Prudence artistique et prudence morale : Penser la juste autonomie de la délibération technique par rapport à la morale

Bernard Guéry
8,00 € l'unité
2022 - Fascicule n°3
122
CXXII
Septembre 2022
3
2022
499 - 520
Article

Résumé

Si l’on en reste à l’opposition entre prudence et art, on peut oublier l’usage de la délibération dans le champ des factibilia. On montre ici l’existence d’une délibération et d’une prudence technique dans les textes de Thomas, mais aussi leur articulation à la prudence morale. L’enjeu est de manifester le type d’autonomie de la prudence technique par rapport à la prudence morale, en s’appuyant sur le modèle de la « subministration » et sur celui de la « subordination ». Apparaît ainsi la spécificité du raisonnement prudentiel dans le champ technique, et la façon dont il se subordonne à la prudence morale, sans ingérence de cette dernière dans l’ordre propre du choix des moyens du faire. Cette réflexion permet d’éclairer des problématiques d’éthique des affaires comme la thèse de la séparation, en évitant aussi bien la moralisation naïve et abusive que l’indépendance des pratiques professionnelles par rapport aux exigences éthiques.

Extrait

C’est presque un lieu commun de la tradition thomiste d’affirmer, à propos de la distinction entre l’art et la morale, que le premier procède par des « voies déterminées », là où l’agir moral requiert une délibération. Pourtant, l’examen des textes de Thomas force à reconnaître aussi l’existence de ce que l’on peut appeler une délibération technique, qui intervient dans le champ des factibilia. Dès lors se pose la question de l’articulation entre cette « prudence artistique », ou prudence technique, et la prudence morale.
Les implications de cette articulation résonnent dans le débat contemporain autour de l’inversion de la fin et des moyens qui caractérise le « paradigme technocratique » dénoncé par le pape François. Plus précisément, entre autres conséquences, l’articulation thomasienne des prudences technique et éthique apporte un éclairage fécond sur le débat autour de la « thèse de la séparation » en éthique des affaires que l’on peut résumer avec cette sentence de Friedman : « The business of business is business », et qui entend soustraire les pratiques professionnelles aux exigences de la morale. Articuler sans les confondre la délibération éthique et la délibération technique peut fournir des clés pour faire droit à une autonomie des affaires dans leur ordre propre sans les dispenser d’une orientation éthique.
Nous établirons l’existence et la nature d’une délibération technique, avant de montrer la façon dont elle se subordonne à la prudence éthique pour étudier son mode d’autonomie à partir du modèle thomasien de la « subministration » et de la « subordination ».