Depuis Heidegger et Gadamer, l’herméneutique, cette discipline qui met en lumière les règles de l’interprétation, a eu tendance à s’ériger en philosophie première : une sorte de prisme au travers duquel doit être lu et interprété chaque texte, sinon tout événement. Cette prétention constitue un tournant majeur, qui a eu pour conséquence d’influencer directement les diverses sciences interprétatives particulières, en théologie, en droit, en philosophie ou en littérature. Le présent article met en lumière quatre présupposés de ce tournant, à commencer par la prise de congé kantienne de l’être pour le phénomène. C’est d’ailleurs pourquoi l’herméneutique se présente volontiers comme une discipline de la raison pratique, plutôt que théorique. La mise en lumière de ces non-dits philosophiques propres à l’herméneutique contemporaine peut aider à lui redonner sa juste place, en l’enracinant dans une métaphysique, et en lui permettant de jouer son rôle utile dans la clarification des structures de nos expressions et de notre pensée.
L’herméneutique est une technique, un savoir-faire, une discipline pratique (technè) édictant les règles qui président à l’interprétation. Jusqu’au XIXe siècle, elle est conçue comme un art rigoureux de la manière dont on interprète les textes. C’est pourquoi, durant des siècles, l’herméneutique s’est confinée aux disciplines interprétatives que sont l’exégèse, la philologie, le droit et l’histoire. Que se passe-t-il aux XIXe et XXe siècles ? Certains esprits critiques soulignent que la philosophie continentale, passablement désillusionnée sur ses capacités de renouvellement, n’aurait plus guère d’autre mission que d’interpréter les textes de sa propre tradition, dans une sorte de « retour narcissique » sur sa propre production. La philosophie serait devenue herméneutique de part en part, les philosophes disparaissant au profit des seuls historiens de la philosophie.