Dieu présent dans les choses (La dispute médiévale expliquée, II)

Emmanuel Perrier
Dieu est-il présent en toutes choses ? Voici une version scénarisée de la réponse de saint Thomas d’Aquin, permettant de comprendre comment se pratiquait l’exercice de la “question disputée” au Moyen Âge. Pour l’original, voir Sum. theol., Ia, q. 8, a. 1.

Introduction de la question

Le bachelier sententiaire : 

Au Nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, Amen. Chers frères en étude, la question soumise à dispute aujourd’hui est la suivante : 

Est-ce que, oui ou non, Dieu est dans toutes les choses qui nous entourent ?

 

Maître Thomas, nous avons préparé cette séance et retenu quatre arguments qui semblent s’opposer à ce que Dieu soit dans toutes choses. Nous allons donc commencer par les passer en revue. 

 

Présentation des difficultés

Premier objectant :

Voici un premier argument. Si nous tenons que Dieu est en toutes choses, nous ne pourrons plus dire que Dieu est au-delà de tout. Car il faut choisir : ce qui est au-delà ne peut pas être dans. Or le Psaume 112, 4 dit : Plus haut que tous les peuples le Seigneur. Donc si Dieu est plus haut que tout, Il ne peut être dans toutes choses.

 

Deuxième objectant :

J’avancerai un argument en complément. Il y a un problème avec l’idée même que Dieu soit dans quelque chose. Car « être dans », c’est être contenu. Or comment peut-on imaginer que Dieu soit contenu dans quelque chose ? Saint Augustin disait à ce sujet : plutôt que Dieu soit quelque part, ce sont les choses qui sont en Dieu. Il faut donc inverser la proposition : Dieu n’est pas contenu par les choses, ce sont elles qui sont plutôt contenues en Dieu.

 

Troisième objectant :

Dans la même ligne, je voudrais faire valoir un troisième argument. Dieu a-t-il besoin d’être dans les choses ? Nous voyons en effet que plus un agent est puissant, plus son action porte loin. Or il n’y a pas d’agent plus puissant que Dieu. On peut donc en conclure que son action peut atteindre toutes choses, même les plus éloignées, de sorte que rien n’exige pour Dieu d’être en toutes choses.

 

Quatrième objectant :

Il ne faudrait pas oublier un quatrième argument. L’idée que Dieu soit en toutes choses a de quoi séduire, mais elle aboutit à des conclusions désagréables. Par exemple, les démons font partie de ces choses. Or comment Dieu pourrait-il être dans les démons ? Pour reprendre l’image de saint Paul (2Co 6,14), la lumière est-elle compatible avec les ténèbres ?

 

Comment la question doit être tranchée

Le bachelier sententiaire :

Voici donc quatre objections à ce que Dieu soit dans les choses. Maître Thomas, vous paraissent-elles propres à emporter l’adhésion ?

 

Frère Thomas :

Chers frères, aucun de vos arguments n’est futile. Il y a cependant un principe qu’il ne faut jamais oublier : partout où l’on opère, on est là. Et ce principe est particulièrement important lorsque l’on parle de Dieu, comme le prophète Isaïe nous le fait comprendre lorsqu’il dit (Is 26,12) : Toutes nos œuvres tu les opères en nous Seigneur. Par conséquent, si Dieu opère en toutes choses leurs œuvres, c’est que Dieu est en toutes.

 

La résolution de la question

Le bachelier sententiaire :

La question qui nous occupe nous place ainsi face à une véritable difficulté. Quatre arguments contre la présence de Dieu en toutes choses, et un argument en sa faveur. Maître Thomas, nous écoutons maintenant votre détermination.

 

Frère Thomas :

Je réponds de la manière suivante. Il faut dire que Dieu est en toutes choses, mais cela doit être assorti d’une précision : 

  1. Dieu n’est pas dans les choses comme une partie de leur essence, c’est-à-dire comme s’Il appartenait à leur définition. Par exemple, puisque l’or fait partie du genre des métaux, partout où il y a de l’or il y a du métal. En ce sens, dans l’or il y a du métal. Il n’en va pas de même pour Dieu. Dieu n’est pas dans les choses à la manière dont le métal est dans l’or.
  2. Dieu n’est pas non plus dans les choses à la manière d’un accident, c’est-à-dire comme quelque chose qui fait partie de leur composition. Il n’y a pas dans les choses une étincelle divine, ou comme un fluide divin qui les imprègnerait, ou comme une onde qui les ferait vibrer.
  3. En revanche Dieu est dans les choses comme l’agent est là, en celui en qui il agit.

 

Regardons cela de plus près. 

 

Commençons par un constat universel : il faut que tout agent soit associé à ce dans quoi il agit immédiatement, qu’il y ait de quelque manière un contact où la puissance du premier s’exerce sur le second. Aristote l’a noté dans sa Physique : dans un mouvement, pour qu’un moteur fasse bouger un mobile, il est nécessaire qu’ils soient ensemble, c’est-à-dire que le moteur applique sa force sur le mobile. Et si le mobile s’est éloigné, pour qu’il continue dans son mouvement il faut que le moteur soit d’une certaine manière encore présent en lui par l’élan ou la force qu’il lui aura procuré.

 

Cela dit, lorsque nous considérons l’action de Dieu sur les choses, elle s’avère beaucoup plus radicale que n’importe quelle action créée. Notamment, elle ne concerne pas seulement les actes consistant dans des mouvements, car il y a un acte plus profond en chaque chose, l’acte qui consiste à être. Or, nous avons vu précédemment que Dieu est l’être même par son essence, si bien que tout ce qui participe l’être, tout ce qui possède d’être, le tient de Celui qui est par essence. Si cette rose existe devant moi, il faut bien que cet acte consistant à être lui soit donné. Ainsi l’être créé est-il l’effet propre de Dieu, comme illuminer est l’effet propre de la lumière.

 

Or Dieu cause cet effet dans les choses non seulement au début, lorsqu’elles commencent d’être, mais aussi longtemps qu’elles sont conservées dans l’être. Pensons ici à la lumière que le soleil cause dans l’air et qui demeure aussi longtemps que l’air est illuminé.

Par conséquent, aussi longtemps qu’une chose possède d’être, aussi longtemps faut-il que Dieu soit là en elle, à la profondeur où une chose possède d’être. Car être est ce qui lui est le plus intime, être est ce qu’il y a de plus profond dans toutes choses.[1]

 

La conclusion est donc que Dieu est dans toutes choses, et avec l’intimité de ce qui cause l’être en toutes choses.

 

La réponse aux difficultés

Le bachelier sententiaire :

Merci Maître Thomas. Il nous reste maintenant à comprendre en quoi les objections se trompent, ou à quelles conditions elles sont recevables.

 

Premier objectant :

Oui, comment comprendre que Dieu soit au-delà de toutes choses s’Il est en elles ?

 

Frère Thomas :

Les deux ne sont pas exclusifs puisque Dieu n’est pas dans les choses comme une partie des choses. Dès lors, tout dépend de ce que l’on considère. Dieu est au-delà de toutes choses par l’excellence de sa nature, et cependant Il est en toutes choses en ce qu’Il cause l’être de toutes.

 

Deuxième objectant :

N’y a-t-il pas cependant le danger de croire que Dieu soit contenu dans les choses ?

 

Frère Thomas :

Les corps et les esprits présentent sur ce point une importante différence. Un corps est dans un autre parce qu’il y est contenu par son contenant. À l’inverse, les réalités spirituelles contiennent ce dans quoi elles sont. On le voit pour l’homme : son âme est dans son corps, non pas parce que le corps est son contenant mais au contraire parce que le corps est contenu sous la puissance de l’âme qui en maintient les opérations vitales et l’unité.

Dieu est ainsi dans les choses comme les contenant. En sens inverse, on peut dire que les choses sont contenues par Dieu, donc qu’elles sont en Lui, et en ce cas on applique une image empruntée aux corps. Nous y reviendrons une autre fois.

 

Troisième objectant :

Mais Dieu a-t-il besoin d’être dans les choses s’Il agit à distance ?

 

Frère Thomas :

Vous oubliez un détail important. Lorsqu’une action atteint quelque chose à distance, cela ne peut se faire sans passer par des intermédiaires. Que l’agent soit plus ou moins puissant n’y change rien. L’action à distance n’est donc pas une alternative à l’agir dans les choses, mais simplement une modalité de l’agir dans les choses. La perfection de la puissance de Dieu apparaît bien plutôt dans le fait que Dieu agit à la racine des choses en leur donnant d’être, et c’est pourquoi Il agit en toutes de manière immédiate. De sorte que rien n’est distant de Dieu, il est impossible qu’une chose n’aie pas Dieu en elle, c’est-à-dire Dieu agissant en elle. Si les choses peuvent être dites éloignées de Dieu, ce sera sur un autre plan, en ce qu’il y a entre elles et Lui une dissemblance, soit selon la nature soit selon la grâce. 

 

Quatrième objectant :

Ce que vous venez d’expliquer s’applique-t-il aux démons ?

 

Frère Thomas :

Exactement. Les démons doivent leur nature à Dieu. Ainsi doit-on maintenir que Dieu est dans les démons, mais en prenant soin d’ajouter que c’est seulement en tant qu’ils sont des êtres. Car si l’on regarde à la difformité qu’introduit en eux leur faute, alors cette difformité ne vient en rien de Dieu, elle est au contraire ce qui les éloigne de Dieu.

 

Le bachelier sententiaire : 

Chers frères, la question du jour a été déterminée et les objections ont reçu leur solution. Nous nous retrouverons demain pour une nouvelle dispute qui aura pour thème : Dieu est-il partout ? D’ici là, il vous reste à préparer vos arguments.

 

Voir l'introduction aux questions disputées

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[1] On l’exprime en disant que l’être est ce qui est formel à l’égard de tout ce que l’on trouve dans une chose.