Le mouvement de « retour aux sources » de la première moitié du XXe siècle est une réalité complexe, qui ne se laisse pas réduire à un schéma binaire : rénovateurs et conservateurs. Le problème de la nature de la théologie spéculative fournit un exemple certes inattendu et un peu marginal, mais néanmoins topique de la manière dont s’est opéré, en terre thomiste, le « retour aux sources ». Le dominicain belge Louis Charlier entreprit, durant les années 1930, de dégager la conception thomiste de la théologie spéculative des scories que des siècles de tradition des commentateurs y aurait indûment accumulé au détriment de l’enseignement génuine de saint Thomas. Il ne cachait pas son inscription dans une ligne résolument rénovatrice. L’un de ses principaux critiques, le dominicain français Rosaire Gagnebet, nettement positionné dans les rivages romains, réputés conservateurs, du thomisme, réfuta sa thèse non par un alignement sur la position traditionnelle reçue des Commentateurs, mais par un retour encore plus rigoureux et radical à la véritable conception de la science qui était celle de saint Thomas. La thèse de Gagnebet fut d’ailleurs rapidement validée et adoptée par les plus réformateurs des thomistes adeptes du retour aux sources, tels Chenu ou Congar.
Les historiens dressent facilement des frontières là où ils devraient seulement planter des balises indicatives. L’historiographie de la nouvelle théologie souffre d’un tel dualisme, qui oppose souvent terme à terme les pionniers du ressourcement et leurs contradicteurs ou censeurs, rénovateurs et conservateurs, bons et méchants.Le cas du dominicain français Marie-Rosaire Gagnebet (1907-1983) est à cet égard emblématique. Il n’apparaît d’ordinaire que comme type de l’opposant au « retour aux sources ». Son profil, il est vrai, le prédispose à une telle destinée historiographique, puisque s’y retrouvent tous les ingrédients du théologien « conservateur » et « romain ». Entré dans la province dominicaine de Toulouse en 1927, étudiant au studium de Saint-Maximin, il prépare et soutient sa thèse de doctorat à Rome sous la direction de R. Garrigou-Lagrange entre 1935 et 1937. Ce dernier l’agrège aussitôt au corps enseignant de l’Angelicum où il accomplit toute sa carrière. Dès 1939, il se fait remarquer par son impitoyable critique de l’Essai sur le problème théologique du dominicain belge Louis Charlier, lecteur au studium de sa province à Leuven, dont l’ouvrage est mis à l’Index trois ans plus tard, en février 1942. Qualificateur au Saint-Office en 1954, Gagnebet est appelé à la commission théologique préparatoire du Concile dès 1960. Il participe alors activement à la rédaction de plusieurs schémas préparatoires, en particulier le De Ecclesia, avant de subir de plein fouet le « traumatisme » de la « petite révolution » des premiers mois du Concile. Il mena jusqu’au bout, non sans loyauté, les combats de la minorité conciliaire.