Einstein, dit-on, aurait regretté de n’avoir pas fait une carrière de plombier, et ainsi évité d’avoir à constater les effets désastreux de ses illustres découvertes. On se désole volontiers aujourd’hui de ce que les acquis longtemps inenvisageables de nos sciences n’aient pas été doublés d’un renforcement de la conscience morale capable de faire obstacle à leurs emplois inhumains, mais soient plutôt allés de pair avec un affaiblissement de celle-ci. Cette situation et le pessimisme qu’elle induit sont toutefois encouragés par une séparation, jusqu’à l’opposition, des aspects théorique et pratique de la conscience — héritage du criticisme kantien — ou, comme on dit aujourd’hui, des faits et des valeurs — héritage du scientisme positiviste. La mise en question de cette opposition — au fond paradoxale puisque les notions de science et de conscience paraissent impensables l’une sans l’autre — peut apparaître comme une issue à ce pessimisme parfois larmoyant, dont Rabelais nous a légué une formulation inoubliable.
« Science sans conscience n’est que ruine »… de la planète Terre. Rabelais, en son temps, ne trouvait à parler que de « l’âme », car il ne pouvait guère envisager encore les effets aujourd’hui inquiétants du développement des multiples techniques industrielles qui, à la différence des arts antiques et médiévaux, furent de plus en plus l’application de connaissances scientifiques préalablement conquises, au lieu d’être, comme ceux-là, une médiation pratique vers leur théorisation abstraite. Aristote avait remarqué assez lucidement que l’invention des arts — les téchnaï — avait précédé historiquement celle des sciences, ce que la paléontologie et la préhistoire n’ont fait que confirmer : les 2500 ans d’âge de nos sciences ont été précédés par des dizaines de millénaires d’inventivité pragmatique, chez un homo faber qui, pendant très longtemps, n’aura été sapiens qu’en instituant spontanément — c’était déjà énorme et décisif — les systèmes symboliques qui sont à l’origine de nos langues.