À partir des années 1930, la philosophie de Jacques Maritain se pencha progressivement sur des questions d’ordre politique. Compte tenu de son attention croissante aux droits de l’homme, son « tournant politique » fut pourtant très vite interprété comme un « tournant libéral », dont témoigne la correspondance entre le thomiste argentin Julio Meinvielle et le Père Garrigou-Lagrange. En promouvant les « libertés modernes » ainsi que la « neutralité de l’État », Maritain serait en opposition directe avec l’antilibéralisme pontifical des papes postrévolutionnaires. Cet article essaie de réfuter ces accusations en montrant que Maritain resta toujours fidèle à la souveraineté du spirituel, tout en reconnaissant une certaine autonomie du temporel en vue du bien commun.
Bien que l'antilibéralisme du Maritain antérieur à 1930 semble communément admis, soit en raison de sa proximité avec l’Action française dont l’opposition au monde révolutionnaire fut aussi celle de l’auteur des Trois Réformateurs : Luther – Descartes – Rousseau (1925), soit après la condamnation pontificale du maurrassisme en 1926, en vertu de son option pour la Primauté du spirituel (1927) renouant explicitement avec l’antilibéralisme pontifical du XIXe siècle, la parution de Religion et culture (1930) et l’attention croissante aux problèmes politiques du monde moderne suffirent, du point de vue de quelques penseurs catholiques, pour remettre en question l’orthodoxie du Maritain postérieur à 1930. Tandis qu’au Québec Charles De Koninck adressa des critiques sévères au personnalisme de Maritain, sans le nommer, c’est notamment le P. Julio Meinvielle (1905-1973), prêtre antisémite, nationaliste et intégriste ayant préparé la voie idéologique à la prise de pouvoir de la dictature militaire en Argentine, qui devint la « principale figure de l’antimaritainisme sud-américain » et dont l’ouvrage De Lamennais à Maritain commença également à circuler en Europe, surtout au Vatican. Ainsi il n’est pas étonnant que dans les années 1946 et 1947, il entama une correspondance avec le P. Réginald Garrigou-Lagrange à propos de Maritain accusé de tomber, à partir de 1930, dans l’erreur d’une « conception terrestre de gauche du christianisme » telle qu’elle fut partagée tant par le catholicisme libéral de la revue L’Avenir autour de Félicité Robert de Lamennais, condamné en 1832 par Grégoire XVI 8, que par la démocratie chrétienne du Sillon autour de Marc Sangnier, condamnée en 1910 par Pie X