La fin de l’évolution humaine dans le grand récit transhumaniste : Penser la nature avec Ray Kurzweil, Giordano Bruno et Thomas d’Aquin

Emmanuel Brochier
5,00 € l'unité
2017 - Fascicule n°2
2017
273 - 313
Article
Évolution, Transhumanisme

Sous titre

Penser la nature avec Ray Kurzweil, Giordano Bruno et Thomas d’Aaquin

Résumé

Cet article soutient  l’idée  que  le  transhumanisme  constitue  un dépassement de la postmodernité. Pour cela, après une analyse des éléments les plus philosophiques de The Singularity is Near de Ray Kurzweil, un ouvrage pouvant être considéré comme l’un des principaux textes de référence du transhumanisme, l’A. en présente une double interprétation, l’une dans la perspective du concept moderne de nature en son élaboration originelle, l’autre dans une perspective thomasienne qui met en lumière la naturalisation de l’art et la contradiction à laquelle conduit inéluctablement le transhumanisme. L’article établit ainsi les conditions de l’opposition art/nature chez Thomas d’Aquin, et contribue à un renouvellement de la lecture de sa philosophie de la nature déployée tout au long de son commentaire de la Physica d’Aristote, en définissant la nature et la fonction des propositions conditionnelles dont il y est fait usage.

Extrait

La philosophe espagnole Rosa María Rodríguez Magda invite à prendre acte de la fin de la postmodernité  :
« …quand la pensée se convertit en scolastique et en lieu commun, elle trahit l’élan critique qui met en lumière le surgissement des conceptualisations innovantes. Il serait donc temps de donner une importance non pas tant maintenant à la rupture que représente la postmodernité, mais à sa propre faillite, ce qui est en fait "la crise de la crise" ».
La postmodernité n’est pas un concept univoque, mais on sait qu’elle fut promue en philosophie par Jean-François Lyotard à la fin des années soixante-dix . Dans un rapport destiné au gouvernement du Québec, le philosophe de Vincennes estimait que le savoir avait changé de statut en raison du développement technologique, et en particulier de l’informatique. L’ordinateur allait favoriser les messages « riches en informations et faciles à décoder », au détriment de savoirs moins transparents, plus obscurs, plus difficiles à communiquer, comme les grands récits philosophiques qui légitimaient jusqu’à présent le discours scientifique. Mais surtout, depuis les années cinquante, le développement technologique avait fini par favoriser la marchandisation du savoir. «  Le problème est alors posé, écrivait-il : les appareils qui optimisent les performances du corps humain en vue d’administrer la preuve exigent un supplément de dépense. Donc pas de preuve et pas de vérification des énoncés, et pas de vérité, sans argent. » Autant dire que l’enjeu du savoir ne devait plus être une manifestation de la vérité mais l’optimisation de la performance : « On n’achète pas des savants, des techniciens et des appareils pour savoir la vérité, mais pour accroître la puissance. » Et J.-F. Lyotard d’en conclure que toute croyance en une histoire universelle tendue vers un grand but allait définitivement s’éteindre  : « Le grand récit a perdu sa crédibilité, quel que soit le mode d’unification qui lui est assigné  : récit spéculatif [celui de Hegel en Allemagne], [ou] récit de l’émancipation [celui des philosophes des Lumières en France]. »