Libres propos sur le combat doctrinal

Thierry-Dominique Humbrecht
La foi implique un combat, un combat doctrinal pour la vérité, en la manifestant par la contemplation, en argumentant pour elle contre les erreurs et les faux-semblants, en y consacrant ses forces.

Dans l’Église, et particulièrement en France, nombre de clivages idéologiques s’apaisent, malgré parfois quelques cahots dus à une quelconque actualité. La primauté du spirituel irrigue à nouveau les relations entre les catholiques, y compris entre des courants ou des communautés aux options parfois divergentes. Certains observateurs parlent même d’évolution identitaire, mais cette caractérisation n’est pas neutre malgré les apparences qu’elle se donne. C’est un jugement lui-même situé, et il est malveillant. Mieux vaut parler de recentrage ou même plutôt, pour quitter le carcan des découpages d’hémicycle, d’approfondissement. C’est l’Évangile qui nous pousse, la foi de l’Église qui nous unit, et la confession de cette foi commune qui nourrit notre souci d’évangélisation, clercs, consacrés et laïcs, et donc notre parole publique au nom du Christ. Quelque chose s’est libéré et rasséréné.
Précisons toutefois le propos. Au moment où, notamment dans les nouvelles générations du clergé (séculier ou régulier de toutes catégories), ainsi d’ailleurs que chez les laïcs fervents et conscients de leur mission, un modus vivendi se met en place quant à la fidélité ecclésiale, spirituelle, liturgique ou apostolique, la vigilance doctrinale, quant à elle, risque de se maintenir à de trop faibles exigences et même de se relâcher.
Une telle vigilance doctrinale, osons le dire, reste un combat. La doctrine de la foi n’est pas une arme de guerre mais elle comporte une dimension agonistique, la lutte contre ce qui s’oppose à la vraie foi, dimension trop peu mise en valeur en nos temps, friands de consensus sans contenu, de témoignages sans colonne vertébrale, et même d’enseignements chrétiens sans autorité autre qu’arbitraire et approximative. Faute de chercher la vérité, nous n’empêcherons pas l’installation de ses imitations, subtiles ou grossières. Il y en a pour tous les goûts : outre les religions elles-mêmes, foisonnent les syncrétismes religieux, y compris chez les catholiques, sans compter les sectes et les gourous, qui vont de la manipulation affective la plus fruste à l’hérésie intellectuelle haut de gamme. L’expérience devrait pourtant nous instruire de tous ces catholiques qui vont chercher ailleurs que dans leur foi une vérité plus forte.
Il ne s’agit pas ici et une nouvelle fois de promouvoir les études théologiques, même au sens large, mais plutôt de mettre en relief la part de combat que comporte la foi, c’est-à-dire un discernement en matière de clairvoyance et de fidélité doctrinales (donc, par exemple, en fait de productions théologiques, et de toutes formes de discours), une discussion argumentée avec des incroyants mais aussi avec des croyants qui se disent formés et qui parfois le sont mal mais font peser leur portion de pouvoir, et une volonté de participer à la défense et illustration de la foi, plutôt que se reposer sur les autres – si autres il y a.

Ce combat est donc triple. Dans l’ordre décroissant d’importance, Il exige la manifestation de la vérité, l’argumentation face aux croyants et aux incroyants, avec la réfutation des erreurs, et la lutte contre la paresse, personnelle ou ecclésiale.
Essayons d’y réfléchir.

I


La manifestation de la vérité est une œuvre de sagesse chrétienne. Elle inclut la réception de l’Écriture, de la Tradition de l’Église, des docteurs de la foi et des penseurs chrétiens. Elle inclut tout ce qui dépend de la révélation. Elle médite au premier chef la Parole de Dieu, fondement de toute parole chrétienne, et cette activité de lectio divina n’est pas une sinécure.

Elle est aussi intégrative de toute vérité, puisque toute vérité vient de l’Esprit Saint. Elle se fait juge de la raison, tout en respectant l’autonomie de la philosophie, autonomie qui n’est pas indépendance et encore moins rivalité. La philosophie n’est pas que la récapitulation de la culture d’une époque, auquel cas toute philosophie pourrait faire l’affaire pour le chrétien, mais une œuvre de vérité. La philosophie n’est pas une occasion extrinsèque de rencontre, elle interagit avec la Doctrine sacrée, qui la surplombe et la modifie, tout en la respectant. Le travail rationnel de la vérité obéit à ses lois propres et développe une capacité critique. Lui aussi est une manifestation de la gloire de Dieu et des providences créées à son image que nous sommes.
La manifestation de la vérité est œuvre de contemplation chrétienne, et non de simple contemplation païenne, mais pas uniquement non plus un travail critique. Appelons critique la considération des conditions de possibilité, ou bien le jugement porté après-coup sur toute pensée, bref le discernement sur les principes qui président à toute doctrine. Elle établit une distance utile avec un discours au bien-fondé trop rapide et content de soi. Si toutefois manquent sagesse et contemplation, la critique mal calibrée devient source d’éclectisme théologique et aussi d’amertume ecclésiale. Cela s’est vu. La critique discerne, l’intelligence sapientielle fait grandir, mais seul le Christ sauve. Il est facile de déconstruire, beaucoup plus ardu de construire. La vérité suit un ordre.
Il importe que nos études de philosophie et de théologie soient marquées de ce souci contemplatif, peut-être aussi que nos vies en fournissent l’écrin et la stimulation. La pression professionnelle ou pastorale risque de détourner beaucoup d’apôtres de la gratuité de la contemplation, dès le temps de leurs études, au risque de les laisser essoufflés, dans leur parole autant que dans leur vie, quelques années plus tard. Chercher la vérité finit par entrer en concurrence avec d’autres activités, non moins utiles mais différentes. Les vocations se complètent, mais certaines ont des choix à faire.


Choisir la vérité est donc un combat, face à des soucis plus terre-à-terre, peut-être plus urgents mais moins importants. Toute faute de hiérarchie se paie ensuite.

II


L’argumentation face aux incroyants et autres croyants et la réfutation des erreurs est la deuxième dimension du combat doctrinal. La discussion (mot préférable au trop faible et trop ecclésiastique « dialogue » et au tout aussi médiatiquement lessivé « débat ») est un souci concomitant de celui de la sagesse, mais cet art d’argumenter demeure sous la dépendance de la contemplation. Il ne sert de rien de vouloir disputer, se confronter, réfuter, se croire aux premières lignes, agir, sans formation. Une formation sapientielle est longue, difficile, toujours à reprendre.
Certains demandent des recettes, des fiches d’arguments, les éléments de langage pour convaincre et convertir. Ils se trompent. Toute discussion est un moment unique, comme uniques sont nos interlocuteurs. Qui veut parler avec une chance d’être entendu commence par écouter, ne fût-ce que pour recevoir ce qui est dit tel qu’il se donne, et assurer l’autre d’un minimum de bienveillance. Il faut alors adapter, non le contenu de vérité mais le registre du discours et le style d’argumentaire. Se configurer ainsi exige de la souplesse et de la vivacité.
D’autres partent en guerre contre les erreurs du temps. Ils ne font que dénoncer sans construire. Leur discernement lui-même, trop peu nourri de la foi de l’Église (puisé aux sources originales et non à de contestables commentaires), n’est pas aussi exigeant qu’il le croit. Préférer à tous crins la dénonciation à la mise en place de la vérité doctrinale, à la lumière de laquelle les erreurs sont évaluées, est une forme de facilité infra-intellectuelle, de joie triste et parfois morbide.
D’autres cherchent les failles de la théologie de leurs voisins. En un sens, ils ont raison, tant au nom de la vérité que de l’alliance bien connue entre savoir et pouvoir. Une erreur prêchée avec l’autorité que confère un pouvoir, avec en outre toutes les séductions mondaines, fait plus de mal qu’une erreur confinée. En un autre sens, ils gagnent à comprendre le point de vue de l’autre. Nombreux sont les effets de bougé, surtout aujourd’hui où le socle commun de la théologie s’est émietté. En outre, ils doivent se souvenir que le temps des controverses théologiques n’est plus, faute de combattants et de sève spéculative, et surtout que toute remarque critique sera prise pour une insulte. Surtout si de surcroît elle est exprimée sans esprit de finesse. Nul n’est plus en terrain conquis, sauf à se contenter de discuter entre gens du même regard. Mais un tel repli, cette fois identitaire, est le contraire du combat doctrinal, puisqu’il ne parle à personne.
Pour évaluer la théologie des autres, la philosophie (à la mode ou bien plus ancienne mais active), enfin la culture qui nous imprègne tous, il faut prendre la peine de les étudier. La pensée ne se délègue pas. Sinon, mieux vaut parfois se taire, au moins sur un sujet où l’on n’est pas compétent. Les combats récents de nombreux catholiques dans l’espace public ont montré leur sens de Dieu, leur courage et leur générosité, mais rarement leur capacité de produire une pensée structurée, pas davantage dans le clergé que chez les laïcs. Au contraire trop de carences sont apparues, comme si une certaine démission doctrinale (en dogme ou bien en morale) était établie depuis longtemps, laissant nombre d’acteurs sous-équipés. L’action, y compris politique, est louable, mais elle n’est rien sans intelligence de soi-même.
En outre, aucun combat d’idées n’est fécond sans empathie. Il faut aimer son temps pour le critiquer. Non seulement pour paraître légitime aux yeux des adversaires ou même de ses partenaires, ce qui est après tout un effet d’image (Dieu sait pourtant si le souci de l’image de soi est devenu envahissant, même dans l’Église), mais pour comprendre son époque sans clichés, et la critiquer sans se venger d’elle. Notre culture apostate est comme un cri de désespoir adressé à un ciel qui lui paraît vide. Faut-il la maudire ou bien la rectifier ? Le travail du pédagogue est plus long et moins payant que celui d’un procureur.

III


La lutte contre la paresse est le troisième degré du combat doctrinal. Bien sûr, la paresse est d’abord personnelle, s’il est vrai que lire un livre, travailler un sujet, à plus forte raison écrire sur lui, raturer et recommencer, en définitive rester à sa table plutôt que se fuir, appellent un effort autrement considérable que de parler sans aucune préparation. Mais sans travail, peut-on espérer donner la parole à l’Esprit Saint ? Il n’est ni le cache-misère de la paresse, ni le porte-voix de la fadeur. L’à peu près vaut d’ailleurs, nous l’expérimentons tous à nos dépends, pour les homélies autant que pour un travail plus exigeant… Si la paresse des autres nous tombe sur la tête comme une pluie d’enclumes, considérons d’abord la nôtre.
La paresse face au combat doctrinal relève pourtant d’un autre ordre que personnel. Elle comporte deux facettes : le côté combatif et le côté doctrinal.
Semble se produire ces temps-ci un tassement de l’esprit combatif, comme si l’on se contentait de trop peu. Oui, l’annonce explicite de l’Évangile remplace petit à petit l’enfouissement des apôtres et l’humanisme dégriffé ; oui, la liturgie a retrouvé en de nombreux endroits sa dignité contemplative (et n’entrons pas ici dans la querelle des rites) ; oui, le jeune clergé s’habille mieux que jadis (avec aussi parfois des effets de coquetterie ou de géométrie variable sur lesquels on peut s’interroger) ; oui, les catholiques sortis de leur torpeur s’enquièrent, au nom de l’Église, de servir à quelque chose dans la société ; oui, plusieurs voix d’intellectuels chrétiens sont entendues dans les médias, et c’est bien. Est-ce tout ? Tout cela est indispensable, mais encore préparatoire.
Au seuil du travail doctrinal, la tentation est de baisser les bras, et il faut reconnaître que les encouragements à les relever se font désirer. Les vrais combats sont des combats d’idées, et il y a encore beaucoup trop peu d’acteurs, dans tous les registres d’intervention doctrinale. Le problème est que tout le monde compte sur ses voisins, qui sont censés exister mais qui sont parfois inconnus à leur propre adresse, ou bien qui comptent eux-mêmes sur les suivants, et ainsi de suite. Si bien que l’on attend toujours que l’Église s’y mette. Mais cela revient à s’y mettre soi-même, puisque, dans le voisinage, il n’y a le plus souvent personne d’autre.
L’esprit combatif n’est rien sans son fondement doctrinal. C’est ici que le bât peut blesser. La doctrine se conquiert et pour cela s’acquiert. Elle exige du temps et aussi des diplômes. Question de légitimité (le snobisme des galons, des titres et des décorations sévit autant dans l’Église qu’ailleurs, phénomène amusant à constater, aussi bien dans les magazines que dans toutes sortes de circonstances qui prétendent le nier), question surtout de compétence, réelle ou supposée. Peut-on mener un combat sans qualité à y prétendre ? De ce point de vue, les communautés les plus porteuses d’avenir, quelle que soit leur vocation particulière, ne doivent pas hésiter à offrir à ceux de leurs jeunes qui en présentent le profil la perspective d’une formation renforcée, conduite à son terme et donc utile à l’Église.
Si chacun s’y met, l’avenir de la doctrine catholique est envisageable. Pourquoi se lamenter sur le manque de théologiens fiables, de philosophes qui soient chrétiens dans leur pensée et pas seulement dans leurs convictions, de formateurs et de professeurs de tous poils, ou que sais-je encore, si personne ne daigne en fournir ?
D’autant que chaque communauté ecclésiale, et je parle maintenant surtout des communautés de prêtres et de consacrés, en a besoin pour elle-même, ne fût-ce que pour espérer survivre. Une institution qui ne peut former ses propres membres, au moins en partie, a toutes les chances de ne pas susciter de vocations. Depuis plusieurs décennies, nous le constatons. Il faut vouloir transmettre la vie, et rendre manifeste cette volonté, pour donner envie de vivre ainsi aux jeunes générations.
Encore une fois, toute heure consacrée à la solitude et au silence de l’étude sera prise sur le soin des urgences pastorales, avec une immédiateté dans la concurrence de l’agenda apostolique qui fait sentir sa violence. L’étude sapientielle, entendons celle, gratuite, qui se prolonge après les années requises pour l’accès aux ordres, est aussi un crève-cœur.

Si la vérité du Christ est notre unique voie de salut, le combat doctrinal appartient à la charité de la vérité.