernement

Avançons d’un pas supplémentaire. En mettant en évidence un ordre par soi, nous venons de décrire un gouvernement au sens de saint Thomas, puisqu’un gouvernant, au sommet de la chaîne causale, dirige ses subordonnés à la production de l’effet en imprimant en eux quelque mouvement ou changement. Parler de gouvernement, ajoute deux conditions à ce que nous avons dit jusqu’à présent.

D’une part, le fait que le premier agent agisse pour une fin se répercute sur l’action des agents intermédiaires : ils ne font plus seulement leur action propre, désormais ils sont partie prenante de l’agir du gouvernant en vue de l’effet visé par lui. Dans notre exemple, le moteur de la voiture ne se contente pas de tourner, il tourne pour amener le conducteur à la destination que le conducteur a fixée.

D’autre part, le gouvernant doit appliquer à agir toute la chaîne causale de l’ordre par soi, et il doit le faire de manière continue jusqu’à atteindre l’effet visé. Dans notre exemple, le moteur de la voiture est ainsi sollicité par le conducteur durant tout le trajet, et il est arrêté par le conducteur une fois la destination atteinte. Ce point est essentiel : gouverner est un acte, et cet acte consiste à mobiliser actuellement les causes intermédiaires.


L’instrument

Ajoutons un dernier pas. Nous voyons que dans l’action de gouverner les actions ne sont ni mutuellement exclusives, ni seulement collaboratives. Car dans les actions mutuellement exclusives, plus l’un des agents agit, moins les autres ont quelque chose à faire. Et dans les actions collaboratives, plus il y a d’agents, plus la part de ce que chacun fait est réduite (la production de l’effet se partage entre les agents). Au contraire, le propre d’un gouvernement est que plus le gouvernant gouverne, plus les gouvernés agissent.

Il appartient donc à la nature même du gouvernement de susciter un mouvement dans d’autres que lui, et si ce qui est ainsi mû devient lui-même un agent partageant la fin du gouvernant, il est associé à ce gouvernement et intègre l’ordre par soi établi par le gouvernant. Autrement dit, l’action du gouvernant inclut l’action des gouvernés dans son action, elle la suscite et s’en sert. C’est pourquoi les causalités ne se concurrencent pas mais elles s’intègrent, elles s’emboîtent à la manière de poupées russes. Cette manière pour des causalités de s’emboîter a un nom, on parle communément d’instrument[10].

Un exemple le fera mieux comprendre. Pour rédiger une conférence, j’ai besoin d’ordonner par soi une série d’agents qui sont autant d’instruments liés les uns aux autres. Dans l’ordre descendant, mon esprit dirige mon cerveau, puis ma main, puis un stylo, puis de l’encre pour produire l’effet final : le manuscrit inscrit sur du papier.

Chaque agent de cette chaîne a une puissance ou vertu propre, qui est mobilisée pour produire l’effet : l’esprit pense, le cerveau code un signal, la main transcrit en formes spatiales, le stylo condense ces formes en un point, l’encre noircit.

L’encre, qui est l’agent le plus près du papier est un instrument de tous les agents qui la précèdent, elle agit dans la vertu de tous, de sorte qu’elle noircit le papier non avec des taches insignifiantes mais en y couchant une pensée. L’encre ne pense pas et pourtant, dans la vertu de l’agent principal, elle rend visible une pensée.

Tout cela arrive parce que ma causalité englobe la causalité de chaque instrument et elle les intègre selon leur ordre, les postérieures dans les antérieures. On retrouve cet ordre dans l’effet produit, où nous voyons que la pensée est l’élément le plus profond et le plus durable du manuscrit, tandis que chaque instrument apporte une détermination de plus en plus superficielle et contingente à mesure qu’on se rapproche du papier. Ceci se repère aux différentes manières dont un manuscrit peut devenir illisible, selon que l’encre s’efface, que les appuis du stylo disparaissent, que les mouvements de l’écriture sont indéchiffrables, que le cerveau embrouille les signes, ou que la pensée est incohérente.

Cette compréhension de l’ordre par soi, du gouvernement et de l’instrument à partir de cas simples peut être généralisée au niveau de la nature. Depuis un demi-siècle, l’étude des gouvernements naturels a renouvelé de nombreux domaines scientifiques, comme l’astronomie, l’étude des écosystèmes, la climatologie, la chimie organique, la neuroscience[11]. Le prix Nobel Robert Laughlin a, à sa manière, bien exprimé ce basculement :

« Ce à quoi nous assistons est une transformation de notre vision du monde dans laquelle le but de comprendre la nature en la décomposant en des éléments toujours plus petits est supplanté par celui de comprendre comment la nature s’organise. »[12]

La nature est un enchevêtrement multi-scalaire et multi-dimensionnel d’ordres par soi, qui s’imbriquent ou s’empilent, et qui de surcroît interagissent de manière contingente dans des ordres par accident. Le monde est saturé de gouvernements particuliers. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le degré de complexité que l’on découvre en étudiant ces gouvernements défie rapidement nos capacités scientifiques.


Le propre du gouvernement divin

On pourrait penser que toutes ces considérations ne nous rapprochent pas de Dieu. Au contraire, elles nous y conduisent tout droit au point qu’on n’y parviendrait pas aussi bien sans elles[13]. 


L’agent premier universel

Nous avons en effet compris que la redécouverte du gouvernement divin passait par la redécouverte des gouvernements particuliers qui tissent l’ordre de l’univers. Si l’on ne voit pas les seconds, on n’a plus le moyen de voir le premier. Ceci nous est apparu à trois niveaux. Tout d’abord, plus un gouvernant agit, plus les agents subordonnés agissent. Par conséquent, il est faux de croire qu’en expliquant les phénomènes naturels par des causes naturelles, on diminue d’autant le champ du gouvernement divin. C’est même le contraire qui est vrai : plus nous découvrons les causes naturelles des phénomènes naturels, plus les actions des créatures sont mises en lumières, plus la connaissance du gouvernement divin s’enrichit.

En deuxième lieu, dans un ordre par soi d’agents, chaque agent est pleinement et totalement la cause de son effet, de telle sorte que les actions ne s’excluent pas mais qu’elles s’imbriquent. Là réside l’erreur des deux objections communes à l’action de Dieu dans la nature, celle de la liberté de l’acte libre et celle, plus générale, de la suffisance des causes naturelles. Que l’homme agisse librement, et que les choses soient productrices de leurs effets, cela n’exclut en rien que l’homme ou les choses appartiennent à des chaînes causales qui soient des ordres par soi. Être vraiment cause de son agir et vraiment cause suffisante de son effet est tout à fait compatible avec le fait d’être sujet d’un gouvernement exercé par d’autres, y compris par Dieu. Cela est même non seulement compatible mais attendu : un gouvernant attend de chacun de ses subordonnés qu’il fasse pleinement et totalement ce qu’il peut faire.

En troisième lieu, un gouvernement ne s’observe pas en restant collé aux phénomènes mais en prenant de la hauteur pour considérer les séries de causes ordonnées par soi. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que les sciences de la nature ont connu quelques siècles d’aveuglement. Lorsque, en effet, la révolution scientifique galiléo-newtonienne a centré son explication du mouvement sur les agents immédiats et sur la composition de leurs forces pour produire l’effet, elle a par le fait même détourné son attention des gouvernements particuliers à l’œuvre pour produire ces mêmes mouvements (dans notre exemple de la voiture, le gouvernement particulier intégrant l’ensemble des causes entre le conducteur et les pneus est réduit à une seule force, celle qui se mesure au niveau des pneus accrochant la route). Cette réduction plus ou moins consciente du champ de vision fut nécessaire dans un premier temps, et ses remarquables succès ont d’autant mieux contribué à camoufler les phénomènes naturels de gouvernement. Il reste que leur redécouverte récente montre que les sciences de la nature ne peuvent désormais plus continuer à les ignorer.

Nous voici donc face à un double constat. D’un côté, l’existence dans la nature d’un écheveau immense de gouvernements particuliers suivant chacun leur fin particulière. De l’autre, un univers agrégeant ces gouvernements particuliers, et qui pourtant n’est pas un gigantesque chaos. De là découle l’affirmation qu’un agent premier doit ordonner l’univers. Cet agent premier doit savoir où il va, il doit être intelligent. Il faut aussi qu’il gouverne. Cela signifie qu’il doit appliquer continûment chaque agent à son opération car, rappelons-le, un gouvernement doit être actuel pour que l’effet soit obtenu[14]. Saint Thomas relève qu’à la manière dont une maison bien entretenue manifeste qu’un homme l’habite, « l’ordre déterminé des choses démontre de manière claire le gouvernement du monde ». Il considère qu’il y a là, dans cet ordre de la nature qui alimente toute la littérature scientifique aujourd’hui, la base d’une démonstration de l’existence de Dieu[15].


Le gouvernement du Dieu Unique

Les Saintes Écritures nous contraignent pourtant à dépasser cette première conclusion. Le Dieu Unique n’est pas seulement un agent au-dessus de tous les agents, ni un gouvernant au-dessus de tous les gouvernants. Dieu est Dieu et, pour reprendre l’expression du quatrième concile du Latran, entre son gouvernement et nos meilleurs gouvernements, le semblable s’efface derrière le dissemblable[16]. Pour cerner ce propre du gouvernement divin, Thomas recourt fréquemment au parallèle avec la création :

Sum. theol., Ia, q. 103, a. 5, resp. : « De même que rien ne peut être qui ne soit pas créé par Dieu, de même rien ne peut être qui ne soit pas sujet à son gouvernement ».

Ce parallèle, directement issu de la théologie juive du Dieu unique, oblige à considérer l’action divine de gouverner à la même hauteur, avec la même perfection suréminente, que l’action divine de créer. Remarquons à cet égard que de nombreuses théologies, anciennes ou contemporaines, nous quittent à cet endroit, victimes de l’attraction terrestre. Soit parce qu’elles ne parviennent pas à tenir l’universalité et la radicalité de l’action de gouverner. Soit parce qu’elles n’y voient pas à l’œuvre la même bonté, la même sagesse et la même puissance que dans la création. Soit parce qu’elles sont indifférentes à la fin unique de tout l’agir divin, qui est la bonté de Dieu. Car Dieu fait et conduit les créatures pour qu’elles deviennent bonnes, pour qu’elles portent la ressemblance de la bonté divine.


Un gouvernement qui associe les créatures

Saint Thomas distingue ici deux étages de cette ressemblance. D’une part, puisque Dieu est bon en Lui-même, les créatures sont créées bonnes et gouvernées pour devenir parfaitement bonnes, chacune selon la perfection qui lui revient. D’autre part, parce que Dieu est bon en causant la bonté des créatures, les créatures ressemblent à Dieu en causant elles aussi la bonté dans d’autres qu’elles[17]. Dès lors, tout s’ensuit : pour causer, elles doivent agir ; pour causer la bonté, elles doivent diriger vers le bien ; pour diriger d’autres, elles doivent les gouverner ; et pour les gouverner elles doivent être intégrées à des ordres par soi. Ainsi, en imitant Dieu qui est cause du monde, chaque créature devient cause dans le monde, elle participe à établir, maintenir, faire « progresser » l’ordre de la nature, et cela sous la direction imprimée « par la cause gouvernant le tout »[18].

De pot., q. 3, a. 7, ad 16 : « Dieu pourrait produire l’effet de la nature même sans faire la nature [agissant comme cause seconde]. Mais il faut que se fasse cet effet par l’intermédiaire de la nature, afin que soit maintenu l’ordre de la nature. »

Ainsi, la suffisance des causes naturelles pour maintenir l’ordre de la nature n’est non seulement pas surprenante, mais elle est attendue. Elle est même nécessaire « afin que soit maintenu l’ordre de la nature » sous l’unique gouvernement divin. S’il fallait que Dieu complète, supplée, bouche les trous de la causalité, Il ne serait plus le Seigneur appliquant à l’action chaque agent en chaque ordre par soi. Pour autant, cette suffisance des causes naturelles ne rend pas inutile l’action divine, au contraire. Pour qu’elle soit possible, il faut que l’action des créatures soit imbibée de l’action divine. Dieu élève les créatures à la dignité de causes non pas pour se décharger de l’ordre du monde mais pour qu’elles aussi en soient chargées[19].


Un gouvernement de l’intime des choses

Apparaît alors une dernière facette de l’agir divin dans ce qu’il a de proprement divin. Parce que Dieu a fait tout ce qu’Il gouverne, son gouvernement n’est pas extérieur aux choses. Et parce qu’Il est le premier agent, sa causalité est la plus profonde, elle porte, maintient et perfectionne toutes les vertus et tous les effets. L’acte libre en offre le meilleur exemple. Nous avons montré que, pour l’homme, être pleinement et totalement agent n’exclut en rien le gouvernement divin. Il reste cependant que la liberté de l’agir humain soulève une difficulté particulière, car elle n’est pas compatible avec une influence extérieure qui la contraindrait. Ce qui est contraint n’est plus libre. La réponse de saint Thomas consiste à revenir au principe énoncé plus haut : Dieu n’est pas extérieur à notre liberté comme le sont toutes les autres choses de l’univers, parce que Dieu gouverne à la même profondeur qu’Il crée.

De pot., q. 3, a. 7, ad 14 : « Ce n’est pas n’importe quelle cause qui exclut la liberté, mais seulement la cause contraignante. Or ce n’est pas ainsi que Dieu est la cause de notre opération. »[20]

SCG, III, c. 88 : « Le violent s’oppose au mouvement naturel et au mouvement volontaire, car l’un et l’autre doivent venir d’un principe intrinsèque. […] Le seul agent qui peut causer sans violence le mouvement de la volonté est celui qui cause le principe intrinsèque de ce mouvement, la puissance même de la volonté. Cet agent est Dieu, qui seul crée l’âme »[21].

De pot., q. 3, a. 7, ad 13 : « Lorsqu’on dit que la volonté possède la maîtrise de son acte, ce n’est pas par l’exclusion de la cause première, mais parce que la cause première n’agit pas dans la volonté en la déterminant à une seule chose de manière nécessaire, à la manière dont la cause première détermine la nature. C’est pourquoi la détermination de l’acte demeure au pouvoir de la raison et de la volonté. »[22]

Dieu, faisant la volonté, est le seul qui puisse appliquer la volonté à l’action sans la violenter. Et ceci peut être étendu à tous les principes intrinsèques d’action, toutes ces vertus que l’on trouve dans les choses. Saint Thomas d’Aquin se fait ici maître de contemplation. Car si nous résumons le chemin parcouru avec son aide, nous voyons qu’il n’a rien fait d’autre que nous montrer ce que « être dans la main de Dieu » veut dire. Où que je regarde de ce que fait une créature, le Seigneur est là, agissant :

De pot., q. 3, a. 7, resp. : « Au total, Dieu est la cause de l’action de quoi que ce soit en tant qu’il donne la vertu pour agir, et en tant qu’il la conserve, et en tant qu’il applique à l’action, et en tant que par sa vertu toute autre vertu agit. »

Or il faut se rappeler que Dieu n’est pas autre que sa vertu, ni autre que son agir. Là où est sa vertu, là Dieu est présent. Là où est son agir, là Dieu est présent. Ainsi, le Transcendant est-il le plus intime. Je poursuis la lecture de ce texte :

« Et si nous joignons cette conclusion au fait que Dieu est sa vertu et qu’il est dans n’importe quelle chose (non pas comme une partie de son essence mais comme tenant cette chose dans l’être), alors il s’ensuit que Dieu lui-même opère immédiatement en quelque opérant que ce soit, sans qu’il y ait à exclure l’opération de la volonté et de la nature. »

Regarder les créatures qui agissent, c’est indissociablement regarder Dieu présent en elles, agissant en elles pour les guider, au plus intime de chacune, dans chacune de leurs activités et jusqu’aux effets qu’elles produisent, pour les guider vers le bien et concourir à l’ordre de l’univers. Il n’y a donc pas à choisir entre Dieu et la nature. C’est quand la nature fait ce qu’elle a à faire qu’elle parle le mieux de son Seigneur.

De pot., q. 3, a. 7, ad 3 : « Il n’y a pas d’empêchement à ce que la nature et Dieu opèrent pour [causer] un même effet, à cause de l’ordre qui existe entre Dieu et la nature »[23].


fr. Emmanuel Perrier, op



[1] Cette connaissance est intimement liée à la connaissance de ce que Dieu est le Seigneur d’Israël. Le même est créateur de tout, seigneur de tout et seigneur d’Israël. Dans le Pentateuque, l’élection particulière d’Israël et l’exclusivité de l’Alliance avec Israël sont le chemin pour découvrir l’universalité de l’action créatrice et de la seigneurie du Dieu Unique. De même, chez les prophètes, l’annonce du salut à venir s’appuie sur l’agir créateur et souverain. Par ex. Is 45, 12-13 : « C’est moi qui ait fait la terre, j’ai créé l’humanité qui l’habite. C’est moi qui de mes mains ai déployé les cieux et qui donne des ordres à toute leur armée. C’est moi qui ai suscité Cyrus pour la victoire, je lui ai aplani la route. Il reconstruira ma ville, il rapatriera mes déportés… »↩

[2] Sum. theol., Ia, q. 103, a. 1, resp. : « ad divinam bonitatem pertinet ut, sicut produxit res in esse, ita etiam eas ad finem perducat. Quod est gubernare ». Lorsqu’il s’agit de Dieu, le gouvernement combine quatre aspects : « Non seulement Dieu donne leur forme aux choses, mais il les conserve aussi dans l’être, et il les applique à agir, et il est la fin de toutes leurs actions » (Sum. theol., Ia, q. 105, a. 5, ad 3). On retrouve une formule similaire en SCG III, c. 70, n. 5.↩

[3] Une réponse répandue à ce problème consiste à faire de la liberté une exception au gouvernement divin. Le domaine de la morale serait donc séparé du domaine de la nature. Ce dernier, marqué par les déterminismes serait compatible avec la seigneurie divine. En revanche Dieu serait Seigneur de l’homme d’une autre manière, plutôt par incitation ou invitation d’un agent libre, à la manière d’un dialogue et d’une collaboration, ce qui préserverait l’autonomie de la moralité humaine et la souveraineté de l’homme sur son agir. Cette réponse a le triple inconvénient de couper l’âme humaine du reste de la création (puisque le corps demeure, lui, soumis au gouvernement divin des corps), de ne pas répondre à la seconde objection (elle abandonnera donc le gouvernement divin totalement) et de sortir le salut de l’homme (âme et corps) de la Providence divine (le salut sera extrinsèque à l’ordre de la nature).↩

[4] Isaac Newton, Principia mathematica : « Le changement qui arrive dans le mouvement est proportionnel à la force motrice imprimée, et il s’accomplit dans la ligne droite suivant laquelle cette force a été imprimée (mutationem motus proportionalem esse vi motrici impressae, & fieri secundum lineam rectam qua vis illa imprimitur) ». Partant de là, on peut connaître dans quelle proportion le changement d’état d’un mobile est corrélé à la somme des forces qui s’exercent sur lui.↩

[5] Il existe encore une incertitude sur le fondement naturel de la gravitation, mais d’un point de vue théologique ou philosophique il n’y a aucun raison de penser qu’elle fasse exception.↩

[6] Sur la distinction entre une action immédiate de Dieu et un miracle, cf. Sum. theol., Ia, q. 105, a. 1 et art. 6-7.↩

[7] Autant dire que Dieu serait Seigneur sans aucun subordonné, puisqu’Il ferait tout Lui-même. Pour la réponse de Thomas à l’occasionnalisme, notamment d’Avicébron, cf. SCG III, c. 69-70 ; De pot., q. 3, a. 7 ; Sum. theol., Ia, q. 115, a. 1.↩

[8] Thomas d’Aquin, De pot., q. 3, a. 7, ad 8 : « necessitas naturae, per quam calor agit, constituitur ex ordine omnium causarum praecedentium; unde non excluditur virtus causae primae. »↩

[9] Être mû, c’est-à-dire être ramené de la puissance à l’acte, s’impose à la créature en raison de son statut créé. Elle doit en effet atteindre sa perfection dans des opérations qui sont pour elle un devenir-parfait, un mouvement vers la perfection. Or les créatures imitent Dieu non seulement en devenant elles-mêmes parfaites mais aussi en étant cause de la perfection pour d’autres (cf. Sum. theol., Ia, q. 103, a. 4). Par conséquent, une partie de leurs mouvements vers la perfection consiste à en mouvoir d’autres, c’est-à-dire à être agent. Ainsi l’animal mange-t-il pour conserver sa vie (sa perfection propre) et engendre-t-il une progéniture (la causalité de la perfection en d’autres). Être agent et être mû ont donc des fondements distincts, mais être agent présuppose d’être mû et ajoute une détermination particulière au fait d’être mû.↩

[10] Sum. theol., IIIa, q. 62, a. 1, ad 2 : « Ainsi il revient à la hache de couper en raison de son tranchant, tandis qu’il lui revient de faire un lit en tant qu’elle est l'instrument de l’art [qui est dans l’artisan]. Toutefois, l’action instrumentale n’est parfaite qu’en exerçant l’action propre : c’est en coupant que la hache fait le lit. »↩

[11] Je prends ici comme point de repère l’article séminal de P. W. Anderson, « More is Different », Science 177 (1972), n. 4047, p. 393-396.↩

[12] Robert B. Laughlin, A Different Universe, Basic Books, New York, 2005, p. 76 : « What we are seeing is a transformation of worldview in which the objective of understanding nature by breaking it down into ever smaller parts is supplanted by the objective of understanding how nature organizes itself. » Notons cependant que la notion d’émergence, qui a aujourd’hui les faveurs des scientifiques, est trop confuse pour appréhender les différents principes d’ordres par soi. Notamment parce qu’elle ramène aussi dans son filet des phénomènes procédant d’ordres par accident.↩

[13] On ne doit pas se dispenser de ce genre d’étude de la nature. SCG, II, c. 3 : « Les erreurs sur la création détournent en même temps de la foi. Cela arrive […notamment] quand on retire quelque chose à la vertu divine opérant dans les créatures parce que l’on ignore la nature de la créature ». Ignorer la nature créée conduit à se tromper sur l’agir divin puisqu’on ne voit ni où il trouve place ni ce qu’il fait. C’est ce genre d’erreur qui se produit avec la liberté de l’agir humain et la suffisance des causes naturelles. Pour certains, elles contredisent le gouvernement divin. Pour d’autres, elles impliquent que Dieu s’occupe du monde à distance ou seulement dans les grandes lignes.↩

[14] SCG III, c. 67 : « De même que Dieu n’a pas seulement donné l’être aux choses au moment où elles ont commencé d’être, mais qu’il cause l’être en elles aussi longtemps qu’elles sont, en les conservant dans l’être […] de même, ce n’est pas seulement au moment où les choses furent créées qu’il leur donna les vertus opératives, mais il les cause constamment en elle. Ainsi toute opération cesserait-elle, si l’influence divine venait à cesser ». On peut certes arguer que les lois de l’inertie permettraient d’envisager un gouvernement par impulsion initiale. Cette objection n’est qu’apparente, car l’inertie a elle-même besoin d’être expliquée. Si l’agent qui applique à l’opération doit être en contact constant avec le mobile, ce contact n’est pas un contact local, c’est le contact d’une vertu sur une autre vertu. Lorsqu’un mobile continue son mouvement dans l’élan qu’il a reçu lors du contact local, il s’éloigne localement du point de contact mais il demeure porté par l’énergie reçue (entendue au sens physique). Cette énergie n’est autre que la vertu de l’agent qui continue de s’appliquer sur lui. Newton l’expliquait lui-même : « The vis inertiae is a passive principle by which bodies persist in their motion or rest, receive motion in proportion to the force impressing it, and resist as much as they are resisted. By this principle alone there never could be any motion in the world. Some other principle was necessary for putting bodies into motion ; and now they are in motion, some other principle is necessary for conserving the motion. » (Newton, Optics, Book 3, q. 32).↩

[15] Sum. theol., Ia, q. 103, a. 1, resp. ; cf. Ia, q. 2, a. 3, Quinta via.↩

[16] Concile de Latran IV (1215), c. 2, Denz. n. 806 : « Inter creatorem et creaturam non potest similitudo notari, quin inter eos maior sit dissimilitudo notanda ».↩

[17] Cf. Sum. theol., Ia, q. 103, a. 4. Dieu veut donc que les créatures produisent des effets, et qu’elles soient vraiment les causes de leurs effets, sinon Il se contredirait Lui-même  : Sum. theol., Ia, q. 105, a. 6, resp. : « Si l’on considère l’ordre des choses en tant qu’il dépend de la cause première [Dieu], alors Dieu ne peut faire ce qui est contre l’ordre des choses : si en effet il le faisait, il irait contre sa science [suam praescientiam] ou contre sa volonté ou contre sa bonté. »↩

[18] Sum. theol., Ia, q. 22, a. 8, resp.↩

[19] In Io, 1, 8 (n. 119) : « videmus in ordine universi, quod Deus producit aliquos effectus per causas medias, non quia ipse impotens sit ad eos immediate producendos, sed quia ad nobilitandas ipsas causas medias eis causalitatis dignitatem communicare dignatur. »↩

[20] De pot., q. 3, a. 7, ad 14 : « Ad decimumquartum dicendum, quod non quaelibet causa excludit libertatem, sed solum causa cogens: sic autem Deus non est causa operationis nostrae. »↩

[21] Cf. Sum. theol., Ia, q. 105, a. 4 ; SCG, III, c. 88, 6. L’homme étant souverain relatif sur son agir, si Dieu ne causait pas la volonté à agir librement, alors ce sont les déterminismes naturels qui s’en empareraient et c’en serait fini de la liberté.↩

[22] De pot., q. 3, a. 7, ad 13 : « Ad decimumtertium dicendum, quod voluntas dicitur habere dominium sui actus non per exclusionem causae primae, sed quia causa prima non ita agit in voluntate ut eam de necessitate ad unum determinet sicut determinat naturam; et ideo determinatio actus relinquitur in potestate rationis et voluntatis. »↩

[23] De pot., q. 3, a. 7, ad 3 : « Nec impeditur quin natura et Deus ad idem operentur, propter ordinem qui est inter Deum et naturam. »↩

Thomisme, nature et science

Écrit par : Giuseppe Tanzella-Nitti
Publié le : 16 Février 2024

(See English version)

Lorsqu’on place l’œuvre de Thomas d’Aquin devant la pensée scientifique contemporaine, deux sentiments apparemment opposés naissent immédiatement. D’une part, Thomas attire encore aujourd’hui de nombreux scientifiques en raison de sa confiance envers la raison, de sa précision méthodologique et de l’exposition rigoureuse de ses arguments. D’autre part, le temps qui nous sépare des écrits de Thomas semble trop long, et sa vision de la nature trop éloignée de la nôtre, pour croire que son œuvre puisse encore éclairer notre connaissance du monde physique. Se demander si la pensée de Thomas d’Aquin est encore pertinente pour notre culture scientifique n’est donc pas une question anodine.

À l’époque de Thomas d’Aquin, le terme « science » (scientia) avait un sens très large : il désignait la connaissance dans son ensemble. Cela incluait ce qui provenait de l’observation de la nature ainsi que les connaissances provenant d’autres domaines du savoir. Le terme « scientifique » n’existait pas encore, ni une méthode de connaissance de la nature comparable à ce que nous appelons aujourd’hui « méthode scientifique ». De plus, à l’époque de l’Aquinate, la comparaison entre la science et la religion ne faisait l’objet d’aucune étude spécifique. La religion était une vertu relevant de la volonté, tandis que la connaissance de la nature, ainsi que la foi, relevaient de l’intelligence. En effet, la comparaison entre la foi et la raison était possible, puisqu’il s’agissait de deux sources intellectuelles de connaissance ; l’étude du rapport entre la science et la théologie était également possible, puisqu’elles étaient deux voies tracées par la raison, l’une venant de la lumière de la raison naturelle (lumen rationis naturalis), l’autre de la lumière de la foi (lumen fidei)[1].

Comment évaluer alors la pertinence de saint Thomas pour les sciences lorsque les sciences sont comprises dans le sens d’aujourd’hui ? Cette pertinence ne peut pas être mesurée en termes d’aperçus ou de conseils que la pensée de l’Aquinate pourrait fournir sur le plan d’une compréhension strictement scientifique de la réalité. Il est clair que sa contribution doit être recherchée sur d’autres bases[2]. Je pense que l’importance de l’Aquinate pour la science peut être évaluée suivant trois perspectives :

a) La première perspective concerne les prémisses de la recherche scientifique. Puisque toute activité scientifique est fondée sur des prémisses philosophiques et, dans une certaine mesure, théologiques (si celles-ci pointent vers la cause ultime de la rationalité et de l’existence de la réalité elle-même), il est logique de se demander si une philosophie (et une théologie) d’inspiration thomiste est capable de clarifier ces prémisses et leurs bases rationnelles, et si le thomisme y parvient mieux que d’autres visions philosophiques.

b) La deuxième perspective concerne les implications rationnelles des résultats de la science. Puisque les résultats scientifiques sont souvent utilisés pour tirer des conséquences philosophiques (et parfois même théologiques), il est logique de se demander si la pensée de l’Aquinate peut aider, aujourd’hui encore, à juger de la justesse de telles inférences, en démasquant les incohérences et les contradictions ou, positivement, en confirmant leur validité.

c) La troisième perspective concerne la compréhension de la réalité naturelle et le dialogue entre les différentes sources de connaissance. Pour pénétrer la réalité plus en profondeur et progresser vers une synthèse cognitive, les diverses sciences ont besoin d’un système philosophique spécifique ; il est donc logique de se demander si une philosophie inspirée de Thomas d’Aquin permet de mieux comprendre la réalité naturelle, en particulier lorsque les sciences s’orientent vers la recherche de causes unificatrices et globales.

Ne pouvant aborder le sujet dans toute son ampleur, je me concentrerai principalement sur les sciences naturelles, sans négliger, quand c’est nécessaire, les sciences de la vie et l’anthropologie.

Mon étude est organisée en trois parties. La première partie est une revue bibliographique des principales publications parues depuis les derniers congrès thomistes internationaux. Dans ce bref exposé, je ne pourrai mentionner que les thèmes abordés, et non les articles individuels. La deuxième partie examine la pertinence de Thomas d’Aquin dans le dialogue avec les sciences naturelles, en développant brièvement chacune des trois perspectives mentionnées plus haut, c’est-à-dire sa contribution à la clarification des prémisses philosophiques des sciences, au jugement de la justesse de leurs implications et à l’approfondissement de l’intelligibilité de leur analyse de la réalité. La troisième partie expose les nouvelles questions que les sciences posent aujourd’hui à la philosophie thomiste, en suggérant quelles synthèses entre les sciences, la philosophie et la théologie la pensée de Thomas d’Aquin pourrait encore inspirer.

 

I. La pensée thomiste et les sciences naturelles : un bref aperçu des études et des essais publiés au cours des dernières décennies

Si l’on considère le dialogue avec les sciences, le thème qui compte le plus grand nombre d’articles publiés au cours des vingt ou trente dernières années est sans aucun doute la doctrine thomiste sur la causalité, revisitée sous diverses perspectives, toujours en lien étroit avec sa racine aristotélicienne. Les travaux publiés au cours des dernières décennies attribuent à l’Aquinate trois mérites principaux : a) soutenir un naturalisme méthodologique qui n’implique aucun réductionnisme ontologique ; b) promouvoir la compréhension de l’autonomie des créatures, qui n’est ni apparente ni occasionnelle, mais réellement enracinée dans une causalité autogérée ; et c) transmettre une image véritablement transcendante du Dieu Créateur dans l’étude des relations entre Dieu et la nature.

Les principaux domaines d’application de la conception aristotélico-thomiste de la causalité sont essentiellement au nombre de trois. Premièrement, la relation entre la création et la cosmologie physique, où les auteurs étudient la relation entre la Cause première et les causes secondes, le problème de l’origine du temps, la question du fondement ontologique de la réalité et la présence possible d’une téléologie à l’échelle cosmique. Deuxièmement, la doctrine de la causalité est appliquée à l’étude de l’action divine sur la nature, ce qui inclut le thème des miracles, l’étude de la providence divine et la question exigeante du mal physique. Troisièmement, une doctrine thomiste de la causalité est utilisée pour aborder la relation entre la création et l’évolution, surtout dans le domaine biologique, mais parfois aussi dans le domaine cosmologique. Enfin, dans le vaste thème de la causalité, il y a place, à différents niveaux et avec différentes applications, pour une réflexion sur les lois de la nature, la relation entre le hasard et la finalité, et l’approche différente fournie par la téléologie de l’Aquinate par rapport aux partisans du dessein intelligent (intelligent design).

Immédiatement après ces études portant sur la doctrine de la causalité, le plus grand nombre d’ouvrages qui se réfèrent à la pensée de Thomas concernent le domaine de l’épistémologie. L’Aquinate est très apprécié pour sa capacité à mettre de l’ordre dans les différentes sciences, en expliquant leurs interrelations et en préservant leur autonomie. Les auteurs mettent la théorie de la connaissance de Thomas d’Aquin en dialogue avec les différentes approches de la philosophie contemporaine de la connaissance, souvent pour souligner le réalisme épistémologique et la recherche de la vérité comme les deux coordonnées essentielles de tout travail scientifique. Dans une perspective théologique, la réflexion de l’Aquinate sur l’unicité de la vérité et sa vision de la relation entre foi et raison sont mises au service d’une meilleure compréhension de l’acte de foi. Dans le domaine épistémologique également, nous trouvons la présence d’une inspiration thomiste chez les auteurs contemporains qui tentent de réévaluer l’unité de la connaissance et souhaitent souligner les prémisses philosophiques de la connaissance scientifique.

Un troisième sujet en plein essor est celui des neurosciences. Les publications qui s’appuient sur la pensée de Thomas d’Aquin semblent offrir deux développements à ce domaine d’étude. Le premier, qui est devenu courant, concerne la recherche de solutions pour décrire la relation entre l’âme et le corps lorsqu’elle est examinée dans le cadre du problème contemporain corps-esprit ; le second concerne la compréhension des sentiments, des affects et des émotions à la lumière d’une anthropologie d’inspiration thomiste, placée en dialogue avec les études contemporaines sur la phénoménologie du système neuronal et de l’activité cérébrale. La vision holistique de l’âme comme forme du corps fournie par l’approche aristotélico-thomiste, retrouve sa pertinence aujourd’hui, car elle est en phase avec la perspective scientifique de la cognition incarnée (embodiment). Cette approche interprète les opérations humaines de la volonté, des émotions et de la connaissance des sens comme profondément enracinées dans la corporéité, soulignant la dimension psychosomatique et holistique de l’action humaine, tout comme Thomas l’a fait en son temps.

La plupart de ces publications sont signées par des philosophes, et seulement une minorité d’entre elles par des théologiens. D’un seul coup d’œil, on peut dire que, ces dernières décennies, la pensée de l’Aquinate a inspiré des contributions spécifiques dans les domaines de l’épistémologie et de la métaphysique, de la philosophie de la nature et de l’anthropologie, mais aussi de l’apologétique et de la théologie fondamentale, incluant, dans certains cas, des applications à la théologie morale (théologie morale fondamentale et bioéthique) et à la théologie dogmatique (théologie de la création).

 

II. La contribution d’une philosophie d’inspiration thomiste à la pensée scientifique contemporaine et au dialogue interdisciplinaire

Il y a des raisons fondées d’affirmer qu’une inspiration thomiste est encore à l’œuvre aujourd’hui dans le dialogue entre la science, la philosophie et la théologie. J’essaierai de le montrer selon les trois perspectives mentionnées plus haut, à savoir le rôle du thomisme pour : a) éclairer les présupposés métaphysiques de l’activité scientifique ; b) évaluer correctement les implications philosophiques qu’on pourrait déduire de certains résultats des sciences ; et c) permettre une compréhension plus profonde de la réalité naturelle.

 

a) Les fondements philosophiques de l’activité scientifique

 

L’épistémologie de l’Aquinate s’enracine dans un solide réalisme cognitif[3]. Il insiste sur la primauté de la connaissance des sens, sans la confiner à la seule connaissance des particularités concrètes, mais en permettant à la connaissance de s’élever, par l’abstraction, jusqu’à la véritable compréhension des principes généraux. La connaissance naît des sens mais les dépasse. Une idée bien connue de Thomas est que la connaissance est une rencontre entre la rationalité présente dans les choses et celle qui est présente dans notre esprit, et non la simple projection de nos catégories mentales sur le monde matériel. Ce point de vue est en accord avec la pratique scientifique bien établie selon laquelle le travail expérimental est un dialogue entre le chercheur et la nature, un dialogue toujours ouvert aux corrections et aux améliorations dont la source ultime réside dans la réalité elle-même.

Suivant les traces d’Aristote, le mode de pensée de l’Aquinate permet à l’analyse scientifique de se comprendre véritablement comme une connaissance par les causes (scire per causas). La relation non instrumentale entre la Cause première et les causes secondes fonde l’authenticité d’une véritable causalité autonome des créatures, jetant ainsi les bases d’une capacité à « faire de la science »[4]. De ce point de vue, saint Thomas procède à une unification stratégique de la métaphysique de la participation de Platon et de la métaphysique de la substance d’Aristote. La première est plus attentive à la causalité exemplaire, la seconde est plus attentive à la causalité efficiente ; Thomas les unifie au moyen d’une métaphysique de l’acte d’être (actus essendi) et grâce au concept intensif de l’être. La synthèse thomiste présente toute créature comme une composition d’essence et d’acte d’être. En plaçant leur origine à tous deux dans la causalité divine transcendante, elle fournit les prémisses philosophiques de l’étude scientifique de toutes les entités matérielles : pour que la science puisse étudier ses objets, il est nécessaire que les choses soient, et qu’elles soient selon une essence spécifique (c’est-à-dire selon une nature spécifique). L’être et la nature de toutes les entités matérielles constituent donc un substrat ontologique qui est la prémisse philosophique de toute connaissance scientifique[5].

Le point de vue de l’Aquinate sur le cosmos en tant que « structure ordonnée », selon la double perspective de l’ordo rerum ad invicem (structure hiérarchiquement ordonnée des choses créées) et de l’ordo rerum ad Deum (providence divine), est également pertinent pour la science. Une telle vision représente le présupposé nécessaire de toute recherche scientifique en tant que « recherche de l’ordre »[6]. La fécondité de cette perspective est évidente lorsque la science aborde la nature selon des critères mathématiques ou lorsqu’elle met en lumière le comportement des entités matérielles selon leurs lois propres. Il est possible de montrer que cette perspective reste féconde même lorsque la science étudie des phénomènes soumis à l’indéterminisme computationnel ou qu’elle opère dans les cadres théoriques de la mécanique quantique et de la complexité[7].

C’est d’ailleurs la doctrine aristotélico-thomiste de l’analogie qui est d’un intérêt primordial dans le travail scientifique[8]. Elle permet de relier la nature empirique des entités (ens dans la mesure où elles sont mesurables) et les principes philosophico-métaphysiques qui permettent aux entités d’être telles (ens ut mobile et ens ut ens), montrant plus facilement le caractère raisonnable des fondements philosophiques de la science. La connaissance empirique d’une entité matérielle et la connaissance métaphysique qui explique l’existence et l’essence-nature de cette même entité sont deux modes de connaissance irréductibles ; néanmoins, nous pouvons les mettre en relation selon différents niveaux d’analogie et d’abstraction. L’analogie est donc utilisée par les sciences pour décrire au niveau logique ce que la réalité est au niveau ontologique : de cette manière, les lois de la nature qui sont valables pour un cas connu étudié peuvent être appliquées avec succès pour dériver des lois qui opèrent dans des cas moins connus.

La doctrine de l’analogie de l’être permet ainsi à la science d’éviter deux perspectives qui ont été maintes fois reconnues comme insuffisantes : la perspective existentialiste, qui attribue la vérité des choses à leur simple émergence du flux de l’existence ; et la perspective essentialiste, qui croit que les choses et les événements peuvent être pleinement compris en expliquant simplement leur essence sans aucune référence à la raison ultime de leur être. Les deux perspectives échouent. La première, parce que la science a besoin de généraliser au-delà d’événements uniques ; la seconde, parce qu’elle se heurte aux paradoxes de l’incomplétude logique et ontologique. L’essence des choses ne peut pas être dérivée de leur existence ; de même, l’existence des choses ne peut pas être justifiée par la connaissance exhaustive de leur essence.

 

b) Sur les implications philosophiques possibles des résultats scientifiques

 

Une compréhension profonde de la transcendance du Dieu Créateur et l’emploi d’une épistémologie correcte nous fournissent des outils intellectuels pour contrôler les implications réelles de certains résultats scientifiques sur la philosophie ou la théologie. Même aujourd’hui, la pensée thomiste peut être utilisée avec succès, à la fois pour ne pas attribuer à la science ce que la science ne peut pas dire et pour éviter la manipulation de la science par des idéologies ou des philosophies inexactes.
Dans le débat entre la foi chrétienne et les sciences naturelles, la plupart des problèmes sont dus à des conceptions erronées ou insatisfaisantes de la relation entre Dieu et la nature. En fondant la causalité divine sur la participation à l’acte d’être et sur l’attribution d’une essence-nature spécifique, saint Thomas propose une image de Dieu qui n’interfère pas avec la description scientifique ordinaire de la réalité empirique, ni avec la recherche des causes secondaires qui régissent ses phénomènes.

Comme l’ont souligné à plusieurs reprises différents auteurs, en privilégiant la compréhension de la création comme une relation, comme un acte continu qui transcende le temps, la pensée de l’Aquinate nous permet de clarifier, aujourd’hui encore, de nombreuses « questions limites » entre la cosmologie physique et la théologie de la création, en dépassant la fausse dialectique de ceux qui veulent établir si l’action d’un Créateur est quelque chose de nécessaire ou de superflu. La causalité par laquelle l’Acte pur d’être rend raison de l’existence du monde ne concerne aucun mouvement ou changement et dépasse donc le « problème du premier mouvement ». Comprendre la création du cosmos comme une relation entre la créature et Dieu devient particulièrement fructueux lorsqu’il s’agit de clarifier la différence entre une origine causale radicale et le début du temps[9]. En termes philosophiques, cela contribue à libérer les modèles cosmologiques qui prédisent une singularité gravitationnelle de l’espace-temps du fardeau de devoir confirmer une théologie de la création. De même, cela met en évidence l’erreur consistant à déduire qu’un Créateur ne serait plus nécessaire lorsqu’il s’agit de modèles qui ne prédisent pas une telle singularité. En outre, la vision thomiste de la causalité de Dieu dans la création, ainsi que la distinction entre l’essence et l’acte d’être, peuvent facilement montrer la nécessité d’un Créateur pour les modèles cosmologiques qui interprètent le début de l’univers physique comme l’apparition d’un objet quantique, ou qui placent son origine dans une pluralité de régions spatio-temporelles indépendantes les unes des autres. Dans les deux cas, il s’agit d’entités mesurables, dotées de natures, d’essences et de lois naturelles spécifiques, qui précèdent et régissent toute la phénoménologie empirique, et dont l’existence au niveau ontologique ne peut être déduite des mesures effectuées au niveau empirique.

C’est encore la doctrine de la causalité de l’Aquinate qui nous permet d’établir correctement les relations entre la création en théologie et l’évolution en cosmologie ou en biologie, en évitant les déductions fallacieuses qui tentent de nier le rôle d’un Créateur en tant que « donneur de formes » (dator formarum). Même si nous devions limiter les mécanismes évolutifs à un cadre néo-darwinien, le caractère aléatoire des mutations génétiques sur le plan des phénomènes n’implique pas l’absence de finalité sur le plan ontologique, où réside en définitive la relation entre le Créateur et les créatures. L’Aquinate admet volontiers l’action du hasard dans la nature, sans pour autant en déduire l’impuissance ou l’inexistence de Dieu[10]. D’une manière plus générale, le « gouvernement » du monde naturel est exercé par Dieu à travers la nature de chaque entité, qui a le caractère d’une causalité formelle. L’action d’une causalité formelle, même dans ce qui régit l’interaction avec d’autres entités, exprime la tendance vers une causalité finale. Ainsi, pour affirmer l’existence d’une téléologie dans la nature, il n’est pas nécessaire d’admettre une action extrinsèque de Dieu au niveau de la causalité efficiente, mais seulement de reconnaître que Dieu est la cause finale qui régit tout, parce que c’est Lui qui veut toute cause formelle, avec sa quidditas, Lui qui veut tout tel que c’est et pas autrement[11].

L’approche philosophico-théologique de saint Thomas réconcilie non seulement la relation entre la création et l’évolution, mais aussi le conflit apparent entre un univers d’entités et de formes et un univers d’événements et de processus. Dans une approche plus philosophique, il faut dire que la Cause Première, à laquelle appartient la « conception » (design) du monde, transcende l’ordre empirique, tandis qu’une approche théologique précise que cette transcendance se situe au niveau d’une intentionnalité personnelle. Une connaissance purement quantitative, propre au niveau empirique, ne peut avoir aucun accès à la raison ultime d’un projet personnel et intentionnel. Affirmer ou nier l’existence d’un Créateur n’est que l’objet d’une métaphysique (et le matérialisme est aussi une métaphysique), et non l’objet d’une science naturelle, comme le sont la physique ou la biologie.

Sur le thème du miracle, traditionnellement associé au rapport entre foi et raison, saint Thomas affirme que les miracles ont Dieu pour auteur et qu’ils relèvent de causes qui nous restent inconnues sur le plan empirique : il n’appartient donc pas, à proprement parler, à la science d’affirmer ou de nier ce qu’est un miracle. L’Aquinate apporte deux précisions importantes qui sont encore utiles aujourd’hui dans le dialogue entre la théologie et les sciences. Premièrement, le miracle possède toujours une dimension ontologique et ne peut être réduit à ses dimensions anthropologiques ou sémiologiques : les miracles sont des œuvres qui ne peuvent être réalisées que par le Créateur du monde naturel, Celui dont la nature elle-même dépend dans son ensemble. Deuxièmement, saint Thomas précise que le miracle opère en dehors de l’ordre de la nature, et non contre la nature, protégeant ainsi la théologie des implications fallacieuses de ceux qui, partant de l’ordre empirique, veulent montrer le caractère conflictuel ou même irrationnel de tous les événements miraculeux. Le miracle n’est pas une « correction » de la création, mais une manifestation de la puissance créatrice de Dieu, presque une perpétuation de celle-ci dans l’histoire.

Si nous nous tournons vers les neurosciences, le fait que les principales fonctions traditionnellement associées à la vie « spirituelle » de l’être humain - telles que la mémoire, les émotions, l’imagination, les sentiments, etc. - soient placées dans des zones spécifiques du cerveau, a conduit de nombreuses personnes à remettre en question l’existence d’un principe non matériel qui pourrait jouer le rôle habituellement attribué à l’âme humaine. Là encore, la perspective thomiste peut nous aider à clarifier les choses. Saint Thomas n’a aucune difficulté à situer les dysfonctionnements sensoriels, cognitifs et même comportementaux dans la dimension physiologique de l’être humain en tant qu’animal, soutenant que les dimensions corporelles et matérielles du cerveau peuvent réellement affecter l’activité psychique. Grâce à la compréhension de la relation entre l’âme et le corps comme hylémorphique, le fait que les fonctions supérieures, dites spirituelles, soient « enracinées » dans une dimension matérielle et corporelle ne rend pas superflue la forme non matérielle de l’être humain. En effet, cette dernière vise à rendre humaines, c’est-à-dire unifiées par un même moi conscient, les diverses opérations du sujet, comme si elles provenaient d’un seul principe vital. L’identité et l’intentionnalité ne sont pas remplacées par la dimension neuronale du cerveau. Celle-ci appartient à un sujet personnel, l’être humain, qui transcende cette dimension physiologique[12].

 

c) L’intelligibilité de la réalité naturelle et le dialogue entre les différentes sources de connaissance

 

Un troisième groupe de réflexions concerne, enfin, la contribution du thomisme à une meilleure compréhension de la réalité matérielle, c’est-à-dire de l’objet même de la science.

Si l’on attribue à la philosophie aristotélico-thomiste le développement formel et rigoureux de l’usage de l’analogie, il n’est pas exagéré de dire que la première contribution de saint Thomas aux sciences est d’avoir rendu possible l’usage des modèles, en tant que stratégie scientifique établie pour étudier les phénomènes naturels et prédire leur comportement futur. En effet, c’est sur l’analogie que reposent l’emploi et l’application des modèles, que ce soit en physique, en chimie, en biologie ou dans bien d’autres domaines ; et c’est sur l’abstraction, qui reste un élément clé de la philosophie thomiste de la connaissance, que repose la capacité de mathématiser les modèles, les transformant ainsi en puissants outils de connaissance[13].

Une deuxième contribution d’importance similaire, à laquelle on n’a peut-être pas accordé le poids nécessaire, est la vision unifiée de la vérité de l’Aquinate, une vision capable de relier les différentes sources de connaissance les unes aux autres. La réalité est l’effet d’un Dieu unique et non une collection de fragments que la science arrange ; le monde est un projet unifié qui a émergé de l’esprit du Logos créateur, un cosmos ordonné que Dieu conduit vers son accomplissement. L’unicité de la vérité, sur laquelle Thomas met un accent tout particulier, unifie la connaissance de la réalité et fait en sorte que les approches des différentes disciplines contribuent positivement les unes aux autres, y compris celles de la philosophie et de la théologie[14]. Tout accès à la vérité, de quelque côté ou de quelque auteur qu’elle vienne, est le fruit de l’Esprit saint[15].

La pensée thomiste est donc capable d’inspirer une unité cohérente de connaissance, où les différentes disciplines sont organisées en niveaux hiérarchiques d’intelligibilité, en fonction de leurs différents objets formels. Les frontières propres à chaque discipline ne sont plus lues comme des limites qui divisent et fragmentent, mais comme des connexions qui unissent. Si les sciences naturelles ont besoin d’une philosophie de la nature, ce n’est pas parce qu’elles trouvent une limite ou un obstacle au-delà duquel elles ne peuvent plus avancer : c’est parce qu’elles trouvent un fondement, à savoir l’existence même de ces hypothèses philosophiques qui rendent l’analyse scientifique possible. Dans un tel cadre épistémique, les problèmes d’incomplétude émergeant de la logique des systèmes axiomatiques, ou ceux émergeant en cosmologie physique de l’impossibilité de conceptualiser l’univers comme un tout, pour ne donner que deux exemples, ne sont pas des paradoxes pour lesquels il faut chercher une solution, mais plutôt la perception des fondements logiques et ontologiques de la connaissance scientifique.

Pour une meilleure compréhension de la réalité physique et biologique, la notion aristotélico-thomiste de « nature », entendue ici comme le principe opératoire de l’entité, s’avère également particulièrement fructueuse. Cette notion favorise la compréhension des propriétés stables de l’entité matérielle, de l’universalité de ses spécificités formelles, de son comportement suivant des lois et de l’universalité des lois de la nature. La notion métaphysique de nature permet également de distinguer correctement les lois naturelles des lois scientifiques, en précisant que nous ne pouvons traiter que les secondes, et non les premières. Les phénomènes qui présentent les caractères d’indétermination, d’imprédictibilité et de complexité ne violent pas la spécificité formelle des natures, mais indiquent seulement qu’ils ne peuvent pas être formalisés ou quantifiés de manière exhaustive et finie, au moyen de lois scientifiques[16].

La pensée de l’Aquinate confère une intelligibilité propre à la notion de forme, aujourd’hui réévaluée dans divers domaines de la recherche scientifique, notamment dans les approches qui mettent en évidence le rôle de l’information dans les sciences mathématiques, physiques, chimiques et biologiques. L’information, tout comme la forme, représente quelque chose d’immatériel capable de se transmettre, d’informer des supports matériels, de se conserver et de se reproduire au-delà de la matière qu’elle informe. En ignorant la notion de forme, on ne comprendrait plus la phénoménologie du vivant, son comportement et la logique relationnelle de son organisme. L’information, comme la forme, est d’abord intelligible et reconnaissable dans un contexte intentionnel, et reste ouverte pour se rapporter à une intelligence personnelle. La forme, l’information et le logos sont des concepts qui s’appellent mutuellement. Les sciences contemporaines entrevoient cette connexion et son lien mystérieux avec une source de sens.

La réévaluation en biologie des notions de forme et d’information, ainsi que celle des approches relationnelles et systémiques, semblent appuyer à nouveau le souhait de comprendre la vie à partir du vivant, comme le faisaient déjà Aristote et Thomas. En étudiant sa forme propre, nous dépassons les tentatives de comprendre la vie comme une composition d’éléments extrinsèques les uns aux autres, typiques du réductionnisme biologique et du mécanisme biomoléculaire. La vie n’est pas seulement une propriété émergente de la matière, mais véritablement une nouvelle stratégie d’immanence[17].

 

III. Un regard vers l’avenir : défis et opportunités de la pensée scientifique contemporaine

Jusqu’ici, nous avons analysé le présent. Quels sont les défis qu’une pensée inspirée par Thomas d’Aquin rencontrera à l’avenir, en s’engageant dans un dialogue avec les sciences ? Je crois personnellement que le défi le plus important ne vient pas de l’un ou l’autre domaine de recherche hautement spécialisé. Le véritable défi est la formation de nouveaux jeunes chercheurs, experts de la pensée de saint Thomas. Je pense que c’est là le véritable défi. Il est nécessaire de poursuivre le travail que Thomas n’a pas effectué, simplement parce que son époque n’était pas la nôtre ; il est nécessaire de travailler comme il l’aurait fait s’il avait vécu à notre époque. Toutefois, si l’on se tourne vers l’avenir, un certain nombre de domaines de recherche stratégiques requièrent davantage d’attention. Permettez-moi d’en citer quelques-uns.

Aujourd’hui, le sujet de la causalité est devenu plus complexe. Jusqu’au début du siècle dernier, la philosophie et la théologie dialoguaient avec une vision plutôt mécaniste de la causalité, héritée pour l’essentiel de la mécanique newtonienne. Pour mettre de l’ordre au niveau épistémologique ou ontologique, il suffisait à la philosophie et à la théologie d’insister dans leurs discussions sur la relation entre la Cause première et les causes secondes, en soulignant la transcendance de la Cause première. De nos jours, la description causale des phénomènes physiques et biologiques rencontre des problèmes inédits et s’enrichit de nouvelles catégories. Aujourd’hui, nous traitons de l’émergence et de la complexité, tandis que les théories systémiques et les approches holistiques explorent des formes de causalité du tout vers les parties. En mécanique quantique, le sens commun de la relation causale est souvent remis en question, comme dans le cas de la non-localité quantique. Il est nécessaire de disposer d’une médiation philosophique d’expert, familiarisée avec les questions scientifiques contemporaines et avec les prémisses philosophiques qui les sous-tendent. Cette médiation devrait traduire les concepts thomistes classiques en concepts plus communs pour le monde scientifique d’aujourd’hui. Cela sera particulièrement important pour comprendre et expliquer la relation entre la forme et l’information, afin de faire progresser et d’examiner la sensibilité des sciences contemporaines à la causalité formelle.

Une application plus étendue de la philosophie thomiste aux sciences de la vie est également nécessaire aujourd’hui. Les études portant sur la pensée de l’Aquinate dans le domaine des sciences biologiques sont beaucoup moins nombreuses que les études portant sur les sciences physiques. Cela est probablement dû à la fois au rôle plus important que la physique a joué historiquement et à l’absence de commentaires de l’Aquinate sur les œuvres biologiques et zoologiques d’Aristote. Il est temps que la philosophie de la biologie dépasse le débat entre création et évolution et vise une meilleure compréhension de la vie comme forme du vivant, perspective sur laquelle la pensée aristotélico-thomiste aurait encore beaucoup à nous dire aujourd’hui[18].

Un autre domaine de travail futur pour un thomisme en dialogue avec les sciences est l’étude de l’action de Dieu dans la nature[19]. Dans ce domaine de recherche, la réflexion issue de la pensée thomiste, bien que contenant de grandes potentialités, est malheureusement minoritaire, tout comme la présence de chercheurs catholiques. Deux domaines classiques sont liés à la question de l’action divine dans la nature : la théologie du miracle (très peu développée aujourd’hui) et la théologie de la providence divine, toutes deux liées au grave problème du mal physique. Toutes ces questions ont été abordées par l’Aquinate avec courage et innovation ; elles doivent également être abordées aujourd’hui, à la lumière de la science contemporaine, en tenant compte de la connaissance élargie que nous avons aujourd’hui de la nature, de ses dynamismes et de son histoire globale. 

La question de l’écologie soulève également des défis importants. Habituellement développée dans une perspective franciscaine-bonaventurienne, il est logique de se demander s’il existe une perspective thomiste spécifique sur l’écologie, sur le soin et la sauvegarde de notre maison commune. Des tentatives ont été récemment développées aux États-Unis sous le nom de « thomisme vert »[20]. Alors qu’un cadre franciscain privilégie la ligne de l’exemplarité, un point de vue thomiste devrait mettre l’accent sur la relation, l’ordre hiérarchique entre les créatures et le finalisme[21]. Comme nous l’avons vu, la pensée scientifique contemporaine soutient volontiers la structure relationnelle de la nature, en physique, en mécanique quantique et en biologie. Un dialogue intéressant entre le thomisme et la pensée scientifique est également possible ici, selon une perspective interdisciplinaire qui doit également inclure la théologie. C’est la théologie, en effet, qui révèle que la racine qui soutient la logique relationnelle présente dans l’ensemble de la création, puis dans tous les systèmes écologiques, est en fin de compte trinitaire. Bonaventure et Thomas seraient certainement d’accord sur cette approche.

Enfin, la pensée thomiste sera toujours utile pour montrer la fausseté des arguments rationnels qui visent à contredire certaines vérités de foi transmises par la Révélation. Cela arrive aussi aujourd’hui, lorsque des affirmations qui n’appartiennent pas à la science sont présentées comme s’il s’agissait de conclusions scientifiques[22]. Les occasions ne manquent pas et ne manqueront pas. Même à l’avenir, saint Thomas nous aidera à mettre de l’ordre, à clarifier les choses, à comprendre ce que la science dit et ce qu’elle ne pourra jamais dire.


En conclusion, je crois qu’il y a de bonnes raisons de penser que les raisons qui font que Thomas d’Aquin a réussi a établir des relations entre la philosophie, la théologie et les sciences de son temps, conservent leur valeur, malgré les progrès rapides de la connaissance scientifique. Le thomisme, après tout et avant tout, est une méthode. Une méthode qui peut continuer à inspirer le travail interdisciplinaire que la philosophie et la théologie du XXIe siècle sont appelées à réaliser.

 


  1. Il n’est pas surprenant qu’une recherche sur le Web effectuée en plusieurs langues avec les mots-clés « Thomas d’Aquin » et « sciences naturelles », offre en tête de liste des articles et commentaires épistémologiques sur l’unité des sciences et sur la théologie en tant que science. ↩

  2. Peut-être emphatique dans sa forme, mais vrai dans sa substance, est le jugement énoncé il y a des années par Galli, également partagé par Wallace : « Nous devons reconnaître que saint Thomas, en insérant Aristote dans la culture occidentale, n’a pas contribué immédiatement et directement à l’accroissement de la connaissance scientifique. Pourtant, il a fait bien plus. Il a contribué, plus que tout autre penseur de son siècle, à raviver chez l’homme occidental l’amour de l’étude des sciences naturelles. Pour cela, et pour cela seulement, nous pouvons considérer qu’il mérite, dans l’histoire de la pensée scientifique, une place des plus honorables, probablement égale à celle occupée par Galilée et Newton ». G. Galli, Cosmologia aristotelica e cosmologie moderne, dans « Tommaso d’Aquino nel suo VII centenario », p. 221 ; cf. aussi W. Wallace, Thomas Aquinas, dans C.G. Gillispie (ed.), Dictionary of Scientific Biographies. ↩

  3. Thomas insiste sur le fait que la science n’est possible que si nous accédons à la réalité des choses telles qu’elles existent en dehors de notre âme, sans nous contenter de raisonner sur les species qui s’y trouvent : cf. Summa theologiae, Ia, q. 85, a. 2 ; De veritate, q. 2, a. 3, ad 19. ↩

  4. Cf. Summa theologiae, Ia, q. 105, a. 5 ; Contra gentiles, Lib. III, c. 69. « L’Aquinate pensait également que presque tous les changements substantiels pouvaient être expliqués par des causes naturelles et qu’il n’était pas nécessaire de faire appel, comme le faisait Avicenne, à un “donneur de formes” surnaturel pour expliquer l’apparition de nouvelles substances », W.E. Carroll, Aquinas, Thomas, in T.F. Glick, S. Livesey, F. Wallis (edd.), Medieval Science, Technology and Medicine. An Encyclopedia, Routledge, Oxfoed-New York, 2005, p. 35-39 [p. 36]. ↩

  5. Cf. In II Physicorum, lect. 1, nn. 145-146 ; lect. 14, n. 267. ↩

  6. Cf. Contra gentiles, Lib. I, c. 78; Lib. II, c. 24. ↩

  7. Sur ce thème, voir J.-M. Maldamé, « San Tommaso e i fondamenti della scienza », Annales theologici 15 (2001), p. 283-306. ↩

  8. Cf. De principiis naturae, c. 6, nn. 366-367. Pour une application aux sciences contemporaines, voir F. Bertelè, A. Salucci, A. Olmi, A. Strumia, Scienza, analogia, astrazione. Tommaso d’Aquino e le scienze della complessità, Il Poligrafo, Padova, 1999. ↩

  9. Cf. Summa theologiae, Ia, q. 45, a. 3; q. 46, a. 3. ↩

  10. Cf. L. Congiunti, « Ordine naturale e caso secondo Tommaso d’Aquino », Espíritu 66 (2017), p. 303-323. ↩

  11. Cf. In II Physicorum, lect. 13, n. 257; lect. 14, n. 268. ↩

  12. Parmi les lieux principaux chez Thomas, voir par exemple : Summa theologiae, Ia, q. 77, a. 4; q. 85, a. 7; q. 91, a. 3, ad 1; q. 84, a. 7; q. 101, a. 2; Ia-IIae, q. 63, a. 1; IIa-IIae, q. 155, a. 4, ad 2; q. 156, a. 1; De anima, q. un, a. 8; De spiritualibus creaturis, q. un., a. 2, ad 7. ↩

  13. Pour une introduction au sujet qui fait appel à tous les acteurs majeurs de la méthode scientifique, voir par exemple les contributions rassemblées dans le volume : F. Bertelè, A. Salucci, A. Olmi, A. Strumia, Scienza, analogia, astrazione. Tommaso d’Aquino e le scienze della complessità, Il Poligrafo, Padova, 1999. ↩

  14. « Sans aucun doute, Thomas avait au plus haut degré le courage de la vérité, la liberté d’esprit permettant d’affronter les nouveaux problèmes, l’honnêteté intellectuelle de celui qui n’admet pas la contamination du christianisme par la philosophie profane, sans pour autant refuser celle-ci a priori. C’est la raison pour laquelle il figure dans l’histoire de la pensée chrétienne comme un pionnier sur la voie nouvelle de la philosophie et de la culture universelle. Le point central, le noyau, pour ainsi dire, de la solution qu’avec son intuition prophétique et géniale il donna au problème de la confrontation nouvelle entre la raison et la foi, c’est qu’il faut concilier le caractère séculier du monde et le caractère radical de l’Évangile, échappant ainsi à cette tendance contre nature qui nie le monde et ses valeurs, sans pour autant manquer aux suprêmes et inflexibles exigences de l’ordre surnaturel ». Paul VI, Lumen Ecclesiae (1974), cite par Jean-Paul II, Fides et ratio (1998), n. 43. ↩

  15. Cf. Summa theologiae, Ia, q. 109, a. 1, ad 1. Sur l’unité de la vérité chez Thomas d’Aquin, voir Jean-Paul II, Fides et ratio (1998) : « Intimement convaincu que “omne verum a quocumque dicatur a Spiritu Sancto est” (“toute vérité dite par qui que ce soit vient de l »Esprit Saint”), saint Thomas aima la vérité de manière désintéressée. Il la chercha partout où elle pouvait se manifester, en mettant le plus possible en évidence son universalité. En lui, le Magistère de l’Église a reconnu et apprécié la passion pour la vérité ; sa pensée, précisément parce qu’elle s’est toujours maintenue dans la perspective de la vérité universelle, objective et transcendante, a atteint “des sommets auxquels l’intelligence humaine n’aurait jamais pu penser”. C’est donc avec raison qu’il peut être défini comme “apôtre de la vérité”. Précisément parce qu’il cherchait la vérité sans réserve, il sut, dans son réalisme, en reconnaître l’objectivité. Sa philosophie est vraiment celle de l’être et non du simple apparaître. » (n. 44) ↩

  16. Cf. G. Tanzella-Nitti, “The Aristotelian-Thomistic Concept of Nature and the Contemporary Scientific Debate on the Meaning of Natural Laws”, in Acta Philosophica 6 (1997), p. 237-264. ↩

  17. Cf. J.E. Carreño, « From self movement to esse. The notion of life and living being in Thomas Aquinas », Angelicum 92 (2015) p. 347-376. ↩

  18. Une étude plus approfondie de l’utilisation de l’aristotélisme par Albert le Grand sur ces questions devrait également être incluse dans ce développement. ↩

  19. Le sujet a fait l’objet d’un projet parrainé par le Center for Theology and The Natural Sciences (Berkeley) et l’Observatoire du Vatican à travers une série de conférences tenues de 1993 à 2001 et rassemblées dans 6 volumes imposants. Les résultats sont présentés dans R.J. Russell, N. Murphy, W.R. Stoeger (edd.), Scientific Perspectives on Divine Action. Twenty Years of Challenge and Progress, Vatican Observatory Publications - The Center for Theology and the Natural Sciences, Città del Vaticano, 2008. ↩

  20. Cf. C. Thompson, « Perennial Wisdom. Notes toward a Green Thomism », Nova et Vetera, English edition 10 (2012), p. 67-80 ; Idem, The Joyful Mistery. Field Notes toward a Green Thomism, Emmaus Road, Stebenville (OH), 2017. ↩

  21. Cf. J. Sanguineti, La filosofia del cosmo in Tommaso d’Aquino, Ares, Milano, 1996. ↩

  22. Cf. Contra gentiles, Lib. I, c. 9. ↩

Les divisions de la quiddité et de l’acte, et l’erreur de Hume

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 16 Mars 2022
  • métaphysique
  • puissance et acte
  • action
  • cause

La métaphysique est, selon la définition d’Aristote reprise par saint Thomas d’Aquin, une science de « l’étant en tant qu’étant (ens in quantum ens) ». Par étant, participe présent du verbe être, on désigne ce qui est en train d’être : cette pierre, ce stylo, cet atome, cet homme, mais chacun envisagé du point de vue où il s’agit d’un quelque-chose-qui-est. Autrement dit, la métaphysique appréhende les choses de notre monde dans leur constitution la plus fondamentale.

 

1. Les deux manières dont l’étant se divise


Pour saint Thomas, parmi ce que l’on peut dire de plus fondamental d’une chose, il faut souligner la dualité dans l’étant entre ce qui relève du « ce que c’est » et ce qui relève du « c’est ». L’expression quelque-chose-qui-est rassemble ces deux dimensions : quelque chose… qui est. Par exemple, la poire est un étant, et l’on peut considérer en elle :

  • ce qu’elle est (ce qui la distingue de la pomme ou de la groseille dans le genre des fruits),
  • ou bien simplement qu’elle est (ce qui la distingue de cette autre poire placée à côté, ou de ce qu’elle a été et sera).

Cette clarification, qui semble facile à saisir et même banale, prend une autre dimension lorsqu’on s’avise qu’elle s’applique à toutes les réalités de notre monde sans exception, par le fait même qu’elles sont des étants. En ce sens, la distinction entre le ce-que-c’est et le cela-est est effectivement fondamentale, et si on la creuse un tant soit peu, on s’aperçoit qu’elle ouvre sur deux discours bien différents au sujet des choses, un discours sur l’essence (essentia) ou la quiddité (quidditas), et un discours sur l’acte. Chaque discours approfondit une dimension différente de l’étant, et met en évidence deux types de divisions. Thomas explique :

« L’étant est divisé d’une première manière selon qu’on le dit être quelque chose (quid), à savoir une substance, ou une quantité, ou une qualité — ce qui est diviser l’étant par les dix prédicaments — ; et d’une autre manière selon qu’on le divise par la puissance et l’acte (actum) — ou opération (operationem), dont est dérivé le nom d’acte. »[1]

Ainsi, pour reprendre l’exemple de la poire, on aura d’abord les divisions selon la quiddité :

La poire est … une poire (substance)

… lourde (quantité)
… verte (qualité)
… en train de cuire (passion)
etc. (10 prédicaments au total)[2]

Selon l’autre dimension, on divise l’étant en ne retenant que ce qui relève d’un acte. Voici quelques situations où l’on désigne un acte :

  • La poire est, elle existe (l’être)
  • La poire pousse (mouvement de croissance)
  • La poire pourrit (mouvement de corruption)
  • La poire est en train de cuire (passion)
  • La poire tombe (action par rapport à l’air, mais passion par rapport à la gravité)
  • La poire est en germe (puissance à être mûre)
  • La poire est mûre (l’acte d’être mûr)

Mettons maintenant un peu d’ordre dans ces actes.

 

2. L’ordre de l’acte


Pour mettre de l’ordre entre les actes, la distinction fondamentale est celle entre acte et puissance. Aristote l’avait mise en évidence à propos du mouvement[3]. Le mouvement est en effet l’acte le plus aisé à observer parce qu’il s’agit d’un acte qui prend son temps. Voici, pour reprendre notre exemple, une poire qui mûrit en passant de la couleur verte à la couleur jaune. Cela lui prend quelques jours, durant lesquels elle traverse toutes les teintes allant d’une couleur à l’autre. La poire jaune est donc mûre en acte, elle a achevé le mouvement de son mûrissement. Par opposition, la même poire lorsqu’elle était verte était en puissance à être mûre. Être en puissance par rapport à tel acte, c’est donc être ordonné à cet acte comme terme de son mouvement.
Cette approche de l’acte et de la puissance par le mouvement caractérise l’approche physique, car la physique s’occupe des mobiles dans leur mouvement. Aristote avait déjà perçu que l’acte et la puissance ont une application plus large, mais c’est saint Thomas qui montrera qu’il s’agit d’une division universelle, et d’une d’une division fondamentale de la métaphysique.

« L’intention principale de la doctrine de la puissance et de l’acte n’est pas d’en traiter seulement en tant qu’on les rencontre dans les réalités mobiles, mais en tant qu’ils se rattachent à l’étant commun (ens commune). Car on trouve aussi de la puissance et de l’acte dans les réalités immobiles, telles les réalités intellectuelles .»[4]

D’où cette portée universelle de la division de l’acte et de la puissance vient-elle ? Elle résulte de ce que aucun des étants de l’univers, c’est-à-dire aucune des créatures, n’est d’emblée pleinement en acte. Tout étant est donc divisé « par la puissance et l’acte », en ce que tout ce qu’on trouve dans un étant peut être en puissance ou en acte. Retournons une fois de plus à la poire et à sa quiddité. Tous les prédicats qui expriment le ce-que-c’est de la poire se divisent selon l’acte et la puissance. En voici quelques uns :

  • La substance : la graine de poire est un poirier en puissance, tandis que le poirier est l’acte de sa graine.
  • La quantité : la poire mûre est en acte de son poids ou de sa taille adulte par rapport au poids et à la taille en puissance de la jeune poire.
  • La qualité : la poire verte est en puissance de la poire jaune.
  • La passion : lorsque la poire commence à cuire, elle est en puissance d’être une poire cuite.
  • Le lieu : la poire qui est cueillie sur l’arbre en Ardèche est en puissance de se trouver sur un étal au marché de Marseille.

Précisons, même si cela dépasse notre propos, que Thomas montrera le lien entre d’une part la division selon l’acte et la puissance, et d’autre part l’existence de deux degrés de l’acte dans les créatures : l’être et l’opération. Un étant est, c’est un premier acte, et le même étant opère dans un acte différent du premier. Pour la poire, être et croître sont deux actes de soi différents.

 

3. La perplexité de Hume


Une fois établies les deux divisions de l’étant, selon la quiddité et selon l’acte, une fois montré l’utilité de l’une et de l’autre, il est naturel de s’interroger sur leur complémentarité. Pourquoi est-il important, lorsqu’on regarde une chose, de ne pas oublier une de ces divisions ? Le philosophe David Hume en apporte une excellente illustration. Lorsqu’il chercha à comprendre ce qu’est la causalité, il se mit à regarder les choses, à inventorier et classer leurs propriétés, et nulle part il ne vit la causalité, alors que toutes y étaient soumises. Ce qui l’amena à rejeter la réalité de cette notion, et à n’y voir qu’une association de l’esprit. Voici comment il rend compte de sa recherche :

« A première vue, je m’aperçois que je ne dois chercher la causalité dans aucune des qualités particulières des objets. Car quelle que soit la qualité que je choisis, je trouve un objet qui ne possède pas la causalité et qui cependant tombe sous la dénomination de cause ou d’effet. Et il n’y a vraiment rien d’existant, soit d’externe soit d’interne, qu’on ne saurait considérer ou bien comme une cause ou bien comme un effet. De là, il est clair qu’il n’existe pas une qualité qui appartienne universellement à tous les étants et qui leur confère un titre à cette dénomination [de cause ou d’effet]. »[5]

Prenons l’exemple de Paul après son repas. Si nous disons que Paul a digéré son repas, nous attribuons à l’estomac de Paul une action de digestion sur le repas. Or aucune des caractéristiques formelles de l’estomac (sa taille, son poids, l’épaisseur de sa muqueuse, sa couleur, etc.) ne contient une telle causalité. Aucun de ces prédicaments n’est en mesure de fonder l’acte de la digestion sur le repas, alors même que tous y ont contribué. Par conséquent, en déduit Hume, si l’acte de digestion ne peut être rattaché aux propriétés formelles de l’estomac, c’est donc que notre esprit seul a établi le lien entre l’un et l’autre. Lorsque nous disons : « Paul a digéré son repas », nous ne signifions pas une causalité réelle de Paul sur le repas, nous ne faisons que lier par notre esprit la disparition du repas dans l’estomac de Paul d’un côté, avec la satiété de Paul de l’autre. Ainsi prospère l’empirisme…

 

4. L’erreur de Hume


Hume eut raison de relever que si on recherche la causalité dans la quantité, dans la qualité, dans l’apparence extérieure, dans la structure interne, etc., on ne la trouve nulle part. Et qu’on ne trouve pas plus dans les choses un ce-que-c’est qui consisterait dans la causalité. Dans la poire, je trouve une quantité, des qualités, mais je ne trouve pas de causalité. Pourtant il commit une erreur, celle ne n’envisager dans les choses que la division selon la quiddité. Hume fit l’hypothèse métaphysique, ou plutôt il admit inconsciemment une hypothèse métaphysique, selon laquelle l’étant n’est divisible que d’une seule manière, selon la quiddité. C’est pourquoi, toujours selon cette hypothèse, la causalité ne serait réelle que si elle était réductible aux prédicaments de la quiddité. Hume avait de bonnes raisons d’admettre cette hypothèse. À son époque, la métaphysique était devenue une étude des essences et elle ne lui présentait qu’une alternative : soit la causalité est de l’être, et elle doit alors être un ce-que-c’est, soit elle n’est qu’une idée de notre raison. Ayant écarté la première branche de l’alternative, il adopta donc logiquement la seconde.

Si maintenant on prend en compte la division selon l’acte, alors on s’aperçoit que, lorsque Paul digère son repas, son estomac est le principe d’un acte exercé sur la nourriture. L’estomac qui était en puissance de digérer avant le repas se met à être traversé de nombreux mouvements qui sont l’acte de l’estomac. De son côté, et corrélativement, la nourriture arrivée dans l’estomac est progressivement assimilée par le corps de Paul : elle était en puissance d’être assimilée et sera assimilée en acte à la fin de la digestion. L’acte commun de l’estomac et de la nourriture est l’acte de digestion et consiste dans une causalité de l’estomac sur la nourriture. C’est du reste en raison de cet acte, sur le fondement de cet acte, que l’on attribue à celui qui exerce l’acte le prédicat de l’action, et à celui qui est sujet de l’acte le prédicat de la passion. Durant la digestion, l’estomac est un agent et la nourriture est un patient.
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur l’action et la passion comme prédicaments selon la quiddité, mais l’essentiel était ici de montrer qu’oublier la division de l’acte revient à oublier une dimension fondamentale des choses : leur devenir. De fait, la philosophie après Hume sera obligée de réintégrer le devenir comme l’autre des choses, l’événement qui leur arrive, l’histoire qui s’impose à elles. Au contraire, si l’on prend en compte la division de l’étant selon l’acte et la puissance, alors le devenir apparaît comme une dimension constitutive des choses, que la métaphysique ne peut plus ignorer. Telle est la voie suivie par saint Thomas d’Aquin.  



  1. Thomas d’Aquin, In IX Metaph., lect. 1, n. 1769.  ↩

  2. On appelle prédicament un type de prédicat. Et un prédicat est ce que l’on dit d’un sujet. Par exemple, lorsque l’on dit « la poire est ronde », on note que la rondeur (prédicat) appartient à la poire (sujet).  ↩

  3. Aristote, Métaphysique, Δ, 12 et Θ, 1.  ↩

  4. In IX Metaph., lect. 1, n. 1770, sur Métaphysique 1045b35–1046a3.  ↩

  5. David Hume, A Treatise of Human Nature, Oxford, Clarendon Press, 1896, III, 2.  ↩

L’influence de saint Thomas d’Aquin sur son temps

Écrit par : Emmanuel Perrier
Publié le : 4 Avril 2024
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Dès ses études, saint Thomas d’Aquin fut reconnu comme un esprit hors-pair. Admis aux grades de bachelier et de maître en théologie avant l’âge requis, deux fois envoyé pour enseigner à la prestigieuse université de Paris, il fut nommé comme expert dans des conseils, des assemblées et un concile, invité à la table de saint Louis ou consulté par des nobles, des confrères lui soumirent leurs questions et des ecclésiastiques requirent de lui des avis ou des traités. Il fut ainsi compté parmi les plus hautes figures intellectuelles d’une époque qui n’en manqua pas (dont saint Bonaventure et saint Albert le Grand). S’il eut de nombreux étudiants qui transmirent à leur tour sa doctrine, si sa réputation de sainteté et ses nombreux miracles suscitèrent rapidement un culte populaire, sa renommée s’accrut surtout par la diffusion de ses écrits, copiés et recopiés dans toute l’Europe, lus aussi bien dans les monastères que dans les centres d’études ou dans les universités, par les théologiens comme par les philosophes. Quoique connue à des degrés divers, la pensée de Thomas devint ainsi en quelques décennies une référence commune. Pour l’approuver mais aussi pour la contester.

De fait, les premières oppositions ouvertes s’organisèrent peu après sa mort en 1274. Lors des condamnations prises l’archevêque de Paris, Étienne Tempier, au printemps 1277, certaines de ses thèses étaient indirectement visées. Le franciscain Guillaume de la Mare écrivit un Correctoire vers 1279, indiquant à ses lecteurs sur quels points il s’était trompé. Un autre franciscain, Jean Pecham ne cessa de pousser à une condamnation, à Paris puis à Rome, et il pourchassa les thomistes anglais lorsqu’il devint archevêque de Cantorbery. Son prédécesseur, Robert Kilwardby, qui était dominicain, avait plus directement visé Thomas dans des condamnations du 18 mars 1277. Parmi d’autres, ces attaques parfois violentes suscitèrent une réaction. Des dominicains défendirent Thomas par écrit. Leur ordre s’employa à éteindre en son sein les propos lui manquant de respect, puis recommanda l’étude de sa doctrine à tous les frères. On s’attacha aussi à mieux faire connaître toute l’œuvre du maître, pour le délivrer des jugements partiels et montrer la cohérence de son enseignement.

La manière dont on reçut ses œuvres dépendit beaucoup des circonstances. Les querelles que l’on vient d’évoquer étaient inévitables dans le contexte de la culture occidentale au XIIIe siècle, marquée par un intense travail de discernement et d’assimilation de pensées et de sciences nouvelles. Elles se focalisèrent donc sur des thèses précises comme l’éternité du monde ou l’unité de la forme substantielle, qui engageaient la place accordée à Aristote en théologie et, plus largement, les rapports entre philosophes et théologiens. Parallèlement, dans les facultés de théologie, où les maîtres devaient commenter les Sentences de Pierre Lombard, le commentaire de Thomas fut beaucoup plus utilisé que la Somme de théologie , dont l’importance sera reconnue tardivement. Dans les facultés des Arts, on fut plus attentif aux commentaires d’Aristote ou aux traités philosophiques. Les centres d’études dominicains maintinrent généralement une large connaissance de ses œuvres, avec toutefois un intérêt moindre pour ses commentaires bibliques. Enfin, la constitution d’écoles de pensée, se rattachant à tel ou tel maître dont elles prolongeaient l’enseignement joua un grand rôle. Ainsi l’école d’Albert le Grand, importante en Allemagne, y freina la diffusion du thomisme, tandis qu’en Italie ou en France il s’imposait de manière durable.

Au total, si en 1316 on parlait déjà à l’université de Paris de Thomas d’Aquin comme d’un docteur commun, si la canonisation de 1323 marqua un tournant dans sa réception, c’est surtout l’épreuve du temps qui vérifia l’importance de sa pensée dans l’histoire de la théologie et de la philosophie, qui l’établit aussi comme un maître de sagesse, un indéfectible ami de la vérité, et un gardien de la foi intègre au sein de la Tradition de l’Église.

Fr. Emmanuel Perrier, o.p.

 

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