L'authenticité de la Via dolorosa et du Saint-Sépulcre à Jérusalem

Dominique-Marie Cabaret
Le point de vue d'un archéologue sur le tracé du chemin de Croix et le lieu du Saint-Sépulcre.

Une question est souvent posée par les pèlerins visitant la vieille ville de Jérusalem et les lieux saints chrétiens : le Saint-Sépulcre est-il le vrai lieu de la crucifixion et de la résurrection de Jésus ? La via dolorosa, le chemin de croix que l’on suit de nos jours avec dévotion dans la vieille ville depuis le couvent franciscain de la Flagellation, est-il le vrai parcours emprunté par Jésus avec sa croix au jour de sa mort ? Il serait trop long ici d’entrer dans le détail de ce dossier déjà maintes fois traité[1] ! Nous nous bornerons à donner quelques éléments de réponse, tant pour le Saint-Sépulcre que pour la via dolorosa.

 

Le Saint-Sépulcre

Les fouilles archéologiques réalisées dans le quartier chrétien de la vieille ville de Jérusalem ont montré que le Saint Sépulcre a été construit sur une ancienne carrière de pierres qui, abandonnée à l’époque de Jésus, était devenue un jardin. Au milieu trônait un monticule rocheux inexploité en raison de sa mauvaise qualité. Le lieu était idéal pour l’exécution des crucifiés parce qu’exposé à la vue de tous à proximité d’une des portes principales de la ville. La route qui en sortait passait sur le bord de la carrière, en balcon d’où le monticule rocheux – qu’on vénère aujourd’hui comme le Golgotha – était parfaitement visible.

De plus, l’exploitation de la carrière avait fini par créer des parois rocheuses suffisamment importantes pour y creuser des tombeaux à même la roche. C’est dans l’un d’eux situé à une trentaine de mètres au nord-ouest du Golgotha que, selon la Tradition, le corps de Jésus fut déposé. Ceci explique que ces deux lieux saints – le Golgotha et le tombeau – puissent aujourd’hui être dans une même église, non pas en raison d’une « pastorale liturgique » qui voulait faciliter la dévotion des pèlerins – pour user d’un vocabulaire contemporain frisant l’anachronisme – mais parce que la topographie du secteur rend possible leur proximité (fig. 1 et 2).

 

Fig. 1 - Plan du Saint-Sépulcre actuel sur le fond de la carrière de pierre

 


Fig. 2 - Coupe du Saint-Sépulcre actuel dans la carrière de pierre

Sont-ils authentiques pour autant ? Dans l’état actuel des connaissances archéologiques, il est raisonnable de tenir qu’il n’y a pas d’autre site à Jérusalem correspondant aussi bien (ou mieux) à ce que disent les Évangiles de la mort et de la résurrection de Jésus que celui du Saint-Sépulcre. Ce d’autant plus que la Tradition chrétienne a toujours été unanime (jusqu’au XIXe siècle ap. J.-C.[2]) pour désigner ce lieu comme authentique. Autrement dit, il est très probable – la convenance en est grande[3] – que Jésus ait été mis à mort et mis au tombeau à cet endroit, mais être plus affirmatif serait commettre une erreur de méthode discréditant celui qui l’oserait.

 

À la recherche du prétoire de Pilate

La question de l’authenticité du « chemin de croix » est plus complexe. Pour en déterminer le tracé, il faut connaître d’une part, le lieu de la crucifixion – nous venons de le voir : très probablement le Saint-Sépulcre –, et d’autre part l’endroit où Jésus a été jugé par Pilate, le fameux Prétoire où les grands prêtres ne voulaient pas entrer, qui se trouvait a priori dans le palais du gouverneur romain. En effet, dans l’Antiquité, le prétoire était le lieu habituel d’habitation de l’autorité romaine en place, où se trouvaient la soldatesque, la prison et l’administration tant civile que judiciaire. Il faisait donc office de palais de Justice au sens moderne du terme. Il était inaccessible au public à l’inverse du tribunal qui était dressé à proximité, la plupart du temps à l’air libre, souvent doté d’une estrade pour faire face à la foule sur laquelle était installée la chaise curule du gouverneur. Ainsi, sauf exception, prétoire et tribunal n’allaient pas l’un sans l’autre et formaient en conséquence un tout difficilement déplaçable. L’Évangile de Jean nous montre d’ailleurs ce va-et-vient entre l’intérieur du prétoire où se trouvait Jésus et le tribunal situé à l’extérieur où Pilate, sous la pression de la foule, en vint à le livrer.

Notre quête pour retrouver le chemin de croix se précise : elle consiste donc à déterminer où se trouvait le prétoire de Ponce Pilate. Deux emplacements sont possibles, déterminant respectivement deux tracés du chemin de croix diamétralement opposés mais de longueur équivalente (fig. 3) :

1° - la forteresse Antonia, l’ancien palais royal des Hasmonéens, rénovée par Hérode le Grand dans la première partie de son règne et transformée en caserne romaine à l’époque de Jésus. Elle était située au nord de l’esplanade du temple, idéalement placée pour surveiller l’agitation des foules réunies pour la fête de la Pâque.

 2° - Le nouveau palais d’Hérode, construit après une vingtaine d’années de règne, dont la magnificence n’avait pas d’équivalent à Jérusalem. Il était installé à l’ouest de la ville le long du rempart sur la colline la plus haute de Jérusalem.

Fig. 3 - Restitution du plan de Jérusalem à l’époque de la mort de Jésus

Comment trancher entre les deux solutions ? Là encore, répondre d’une manière catégorique serait commettre une erreur de méthode. Le souhait de Ponce Pilate de surveiller au plus près l’agitation des foules dans le temple depuis l’Antonia a pu le convaincre d’abandonner le luxe incomparable du palais d’Hérode. Certes ! Mais c’est aller à l’encontre de ce que peuvent dire les textes historiques[4], les Évangiles[5] et la topographie de Jérusalem[6]. À titre d’exemple, faute de ne pouvoir être plus complet[7], nous ne citerons qu’un seul passage de la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe – sans doute le plus explicite – qui relate la répression sauvage du procurateur Florus (64-66 ap. J.-C.) contre les habitants de Jérusalem. La scène se passe non pas à la forteresse Antonia mais au palais royal d’Hérode de la ville haute :

Florus résidait à ce moment au palais (ἐν τοῒς βασιείοις) et (…) il fit installer devant le bâtiment un tribunal (βἧμα) où il vint siéger. Les chefs des prêtres, les dirigeants et les notabilités de la cité vinrent se présenter à ce tribunal. Florus leur ordonna de leur livrer ceux qui l’avaient insulté (…) [Leurs] propos ne firent qu’exaspérer encore plus Florus qui cria à ses soldats de mettre à sac ce qu’on appelle le Marché d’en-haut (τὴν ἄνω ϰαλουμένον ἀγοράν) et de tuer tous ceux qu’ils rencontreraient. (…) Florus osa faire ce jour-là ce que personne auparavant n’avait fait. Devant son tribunal, il fit fouetter et mettre en croix des personnes appartenant à l’ordre équestre ; c’était certes des juifs de naissance, mais ils étaient revêtus d’une dignité romaine[8].

À la lecture de ce passage assez similaire à la scène évangélique, aucun doute ne subsiste : à l’époque de Florus, le prétoire de Jérusalem et le palais d’Hérode ne faisaient qu’un ! L’Évangile de Jean permet de penser qu’il en était de même à l’époque de Pilate – 30 ans auparavant –, puisqu’il précise que le lieu-dit du Dallage (lithostrotos) où fut jugé Jésus s’appelait en araméen Gabbatha[9]. La toponymie confirme ainsi que cette place dallée de pierres (le lithostrotos) était a priori sur un lieu haut de Jérusalem, en lien avec le marché haut cité par Flavius Josèphe : en effet, la racine araméenne de Gabbathagab – signifie « dos », « bosse » ou « saillie », et connote d’une manière générale l’idée d’éminence ou de hauteur[10]. C’est ce qu’il fallait démontrer puisque quiconque arpente aujourd’hui la vieille ville de Jérusalem ne peut que constater que l’Antonia se situait en contrebas du palais royal d’Hérode le grand.

On doit donc en conclure que, selon toute vraisemblance, le « vrai » chemin de croix partait du palais d’Hérode pour rejoindre le Golgotha (fig. 3). On n’en connaît pas pour autant le tracé exact : les murailles de Jérusalem qui existaient à l’époque obligeaient à faire des détours, impossibles à reconstituer aujourd’hui avec précision. Mais cela suffit à montrer que l’actuel et traditionnel tracé du chemin de croix dans la vieille ville de Jérusalem n’est pas le plus véridique ! L’histoire montre d’ailleurs qu’il n’a été fixé par les Franciscains, sous l’influence des pèlerins venus d’Occident, que dans les siècles derniers – en tous cas après les croisades[11].

Cela remet-il en cause la valeur des innombrables actes de piété que le chemin de croix traditionnel suscite aujourd’hui dans le cœur des pèlerins ? Évidemment non ! Ce d’autant plus qu’il serait sans doute difficile aujourd’hui d’en modifier le tracé, tant pour des raisons politiques que pratiques. L’actuel chemin de croix a l’énorme mérite d’exister. Il faut savoir en profiter !

 

Fr. Dominique-Marie Cabaret, o.p.

 

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[1] Nous recommandons en particulier la lecture du numéro d’avril 2016 de la revue franciscaine Terre Sainte Magazine, tenue par M.-A. Beaulieu. Il contient un dossier remarquable faisant le tour de la question : Le chemin de croix sur les pas du Christ ?

[2] Sous l’impulsion du Colonel Gorden, les Anglicans prétendent depuis la fin du XIXe siècle avoir retrouvé le tombeau de Jésus et le lieu du crâne (Golgotha) au nord de la ville à environ 300 mètres de la Porte de Damas, dans un lieu dénommé aujourd’hui Garden Tomb (à l’origine Gorden Tomb). L’avantage de ce lieu est qu’il a gardé son caractère champêtre qui manque au Saint-Sépulcre. Il a contre lui de ne pas être très visible – malgré sa relative proximité – depuis la porte de Damas, ce qui rend moins probable qu’il ait pu être choisi comme lieu d’exécution ; et surtout, il n’a jamais été désigné avant le XIXe siècle par les générations de chrétiens – en particulier les byzantins – comme le lieu authentique de la mort et la résurrection de Jésus. Certes, les chrétiens du IVe siècle ont pu se tromper en désignant l’emplacement actuel du Saint-Sépulcre. Mais la (très jeune) tradition anglicane n’en n’apporte aucune preuve. L’existence en ce lieu d’un tombeau du Ier siècle avec une pierre circulaire pour fermeture (qui n’est pas l’unique exemple de ce type) et d’un rocher, qui ressemble quelque peu à un crâne humain, n’en est pas une.

[3] D.-M. Cabaret, « La théologie de Saint Thomas au service de l’archéologie de la Terre Sainte », dans N. Awais, B.-D. de la Soujeole et D. Rey-Meier (éds), Une théologie à l’école de Saint-Thomas d’Aquin, Cerf, paris, 2022, p. 151-172.

[4] Philon d’Alexandrie, Legatio ad Caium 38 ; Flavius Josèphe, Guerre des Juifs I, 41-54 ; II, 301-308 ; id., Ant. Juives XVII, 222. Sans être aussi explicites, d’autres passages de Flavius Josèphe sous-entendent aussi fortement la localisation du prétoire au palais d’Hérode dans la ville haute : Guerre des Juifs II, 224-227 ; II, 175-177 ; Ant. Juives XX, 105-113.

[5] En particulier Luc 13, 1  et Jn 19, 13.

[6] D.-M. Cabaret, La topographie de la Jérusalem antique, Essais sur l’urbanisme fossile, défenses et portes, IIe s. av. – IIe s. ap. J.-C., Peeters, 2020.

[7] Nous renvoyons au remarquable article du dominicain P. Benoit de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. Bien que publié il y a 70 ans, il n’a que peu vieilli : P. Benoit, « Prétoire, Lithostroton et Gabbatha », Revue Biblique 59 (1952), p. 531-550. Cf. aussi J. Murphy-O’Connor, Jérusalem, Un guide de la cité biblique antique et médiévale, Cerf, Paris, 2014.

[8] Flavius Josèphe, Guerre des Juifs II, 301-308 (trad. P. Savinel, p. 259-260).

[9] Jn 19, 13 : « Pilate amena Jésus au-dehors [du prétoire] ; il le fit asseoir sur une estrade au lieu-dit le Dallage (Lithostrôton) – en hébreu : Gabbatha. »

[10] P. Benoit, art. cit., p. 548.

[11] M.-A. Beaulieu, « Le chemin de crois d’hier pour les pèlerins d’aujourd’hui », Terre Sainte Magazine 642 (avril 2016), p. 104-105 ; Th. Duclert, « La via dolorosa : une tradition spirituelle construite au fil des siècles », op. cit., p. 93-97 ; Id., « Archéologie : à la recherche du prétoire de Pilate », op. cit., p. 98-101 ; Id., « Entre foi et archéologie », op. cit., p. 102- 103.