D’une expression étrange dans le livre des Sentences de Pierre Lombard : la notion de « grâce de la Création »

François-Régis Moreau
5,00 € l'unité
2015 - Fascicule n°3 2015 - Tome CXV
423 - 452
Article
Sentences, Pierre Lombard, grâce de la création

Résumé

Dans son deuxième livre des Sentences, exposant la création de l’ange et de l’homme, Pierre Lombard présente une opinion très originale : ces deux sortes d’êtres ont été créées dans une première grâce qui assurait l’harmonie de leurs fonctions, qui leur permettait de « se tenir debout », mais ne leur permettait pas de « bouger le pied », c’est-à-dire de progresser dans le bien et d’obtenir la béatitude finale sans une autre grâce. Cette formule est une interprétation possible de la pensée de saint Augustin sur la Création ; elle connut un certain succès tout au long du Moyen Âge, jusqu’à être relayée par saint Thomas dans sa Somme de théologie. Cet article se propose de retracer son parcours dans l’œuvre de quelques théologiens médiévaux pour se demander si elle n’eut pas plus de retentissement qu’il n’y paraît.

Extrait

Dans son deuxième livre des Sentences, Pierre Lombard (vers 1100-1160) présente une opinion assez originale : l’ange, comme l’homme, a été créé dans une première grâce qui assurait l’harmonie de ses fonctions mais ne lui permettait pas de progresser dans le bien, c’est- à-dire d’obtenir la béatitude finale. Selon une image amusante inventée par le théologien de Paris lui-même, l’homme pouvait « se tenir debout » (stare) mais « ne pouvait bouger son pied » afin d’avancer sans un autre don de Dieu, sans une autre grâce. L’exposé le plus achevé de cette vision se trouve dans la distinction vingt-quatrième de ce même deuxième livre des Sentences. Après avoir développé l’œuvre des six jours (distinctions 12 à 15), Pierre Lombard procède à un long examen de l’état originel de l’homme (distinctions 16 à 24) ; puis il part sur la description du libre-arbitre, en Dieu, dans les anges et dans l’homme (distinction 25) avant de s’intéresser au binôme grâce-liberté (distinctions 26 à 28) pour amener à la réflexion sur le péché originel à partir de la distinction 29. Voici ce qu’écrit le Maître des Sentences à propos de ce qu’il appelle la « grâce de la Création » :

1. Sur la grâce de l’homme et sa puissance avant la chute. À présent, il faut rechercher avec soin quelle grâce ou puissance avait l’homme avant la chute, et s’il pouvait se tenir debout ou non par elle. 2. Qu’il avait été créé dans la grâce, par laquelle il pouvait se tenir debout, mais non pas progresser, comme les anges. Il faut savoir par conséquent qu’à la Création, comme nous l’avons dit au sujet des anges, une aide a été donnée à l’homme par la grâce et une puissance lui a été conférée par laquelle il pouvait se tenir debout, c’est-à-dire ne pas s’écarter de ce qu’il avait reçu ; mais il ne pouvait pas progresser au point d’être en état de mériter le salut par la grâce de la Création sans une autre grâce. Certes, il pouvait, par cette aide de la grâce de la Création, résister au mal, mais il ne pouvait pas accomplir parfaitement le bien.