Peter Kwasniewski, musicien et philosophe honorablement connu parmi les thomistes américains pour ses travaux sur la psychologie de l’amour, a pensé opportun de soutenir les fidèles catholiques ébranlés par le motu proprio du pape François sur la liturgie, Traditionis custodes. L’intention est louable. La manière de le faire risque pourtant de produire l’effet inverse et desservir la cause de la messe tridentine. Ce petit opuscule, reprise augmentée d’une conférence donnée en octobre 2021, développe une thèse que l’on peut résumer ainsi : l’obéissance, en particulier dans l’Église, est tout entière encadrée et conditionnée par le service du bien commun (p. 13-36) ; or le missel de S. Pie V appartient au bien commun de l’Église, de sorte qu’aucune autorité ecclésiale ne peut en interdire l’usage non plus que promulguer une forme de célébration différente (p. 36-57) ; donc, la réforme liturgique promue depuis Vatican II ayant bouleversé les rites traditionnels de l’Église et ainsi attenté à son bien commun, les fidèles, en conscience, ne sont pas tenus de s’y soumettre et doivent plutôt, par obéissance à la tradition véritable, s’y soustraire (p. 58-86).
Le développement initial sur l’obéissance, puis celui, dans la dernière partie, sur les droits de la conscience seraient de bonne facture thomiste, s’ils ne donnaient trop de gîte du côté d’une défiance envers l’œuvre liturgique de tous les pontifes romains depuis au moins Pie XII, de sorte qu’aucun des successeurs de Pierre, depuis le milieu du XXe siècle, ne semble pouvoir être tenu pour un guide sûr, digne d’être obéi. L’idée même d’une telle déficience dans l’assistance divine du Siège apostolique ne laisse pas d’offusquer un sens catholique un tant soit peu aiguisé.
Le défaut le plus flagrant affecte la mineure du raisonnement. L’auteur fonde en effet celle-ci sur une thèse théologique tout à fait novatrice, inconnue de la tradition, sans aucun appui dans le magistère, et qui frôle tout simplement l’hétérodoxie. La « liturgie traditionnelle », – selon que l’auteur désigne la messe tridentine, – jouirait en effet d’une autorité quasiment divine, découlant d’une inspiration directe par l’Esprit Saint, quasiment à l’égal de l’Écriture, de sorte que le missel de S. Pie V, qui en est le vecteur, serait en lui-même immuable et inaltérable, sans qu’aucun pontife romain ne puisse décider son remplacement jusqu’au retour du Christ. Faute d’une saine théologie fondamentale, l’auteur prétend relire l’histoire de la liturgie chrétienne selon deux grands moments : durant une première phase, qui semble correspondre aux quinze premiers siècles de l’Église, la liturgie aurait connu un processus de développement progressif, sous l’effet d’une « inspiration » de l’Esprit saint, jusqu’à ce que soit atteint, – de toute évidence avec le missel de S. Pie V, – « une plénitude d’expression doctrinale, une saturation symbolique », de sorte que ses rites cessent alors de se développer pour entrer dans une seconde phase qui ne sera plus que de conservation, l’Esprit saint y intervenant non plus pour « inspirer » mais seulement pour « maintenir l’héritage » : « Comme l’histoire le démontre, l’action de l’Esprit passe progressivement de l’inspiration de prières entièrement nouvelles à la préservation et à la sanctification des prières inspirées, du culte déjà familier, aimé, normatif et participant des qualités de la révélation de Dieu » (p. 39). On reste stupéfait devant l’énormité d’une telle affirmation, qui ne fait rien moins qu’étendre la phase d’accomplissement de la Révélation constitutive, avec son autorité divine, bien au-delà du Christ et des apôtres, durant des siècles, jusqu’à ce qu’un événement dont rien n’est dit avec précision par l’auteur, – faute évidemment de tout appui dans la foi et la tradition de l’Église, – vienne marquer le terme de cette révélation plénière de la liturgie et inaugurer une phase purement conservatoire, en laquelle rien ne peut plus être changé par l’Église dans ses rites, sinon de façon accessoire et mineure (ajout de nouvelles fêtes, de nouveaux saints). Laisser penser que la révélation n’a pas été « achevée avec les apôtres » et se serait poursuivie, en matière liturgique, bien des siècles après eux, encourt la censure du n° 21 du décret Lamentabili de Pie X contre une erreur typiquement moderniste (DzH 2021).
Soit par ignorance, soit par gêne, l’auteur passe totalement sous silence les solides déterminations magistérielles qui garantissent au contraire le droit souverain de l’Église de modifier certains rites, fût-ce manière importante, et d’en inventer de nouveaux. Le concile de Trente posa lui-même ce principe dogmatique, contre les protestants qui déniaient à l’Église le pouvoir de limiter la communion eucharistique des fidèles au seul Corps du Christ, alors que le Christ avait institué ce sacrement sous les deux espèces : « [Le concile] déclare en outre qu’il y a toujours eu dans l’Église, pour la dispensation des sacrements, étant sauve leur substance, le pouvoir de statuer ou modifier ce qu’elle jugerait mieux convenir à l’utilité de ceux qui les reçoivent et au respect des sacrements eux-mêmes, selon la diversité des choses, des temps et des lieux » (DzH 1728). Hormis la substance des sacrements, qui est d’institution divine et donc immuable, la liturgie est laissée au pouvoir de l’Église qui, à travers la hiérarchie apostolique, a autorité pour en régler le déroulement. Le concile Vatican II n’a fait que déployer cette vérité, en précisant que l’Église se doit de « restaurer » la liturgie lorsque certains éléments en ont été déformés par le temps ou sont devenus inadaptés : « Pour que le Peuple chrétien obtienne plus sûrement des grâces abondantes dans la liturgie, la sainte Mère l’Église veut travailler sérieusement à la restauration générale de la liturgie elle-même. Car celle-ci comporte une partie immuable, celle qui est d’institution divine, et des parties sujettes au changement qui peuvent varier au cours des âges ou même le doivent, s’il s’y est introduit des éléments qui correspondent mal à la nature intime de la liturgie elle-même, ou si ces parties sont devenues inadaptées » (Sacrosanctum concilium, n° 21). Déjà Pie XII, loin d’élever le missel de S. Pie V au rang de texte inspiré au point de le tenir pour immuable, avait reconnu que des changements introduits au moyen âge avaient altéré de façon notable l’équilibre de la célébration du mystère pascal, au point que l’Église, pour la vérité et la fécondité même de sa liturgie, se devait d’en « restaurer » l’ordo « selon sa splendeur primitive » (AAS 1951, p. 129), c’est-à-dire avant les altérations médiévales. L’auteur est d’ailleurs conséquent avec ce rejet implicite d’un point important de la doctrine catholique, puisqu’il conteste la légitimité de la réforme de Pie XII, en laquelle il voit déjà « une rupture de la Tradition catholique et donc un péché contre la Providence liturgique de Dieu » (p. 109, n. 52). Rappelons pourtant que le projet d’une réforme générale de la liturgie romaine remonte à S. Pie X qui, dans son motu proprio de 1913 Abhinc duos annos, prévoyait déjà « qu’une longue suite d’années sera nécessaire avant que cet édifice liturgique que l’Épouse mystique du Christ a élevé avec un zèle clairvoyant en témoignage de sa piété et de sa foi apparaisse de nouveau dans la splendeur de sa dignité et de son harmonie, comme nettoyé de la crasse de la vétusté (tanquam deterso squalore vetustatis) » (AAS 1913, p. 449). Il semble bien qu’aux yeux de S. Pie X, le missel de S. Pie V lui-même n’a pas échappé à cette fatalité du dépôt de crasse que le cours des siècles a infligé à la liturgie catholique, au point d’en ternir « la splendeur » et d’en rendre nécessaire la restauration. Ce n’est donc point une prétendue lecture « protestante » de l’histoire de la liturgie qui a guidé les Pontifes romains dans cette grande œuvre de réforme tout au long du XXe siècle, mais un sens pétrinien très sûr de la tradition véritable.
Si l’esprit de libre examen et d’innovation doctrinale qui semble habiter l’auteur lui permet d’ignorer voire de récuser de facto l’autorité du magistère de l’Église en ses expressions parmi les plus hautes, une oreille catholique soupçonnera ici des propos pour le moins malsonnants. Car en faisant de ce qu’il appelle « le culte liturgique traditionnel de l’Église », tel que fixé une fois pour toutes dans le missel de S. Pie V, « une expression fondamentale, normative et immuable de sa lex credendi » (p. 46), l’auteur dénie à Pie XII et à Paul VI, et donc à tout Pontife romain postérieur à Pie V, le pouvoir légitime de réformer le Missel romain et en particulier d’en produire une nouvelle édition qui, tout en assurant fidèlement la transmission de la substance de l’Eucharistie, en restaurerait nombre d’éléments que le cours des siècles aura altéré. Ce faisant, non seulement il étend abusivement l’autorité divine de la révélation à des pratiques liturgiques, telles que codifiées dans le missel de S. Pie V, qui ne sont en vérité que des coutumes ecclésiastiques sujettes au changement, si vénérables soient-elles, mais il porte atteinte à la primauté pontificale en soumettant indûment l’autorité du Pontife romain à de simples traditions humaines.
Il n’est pas jusqu’à Benoît XVI que l’auteur ne malmène, selon un procédé proche de la manipulation. En apparence, il s’appuie sur le motu proprio de 2007 qui a libéralisé l’usage du Missel tridentin, Summorum pontificum pour dénoncer, dans Traditionis custodes, une « contradiction » du pape François avec son prédécesseur (p. 52). En réalité c’est l’auteur lui-même qui contredit frontalement Benoît XVI en prétendant « que le rite romain classique et le rite moderne de Paul VI sont deux rites liturgiques différents – si différents dans leur contenu, qui comprend les textes, la musique, les rubriques, les cérémonies et les accessoires, que le second ne peut en aucun cas être considéré comme une simple “révision” ou une “nouvelle version” du premier » (p. 57). Benoît XVI, dans l’article premier de Summorum pontificum, avait enseigné formellement le contraire : « Ces deux expressions de la lex orandi de l’Église n’induisent aucune division de la lex credendi de l’Église ; ceux sont en effet deux mises en œuvre de l’unique rite romain » (AAS 2007, p. 779). Et le pape de préciser la chose dans la lettre d’accompagnement : « Il n’est pas convenable de parler de ces deux versions du Missel romain comme s’il s’agissait de “deux rites”. Il s’agit plutôt d’un double usage de l’unique et même rite » (AAS 2007, p. 795). Fidèle à sa définition d’une « herméneutique de la réforme » opposée à une malheureuse et maladive « herméneutique de la rupture », Benoît XVI avait pris soin d’affirmer « qu’il n’y a aucune contradiction entre l’une et l’autre édition du Missale romanum. L’histoire de la liturgie est faite de croissance et de progrès, jamais de rupture » (AAS, p. 798). Le Souverain Pontife ne pouvait l’enseigner plus nettement : le missel de Paul VI ne marque aucune rupture avec le missel tridentin, seulement sa réforme dans la continuité, selon une synthèse de fidélité et de dynamisme. L’auteur prétend pourtant le contraire : « Nous n’avons pas à faire à une simple version légèrement révisée du même missel, mais à une véritable rupture telle qu’il existe deux rites romains dont les causes, les principes, les éléments et les manifestations sont conflictuels et concurrents » (p. 57). Or lorsque Benoît XVI enseigne que les missels de Pie V et Paul VI sont « deux mises en œuvre du même rite », il ne se contente pas de décrire un fait discutable et d’énoncer une opinion personnelle ; il déclare avec l’autorité du successeur de Pierre que ces deux missels expriment la même vérité de la lex orandi, évolutive mais sans rupture, du rite romain.
Libre à l’auteur de s’estimer dispensé de donner son « assentiment religieux » à un tel enseignement ; plus délicat, pour un docteur catholique, le fait d’y porter contradiction publique et péremptoire, en vertu d’un jugement se prétendant supérieur à celui du pontife romain. Ce faisant, l’auteur ne donne que davantage raison au pape François qui, parmi les motifs l’ayant conduit à édicter Traditionis custodes, note : « Il est de plus en plus évident, à travers les paroles et les attitudes de beaucoup, qu’existe une relation étroite entre le choix des célébrations selon les livres liturgiques précédents Vatican II et le rejet de l’Église et de ses institutions au nom de ce qu’ils jugent être la “vraie Église” » (Lettre aux évêques du monde entier pour la présentation du motu proprio Traditionis custodes, 16 juillet 2021). En rejetant ainsi l’enseignement de l’Église, l’auteur fournit des bâtons pour se faire battre. Il concourt doublement à la souffrance de ceux qui, non contents de subir les restrictions romaines, parviennent d’autant moins à les comprendre qu’ils se laissent enfermer dans le cercle vicieux de la non-obéissance à l’Église par des propos trompeurs.
Seul un esprit pusillanime et craintif s’offusquera de l’attachement sincère de fidèles catholiques à l’ancienne forme du rite romain. La réforme liturgique, nonobstant ses bienfaits innombrables et durables, a, pour une part certaine, manqué de prudence, d’équilibre et de pédagogie dans sa mise en œuvre. Les Pontifes romains, depuis les années 1980, ont heureusement su accompagner ce processus de transition avec irénisme et mansuétude. Mais l’effort ne saurait rester unilatéral. L’attachement aux formes anciennes du rite romain ne trouvera place régulière dans l’Église que s’il s’accompagne non seulement d’une reconnaissance claire, franche et publique de la légitimité de la forme ordinaire, mais aussi d’une mise en pratique concrète qui rompt avec un exclusivisme méfiant et tacitement méprisant. Benoît XVI avait énoncé cette condition que certains, parmi les fidèles concernés, n’ont pas su entendre ni mettre en œuvre, au risque d’altérer la communion ecclésiale : « Évidemment, pour vivre la pleine communion, les prêtres des communautés qui adhèrent à l’usage ancien ne peuvent pas non plus exclure par principe la célébration selon les nouveaux livres. L’exclusion totale du nouveau rite ne serait pas cohérente avec la reconnaissance de sa valeur et de sa sainteté » (AAS 2007, p. 798). La négligence dans l’écoute et l’application de cette exhortation pontificale n’a pas manqué d’inquiéter le pape François, qui, depuis le Siège de Pierre, y a vu un grave danger pour l’unité de l’Église. La cause des anciennes formes de célébration du rite romain ne sera sainement et efficacement défendue que par ceux qui cesseront d’opposer les deux formes de façon dialectique, sur le mode de la rupture, pour promouvoir au contraire leur complémentarité et leur enrichissement mutuel au sein de la tradition vivante de l’Église, sous la conduite de ses Pasteurs légitimes. On voit que notre auteur, hélas, s’écarte avec pertinacité de cette voie vraiment ecclésiale et catholique. L’ombre d’un néo-gallicanisme à modalité ultra-atlantique semble surgir, mais la citadelle de la primauté pontificale, sur le roc de Pierre, ne s’en trouvera jamais ni menacée ni même ébranlée.
Fr. Henry Donneaud o.p.