En tant que créatures intellectuelles, douées d’un appétit naturel pour la vision de l’essence divine, les anges, comme les hommes, ne peuvent avoir pour l’Aquinate d’autre fin ultime qu’une béatitude surnaturelle que, pas plus que ces derniers, ils ne peuvent obtenir par leurs facultés naturelles laissées à leurs propres forces. Ils ont donc besoin de la grâce, de manière à pouvoir la mériter par un acte libre, d’où le fait de leur très probable création en grâce. Pour autant, la supériorité naturelle de la condition angélique sur la nature humaine ne rend pas absolument identique l’articulation de la nature et de la grâce chez les anges par rapport aux caractéristiques qu’elle revêt chez les hommes. Il s’agit donc de montrer à la fois les points communs et la spécificité qu’elle revêt chez les premiers, celle-ci se manifestant surtout au plan des opérations permettant d’obtenir la béatitude.
La question des relations entre la nature et la grâce chez Thomas d’Aquin ne peut faire l’impasse sur le cas des anges qui, avec les hommes, sont les seules créatures susceptibles d’être concernées, d’où le fait qu’Henri de Lubac leur consacrait une partie entière de son premier livre sur le sujet, le fameux Surnaturel paru en 1946, qui remettait en cause l’interprétation devenue traditionnelle dans l’école thomiste de la pensée du maître. Pour les premiers, comme pour les seconds, on affirmait la possibilité au moins théorique d’un état de nature pure aboutissant à une fin ultime d’ordre strictement naturel, une béatitude naturelle telle que sont censés la connaître les enfants des limbes, morts à la fois sans baptême et sans faute personnelle, mais affectés du péché originel, tout en reconnaissant que dans l’état actuel des choses, tous sont, de soi, appelés à une destinée surnaturelle, la vision de l’essence divine, en raison de leur élévation à l’ordre correspondant par le don de la grâce. Face à une telle finalité, anges comme hommes se trouveraient en état de puissance obédientielle spécifique, c’est-à-dire de non-répugnance à la grâce, tout en n’ayant pour elle aucun appétit naturel au sens strict du terme, mais seulement un désir de la volonté, dit naturel au sens où Thomas parle de voluntas ut natura, c’est-à-dire un désir élicite et conditionnel, pouvant rester insatisfait sans insatisfaction fondamentale puisque cela n’obérerait en rien la possibilité d’atteindre la béatitude.