La lecture « analytique » de saint Thomas semble souffrir du défaut d’être anhistorique, si ce n’est anachronique. Elle pose à Thomas les questions des philosophes (analytiques) d’aujourd’hui au lieu de reconstituer des problématiques qui nous seraient devenues étrangères. Ce reproche se justifie-t-il? Certes oui si toute lecture d’un philosophe du passé doit en quelque sorte être commémorative. On peut cependant montrer qu’Herbert McCabe, o.p., Peter Geach et Anthony Kenny, quelques autres aussi, cherchent à faire de la philosophie avec saint Thomas plutôt qu’ils n’examinent un objet textuel historique Pour la compréhension de Thomas d’Aquin, la lecture à rebours, d’aujourd’hui vers le passé, n’est pas sans offrir certains bénéfices.
Ne pourrait-on pas reprocher au philosophe analytique se penchant sur des penseurs du passé, et en l’occurrence Thomas d’Aquin, de pratiquer l’assimilationnisme ? Le philosophe analytique semble assimiler tout « auteur » à un collègue dont le bien-fondé des thèses et la valeur des arguments seraient examinés. A-t-il raison ou tort, demande-t-il ? De s’en assurer, à suivre l’analytique, serait la finalité de la lecture des philosophes du passé.Mais soumis à ce régime les philosophes du passé ne perdent-ils pas leur authenticité historique ? N’est-ce pas faire comme s’ils étaient eux-mêmes des philosophes analytiques ? N’est-ce pas anachronique ? N’est-ce pas nier l’irréductible altérité des auteurs du passé, justement parce qu’ils ne sont plus de notre temps ? Or, l’historien de la philosophie ne doit-il pas plutôt s’efforcer d’entrer dans une pensée qui n’est plus la nôtre, se déporter vers elle plutôt que de la ramener à lui par cette assimilation qui ignore l’identité propre du philosophe étudié ?C’est trahir la pensée de Thomas d’Aquin, accuseront certains, de le lire en termes des thèses et des arguments au sujet de questions contemporaines, comme s’il avait écrit dans Mind, le Journal of Philosophy ou même Faith and Philosophy. Tout un courant d’exégèse depuis plus d’une centaine d’années s’est efforcé de le lire dans son contexte historique — dans le cadre de la philosophie médiévale — et c’est tout de même plus sérieux !D’un autre côté, un auteur du passé peut-il être lu, et surtout compris, sans ipso facto devenir un contemporain ? Si la réponse est négative, il n’y aura pas d’autre possibilité qu’une lecture contemporaine de textes anciens, médiévaux ou modernes. Tout comme la caractérisation d’ineffable dit finalement quelque chose de ce dont elle prétend qu’on ne peut rien en dire, la mise à distance historique pour contrer l’assimilation au contemporain reste une façon de pratiquer cette assimilation. On peut lire des philosophes du passé, mais c’est toujours au présent,quoi qu’on prétende.