Rendre compte de l’autorité qui fut celle de saint Thomas d’Aquin dans l’Église catholique aux XIXe et XXe siècles conduit à dégager trois paradoxes. 1° Les affirmations du Magistère sur l’autorité sans pareille de la doctrine de saint Thomas n’ont cessé de susciter des contestations, de sorte que, de Léon XIII à Jean-Paul II, il fallut régulièrement les répéter, sans jamais obtenir un succès définitif. 2° Alors même que les études thomistes au xxe siècle ont montré que saint Thomas est d’abord un théologien et qu’il a fait de la philosophie parce qu’il était théologien, c’est d’abord et avant tout sa philosophie que le Magistère a voulu promouvoir et défendre, en regard d’une contestation qui portait elle aussi principalement sur ce point. 3° Les recommandations du magistère en faveur de la doctrine de saint Thomas ont toujours été exprimées en termes de préférence plus que d’exclusivisme, marquant sa sûreté plus qu’un monopole qui irait à l’encontre même de la posture intellectuelle de saint Thomas.
La question de l’autorité doctrinale de saint Thomas d’Aquin dans l’Église catholique au xxe siècle se présente d’abord à l’historien comme un terrain permanent de controverses et de malentendus : controverses non seulement entre théologiens et entre philosophes catholiques, non seulement entre le magistère et certains théologiens et philosophes, mais dans l’élaboration même des textes magistériels, dont l’équilibre délicat et évolutif dénote la complexité des enjeux ; malentendus entre ce que le magistère a voulu et pu exprimer et la manière dont philosophes et théologiens ont cru devoir interpréter ses déclarations.Faute de pouvoir dresser un tableau diachronique et exhaustif du problème, nous procéderons ici par exposition et explicitation de trois paradoxes.