Saint Thomas affirme que l’âme séparée du saint atteint immédiatement la vision de Dieu, et ainsi la béatitude parfaite. Le fait qu’une âme sans corps puisse atteindre à une telle perfection peut sembler réduire la résurrection des corps à un rôle purement superflu. En effet, les expressions de certains commentateurs de l’Aquinate concernant la résurrection ont eu tendance à sousévaluer son importance pour la perfection humaine. Cependant, l’anthropologie de Thomas et l’enseignement de sa maturité sur la béatitude parfaite maintiennent de -manière appropriée une hésitation nuancée concernant la perfection humaine de l’âme séparée. Pour le Docteur commun, l’âme dans la béatitude peut pleinement voir l’objet de la béatitude (Dieu), mais le sujet de la béatitude (l’âme séparée) n’est pas complet sans le corps. De ce point de vue, le corps est essentiel à l’homme dans la béatitude. De plus, pour l’Aquinate, l’unicité de la forme humaine implique que l’âme séparée est encore ordonnée au corps — orientée vers son état ressuscité à venir. Et la conception qu’a Thomas de l’intellect humain comme naturellement adapté à sa nature corporelle suggère que, jusqu’à ce qu’elle puisse fonctionner de manière naturelle, la pleine expression de la béatitude humaine doit attendre la résurrection au dernier jour.
Un principe directeur de l’anthropologie philosophique et théologique de saint Thomas d’Aquin est son emploi du concept de béatitude en tant que fin dernière de l’homme. Sa place tout au début de la Prima Secundae de la Somme théologique le prouve assez clairement. Il est également très clair que Thomas soutient que seule la vision de Dieu constitue la béatitude parfaite, et que cette vision ne sera atteinte qu’après la mort et seulement par les justes.Or, depuis le milieu du siècle dernier, de nombreux débats ont porté sur la manière dont Thomas d’Aquin a enseigné qu’il existe dans l’homme un désir naturel de cette vision, ce qui ne nous concerne pas directement ici. Cependant, nous nous intéresserons à un autre aspect de la pensée de Thomas d’Aquin, qui est lié à la béatitude finale surna turelle : l’évolution dans son enseignement sur la manière dont le corps ressuscité ajoute quelque chose à la béatitude des âmes des saints. Notre tâche n’est pas d’identifier les différentes positions reçues dans l’École sur cette question. Nous prenons pour acquis que la pensée de saint Thomas a effectivement subi un changement, et que sa position la plus aboutie, exprimée dans la Summa theologiae, est que le corps ressuscité augmentera la béatitude de l’âme d’une manière extensive et non pas intensive, par opposition à sa première position (exprimée dans le Scriptum super Sententiis et dans les Quaestiones disputatae De potentia), selon laquelle il affirme (ou sous entend) que la résurrection du corps d’un saint entraînera pour l’âme une augmentation de l’intensité de la béatitude. Qui plus est, nous partirons de l’idée communément reçue que sa dernière position dans la Somme de théologie est plus cohérente avec le reste de son enseignement.