L’omniprésence du mal est une objection redoutable à l’existence de Dieu. Si Dieu est bon et tout-puissant, comment imaginer qu’il puisse y avoir des épidémies, des famines, ou des guerres ? Comment Dieu peut-il laisser faire tout cela ? Albert Camus affirme dans La Peste par la voix du Docteur Rieux qu’il refusera jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés. Chez saint Thomas d’Aquin, c’est la première objection mentionnée dans ses preuves de l’existence de Dieu : « Si Dieu existait, on ne trouverait pas de mal. Or on trouve du mal dans le monde. Donc Dieu n’existe pas[1]. »

Saint Thomas d’Aquin n’est pas le premier à aborder cette objection. C’est déjà l’une des questions fondamentales de l’Écriture sainte dès son portique d’entrée dans les premiers chapitres de la Genèse (Gn 3 en particulier). Elle met en jeu la liberté de l’homme et son péché. Ici, nous l’aborderons seulement comme objection possible à l’existence de Dieu : est-ce que l’existence du mal nous empêche d’affirmer l’existence d’un Dieu bon et tout-puissant ? La réflexion sur le mal est en réalité le point de départ d’une réflexion beaucoup plus vaste sur le salut de l’homme opéré par le Christ.

De manière étrange, dans la Somme de théologie de saint Thomas d’Aquin, cette question est résolue succinctement : en seulement deux questions sur plusieurs centaines. La solution serait-elle si simple ? En réalité, saint Thomas d’Aquin s’appuie sur une réflexion antérieure qui provient de l’Écriture et des Pères de l’Église. Saint Thomas reprend beaucoup d’éléments de la tradition théologique mais dans une perspective originale. Nous esquisserons cet arrière-plan avant d’entrer dans les grandes lignes de l’argumentation de saint Thomas.

 

I. Peut-on répondre à la question du mal ?

La tradition théologique a abordé à de nombreuses reprises la question du mal et sa réponse chrétienne. Nous en donnons ici quelques éléments en confrontant la théodicée et la réponse existentielle, afin de mieux expliciter l’approche originale de saint Thomas d’Aquin.

 

1. Justifier l’innocence de Dieu

Devant l’objection de l’existence du mal, un grand nombre de théologiens a cherché à justifier Dieu en montrant que Dieu était innocent. La présence du mal est impossible à nier, il faut donc expliquer que Dieu puisse être à la fois bon et tout-puissant. Puisque le mal existe et que Dieu est bon, est-il encore possible d’affirmer qu’il a la puissance de supprimer le mal ? N’est-il pas plutôt un Dieu bon mais faible, qui doit composer avec la présence du mal ? Inversement, si le mal existe et si Dieu est tout-puissant, n’est-il pas complice du mal en le laissant exister ? Il laisse un squatteur s’installer chez lui. Il semble donc difficile de tenir ensemble ces trois vérités : le mal existe, Dieu est bon, Dieu est tout-puissant.

Par conséquent, toute une ligne de la tradition chrétienne cherche à rendre justice à Dieu en montrant que Dieu est innocent du mal qui existe dans la création. Cette démarche se trouve déjà dans l’Écriture. Le début de la Genèse (Gn 3) montre que le mal ne vient pas de la création de Dieu qui est bonne mais du péché de l’homme. Le coupable n’est pas Dieu mais l’homme qui a déstabilisé la création par son péché et y a introduit le mal qui s’exprime maintenant aussi indépendamment de ses fautes.

Ce raisonnement se trouve de manière plus forte et plus approfondie dans le livre de Job. Job perd tous ses biens et même sa famille suite à une épreuve envoyée par Dieu. Il en vient alors à maudire le jour de sa naissance et à s’interroger sur le sens de son épreuve. Cependant, le véritable enjeu de ce livre n’est pas la personne de Job, mais Dieu lui-même face au mal. Ce livre est une sorte d’« examen de conscience de Dieu fait par l’homme[2] ». Comment Dieu gouverne-t-il le monde ? Pourquoi permet-il au mal d’advenir ? Que fait-il contre le mal ?

Ses soi-disant amis répondent en le renvoyant à son péché. Or Job lui-même est innocent. Son mal reste donc une énigme. Le livre nous met d’abord face à une question qu’il ne résout pas entièrement. Une réponse plus complète viendra avec la Croix du Christ, avec le Fils lui-même qui est par excellence le juste mis à mort injustement. Le livre de Job apporte néanmoins un embryon de réponse : « Job fit cette réponse à Yahvé : Je sais que tu es tout-puissant » (Jb 42, 1).

Ce n’est pas une véritable réponse mais en affirmant sa confiance en Dieu, Job affirme qu’il existe une réponse et qu’elle n’est connue que de Dieu. Le mal n’est pas un démenti au fait que Dieu tient tout dans sa main. Au contraire, la question du mal se pose justement parce qu’il existe un ordre du monde et que Dieu est tout-puissant. Si tout n’était que chaos, on ne pourrait même pas parler de mal. S’il y a un mal, c’est parce que nous nous attendons à ce que les réalités soient bonnes. Job n’a cependant pas de réponse entière à la question du mal car il ne peut pas pénétrer la toute-puissance divine. Saint Thomas d’Aquin va reprendre cette idée en affirmant de manière quelque peu provocante dans la Somme contre les Gentils que l’existence du mal n’est pas une objection à l’existence de Dieu, mais conduit à affirmer cette même existence. En effet, l’existence du mal montre qu’il y a un bien (en l’occurrence, nié dans le mal) donc un ordre du monde, ce qui oblige à affirmer l’existence d’un auteur de cet ordre[3].

 

2. Les excès de la théodicée

Justifier l’innocence de Dieu est donc une démarche proprement chrétienne. On la retrouve chez les premiers auteurs chrétiens, les Pères de l’Église. Par exemple, Basile de Césarée écrit une homélie intitulée Dieu n’est pas l’auteur du mal vers 369 après le tremblement de terre qui a ravagé la ville de Nicée. Il cherche à réfuter les manichéens qui affirmaient l’existence de deux dieux : un dieu bon qui s’occupe des réalités spirituelles et un dieu mauvais qui s’occupe des réalités matérielles. La réponse au problème du mal est pour eux très simple : les catastrophes naturelles sont à attribuer au dieu mauvais. Basile montre donc qu’il existe un seul Dieu et qu’il n’est pas l’auteur du mal.

Néanmoins, cette entreprise de justification de l’innocence de Dieu a connu ses excès. Elle va se transformer dans les siècles suivants en une entreprise de démonstration mathématique de l’innocence de Dieu. Job affirmait qu’il y avait une réponse au problème du mal mais qu’il ne pouvait pas la connaître par sa propre raison. Des philosophes, à partir du XVIIe siècle, vont chercher à démontrer par la raison que Dieu est innocent, et qu’en fait la question du mal est un faux problème. Ce serait une erreur de perspective.

Cette entreprise se nomme la théodicée. Donnons-en un seul exemple. Leibniz, dans ses Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal (1710), tente de rendre justice à Dieu (selon l’étymologie du terme ‘théodicée’) en acquittant Dieu au tribunal de la raison. Le monde qui a été créé par Dieu est le meilleur des mondes. Dans cette optique, le mal est nécessaire à la perfection du monde : « Si le moindre mal qui arrive dans le monde y manquait, ce ne serait plus ce monde, qui, tout compté, tout rabattu, a été trouvé le meilleur par le créateur qui l’a choisi[4]. » Le mal ferait donc partie de la création en contribuant à la perfection de l’univers. L’homme appelle « mal » ce qui n’est qu’un défaut de perspective dû à son point de vue autocentré.

On connaît les railleries de Voltaire à l’égard de la philosophie de Leibniz. Elles se trouvent en particulier dans le conte intitulé Candide. Le personnage éponyme essuie quantité d’aventures malheureuses justifiées par son maître Pangloss qui affirme que « les malheurs particuliers font le bien général ; de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien[5] ».

La théodicée se trouve chez plusieurs autres philosophes. Tous ont en commun le même défaut, celui de rationalisme, c’est-à-dire le désir que la raison comprenne tout. Les auteurs chrétiens savent qu’il y a une réponse au problème du mal mais ils n’entendent pas la donner eux-mêmes par la raison ; ils la reçoivent de la révélation et acceptent de ne pas tout comprendre.

 

3. Le mal n’est pas un problème mais un mystère ?

Face aux excès de la raison, certains philosophes ont eu la tentation inverse. Alors que les philosophes de la théodicée affirmaient qu’il y avait une réponse rationnelle au problème du mal, d’autres philosophes ont affirmé qu’il n’y avait aucune solution selon la raison. Le philosophe qui le théorise le mieux est Gabriel Marcel (1889-1973).

Selon lui, le mal n’est pas un problème à résoudre mais un mystère à accepter. Faire du mal un problème revient à le concevoir comme une réalité extérieure dont on s’est extrait, alors que le mal nous envahit de toutes parts. Il faudrait donc parler du mal comme d’un mystère, parce que nous y sommes engagés. Il faut réfléchir au mal, non pas abstraitement, mais par le recueillement[6]. D’après Gabriel Marcel, le problème du mal est une question théorique alors que le mystère du mal est une question pratique. Cette réponse a parfois influencé la théologie, la conduisant à renoncer à toute intelligence de la foi à propos de la question du mal[7]. Lors de sa vie sur terre, le Christ lutte contre le mal par ses exorcismes et ses guérisons mais il vient aussi apporter une réponse au problème du mal.

C’est le rationalisme de la théodicée qui est visé par Gabriel Marcel. Mais la solution qu’il préconise est-elle suffisante ? Certes, il faut agir contre le mal, se retrousser les manches quand on peut, consoler ceux qui sont atteints. Mais réduire le mal à un mystère sans voir qu’il y a aussi un problème du mal, n’est-ce pas une démission de l’intelligence ?

Il faut donc tenir à la fois qu’il existe une réponse au problème du mal et que nous ne pouvons pas la saisir entièrement. Pour comprendre cela, tournons-nous vers la manière dont saint Thomas d’Aquin rend compte de cette question théologique.

 

II. Le mal dans la perspective de la distinction des créatures

Nous ne traiterons pas ici de l’ensemble des éléments apportés par saint Thomas d’Aquin à la question du mal. Nous nous restreindrons à ce qu’on appelle parfois la « raison d’être » du mal expliquée par Thomas au début de son traité (q. 48, a. 2). Beaucoup d’autres éléments seraient nécessaires à une compréhension globale du traité du mal et sont abordés par saint Thomas dans la suite de la Somme de théologie : le rapport entre le bien et le mal, la distinction entre mal de peine et mal de faute (ou mal physique et mal moral), la question de la permission du mal par Dieu. Nous renvoyons le lecteur à des exposés de synthèse[8].

 

1. Un placement étrange

Dans la Somme de théologie, saint Thomas d’Aquin aborde la question du mal à un endroit étrange si l’on a en tête la ligne de justification de l’innocence de Dieu. Thomas n’évoque pas du tout du mal à propos des qualités divines, dans le traité de Dieu. Il explique que Dieu est bon, que Dieu est tout-puissant mais il n’explique pas que Dieu est innocent du mal.

Saint Thomas aborde la question du mal à propos de la distinction des créatures (Ia, q. 48-49). Après avoir traité de ce qu’est la création, il évoque les différentes créatures à partir de la notion de distinction : pour être parfait, l’univers doit comporter différents types de créatures. Si l’univers ne comportait que des plantes ou que des hommes, il ne représenterait pas bien la perfection infinie de Dieu. Pour la représenter au mieux (même si ce ne sera jamais une représentation parfaite), il convient que l’univers comporte des créatures diverses car c’est dans le chatoiement et l’harmonie de toutes leurs perfections qu’on se fait une meilleure idée de la perfection divine. Saint Thomas répartit les créatures en trois grands ensembles qu’il étudie successivement : les créatures purement spirituelles (les anges, Ia, q. 50-64), les créatures purement corporelles (les corps que nous trouvons dans la nature : Ia, q. 65-74), et l’homme qui est composé de corps et d’esprit (Ia, q. 75-102).

Néanmoins, avant d’étudier ces différents types de créature, saint Thomas étudie une division plus fondamentale du monde créé qui est la division entre bien et mal. C’est là qu’il pose la question de la nature du mal et de sa permission par Dieu.

Est-ce à dire que la présence du bien et du mal serait nécessaire à la perfection de l’univers ? C’est une solution au problème du mal que l’on a aussi trouvé dans l’histoire de la théologie et que saint Thomas d’Aquin ne reprend pas, ou plutôt va christianiser. Cette solution, que nous appellerons ici « solution esthétique » pour des raisons explicitées plus bas, vient de la philosophie stoïcienne et néoplatonicienne.

 

2. La solution esthétique

Chez les stoïciens, le mal est nécessaire à la perfection de l’univers. En effet, pour justifier l’idée d’un gouvernement divin face à l’existence du mal, les Stoïciens affirment que l’existence mutuelle des opposés est nécessaire à l’harmonie de l’univers. Pour qu’un tableau soit beau, il faut des ombres et de la lumière. S’il n’y a que de la lumière, ce sera un tableau tout blanc. Ce sera le tableau de Malévitch « Carré blanc sur fond blanc » mais cela ne fonctionne qu’une seule fois. Par ailleurs, la présence de l’ombre met en valeur la lumière. On peut appliquer cette idée dans l’ordre moral : s’il n’y avait que du bien sur la terre, est-ce que le bien serait vraiment parfait ? S’il n’y avait pas eu de persécutions, il n’y aurait pas eu de martyrs. S’il n’y avait pas de maladie, il n’y aura pas de médecin pour nous sauver. Sans lâcheté, pas d’héroïsme. Sans pécheur, pas de réelle sainteté. C’est une argumentation qui a été développée par la philosophie néoplatonicienne, en particulier par Plotin au IIIe siècle de notre ère[9].

Saint Augustin connaît cette solution mais va la modifier en profondeur. Certes, le mal contribue à la perfection du monde. Mais ce n’est pas parce qu’il faudrait que le mal soit là. C’est d’abord parce que le mal est transformé en bien par Dieu.

« Le Dieu tout-puissant, auquel […] ‘appartient le souverain domaine de toutes choses’ [Virgile], puisqu’il est souverainement bon, ne laisserait jamais un mal quelconque exister dans ses œuvres s’il n’était assez puissant et bon pour faire sortir le bien du mal lui-même[10]. »

Cette citation contient les deux réponses fondamentales de la foi chrétienne au mal : Dieu ne veut pas le mal, mais il le permet ; et il le permet parce qu’il est plus puissant que le mal. Il est assez puissant pour en tirer un plus grand bien. On retrouve ce thème dans la liturgie avec la Felix culpa : « Heureuse faute [d’Adam] qui nous a valu un tel rédempteur » chante-t-on dans la Vigile pascale. Le péché originel a été permis par Dieu, et Dieu en tire en plus grand bien qui est la rédemption acquise par le Christ. Cet axiome est repris dans le Catéchisme de l’Église catholique[11]. Saint Thomas d’Aquin s’inscrit parfaitement dans cette ligne.

 

3. La solution de Thomas d’Aquin

En abordant la division entre bien et mal, saint Thomas subit profondément l’influence d’Augustin. Dans ses deux questions sur le mal, il propose d’abord une clarification à la suite d’Augustin[12].

On parle de bien et de mal mais le mal n’est pas une réalité positive. Les réalités bonnes sont des réalités positives : tout ce qui est créé est d’une certaine manière un bien. La lumière qui nous éclaire est un bien, l’enseignement de saint Thomas d’Aquin que nous essayons d’approfondir est un bien, etc. Mais le mal n’est pas une réalité positive. L’obscurité, c’est quand la lumière n’est pas là ; l’erreur c’est quand l’enseignement n’a pas été bien compris. Le péché c’est quand on ne fait pas ce qu’on aurait dû faire, ou pas de la bonne manière. Par exemple, lorsqu’un vendredi de Carême je passe devant une boulangerie où il y a une magnifique tarte aux myrtilles, je succombe à la tentation en achetant la tarte et en la dévorant à pleines dents. La tarte aux myrtilles est un bien mais ce n’est pas le bon jour pour la manger. L’ordre de la création n’est pas respecté.

Le mal n’est donc pas une réalité positive mais une réalité négative. Il est comme un trou dans la réalité. On ne peut pas saisir le mal, on peut le décrire seulement en creux dans la mesure où il n’y a pas le bien qui aurait dû exister. Saint Thomas dit à la suite de saint Augustin que le mal est une privation de bien[13].

La question est cependant la suivante : pourquoi Dieu permet-il le mal ? Saint Thomas d’Aquin reprend la thèse d’Augustin mais l’intègre à sa propre perspective.

« La perfection de l’univers requiert qu’il y ait inégalité d’être dans les choses, afin que tous les degrés de bonté soient réalisés. Or il y a un premier degré de bonté en ce que quelque chose est bon de sorte qu’il ne puisse jamais défaillir. Un autre degré de bonté est que quelque chose est bon mais peut défaillir à l’égard du bien. Et ces degrés se rencontrent aussi dans l’être lui-même. Il y certaines choses qui ne peuvent pas perdre l’être, comme les réalités incorporelles ; et d’autres qui peuvent le perdre, comme les réalités corporelles. Ainsi donc, de même que la perfection de l’univers requiert qu’il n’y ait pas seulement des êtres incorporels, mais aussi des êtres corporels ; de même la perfection de l’univers requiert que certaines choses puissent défaillir à l’égard du bien ; d’où il suit que parfois elles défaillent. Or, la nature du mal consiste précisément en ce qu’un être défaille à l’égard du bien[14]. »

La perspective de Thomas est celle de la distinction des créatures. De même qu’il y a des créatures qui peuvent se corrompre (les réalités terrestres) et des créatures incorruptibles (les astres dans la cosmologie thomasienne), de même il y a des créatures qui peuvent défaillir et des créatures qui ne peuvent pas défaillir.

Dieu ne permet pas d’abord la défaillance elle-même mais la possibilité de défaillir. Il y a des créatures qui ne peuvent pas défaillir dans l’ordre moral, par exemple les pierres qui sont incapables de pécher, et des créatures qui peuvent commettre des péchés, c’est-à-dire les créatures spirituelles, l’homme et l’ange, mais parce qu’elles sont appelées à un plus grand bien, voir Dieu. Elles peuvent pécher en raison de leur nature spirituelle.

Ainsi, dans l’ordre de la distinction des créatures, Dieu crée des réalités matérielles, c’est-à-dire caractérisées par le changement (naissance, croissance, déplacement). La corruptibilité est une conséquence inéluctable de ce caractère matériel : il n’existe pas de corps incorruptible. De la même manière, dans l’ordre du bien, Dieu crée des natures spirituelles qui peuvent avoir Dieu comme objet de leur acte spirituel (connaître et aimer Dieu). La faillibilité est une conséquence de la nature spirituelle. Dieu ne la veut donc que par accident[15].

En développant la distinction des créatures, saint Thomas ne s’arrête pas là. En effet, en quoi une créature qui pèche pourrait-elle représenter la bonté divine ? Dieu permet la défaillance parce qu’il est assez puissant pour en faire sortir un plus grand bien. Car il appartient à la providence, non pas de détruire la nature mais de la sauver, dit Thomas citant le pseudo-Denys[16].

 

III. Conclusion

Saint Thomas d’Aquin ne donne donc pas de réponse définitive au problème du mal. Il échappe à la fois au danger rationaliste de la théodicée et à l’agnosticisme de l’existentialisme. Cependant saint Thomas ne nous laisse pas désemparés face à l’absurdité du mal. Il ne se contente pas de nous laisser méditer sur le mal en nous exhortant à le combattre. Il donne des éléments de réflexion et de contemplation. Son propos est seulement de montrer ce qu’est le mal (qu’il n’est pas une réalité positive), et de montrer qu’il n’est pas un adversaire qui se place face à Dieu mais qui est permis par Dieu et vaincu par Dieu. Il donne une raison de sa permission (l’existence des différentes créatures pour représenter sa bonté) et il montre qu’il est assez puissant pour en tirer un plus grand bien.

Le mal existe bien et saint Thomas ne cède pas à la tentation de dire que c’est un faux problème. Mais Dieu est aussi bon et tout-puissant. Seulement, le mal n’est pas un simple colocataire de Dieu. Car il n’a qu’une existence négative. Dans ce monde encore en chemin vers la vie éternelle, le mal est provisoirement laissé dans la maison. Dieu seul en connaît la raison ultime même si nous pouvons parfois entrevoir ces raisons. Mais nous savons qu’à partir de ce mal, Dieu fait grandir le monde vers la vie éternelle et que bientôt nous en serons définitivement débarrassés.

Le mystère du mal qui est un mystère d’obscurité nous renvoie donc au mystère de Dieu qui sauve le monde. Le mystère de Dieu est un mystère de lumière, un mystère que nous pouvons contempler sans fin. Au contraire, le mystère du mal est un gouffre dans lequel nous pouvons nous enfoncer. Saint Thomas d’Aquin nous invite à contempler la sagesse de Dieu qui est plus haute que notre sagesse.

Nous ne connaîtrons donc jamais la raison de tel mal, de la mort d’un innocent, de telle catastrophe naturelle. Nous entrevoyons parfois que Dieu tire un bien d’un certain mal, mais nous n’avons jamais de thermomètre pour savoir si le bien compense le mal. Mais nous savons que Dieu gouverne toutes choses et les mène vers le Bien qu’il est lui-même. La Croix du Christ sauve le monde du mal.

Que saint Thomas d’Aquin nous aide à approfondir le mystère de Dieu et qu’il intercède pour nous afin que nous puissions nous aussi collaborer à son œuvre de salut en ce monde.

 

Fr. Ghislain-Marie Grange, o.p.

 


[1] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 2, a. 3, obj. 1.

[2] Antonin-Dalmace Sertillanges, Le problème du mal, vol. 1, éditions Aubier, Montaigne, Paris, 1948, p. 163. Nous nous appuyons sur cet ouvrage pour ce qui suit.

[3] Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, 71.

[4] Leibniz, Essais de théodicée, I, 9 (p. 109). Cité par Serge-Thomas Bonino, Dieu, Alpha et Oméga. Création et Providence, « Bibliothèque de la Revue thomiste », Parole et Silence, Paris, 2022, p. 513.

[5] Voltaire, Candide, chap. 4.

[6] Voir Roger Verneaux, Problèmes et mystères du mal, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1983, p. 26.

[7] Voir par exemple dans Johannes Feiner et Lukas Vischer (dir.), Nouveau livre de la foi, La foi commune des chrétiens, Centurion, Paris, 1976, p. 297.

[8] Par exemple Serge-Thomas Bonino, Dieu, Alpha et Oméga, chap. 18-25.

[9] Plotin, Ennéades, III, 2, 5 (“Budé”, Les Belles Lettres, Paris, 1963, p. 30-31).

[10] Augustin, Enchiridion, III, 11 (BA 9, p. 118-119). Voir aussi Enchiridion, VIII, 27 (p. 152-153) ; XXVIII, 104 (p. 294-295).

[11] Catéchisme de l’Église Catholique, no 311 : « Les anges et les hommes, créatures intelligentes et libres, doivent cheminer vers leur destinée ultime par choix libre et amour de préférence. Ils peuvent donc se dévoyer. En fait, ils ont péché. C’est ainsi que le mal moral est entré dans le monde, sans commune mesure plus grave que le mal physique. Dieu n’est en aucune façon, ni directement ni indirectement, la cause du mal moral. Il le permet cependant, respectant la liberté de sa créature, et, mystérieusement, Il sait en tirer le bien : “Car le Dieu Tout-puissant (...), puisqu’Il est souverainement bon, ne laisserait jamais un mal quelconque exister dans ses œuvres s’il n’était assez puissant et bon pour faire sortir le bien du mal lui-même.” »

[12] Nous nous appuyons ici sur Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 48, a. 1. On trouvera un exposé plus complet chez Serge-Thomas Bonino, Dieu, Alpha et Oméga, p. 550-561.

[13] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 48, a. 3, resp. Voir à ce sujet François-Xavier Putallaz, Le mal, Cerf, Paris, 2017.

[14] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 48, a. 2, resp. Voir Serge-Thomas Bonino, Dieu, Alpha et Oméga. Création et Providence, p. 563-578.

[15] Sur ce point, voir Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 49, a. 2 ; q. 22, ad 2.

[16] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 48, a. 2, ad 3.