Distinguant entre foi et raison, entre Écriture et philosophie, deux maîtres médiévaux, le moine Anselme et le rabbin Maïmonide, affirment une pertinence spéciale d’Athènes et de Jérusalem. En effet, si les deux branches sont consonantes, l’une ou l’autre sera redondante. Mais ils montrent qu’elles sont dissonantes, et que leur tension valorise la vie de ceux qui les adoptent. Cherchant à rendre compte de l’existence du mal, les deux théologiens sont en réalité subversifs, car refusant tout manichéisme, ils impliquent Dieu dans la faute de leurs héros respectifs, le diable et Adam, car il est le maître de l’histoire.
Si le mal n’est que non-être, il ne peut avoir rien de commun avec le bien. Pourtant, il est séduisant, ce qui semble paradoxal. Une illustration simple en est fournie par la faute originelle : le fruit de l’arbre est attirant, car il donne à l’homme l’espoir d’être maître de sa propre vie, de n’avoir à obéir à personne. Le résultat est une nudité inquiétante. Ce mythe révèle plusieurs aspects existentiels du mal : peur, dissimulation, accusation d’autrui, honte. Autrement dit, si le bien pour l’homme est la relation à autrui et/ou à Dieu, le mal est précisément ce qui la corrompt. Qui est donc coupable ? L’interprétation doit remonter à partir de la fin du récit : Est-il possible de concevoir un retour au bonheur d’avant la chute ? Nous allons comparer deux réponses : d’une part, celle d’Anselme de Cantorbéry, un moine chrétien du XIe siècle qui part du salut du Christ nouvel Adam, et qui s’interroge sur la persistance du mal, dont l’emblème traditionnel est le serpent, ou le diable. D’autre part, celle de Moïse Maïmonide, un rabbin du XIIe siècle qui juge que le don de la Loi au Sinaï permet par l’observance de restaurer l’aptitude à la connaissance qu’avait à l’origine Adam, créé à l’image de Dieu. Ces deux auteurs sont de fidèles représentants de leurs religions, et en même temps ils sont subversifs, car ils ont osé établir un rapport intime entre une chute primordiale et le projet du Créateur. Confiants dans la raison, ils se mesurent à une notion de chute qu’ils doivent à l’Écriture, tout en s’appuyant sur deux systèmes philosophiques majeurs, ceux de Platon et d’Aristote, non sans bousculer leurs présupposés. S’agit-il de deux conceptions identiques du rôle du mal, à la lumière de l’irréductibilité du vouloir au savoir, dont seules les formulations divergeraient ? Plus précisément, comment comprennent-ils l’écart entre Écriture et philosophie, entre foi et raison, tout en assumant leur pertinence respective ?