Pourquoi revenir à saint Thomas ? Divers essais de justification du renouveau thomiste avant Aeterni Patris

Henry Donneaud o.p.
8,00 € l'unité
2024 - Fascicule n°2
124
CXXIV
Juin 2024
2
2024
213 - 266
Article
Thomas d'Aquin

Résumé

La restauration thomiste officialisée par Léon XIII en 1879 a été préparée, dans les décennies précédentes, par un travail de justification d’un tel retour à une philosophie du passé, en rupture avec les philosophies modernes. Les arguments avancés par trois des principaux artisans du renouveau thomiste sous Pie IX, Liberatore, Kleutgen et Sanseverino, permettent de saisir une différence d’accent entre un retour au passé en tant que passé, et une valorisation du passé en tant que chrétien.

Extrait

Le renouveau thomiste n’a pas débuté en 1879 avec Léon XIII et son encyclique Aeterni Patris. Certes, c’est bien sous l’action du pape Pecci que son influence s’est étendue et affermie dans l’Église universelle, mais le mouvement de retour à saint Thomas avait commencé dès la première moitié du XIXe siècle et connu une accélération notoire après les ébranlements révolutionnaires des années 1848-1849, en particulier en Italie, mais aussi en France, en Allemagne, en Belgique et un peu partout dans l’Europe catholique.
Le succès relatif de l’entreprise intellectuelle de Léon XIII ne saurait pourtant faire oublier l’effet de rupture assez violent que provoqua cette détermination, antérieure à son pontificat, de restaurer une tradition dès longtemps interrompue. En effet, si saint Thomas avait toujours conservé dans l’Église une solide autorité comme théologien et docteur de l’Église, en philosophie, par contre, son crédit était tombé fort bas. Au cours du XVIIIe siècle, la philosophie thomiste avait peu à peu disparu des enceintes ecclésiastiques, à l’exception des couvents dominicains et de quelques ordres religieux où elle végétait en vase clos. Après la Révolution française, la plupart des séminaires diocésains reprirent l’enseignement de ce que Renan, pour l’avoir lui-même encore reçue à Saint-Sulpice dans les années 1840, appelait la « scolastique cartésienne », bien représentée par le manuel de l’oratorien Joseph Valla connu sous le nom de Philosophie de Lyon (1782). Quant aux esprits les plus novateurs, insatisfaits de ce rationalisme chrétien modéré sentant son Ancien Régime, et soucieux de contrer les progrès du rationalisme antichrétien, ils se partageaient entre d’une part l’ontologisme, bien représenté en Italie par les figures de Rosmini et Gioberti, et en France par plusieurs scolasticats jésuites, par le sulpicien Branchereau, par l’abbé Hugonin, futur évêque de sainte Thérèse à Lisieux, comme aussi par des penseurs plus éclectiques comme Gratry et Maret, d’autre part le traditionalisme, inspiré par Joseph de Maistre et Louis de Bonald, illustré en France par le premier Lamennais, par Gerbet, Bautain et Bonnetty, avec Les Annales de philosophie chrétienne.