Le légisme, un idéal totalitaire en Chine antique ?

Jean-Thomas de Beauregard
La Chine de Xi Jinping fait peur : contrôle de la population par le crédit social, expérimentation de l'intelligence artificielle en matière de justice pénale... un néo-totalitarisme à l'âge numérique ! Pourtant l'idéal qui irrigue la culture politique chinoise contemporaine est vieux de plus de 2 000 ans : le légisme. Des théoriciens et des hommes d'État chinois du Ve au IIIe siècles ont jeté les bases d'un projet étonnamment moderne et cynique d'État total, où le contrôle de la population et du territoire s'exerce par le pouvoir impersonnel des nombres et des lois.

La pensée politique de la Chine antique est mal connue. L’homme occidental cultivé possède au mieux quelques notions sur le confucianisme. Pourtant, c’est un autre courant de pensée, moins connu en Occident, qui a façonné la culture politique chinoise plus en profondeur jusqu’à aujourd’hui : le légisme. L’essai récemment publié du sinologue français Romain Graziani, Les Lois et les Nombres. Essai sur les ressorts de la culture politique chinoise[1], nous donne l’occasion d’en faire une brève présentation.

De même que le confucianisme ou le taoïsme recoupent des auteurs d’époque et de doctrine en fait assez disparates, l’étiquette d’école « légiste » (fajia, i.e école des experts en lois et méthodes de gouvernement) regroupe des auteurs qui ne prétendaient pas appartenir à une école : Shang Yang, Shen Buhai, Guanzi, Han Feizi. Ils ont commun d’avoir vécu principalement entre le IVe et le IIIe siècle avant notre ère, c’est-à-dire à la fin de la période des Royaumes combattants et au début de l’Empire (Qin Shi Huangdi, le Premier Empereur, prend le pouvoir en -221), pendant la courte première dynastie des Qin. Ce sont à la fois des théoriciens et des hommes d’État, dont l’effort de pensée vise à définir les valeurs ultimes de l’État, ses instruments de régulation et ses armes secrètes. À l’inverse de Platon ou Aristote, dont l’influence sur la politique athénienne ou la cour royale de Macédoine fut presque nulle, les légistes exercèrent une influence réelle, durable et profonde sur la culture politique chinoise.

Pour un esprit occidental façonné par la philosophie grecque et la théologie médiévale, le légisme est fascinant par son mélange de cynisme et de modernité. Il s’agit d’un idéal d’État total, « totalisant par ses moyens et totalitaire dans son ambition »[2], privilégiant la gouvernance par les lois et les nombres, les récompenses et les châtiments, la surveillance de tous par tous, le contrôle par l’État de toute les sphères de l’activité sociale et productive jusqu’à l’intime, et une technocratie impersonnelle qui fonctionne de manière optimale quels que soient les qualités ou les défauts du souverain, des ministres, des fonctionnaires et même du peuple.

Ce qui rend le légisme très étranger à un philosophe occidental, c’est qu’il est une pensée politique antique qui se situe presque exclusivement au plan des moyens, sans finalité transcendante ni prétention morale autre que le maintien et l’accroissement de la puissance de l’État. Seul Machiavel, avec la modernité, peut s’en rapprocher pour nous, puis quelques auteurs de la tradition utilitariste. En Chine, cet horizon purement immanent s’est cristallisé autour d’un slogan légiste dont les attestations les plus anciennes se trouvent dans Le Livre du Prince Shang qu’on retrouve aujourd’hui jusque dans les discours de Xi Jinping : « Enrichir l’État, renforcer l’armée ».

Quant à cet objectif de maintien et d’accroissement de la puissance de l’État, le légisme a été immédiatement efficace : appliqué scrupuleusement par le royaume de Qin, grâce au Premier ministre Shang Yang (l’un des principaux théoriciens légistes), il permit l’unification de l’Empire. Même si la dynastie Qin n’a duré que 15 ans, le légisme a ensuite continué à irriguer la culture et la pratique politiques chinoises jusqu’à nos jours. Le paradoxe est que la dynastie Han, qui a succédé aux Qin, a jeté l’opprobre sur les légistes, pour lui préférer l’idéal confucéen, mais en a repris pourtant l’essentiel, ce qui n’a pas manqué de susciter des formules ironiques : rubia fali (façade confucéenne, essence légiste), ou encore yangru yinfa (confucéen le jour, légiste la nuit).

 

Le champ de labour et le champ de bataille : les deux mamelles de l’État légiste

À l’origine du légisme, dans une situation de désordre interne et de nombreux conflits avec les royaumes frontaliers, il s’agit d’organiser la société en maximisant deux paramètres jugés essentiels à la puissance : l’agriculture et l’armée. Dès lors, tout sujet qui ne contribue pas directement à enrichir l’État et renforcer l’armée est suspect. C’est un mode de fonctionnement total : le travail de la terre enrichit le pays par la production de céréales menant à la constitution de stocks, la guerre entraîne un rapide écoulement des excédents, empêchant par là la possibilité de temps de repos et de loisir.

Dans un cynisme assumé, le Livre du Prince Shang prétend organiser la société de telle sorte que le paysan et le soldat, qui sont les deux piliers de la puissance de l’État, ne meurent pas de faim – sans quoi la fiscalité ne peut en tirer profit – mais subsistent seulement dans une économie de survie où seul l’État doit croître. Romain Graziani montre ici combien la préférence séculaire de la culture politique chinoise en faveur de l’agriculture et au détriment du commerce, à laquelle on attribue souvent le retard de l’émergence du capitalisme en Chine, trouve sa racine dans le légisme : outre les nécessités d’une économie de guerre fondée sur la possibilité d’approvisionner l’armée par la production agricole, le paysan et le soldat présentent l’avantage d’être rivés à leur champ – de labour ou de bataille –, dans une activité aisée à contrôler pour l’État, selon un rythme déterminé, avec des conduites normées, une grande lisibilité des flux et de la fiscalité afférente, sans compter que l’accaparement et l’épuisement physique inhérents à l’agriculture et à la guerre rendent improbables toute velléité de sédition.

 

Le légisme, ou la gouvernance par les nombres

Dans le sillage des ouvrages classiques de Marcel Granet[3], qu’il prolonge et infléchit, Romain Graziani démontre ensuite comment les nombres informent en profondeur la culture politique chinoise. Là où Granet, puisant dans les pratiques divinatoires anciennes et leur épistémologie complexe telles qu’on les étudie dans le texte canonique du Livre des mutations (Yijing), insistait presque exclusivement sur la valeur qualitative et symbolique des nombres, qui permettaient à la pensée chinoise antique de déchiffrer le cosmos parce que les nombres en étaient le principe d’ordonnancement, l’auteur affirme que le légisme a modifié cet héritage : « la plus grande révolution idéologique de l’histoire politique chinoise, à l’époque des Royaumes combattants, est liée précisément à une appréhension quantitative du monde, à l’émergence d’un paradigme d’organisation de la société et d’appréhension des êtres et des choses en termes de règles objectives et d’efficacité productive, qui supposent des opérations constantes de décompte, d’équilibrage, de mesure, fondées sur les nombres en tant que qu’outils d’uniformisation de dénombrement et de manipulation des réalités. Autrement dit, les nombres ne sont plus exclusivement un vecteur de figuration magique du cosmos, mais une technique de mise en ordre du monde humain par la force et la ruse. »[4]

Ce nouveau paradigme était déjà à l’œuvre dans L’Art de la guerre de Sunzi, où le fameux stratège rompt avec une tradition d’exaltation de la bravoure militaire, de l’héroïsme, de la force physique et de la vertu, en affirmant pouvoir déterminer à l’avance l’issue d’une bataille par la pratique combinée de calculs divinatoires et du dénombrement exact de tous les facteurs en présence (nombre d’hommes, d’armes, distance entre le centre de commandement et les unités, distance entre l’armée et les points de ravitaillement, etc.)[5]. Dans Le Livre du Prince Shang, Shang Yang transpose cela à l’administration de l’État, dont le gouvernement efficace passe par la connaissance quantitative parfaite de tous les paramètres de l’appareil social et productif[6]. L’auteur observe que les archives désormais mieux connues permettent d’attester de la réalisation remarquable du programme de Shang Yang dans le royaume Qin puis dans l’Empire : tout le pays est passé au peigne fin, par mode de recensements, d’enquêtes administratives, avec des fonctionnaires sillonnant le territoire, dénombrant tout, rédigeant des rapports. La quantification du réel est d’autant plus importante qu’elle est liée à la fiscalité. Les fonctionnaires eux-mêmes sont soumis à des rapports qui examinent l’efficacité de leur travail, la rapidité et le coût de leurs opérations, selon des grilles d’indices extrêmement précises. Une rigoureuse logique comptable s’impose, ainsi qu’un calcul des mérites et des fautes, converties en récompenses et châtiments, le tout strictement chiffré.

L’auteur montre combien cette quantification du réel et l’empire des nombres sur la culture politique chinoise s’est traduite par l’importance des slogans chiffrés dans toute l’histoire politique chinoise. Dans la Chine impériale comme dans la Chine communiste, toute réforme ou campagne politique s’exprime en un slogan qui associe un nombre et une réalité : les « Quatre modernisations » de Deng Xiaoping, par exemple. En sus de frapper l’imaginaire et de favoriser la mémorisation, cette rhétorique vise à manifester que le pouvoir qui en use maîtrise à la perfection le réel qu’il entend modifier. À l’époque maoïste, l’imposition d’objectifs chiffrés totalement déconnectés d’un quelconque fondement, tant au plan de la production économique qu’au plan de la politique pénale, atteste par l’absurde la conjonction de la puissance symbolique du nombre et de sa valeur comptable, avec pour effet une terreur dans toute la population et un mensonge généralisé sur les résultats. L’auteur cite en exemple le décret édicté par Mao Zedong en 1957 pour sa province du Hunan, qui fixa a priori un objectif de 100 000 personnes dénoncées, 10 000 arrêtées, et 1 000 exécutées : « Il n’était plus question de faire justice, mais de faire nombre »[7]. Au moins le légisme antique, auquel Mao se référait volontiers et souvent[8], avait-il pour souci que la quantification du réel en soit l’exact reflet.

 

Le légisme ou l’empire de la loi

En -536 avant notre ère, le Premier Ministre Zi Chan, de l’État de Zheng, décide de faire inscrire les lois sur de grands chaudrons de bronze disposés dans tous les lieux publics. Il est l’un des précurseurs du légisme : l’objectif est que la loi pénale soit visible, stable, permanente, diffusée partout. Bientôt, tous les royaumes chinois l’imitèrent. L’enjeu de la publicité des lois était multiple : il fallait que la loi soit soustraite au caractère aléatoire de l’oralité et de la localité, uniforme en tout temps et tout lieu, indépendante de la force discrétionnaire des représentations de la noblesse, connue de tous et pour cela proclamée publiquement et recopiée un peu partout. L’auteur synthétise : « Les lois une fois inscrites et rendues publiques se trouvaient de ce fait tout autant protégées par l’œil du peuple que ce dernier l’était par l’invariabilité de ces commandements visibles en plein jour. Le corps des administrateurs se trouvait pris en étau entre le souverain et le peuple, les deux parties ayant un droit de regard sur sa conduite et la stricte application des procédures »[9].

Le légisme a donc le souci d’une loi égale pour tous, qui ne fait pas acception des personnes. Face à la toute-puissance de l’État, nul ne doit pouvoir exciper de sa naissance ou de son office, ou bien de son ignorance des lois. Cela va de pair avec la très forte insistance du légisme en faveur de la méritocratie, qu’il emprunte à un courant plus ancien, le mohisme[10].  La promotion légiste de la méritocratie fut formalisée dans l’institution impériale des concours administratifs ainsi que dans certains dispositifs visant à favoriser la mobilité sociale en sens ascendant et descendant, comme par exemple qu’aucun office administratif ne peut être transmis au fils aîné sans que ce dernier ne rétrograde de quelques degrés dans la hiérarchie par rapport à son père.

Que ce soit dans la publicité ou l’application des lois comme dans le recrutement des fonctionnaires, il s’agit d’obéir à des principes objectifs, libérés de tout arbitraire, en fonction d’indices précis, sans qu’aucun sentiment ou disposition subjective n’entrent en compte. Ultimement, le souverain lui-même doit pouvoir gouverner avec des outils qui le préservent des errements dû à sa personnalité, à ses intérêts ou à ceux de ses fonctionnaires. L’administration doit devenir un instrument objectif, neutre, infaillible, maniable par n’importe qui, indépendamment de son habileté ou de sa vertu. C’est tout le sens de l’analogie de l’équerre et du compas, qu’on trouve partout dans les écrits légistes[11]. La notion de fa (la loi) emprunte donc à son origine géométrique la précision du tracé et l’évaluation correcte du résultat. Mais le paradigme technique n’est pas qu’une analogie : les légistes sont convaincus que gouverner consiste principalement à mesurer, peser, décompter, au moyen d’outils administratifs perfectionnés, sans qu’il soit question de vertu ou de discernement ni du côté du souverain, ni du côté du peuple, ce qui est une rupture considérable avec la tradition confucéenne.

La notion de fa charrie donc tout un champ de signification : uniformité qui élimine toute variation, lisibilité absolue, accès aisé, clarté, ne laissant aucune faille interprétative où s’engouffrer, application des récompenses et des châtiments totalement indépendante à la fois du juge et du condamné, impersonnalité des lois qui s’appliquent à tous avec la même sévérité et la même nécessité, à l’image du vent et de la pluie qui s’abattent indifféremment sur tout le monde. L’éloignement de la noblesse, remplacée par la bureaucratie, recrutée au mérite et tentaculaire, symbolise l’ambition légiste d’un contrôle impersonnel de tous par la loi au service l’État.

 

L’ambivalence de la figure du souverain dans la pensée légiste

Romain Graziani observe que le légisme, pas plus que d’autres traditions politiques chinoises, n’a jamais vraiment mis en cause le principe de l’institution monarchique et de la succession héréditaire. Cela convenait à son fantasme d’un principe de concentration de tous les pouvoirs, et satisfaisait à son souci de maintenir l’ordre et la stabilité. Mais l’institution monarchique soulevait d’immenses difficultés d’un point de vue légiste, ce qui amena les légistes à théoriser l’impersonnalité maximale du souverain.

L’anthropologie très pessimiste des légistes suppose que statistiquement, le souverain, potentiellement médiocre, est entouré de médiocres, ou d’ambitieux fourbes, et qu’il en va de même dans le peuple. Il faut donc que le souverain se repose sur des outils administratifs perfectionnés pour inciter à l’efficacité et à l’honnêteté par la force et l’intérêt plutôt qu’espérer s’appuyer quelques individus exceptionnellement vertueux ou prétendre éduquer une population entière[12].

Tout l’enjeu est que, tant que l’ordre social et productif tient par un système de lois connues de tous et scrupuleusement appliquées, la perspective assurée des récompenses et la terreur des punitions, la dénonciation obligatoire et la solidarité pénale des membres d’un même groupe (familial, professionnel ou militaire), les sujets n’ont pas le choix et agissent spontanément en conformité avec les normes édictées par l’autorité. Au rebours de l’idéal confucéen, il ne s’agit pas de rendre les gens meilleurs, mais d’entraver tout ce qui, de leur part, pourrait nuire à l’État. Dans ce cadre, le souverain sera d’autant meilleur qu’il sera plus impersonnel et se caractérisera par le non-agir, laissant faire le système. À la limite, un souverain avec de vraies qualités est d’autant plus dangereux car il risque de prendre des initiatives contre-productives ou de s’épuiser à la tâche.

Dans le Han Feizi se dessine l’idéal d’un souverain légiste qui met en place une surveillance synoptique de tous par tous, et un contrôle parfait de tout le territoire et de l’administration, sans jamais se fier à son propre discernement, se tenant en retrait, dont la puissance s’exerce d’autant plus infailliblement qu’il n’apparaît jamais, ne donne jamais son avis, n’agit jamais personnellement. Anticipant de plusieurs siècles le Foucault de Surveiller et punir[13], Han Feizi théorise l’efficacité supérieure de l’intériorisation de la norme et de la surveillance qui fait que la cible de la domination/surveillance en devient le principal artisan. Il construit une mystique de la royauté invisible et omnipotente, qui consacre l’absoluité du pouvoir monarchique tout en évacuant concrètement l’individu qui l’incarne. L’impersonnalité du souverain le préserve de toute manipulation, séduction, piège, etc. D’où l’ascèse nécessaire du souverain pour ne donner aucune prise à quiconque. L’idéal du souverain impersonnel a l’avantage de pouvoir supporter aussi bien un monarque médiocre qu’un monarque exceptionnel. Le souverain doit être comme la Voie (tao) : « opaque, immobile, impersonnel » et se concevoir lui-même comme « le centre vide, et donc pleinement efficace, de la domination universelle »[14].

En pratique, une telle vue est difficile à assumer quelles que soient les qualités de l’individu, car c’est un isolement psychologique intenable. Et le paradoxe est qu’il faut précisément un individu exceptionnel pour assumer une telle fonction, alors que l’origine même du projet est de remédier à toute déficience personnelle par la perfection du système. C’est une contradiction interne du légisme que l’auteur relève à la suite de Jean Lévi. Quoi qu’il en soit, le légisme conserve l’idée que « la technocratie l’emporte toujours sur le talent, l’efficacité mécanique sur les ressources personnelles. Le pouvoir, dépouillé de toute idée de valeur humaine, se caractérise par l’alliance de deux formes de contrôle : la possession exclusive de la force coercitive dont témoigne l’association constante, et souvent la synonymie, entre les lois et les punitions ; en second lieu, le contrôle du savoir, redéfini en termes stratégiques comme un arsenal de méthodes de surveillance, de contrôle et de renseignement. »[15]

 

Une anthropologie pessimiste et cynique au fondement d’une politique pénale sévère et du système de récompenses et de châtiments

Le légisme a en commun avec le libéralisme occidental la conviction que l’intérêt général est mieux servi par la poursuite individuelle de l’intérêt égoïste que par les vertus d’altruisme et de renoncement. Le souverain doit donc s’appuyer sur la tendance universelle à convoiter plaisirs, richesses et honneurs, et sur l’aversion instinctive que suscite l’idée de souffrir physiquement ou moralement, ou encore de mourir de façon violente et prématurée. Bien plus efficace que l’éducation à la vertu, vaine dès lors qu’elle s’adresse à la masse, les légistes estiment qu’une loi pénale sévère à l’extrême est le meilleur rempart à l’ordre civil, et un service à rendre au peuple qui peut vivre plus longtemps et paisiblement, là où la compassion et l’allègement des peines mènent à l’insécurité permanente[16].

Tout l’enjeu est que les lois permettent d’associer les désirs égoïstes et les ambitions privées à des conduites jugées utiles par l’État. Le système repose donc sur la gestion instrumentale des appétits et l’instinct universel de survie[17]. Dans ce cadre, la politique pénale doit être d’une rigueur terrible. Les légistes préconisent des peines lourdes même pour les délits mineurs, condition pour dissuader de commettre pire, quitte à aboutir à une disproportion flagrante mais utile. C’est le principe de « punir pour ne plus avoir à punir » (bi yi zhi bi) théorisé par Le Livre du Prince Shang pour justifier des peines lourdes contre des délits mineurs. On en trouve du reste un parallèle dans la tradition occidentale chez Bentham[18]. Il est clair en tout cas que les légistes s’intéressent peu à la réforme morale du condamné ou sa réintégration sociale. Les châtiments, par leur irréversibilité (tatouage infâmant, mutilation, etc.), reflètent cette perspective : un ancien condamné n’a jamais fini sur le plan social de purger sa peine. La peine est moins infligée en vue du condamné que de la société qui l’entoure[19].

En dernière analyse, le légisme considère donc que la loi pénale parfaite est celle qui, par sa sévérité même, et la représentation que le peuple s’en fait, n’a même plus à s’appliquer. L’intériorisation de la loi par le peuple produit l’autocensure et l’autolimitation qui sont la condition optimale. Le légisme rejoint ici le taoïsme du non-agir. L’auteur observe toutefois que, pour terrible qu’il soit dans sa rigueur et sa dimension totalitaire, le légisme n’est pas sans vertu dans sa politique pénale : les sanctions et châtiments n’étaient nullement arbitraires, chacun en connaissait la teneur, la torture était strictement encadrée, et les condamnés ne l’étaient qu’au terme d’une enquête fouillé, la loi punissant d’ailleurs les fonctionnaires qui ne respectaient pas les procédures légales.

 

Conclusion

Avec Les lois et les nombres, Romain Graziani livre une synthèse magistrale sur la manière dont le légisme informe la culture politique chinoise depuis l’époque des Royaumes combattants jusqu’à nos jours. D’une érudition sans faille, avec un style souvent brillant et un souci constant de pédagogie à l’égard du public non-spécialiste, l’auteur permet de découvrir des auteurs et des textes trop méconnus. Il s’expose courageusement à la critique en opérant des rapprochements audacieux mais, selon nous, toujours fondés et judicieux, entre les différentes époques.

En particulier, le cœur de sa thèse consiste à tenir qu’entre les écrits légistes de l’époque des Royaumes combattants et la gouvernance algorithmique d’allure totalitaire qui se dessine sous Xi Jinping, il y a moins un changement de paradigme qu’une continuité et un perfectionnement du fait des avancées technologiques qui permettent la réalisation des desseins de Shang Yang, Shen Buhai ou Han Feizi. Sous ce rapport, la rhétorique marxiste mâtinée depuis une décennie de néo-confucianisme devrait être comprise en réalité sur le fondement d’un substrat légiste plus déterminant qui serait la basse continue de toute la culture politique chinoise depuis 2 500 ans. La thèse est séduisante et ne manque pas de solides éléments pour l’étayer.

Les lecteurs occidentaux contemporains formés à l’école de saint Thomas d’Aquin y trouveront matière à dépaysement mais aussi à réflexion, tant une philosophie politiquement purement immanente, fondée sur une technocratie impersonnelle, une gouvernance par les nombres et sans finalité transcendante autre que l’accumulation matérielle et la perpétuation du système semble paradoxalement assez familière pour qui se prend à essayer de caractériser l’horizon politique occidental dans les décennies à venir.

fr. Jean-Thomas de Beauregard, o.p.

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[1] Romain Graziani, Les Lois et les Nombres. Essai sur les ressorts de la culture politique chinoise, « Bibliothèque des histoires », NRF, Gallimard, 2025  ↩

[2] Cf. Graziani, op.cit., p. 20. ↩

[3] Marcel Granet, La Religion des chinois, Paris, Albin Michel, 2010 (1ère éd. 1922) ; Id., La Pensée chinoise, Paris, Albin Michel, 1999 (1ère éd. 1934). ↩

[4] Cf. Graziani, op.cit., pp. 112-113. ↩

[5] Cf. Sunzi, L’Art de la guerre : « [ch. 5] Ordre ou chaos, tout est une question de nombres. [ch. 1] La victoire est-elle affaire de nombres ? Si tel est le cas, on peut mener la guerre en additionnant les baguettes divinatoires. La victoire est-elle une question de richesses ? Si c’est le cas, on peut faire la guerre en mesurant le grain. [ch. 4] Méthode pour la guerre : 1/ Mesurer ; 2/ Quantifier ; 3/ Dénombrer ; 4/ Peser ; 5/ Prévaloir. Les terres donnent lieu à la prise de mesure. Ces mesures donnent lieu au calcul des quantités. Ces quantités génèrent des données chiffrées. Ces chiffres déterminent un poids, et ce poids détermine si l’on prévaudra. » ↩

[6] Cf. Shang Yang, Le Livre du Prince Shang, ch. 4 : « Il suffit à un souverain de connaître treize nombres pour consolider son État : il lui faut inventorier le nombre de ses réserves de grains à l’intérieur du territoire, le nombre d’hommes et de femmes bien portants, le nombre de personnes âgées ou faibles, le nombre de fonctionnaires, le nombre de personnes qui vivent de leurs discours, le nombre de gens utiles à l’État, le nombre de bœufs et de chevaux avec la quantité de fourrage et de paille. Quiconque désire accroître la puissance de son État tout en ignorant ces treize chiffres aura beau jouir de territoires fertiles et d’une population nombreuse, il verra [immanquablement] son pays s’affaiblir sans cesse jusqu’à sa disparition. » ↩

[7] Cf. Graziani, op.cit., p. 166. ↩

[8] Mao pouvait par exemple s’inspirer de ce passage du Livre du Prince Shang, ch. 4 : « Un véritable monarque ne récompense qu’un sujet pour neuf qu’il châtie. Dans un État qui [n’est que] puissant, on en châtie sept pour trois qu’on récompense. Dans un État faible, la balance est égale entre punitions et récompenses. Si un monarque se tient à cet unique principe pendant un an, il sera puissant pendant dix années. S’il l’applique dix années, il sera puissant pour cent années. Et s’il le fait respecter pendant tout un siècle, son État sera puissant pendant mille années. » ↩

[9] Cf. Graziani, op.cit., ici pp. 185-186. ↩

[10] Cf. Mozi, ch. 8 : « Il convient à présent de se fonder sur les mérites des gens pour leur octroyer une place dans la hiérarchie, leur assigner des tâches correspondant à l’office dont ils ont la charge, leur accorder des promotions et des primes sur le seul critère de leurs efforts. Distribue les émoluments une fois que tu auras calculé les performances. Cela empêchera ceux qui détiennent une charge de jouir de privilèges permanents, de sorte que les gens du commun ne seront pas éternellement condamnés à la roture. » ↩

[11] Cf. Han Feizi, ch. 27 : « Même le grand empereur Yao [souverain mythique des temps anciens] n’aurait pu administrer correctement le moindre territoire s’’il avait dû laisser de côté les lois et règlements (fa) ainsi que les techniques de surveillance et de contrôle (shu) pour gouverner en se fiant uniquement à son intelligence (xin). Si le charron Xi Zhong avait délaissé son équerre et son compas pour suivre son inspiration erratique lorsqu’il établit ses tracés et mesures (du), il ne serait pas même parvenu à terminer une seule roue ! Sans cordeaux pour mesurer les différences entre des objets de longueurs diverses, un artisan aussi habile que Wang Er ne réussirait pas même la moitié de ses ouvrages. En revanche, même des souverains médiocres et des artisans gauches, pour peu qu’ils préservent, l’un, les normes (fa) et les techniques (shu), l’autre, son compas et son équerre, jamais ne pourront faillir. » ↩

[12] Cf. Han Feizi, ch. 50 : « Lorsqu’un sage est au pouvoir, il ne s’attend pas à ce que les gens fassent ce qu’il juge être bon, mais il s’emploie à les empêcher de faire ce qu’il tient pour mauvais. S’il comptait sur autrui pour se conduire comme bon lui semble, il ne se trouverait dans tout le royaume qu’une maigre poignée d’individus, alors que s’il manipule les gens de telle sorte qu’ils ne peuvent agir dans un sens contraire, l’ordre règnera partout. Pour gouverner un État, il faut se servir de ce qui convient au plus grand nombre et ignorer ce qui ne vaut que pour une infime minorité. En conséquence de quoi, le souverain ne consacre pas ses efforts à la vertu, mais s’emploie uniquement aux normes et aux procédures. […] Si la fabrication des hampes dépendait de bambous naturellement droits, on pourrait patienter des siècles sans obtenir une seule flèche digne de ce nom. De la même façon, si, pour construire des roues, on devait compter sur des troncs parfaitement circulaires dans la nature, une éternité pourrait s’écouler sans que l’on parvienne à achever la première roue. Et pourtant, à chaque époque on trouve des gens qui tirent les oiseaux et conduisent des chars. Comment se fait-il ? Tout simplement parce que les artisans se servent d’outils qui rectifient la forme naturelle des choses. » ↩

[13] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, coll. « Tel », 1993. Graziani met en relation un texte du Han Feizi avec un passage de Foucault. Aux ch. 14 et 43 du Han Feizi, on trouve : « C’est ainsi que le maître suprême, sans avoir à sermonner ses fonctionnaires ni à repérer de ses propres yeux les infractions, est en mesure de gérer son État […]. Mais qu’il en vienne à délaisser les techniques secrètes de contrôle et les avantages de sa position (shi) pour tout scruter au moyen de ce qu’il voit et entend par lui-même, alors de fait, limité qu’il est par ses sens, il n’entendrait et ne verrait quasiment rien, et serait presque réduit à l’état d’un homme sourd et aveugle. […] Après tout, ce n’est que lorsque le seigneur des hommes voit les choses à l’aide des yeux de tout le monde dans le pays qu’en puissance visuelle il n’est surpassé par personne ; ce n’est que lorsqu’il entend les choses à l’aide des oreilles de tout le monde dans le pays qu’en puissance auditive il n’est surpassé par personne. » La ressemblance avec Surveiller et punir (p. 204) est saisissante : « L’appareil disciplinaire parfait permettrait à un seul regard de tout voir en permanence. Un point central serait à la fois source de lumière éclairant toutes choses, et lieu de convergence pour tout ce qui doit être su : œil parfait auquel rien n’échappe et centre vers lequel tous les regards sont tournés ». Sauf que Foucault, à la suite de Bentham, ne croit décrire qu’une prison, tandis que Han Feizi y voit la description de l’État tout entier. ↩

[14] Cf. Graziani, op.cit., ici p. 242. ↩

[15] Cf. Graziani, op.cit., ici pp. 185-186. ↩

[16] Cf. Han Feizi, ch. 14 : « Les véritables sages gouvernent par des lois claires et rigoureuses et des châtiments aussi irrémissibles qu’impitoyables. […] Grâce à eux, le fort n’opprime pas le faible, ni la majorité la minorité ; les vieillards meurent dans leur lit, les orphelins sont secourus, le territoire est à l’abri des agresseurs […]. Ne sont-ils pas les bienfaiteurs de l’humanité ? Mais les lettrés stupides, ne comprenant rien à ces matières, considèrent que c’est là la pire des cruautés, et ces sots qui aiment l’ordre et détestent le désordre repoussent avec horreur les moyens qui permettraient d’assurer la paix civile pour choisir les plus propres à susciter le chaos ! […] Les châtiments cruels et les peines impitoyables sont ce que le peuple a en aversion. Ils constituent néanmoins la seule voie pour assurer l’ordre dans l’État ; la compassion et l’allègement des peines ont beau réjouir la masse, ils sont les causes principales de l’insécurité. » ↩

[17] Cf. Le Livre du Prince Shang, ch. 5 : « Il y a des choses que les gens adorent, d’autres qu’ils abhorrent. C’est uniquement par ces ressorts qu’il est possible de les gouverner. Il est donc impératif que le souverain s’enquière de ce que tout un chacun aime ou hait, car ces deux tendances sont au fondement des récompenses et des châtiments. Il est dans la nature des gens de priser les titres et les revenus, d’exécrer les amendes et les punitions. Le souverain s’emploie donc à exploiter cette polarité afin de conduire et diriger la volonté du peuple et instaurer ce qu’il désire. Lorsque les rangs seront uniquement octroyés à la suite de travaux où les gens auront donné toutes leurs forces, lorsque les récompenses ne seront décernées que sur la base des services rendus à l’État, enfin lorsque le souverain inspirera une foi aussi évidente en ces deux choses que le sont aux yeux de tous le soleil et la lune, alors l’armée n’aura plus d’ennemi à affronter. » ↩

[18] Jeremy Bentham, Traités de législation civile et pénale, trad. E. Dumont, 1802, éd. Bossange, Masson et Besson, t. 2, 3e partie, ch. 2, p. 386 : « Faites que le mal de la peine surpasse l’avantage du délit […] ; car pour empêcher le délit, il faut que le motif qui réprime soit plus fort que le motif qui séduit. La peine doit se faire craindre plus que le crime ne se fait désirer ». ↩

[19] Cf. Han Feizi, ch. 46 : « Si les peines doivent être lourdes, ce n’est pas par considération des condamnés. Remédier à une situation de crime ne signifie pas soigner l’inculpé dont les actes sont évalués : ce serait là en effet administrer un remède à un mort ! De même, lorsqu’une peine mutilante est appliquée à un voleur, la tentative de remédier à la situation n’est pas guidée par la considération du voleur qui se voit condamné : apporter un remède à celui qui est condamné pour son crime revient à vouloir soigner les gens sur l’échafaud ! On peut donc en conclure qu’en punissant lourdement un méchant pour son crime, on met un terme à la déviance dans tout le pays, et c’est précisément cela que l’on appelle remédier. Les lourdes punitions s’appliquent aux voleurs et aux criminels, mais la peur et la terreur qu’elles inspirent sont destinées aux bonnes gens. Celui qui souhaite remédier ne peut pas douter de l’efficacité des lourdes punitions ! » ↩