Il est normal de conjoindre l’idée de personne et celle de conscience au plan naturel de l’existence humaine comme au plan surnaturel de l’accomplissement dans la gloire. En revanche, selon la condition des hommes in via sous la loi de grâce, il semble qu’il faille les disjoindre, la conscience se trouvant en quelque manière subvertie par le don de la foi qui édifie la personnalité intégrale. L’option thomasienne en faveur de la vision bienheureuse du Christ nous indique la cause exemplaire de cette disjonction dans la coexistence mystérieuse en l’âme de Jésus, simul viator et comprehensor, de la vision de Dieu et des horreurs de la Passion. On en tire alors une conséquence dans l’ordre de la sociabilité ecclésiale, où l’intersubjectivité des consciences, sans jamais se périmer, devra s’augmenter d’une sorte d’interobjectivité des personnes saintes, ce que la Tradition a nommé la communio sanctorum.
L’hypothèse d’anthropologie dont nous ébauchons la défense prend son origine dans une question soulevée à l’occasion de nos travaux sur le prochain chez saint Thomas d’Aquin. Comme nous avons essayé de montrer que le prochain était formellement une tierce personne, on n’a pas manqué de vouloir y reconnaître les thèmes estimés plus modernes de la réciprocité des consciences, et encore de l’intersubjectivité. Nous n’avons pas eu de peine à répondre aussitôt que l’approche médiévale de la personne, telle que nous l’avions rencontrée dans saint Thomas, faisait d’elle, à cause de l’objectivité de la croissance surnaturelle, un être nouveau au moins autant qu’une conscience nouvelle, une réalité d’existence où la mutation réelle s’adresse davantage à la foi pour être crue qu’à la sensibilité du sujet pour être éprouvée. Nous pouvons maintenant formuler plus systématiquement notre hypothèse, à coup sûr paradoxale et surtout dans le climat du catholicisme contemporain : nous osons donc suggérer l’idée que, dans l’ordre surnaturel, la personnalité s’accomplit d’autant plus certainement qu’elle est disjointe ou qu’elle se laisse disjoindre de la conscience du sujet.