Depuis Vatican II, le Magistère de l’Église use fréquemment de la doctrine des « semences du Verbe » pour justifier une attitude bienveillante de dialogue avec les religions non chrétiennes. Allant plus loin, certains théologiens du pluralisme religieux, tel J. Dupuis, appuient sur cette même doctrine attribuée à saint Justin l’idée d’une révélation surnaturelle et personnelle du Verbe non incarné à travers les grandes traditions religieuses de l’humanité. Une exégèse attentive des textes de Justin conduit plutôt à voir dans la « semence du Verbe » la raison naturellement implantée en chaque homme, participation partielle à cette raison totale qu’est le Verbe divin, et sur laquelle la réflexion philosophique, illustrée par Socrate ou les Stoïciens, a pu fonder sa recherche du vrai et du bien, à l’encontre des religions païennes, au contraire perçues comme inspirées par le démon.
A près de longs siècles de germination, voire de sommeil, la thélogie catholique des religions a connu, dans la seconde moitié du xxe siècle, une soudaine et foisonnante efflorescence. Devant la nouveauté des questions posées par le double défi du dialogue interreligieux puis du pluralisme religieux, besoin s’est fait sentir de dégager dans les profondeurs de la tradition catholique des points d’ancrage autorisés sur lesquels appuyer la recherche de solutions inédites. C’est ainsi que la doctrine patristique des « semences du Verbe » a retrouvé une certaine actualité. Elle semble en effet témoigner de l’ancienneté d’un regard catholique bienveillant porté sur les démarches philosophiques et religieuses non chrétiennes. Si les théologiens, suivis par le Magistère, ont été rapides à s’en saisir pour l’intégrer dans leurs constructions doctrinales, les historiens des origines chrétiennes n’ont pas manqué, de leur côté, de travailler plus rigoureusement à son exégèse scientifique.Dans la présente communication, nous voudrions attirer l’attention des uns et des autres sur un certain hiatus qui semble se creuser entre ces deux domaines de recherche. En effet, tant le Magistère que les théologiens font porter à la doctrine des « semences du Verbe » un poids toujours plus lourd de développements originaux, sans véritable souci de vérification critique des sources patristiques. De sorte que les bases positives plus exactement dégagées par les historiens semblent se rétrécir à mesure que grandissent et s’élèvent les ramifications, tant spéculatives que pratiques, que l’on pense pouvoir y rattacher. Nous prendrons à témoin tout d’abord le magistère récent de l’Église, conciliaire et postconciliaire, puis le cas d’un des théologiens catholiques contemporains les plus en vue en matière de pluralisme religieux, Jacques Dupuis, avant de retourner à saint Justin lui-même, chez qui on a cru, peut-être trop vite, pouvoir puiser la doctrine des « semences du Verbe ».