Dans un monde qui voudrait souvent restreindre le contenu de la Révélation à une foi en Jésus Christ seul, excluant toute autre croyance en un monde surnaturel, on peut paradoxalement constater une curiosité pour le monde « invisible ». La question des êtres spirituels a en effet toujours fasciné les hommes, aussi peut-on en trouver des récits dans toutes les cultures anciennes. Ces êtres n’ont pas seulement fait l’objet de la mythologie mais aussi de la réflexion philosophique, et cela de manière très développée. Ainsi, le monde des êtres purement spirituels, des « substances séparées », c'est-à-dire des anges et des démons, n’est pas une pure nouveauté de la Révélation chrétienne, mais il était déjà présent dans la pensée antique, par exemple chez des penseurs comme Aristote et Platon. Ce qui avait été pressenti par la raison a pourtant trouvé sa perfection dans la Révélation chrétienne où Dieu nous a révélé les mystères du monde angélique. Les anges et les démons tiennent en effet une place non négligeable dans la Révélation. C’est même une vérité de foi que le chrétien doit accepter selon le Catéchisme de l'Église catholique : « L’existence des êtres spirituels, non corporels, que l’Écriture Sainte nomme habituellement anges, est une vérité de foi. Le témoignage de l’Écriture est aussi net que l’unanimité de la Tradition »[1]. Puisque le monde angélique fait partie de la foi, le chrétien ne peut le rejeter comme un vestige dépassé, une superstition ou un élément accessoire. Saint Paul dit que les anges ont été créés par le Christ et pour le Christ : « Trônes, Dominations, Principautés, Puissances ; tout a été créé par lui et pour lui. » (Col 1, 6). Ces êtres angéliques font partie de façon éminente de la Création, la rendent encore plus belle et servent Dieu et les hommes dans l'histoire du salut depuis le jardin d’Éden jusqu’au jugement dernier. L'angélologie, ou l'étude des anges, est donc non seulement une partie de la théologie catholique, mais devrait aussi intéresser le chrétien désireux de connaître la beauté de la Création et de mieux comprendre l’influence des anges, en particulier celle des anges gardiens[2]. L'angélologie mérite donc une certaine attention.
Cette partie de la théologie catholique a heureusement connu un grand approfondissement depuis les Pères de l’Église jusqu'à nos jours, ce qui nous permet de profiter de leurs réflexions comme des « nains juchés sur des épaules de géants » selon la formule célèbre de Bernard de Chartres[3]. Pourtant la réflexion sur le monde angélique rencontre des difficultés : comment penser l’existence de ces êtres invisibles ? Que peut-on en savoir et par quel moyen ? De quoi sont-ils constitués ? Et comment ont-ils pu pécher ? Les divergences ont été nombreuses sur ces différentes questions, et il y a eu de nombreux débats, même au XXe siècle, divisant les thomistes entre eux.
De manière générale, l'étude des anges permet à l'homme de sortir de l'anthropocentrisme en considérant des créatures supérieures à lui, de reprendre conscience de sa nature intellectuelle (qu'il a en commun avec les anges) et d'avoir une vue moins étriquée de l'univers créé.
La Revue thomiste propose plusieurs études au sujet des anges dont nous faisons ici une brève présentation thématique afin de guider le lecteur dans son intérêt pour le monde angélique. Les études consacrées aux anges et aux démons dans la Revue thomiste peuvent être examinées sous l’aspect de la théologie angélique en général, ou sous celui du péché de l’ange qui a fait l’objet d’un débat à partir du milieu du XXe siècle. Nous présenterons ainsi le thème des anges et des démons dans la Revue thomiste selon ces deux aspects.
I. Les anges en général
Les anges et les démons, Quatorze leçons de théologie
Serge-Thomas Bonino, Les anges et les démons, Quatorze leçons de théologie, Deuxième édition revue et augmentée, « Bibliothèque de la Revue thomiste », Paris, Parole et Silence, 2017.
La meilleure façon de s’initier à l'angélologie est de consulter le livre Les anges et les démons, Quatorze leçons de théologie, par le P. Serge-Thomas Bonino. Il s’agit d’une synthèse pédagogique de l'angélologie avec saint Thomas d’Aquin comme référence. Sans équivalent dans la littérature francophone, ce livre permet au lecteur de s’initier à la théologie des anges, et de découvrir une partie souvent oubliée de la foi cachant de grandes beautés et une grande aide pour la vie spirituelle. Ce livre est composé de quatre grandes parties où les anges sont envisagés (1) à travers les enseignements bibliques, (2) dans leur statut métaphysique, à savoir ce que l’on peut dire de leur nature selon la raison aidée par la Révélation, (3) dans leur vie surnaturelle, leur appel à cette vie et le péché de certains mauvais anges, (4) et enfin l’influence de l’Incarnation sur la vie des anges et comment les anges participent au gouvernement divin et à l’histoire du salut. L’auteur fait voir l'intérêt et les enjeux de l'angélologie aujourd'hui en montrant leur crédibilité selon la raison et leur place importante dans la foi chrétienne. L'angélologie n'est donc pas un revêtement culturel dépassé dont il faut se débarrasser, c’est une partie de la foi éminemment actuelle qui mérite l’attention de chaque chrétien. Ce livre sera ainsi une initiation féconde, ou un approfondissement intéressant, pour découvrir l’enseignement théologique sur les anges.
Aristote et l'angélologie
Serge-Thomas Bonino, « Aristote et l'angélologie », dans Études thomasiennes, « Bibliothèque de la Revue thomiste », Parole et Silence, 2019, p. 469-509.
Cet article s’interroge sur les rapports entre ce que la philosophie a pu dire sur les anges et la théologie. L’auteur se demande ainsi à quel point l'arrivée des écrits d’Aristote au XIIIe siècle en Occident a influencé la théologie des anges. Contre ceux qui croient que saint Thomas a accepté sans réserve la pensée d’Aristote sur les anges, le Père Bonino montre les limites de la pensée de ce dernier et comment l’Aquinate s’y oppose. La réflexion du Stagirite comporte de grandes intuitions mais aussi des limites que l’auteur expose. C’est avant tout sur la question de l’action des anges sur nous, ainsi que sur le nombre des anges, que saint Thomas s’oppose au Philosophe. Cependant, malgré cela, le Père Bonino montre l'influence majeure de la pensée aristotélicienne sur l'angélologie thomiste. Il l'expose avant tout par les principes aristotéliciens généraux : la notion de nature, l'hylémorphisme et la réflexion sur l’intelligence et la connaissance. L'auteur expose cela avec une grande pédagogie et en faisant des liens intéressants avec d’autres questions de la philosophie, ce qui fait de cette étude une lecture très enrichissante pour celui qui désire approfondir sa connaissance philosophique sur les anges.
Les écailles de Léviathan
Serge-Thomas Bonino, « Les écailles de Léviathan », RT 114 (2014), p. 23-58.
Le Moyen Âge a fourni une réflexion théologique riche sur le monde angélique. Cependant, un aspect important semble être resté dans l’oubli : la question de la Cité des démons. Comment penser la structure sociale des démons qui ne sont mus que par leur orgueil et leur rejet du bien ? En effet, comment de tels individus déchus de la grâce peuvent-ils être organisés entre eux ? De plus, s'ils ont péché par orgueil, comment peuvent-ils être unis alors que l'orgueil est source de discorde ? Et pourquoi semblent-ils soumis à la présidence active de Satan alors que l'orgueilleux ne veut pas se soumettre à un autre ? À travers cet article, l’auteur présente le milieu théologique du XIIIe siècle et la réponse de saint Thomas d'Aquin à ces questions. Le lecteur est ainsi frappé par la beauté d’un discours qui parvient à allier parfaitement la réflexion métaphysique sur l'être et les données de la théologie. Chez les anges déchus, il reste une bonté de nature et Dieu sait tirer le bien du mal en faisant contribuer ces anges au bien commun de l’univers. Pour cela, l’auteur présente les données théologiques traditionnelles donnant le cadre de la réflexion de saint Thomas. Il envisage ensuite comment un ordre pourrait être possible chez les démons. Enfin il examine l’existence d’une praelatio ou présidence active de Satan sur les autres démons.
L’ange et le prophète
Serge-Thomas Bonino, « L'ange et le prophète », RT 108 (2008), p. 531-572.
Le P. Bonino expose dans cet article la conception de saint Thomas sur la médiation des anges dans la révélation prophétique. Pour le Docteur angélique, l’ange manifeste avant tout sa fécondité par l’illumination des intelligences, angéliques ou humaines. Leur fonction est donc premièrement une fonction de messager, ce qui est aussi manifeste par l'étymologie de leur nom : angelus en latin de Ἄγγελος (ángelos) en grec ancien, à savoir un messager. Ainsi la lumière de la connaissance de Dieu et de ses mystères se déverse, telle une cascade, du Dieu Lumière jusqu'à l’intelligence humaine par la médiation des anges. Cependant, comment les anges peuvent-ils s’illuminer entre eux s’ils ont déjà la vision béatifique ? Et comment peuvent-ils communiquer ce qui est incommunicable, à savoir cette même vision ? Ayant répondu à ces difficultés, l’auteur procède ensuite à la question de la médiation angélique dans toute révélation prophétique en trois étapes. Il expose dans un premier temps les sources bibliques, patristiques et philosophiques de la question. Il traite ensuite la question d’une loi hiérarchique dans la communication de la vérité divine. Enfin, le p. Bonino s’interroge sur le processus de connaissance impliqué dans l’illumination angélique. Ainsi, même si l’article porte directement sur la question de la médiation angélique pour la prophétie, le lecteur deviendra plus familier avec la vision thomiste en général de la hiérarchie angélique et l’illumination angélique.
La foi et la crainte chez les démons
David Perrin, « La foi et la crainte des démons d'après saint Thomas d'Aquin », RT 121 (2021), p. 245-274.
Le P. Perrin s’interroge dans cet article sur la foi et la crainte des démons à partir de l'interprétation du Docteur angélique de ces paroles de l’Écriture Sainte « Les démons croient et ils tremblent » (Jc 2, 19). Les démons ayant perdu la grâce en suivant Satan dans son péché, comment peut-on parler d’une foi et d’une crainte qui demandent la grâce ? L’auteur expose la signification de la foi et de la crainte dans ce contexte. Cette étude permet non seulement de voir de façon analogue les mêmes actes chez l’homme, mais place aussi le lecteur devant les rapports entre la foi et la charité.
II. Le péché de l’ange
Le péché de l’ange a été l'objet de nombreuses discussions chez les thomistes du XXe siècle, tout comme il a été une question vivement disputée au XIIIe siècle.[4]
Résumons les controverses du XXe siècle. Jusque-là, les thomistes soutenaient tous la thèse que l’ange est impeccable (ne peut pas pécher) dans l’ordre naturel, en raison de la perfection de sa nature. Pourtant il a péché de fait, et ce qui est réel est possible : d'où vient donc cette possibilité de pécher ? Ces mêmes thomistes voyaient l’origine de la possibilité de pécher dans l'élévation gratuite à la vie surnaturelle et à la vision béatifique. C’est parce que l’ange a été appelé à une vie surpassant sa nature qu’il a pu refuser cet appel et ainsi pécher, alors que dans l'ordre de la nature, il ne peut aller à l'encontre de la règle morale et donc pécher. Cela semblait être une thèse communément admise chez les thomistes jusqu'à ce que le jésuite Henri de Lubac publie son livre Surnaturel en 1946. Il y affirme, en rejetant l'idée d’une nature pure sans appel à la vision béatifique, que l’ange peut pécher par nature en raison de son statut de créature. La publication de ce livre a déclenché une vive controverse sur l'origine du péché de l’ange chez de grands thomistes comme Jacques Maritain, Charles Journet et Philippe de la Trinité. Le problème se pose ainsi : l’ange a-t-il pu pécher en raison de sa nature ou en raison de son appel à la vision béatifique ? Philippe de la Trinité fait au début de Réflexions sur le péché de l’ange une « géographie des positions » qui permet de se situer dans le débat :
« Situons les positions respectives : « 1. Selon Banez, les Carmes de Salamanque, Jean de Saint-Thomas, Gonet, Billuart, et, couramment, les thomistes des derniers siècles, l’ange a pu pécher effectivement parce qu’il était appelé à la vision béatifique, mais, laissé à l’état de pure nature, de fait, il n’aurait pas pu pécher. « 2. Selon le P. de Lubac — à l’autre extrême, — l’idée d’un ordre dit naturel est à écarter purement et simplement. Dieu pouvait ne pas créer l’ange, mais, s’il le créait, il l’ordonnait à la vision béatifique, et, dans cet ordre naturel-surnaturel, l’ange n’était pas et ne pouvait pas être impeccable. « 3. Selon le P. de Blic, saint Thomas en est arrivé à juxtaposer deux thèses antinomiques : a) Thèse de la nature angélique peccable de soi, au titre de nature, et, donc, peccable dans l ’état de nature; b) thèse de la peccabilité restreinte à l’élévation effective de l’ange à l ’ordre surnaturel. « 4. Selon la thèse que nous proposons, la créature spirituelle est susceptible d’un bonheur soit connaturel, soit surnaturel (contre l’interprétation du P. de Lubac), et il y a possibilité de pécher même pour l’ange, en l’une et l’autre vocation (contre l’interprétation des Commentateurs cités plus haut), — la pensée du docteur angélique ne présentant aucune antinomie (contre le P. de Blic) ». Le P. Courtès est bien d’accord sur cette présentation schématique des positions (PA, p. 133). »[5].
Un tel débat peut sembler vain mais les participants de cette querelle y voyaient de grands enjeux pour la pensée métaphysique[6]. Jacques Maritain disait même que « en définitive c’est sur les aspects les plus profonds du mystère du mal que porte le débat »[7]. La Revue thomiste a publié plusieurs articles sur ce débat. Le lecteur pourra s'y référer pour creuser cette question. Le lecteur peut ainsi consulter :
P.-C. Courtès, « La peccabilité de l’ange chez saint Thomas », RT 53 (1953), p. 133-163.
P.-C. Courtès, « Le traité des anges et la fin ultime de l'esprit », RT 54 (1954), p. 155-165.
Jacques Maritain, « Le péché de l’ange, Essai de ré-interprétation des positions thomistes », RT 56 (1956), p. 197-239.
Philippe de la Trinité, « Réflexions sur le péché de l’ange », Ephemerides Carmeliticae 8 (1957), p. 44-92.
Charles Journet, Jacques Maritain, Philippe de la Trinité, Le péché de l'ange : Peccabilité, nature et surnature, Paris, Beauchesne, 1961.
Henri de Lubac, Surnaturel, « Œuvres complètes, XI », Cerf, Paris, 2021, p. 231-260.
Tobias Hoffmann, Free Will and the Rebel Angels in Medieval Philosophy, Cambridge University Press, 2021.
Marie de l'Assomption, « La nature et la grâce chez saint Thomas d’Aquin : le cas des anges », RT 122 (2022), p. 89-110. Cet article ne traite pas directement de cette querelle mais touche les mêmes questions du rapport entre la nature et la grâce.
[1] Catéchisme de l’Église catholique, n°328.
[2] « Du début de (l'existence) au trépas, la vie humaine est entourée de leur garde et de leur intercession. « Chaque fidèle a à ses côtés un ange comme protecteur et pasteur pour le conduire à la vie. » Dès ici-bas, la vie chrétienne participe, dans la foi, à la société bienheureuse des anges et des hommes, unis en Dieu. ». Catéchisme de l’Église catholique, n°336.
[3] Bernard de Chartres dans Jean de Salisbury, Metalogicon, III, 4 (« CCCM 98 », p. 116), dans S.-T Bonino, La philosophie au Moyen Âge, Editions du Cerf, 2022, p. 67.
[4] Voir Tobias Hoffmann, Free Will and the Rebel Angels in Medieval Philosophy, Cambridge University Press, 2021 et la recension d'Emmanuel Perrier, "Le libre arbitre et le tournant psychologique médiéval. A propos d'un livre de Tobias Hoffmann", Revue thomiste 123 (2023), p. 351-362.
[5] Réflexions sur le péché de l’ange, Ephemerides Carmeliticae 08 (1957/1), p. 45-46.
[6] Le P. Courtès affirme : « Saint Thomas « a dit que l’ange était créé dans la béatitude naturelle, en possession de sa perfection ultime (I, q. 62, a. 1). C’est dire que l’ange est créé en possession de sa fin, et c’est la fin possédée qui engendre la béatitude. Affirmer le contraire c’est ruiner toute la métaphysique thomiste de la perfection et de la fin » (« Réflexions sur le péché de l'ange », p. 47). « Par une cohérence interne très forte, si, avec les principes thomistes, on affirme la peccabilité absolue de l’esprit pur, on trouvera au terme, avec la disparition de la fin naturelle, l’existentialisme et la philosophie de l’absurde » (ibid.). Selon Jacques Maritain : « On ne peut [...] traiter cette question sans se référer à des positions philosophiques dont l’importance est cruciale parce qu’elles concernent d’une part l’exercice du libre-arbitre, d’autre part la relation de la créature intelligente à sa fin ultime, et parce qu’en définitive c’est sur les aspects les plus profonds du mystère du mal que porte le débat ». « Ce qui rend en effet le cas du péché de l’Ange si important pour le philosophe, c’est qu’avec l’Ange nous sommes en présence de la liberté à l’état pur, et de la faute à l’état pur, sans les ombres et les mélanges qui les obscurcissent plus ou moins chez nous ». Jacques Maritain, « Réflexions sur le péché de l’ange », Ephemerides Carmeliticae 8 (1957), p. 46.
[7] Jacques Maritain, « Réflexions sur le péché de l’ange », p. 46.