Thomas d’Aquin traite spécifiquement du droit et du droit naturel à l’occasion de son exposé sur la vertu de justice (Somme de théologie, IIa-IIae, q. 57). Il le fait principalement en référence à Aristote, dont il vient de commenter l’Éthique à Nicomaque, mais il sait aussi puiser son inspiration chez les juristes romains, Ulpien notamment. Cette heureuse synthèse ne laisse pas, toutefois, d’être ambiguë. Quel rapport entretient-elle, en particulier, avec le traité des lois (Ia-IIae, q. 90 s.) ? D’un côté, Thomas se refuse à confondre droit et loi, mais d’un autre côté, il ne cesse de les rapprocher. De même, s’il fait reposer le droit naturel sur la « nature des choses » (ce qui paraît l’éloigner d’autant de la loi naturelle, qui découle quant à elle de la « nature humaine »), il considère néanmoins que le droit naturel change parce que la nature humaine est sujette au changement et que « tout ce que la raison dicte à l’homme est de droit naturel ». C’est à l’élucidation de telles apories que cet article est consacré.
1. Dans l’ensemble de l’œuvre de Thomas d’Aquin, la théorie du droit naturel n’apparaît que dans un contexte bien déterminé : celui de la question 57 de la IIa-IIae de la Somme de théologie, qui ouvre les développements sur la justice. Le droit est en effet pour saint Thomas, qui suit ici Aristote de près, l’objet propre de la vertu de justice (q. 57, a. 1). Dans le sillage du Stagirite, il propose de diviser le droit en droit naturel et droit positif (q. 57, a. 2) Mais il cherche aussi à situer, par rapport à cette summa divisio, ce que les juristes romains appelaient droit des gens (q. 57, a. 3). Pour les juristes de toutes les époques, ces brefs développements consacrés à ce qui constitue le cœur de leur discipline sont d’un vif intérêt. Toutefois, leur compréhension se heurte rapidement à des difficultés de taille. Les unes ont un caractère historique. Thomas travaille principalement à partir de deux sources : l’Éthique à Nicomaque et le Corpus juris civilis. Or, les juristes d’aujourd’hui, après des siècles de légalisme, sont loin d’être à l’aise avec la conception que se faisaient du droit les Grecs et les Romains. Un travail de reconstitution historique de la pensée antique s’impose donc à eux. Théologien du XIIIe siècle, saint Thomas a dû probablement rencontrer la même difficulté. Mais il la surmonte avec un tel brio, qu’il éprouve à peine le besoin de s’en expliquer. Aussi, à la difficulté primordiale de saisir l’antique conception du droit sur laquelle les juristes romains ont bâti leur discipline, le lecteur de la Somme voit s’ajouter de nouvelles interrogations sur l’interprétation thomasienne des idées d’Aristote et des jurisconsultes romains.