Par le passé, il allait de soi que tous les hommes ne seront pas sauvés, et même, généralement, que seul un petit nombre d’entre eux le sera. Après une lente érosion de ces convictions, surtout à partir du XIXe siècle, depuis les années 1950 s’est diffusée parmi les théologiens l’opinion contraire selon laquelle il est possible d’espérer un salut universel, et donc que personne ne sera damné. Bien que largement répandue, l’opinion dite de « l’espérance pour tous » ne fait pas l’unanimité et peut être contestée à partir des données de la Sainte Écriture, de la tradition des Pères et du Magistère.
L’intitulé de la présente contribution énonce un déplacement : « Du petit nombre des sauvés à l’espérance d’un salut universel », déplacement qui s’inscrit à son tour dans un contexte que Romano Guardini esquissait avec pertinence dès 1940. Parlant du sens absolu de l’existence et, par suite, du caractère définitif du jugement scellant sans retour l’admission ou le rejet de tout un chacun, le théologien allemand écrivait : « Dans les premiers temps, l’homme a compris cela d’emblée, car il savait faire la distinction entre ce qui est irrévocablement sérieux et ce qui ne l’est pas. Pour l’homme moderne, cette doctrine rend un son bizarre et dur. Il s’est accoutumé à prendre le monde fort au sérieux et à dresser une échelle de valeurs des plus rigoureuses pour mesurer les choses terrestres ; en revanche, l’éternité et la destinée éternelle ont perdu toute importance à ses yeux. Elles se sont estompées en un clair-obscur qu’il qualifie volontiers lui-même de révérence. Il serait plus exact d’y voir de l’indifférence ou de la lâcheté. On est saisi de perplexité lorsqu’à propos d’une circonstance quelconque on voit ce que l’homme moderne prend au sérieux et ce qu’il prend revue thomiste avec insouciance. Il semble parfois que plus les choses se rapprochent du noyau de son existence, moins elles ont de poids pour lui. » L’attitude existentielle décrite par Guardini aboutit ainsi à l’exact inverse de celle décrite par saint Paul, lorsqu’il affirme que nous « ne regardons pas aux choses visibles, mais aux invisibles ; les choses visibles en effet n’ont qu’un temps, les invisibles sont éternelles » (2 Co 4, 18). L’absolutisation de la vie terrestre se traduit, entre autres, par l’invocation continuelle du principe de précaution et l’instauration de normes techniques toujours plus nombreuses. Le souci des choses de ce monde évince celui des biens éternels.