L'impossible substitution : Juifs et chrétiens (J.-M. Garrigues)

Recension par Édouard Divry
Jean-Miguel Garrigues, L'impossible substitution : Juifs et chrétiens (Ier - IIe siècles), Paris, Les Belles Lettres, 2023, 231 p.

Le P. Garrigues nous propose une étude approfondie sur l’origine de la division entre judaïsme rabbinique et christianisme après la mort et résurrection du Christ. Après une introduction sur « la Déchirure et la douleur » (p. 9) que constitue cette division, s’y ajoutent les nouvelles données positives depuis la déclaration Nostra Aetate, n° 4 de Vatican II (1965) et le rapide status quaestionis des études sur ces rapports délicats. Ce livre se divise alors en deux parties : « La voie de salut ouverte à tous par Jésus en Israël » et « L’avènement du christianisme » limité aux trois premiers siècles.

La première partie est une révision des textes du Nouveau Testament afin de nier que Jésus soit le « fondateur du christianisme » comme l’écrivait l’exégète Charles Harold Dodd (p. 35). Jean-Miguel Garrigues montre successivement que Jésus n’a pas fondé une autre religion à côté de celle d’Israël ni non plus les Apôtres, mais que l’annonce de la Bonne Nouvelle s’est faite aux juifs puis aux païens, et que l’avènement du christianisme a permis la naissance d’Églises dites de la circoncision à côté de l’annonce faite aux nations greffées par le baptême sur l’Olivier franc, l’Israël croyant. Le P. Garrigues reprend, dans la première partie, un à un les textes du Nouveau Testament qui ont donné lieu à une apologie antijuive au sein de l’Église et en donne une interprétation plus fidèle au texte : il s’agit d’un changement de vignerons dans la parabole des ouvriers de la vigne (cf. p. 60-61), qui avait été prise comme argument ad hominem contre la Synagogue incroyante par Irénée et Origène (cf. p. 166, 196, 199) ; le statut réprouvé d’Ésaü par rapport à Jacob le frère cadet (cf. p. 10, 19, 165-166), figure de l’Église. Mais il faut surtout relever la figure qui revient tout du long du livre (137 fois) de « l’accomplissement » entendu comme nouveauté-renouvellement mais à ne pas ramener à un dépassement-remplacement (cf. p. 15). Garrigues distingue l’accomplissement prophétique (la venue du Messie) et l’accomplissement intégral de la Loi par Jésus (p. 37-38). Cette tension se résout avec « l’accomplissement eschatologique » sur le plan « individuel et collectif » (p. 39) qui n’adviendra pleinement qu’à la fin des temps avec la venue attendue du Christ-Messie. Alors que les juifs incroyants en « la Voie » attendent l’accomplissement total du Royaume, les juifs devenus chrétiens vivent dans l’accomplissement partiel et provisoire initié par le Christ dans l’Église. « Les premiers n’ont pas cru en sa Rédemption expiatrice, parce qu’ils ont donné le primat à la préservation d’Israël comme peuple séparé des païens par la Loi en vue de la Rédemption achevée, d’autres l’ont accueillie et ont engagé leur vie pour la porter aux nations païennes, au risque de dissoudre leur judéité parmi les gentils » (p. 63). C’est cette dissolution parmi les nations contre laquelle s’élève souvent le théologien dominicain tout en reconnaissant le grand écart qu’aurait pratiqué saint Paul (cf. p. 97-98) s’il a vraiment tenu au verdict qu’il formule pour lui : « que les juifs qui croient en Jésus restent juifs, et que, comme tels, ils sont tenus à observer réellement la Loi » (p. 97). Il est permis d’en douter à la relecture des Actes, des lettres de saint Paul, et même de Mc 7, 19 (« Jésus déclarait purs tous les aliments »), pourtant commenté de manière remarquable (cf. p. 57-58).

Quel est le statut des juifs non croyants en Jésus Christ ? « Celui-ci reste comme peuple “ecclésial” dans le plan de Dieu et Dieu “l’assumera” (Rm 11, 15) en “plénitude” (Rm 11, 26) au moment voulu par Lui pour que “la vie sorte des morts” (Rm 11, 15). D’ici là, les chrétiens doivent accepter le compagnonnage avec le peuple juif comme faisant partie du “mystère” (Rm 11, 25) du plan divin du salut pendant le temps de l’Église » (p. 19).

La deuxième partie montre, preuves à l’appui, que presque tous les premiers écrivains ecclésiastiques ont surinterprété les textes du Nouveau Testament dans le sens de la substitution de l’élection juive par l’élection chrétienne (Ignace, Justin, l’Auteur du Πρὸς Δίογνητον, Méliton de Sardes, Irénée, Tertullien, Clément d’Alexandrie, Origène, Cyprien de Carthage, Zénon de Vérone). En conséquence, un chrétien venu du judaïsme ne pouvait plus pratiquer les mitzvot (règles issues de la Loi) considérées comme des « superstitions mosaïques » jusqu’à tardivement, donc avant la refonte du rituel en 1967 (p. 228-229). On pourra discuter cependant telle ou telle interprétation des Pères. Par exemple, dans le Dialogue avec Tryphon de Justin, Garrigues croit que celui-ci « voit dans l’Empire romain, victorieux des juifs en 135, un protecteur contre les persécutions que ceux-ci ont fait subir jusque-là aux disciples du messie Jésus » (p. 154). Mais l’expression citée de Justin « grâce à ceux qui nous gouvernent » ( Dialogue 16, 4) ne doit pas être surinterprétée non plus. Ce qui est traduit en français par grâce c’est en grec διὰ (par, à travers) ! C’est une simple cause instrumentale comme saint Paul a échappé au massacre des Juifs hostiles par l’intermédiaire du tribun romain (cf. Ac 23, 12-23). Mais ce n’était qu’un sursis et Paul est quand même mort décapité par l’ordre des Romains. La persécution romaine avait déjà commencé bien avant l’époque de Justin en 64-77 sous Néron, Domitien (mort en 96) et Trajan (rescrit de 112). Justin peut tenter au mieux, en espérant la bienveillance d’un hypothétique lecteur romain, une captatio benevolentiae ce qui n’aura pas lieu puisque la persécution en Orient se poursuivra jusqu’en 324.

Au terme de son livre, le frère dominicain propose « une immanence réciproque dans la distinction entre juifs et chrétiens » (p. 226-231), se réjouissant de l’apaisement dû à Vatican II mais regrettant qu’un juif agnostique ou athée continue à bénéficier du titre de juif alors qu’un juif devenant chrétien perd sa judaïté aux yeux du judaïsme rabbinique contemporain (cf. p. 230).

On ne peut que se réjouir de ce beau livre qui favorise le rapprochement des juifs et des chrétiens en posant de bonnes questions. Être « Israël selon la chair » (1 Co 10, 18) semble, aux yeux du fr. Jean-Miguel Garrigues, une donnée suffisante (cf. Rm 9, 4-5) pour atteindre le salut, certes implicite, des juifs (cf. p. 211). En revanche le salut des gentils ne peut advenir que par le biais des convertis juifs au Christ : « la médiation de l’Église apostolique de la Circoncision prolonge la médiation du Messie pour les gentils devenus croyants » (p. 170). Cette Église de la Circoncision lui semble donc cruciale à maintenir ou à reproduire sinon, tranche-t-il dans un jugement abrupt : « le kérygme [chrétien], insuffisamment ancré dans la chair d’Israël, a toujours été depuis les origines menacé de gnosticisme et leur religion est aujourd’hui menacée de devenir “la religion de la sortie de la religion”, selon la caractérisation de Marcel Gauchet. Quand Jésus apparaît immédiatement projeté dans l’universel humain sans être assez référé aux promesses et aux alliances de Dieu dans l’histoire et dans la chair d’Israël, il devient la projection successive des désirs légitimes, mais aussi des rêves, voire des idéologies des hommes » (p. 223).

Que sait-on au juste du petit « reste » (Rm 11, 5) croyant en Jésus Christ, issu d’Israël selon la chair, « gloire » (Lc 2, 37) qui peut être « cachée » (Col 3, 3), mais bien vivant dans l’Église ? A-t-il besoin d’une visibilité autre que le témoignage régulier qui n’a pas manqué au cours de l’histoire de l’Église (cf. par ex., le cardinal Jean-Marie Lustiger, p. 15, 23, 211, 225) ? Celle-ci ne rassemble-t-elle pas en son sein les deux en une seule unité (cf. Ep 2, 14-18) qui ne se manifeste pas forcément « bilatérale » (p. 146, 158, 221, 330) selon la Révélation néotestamentaire ? Une autre question cependant se pose. Le thème de la supériorité n’a été que rapidement évoqué avec Origène (cf. p. 194-199) qui ne le traite qu’en lisant l’Ancien et le Nouveau Testament de manière platonicienne : le sens littéral évoquerait les ombres, les sens spirituels atteindraient la réalité de l’au-delà révélé dans le Nouveau. Mais le concile Vatican II offre un discernement sans recourir à la philosophie platonicienne. La constitution dogmatique Dei Verbum, pourtant citée (p. 30), enseigne à propos de l’Ancien Testament que « ces livres, bien qu’ils contiennent de l’imparfait et du caduc, sont pourtant les témoins d’une véritable pédagogie divine » (DV, 15). L’imparfait et le caduc n’ont pas été définis dans ce document magistériel de haut niveau. Mais il est clair que « la tradition théologique a défini le rapport de la Loi ancienne à la Loi nouvelle comme un rapport de l’imparfait au parfait » (G. Cottier, « Jésus Christ fondement de la morale chrétienne », Nova et Vetera , n. 79, [2004/1], 25-38, [p. 32]). C’est cette dimension qui fit perfectionner la prière du Vendredi Saint dans la forme extraordinaire du rite par le pape Benoît XVI en 2008, prière pourtant déjà bien émondée par saint Jean XXIII (1955), afin de spécifier le devoir de prière des chrétiens vis-à-vis du salut des juifs : « J’ai modifié cette prière afin qu’elle exprime notre foi dans le fait que le Christ est sauveur de tous » (Benoît XVI, Lumière du monde, Une interview avec Peter Seewald, Bayard, 2010, p. 145). Quel que soit le différend qu’on puisse avoir avec le pape émérite (cf. p. 215-216), cette oraison demeure dans la forme ordinaire du rite en des expressions similaires de prière pour que les Juifs croient en Jésus Christ (1 re et 2 e Vêpres de la Transfiguration ; 2 e Vêpres du 3 e dimanche de Pâques). Cette retenue dans le livre de J.-M. Garrigues laisse le lecteur interrogatif. Au total, l’ouvrage n’en demeure pas moins à lire et à relire tant sa méditation est secourable pour mieux contempler le « mystère » d’Israël (Rm 11, 25).

 

Fr. Édouard Divry o. p.