Au plan ontologique, l’âme qui subsiste après la mort séparée du corps est amputée d’une dimension essentielle de sa nature. Pourtant, au plan noétique, elle « possède une certaine perfection qu’elle ne peut posséder lorsqu’elle est unie au corps » (Q. De anima, q. 17, ad 1). En effet, elle reçoit désormais sa connaissance d’un influx noétique venant directement de Dieu. Saint Thomas repère dès ici-bas des anticipations de ce mode de connaître, preuve que, pour un être qui, comme l’homme, participe au monde des esprits, il n’est pas une anomalie contre nature mais correspond à un état préternaturel. Toutefois, si la manière de connaître de l’âme séparée est plus élevée, la connaissance qu’elle lui procure est plus imparfaite que celle de l’âme unie au corps.
Voici le paradoxe : « L’âme unie au corps est de quelque manière plus parfaite que l’âme séparée, à savoir du point de vue de la nature spécifique, mais, du point de vue de l’activité intellectuelle, elle possède, séparée du corps, une certaine perfection qu’elle ne peut posséder lorsqu’elle est unie au corps. Ceci n’est pas contradictoire car l’opération intellectuelle appartient à l’âme en tant qu’elle transcende le rapport au corps. En effet, l’intellect n’est pas l’acte d’un organe corporel. »L’âme humaine séparée, c’est-à-dire l’âme en tant qu’elle subsiste en elle-même indépendamment du corps après la mort, parce qu’elle est de soi incorruptible, présente donc, selon saint Thomas d’Aquin, deux caractéristiques dont la conciliation, quoi qu’il en dise, ne va pas de soi. D’une part, par rapport à son état d’ici-bas, l’âme, amputée du corps dont elle est par nature la forme, souffre d’une certaine imperfection ontologique à tel point que, selon une thèse bien connue de saint Thomas, elle n’est plus une personne mais un fragment de personne. C’est là une conséquence directe de l’anthropologie unitaire aristotélicienne résolument adoptée par l’Aquinate. Mais, d’autre part, l’âme une fois séparée du corps semble bénéficier, toujours en comparaison avec son état d’ici-bas, d’un surcroît de perfection noétique. Au royaume très platonicien des purs esprits, elle semble enfin épanouir pleinement ses capacités intellectuelles jusque-là limitées dans leur exercice par les conditionnements corporels. Alors, aristotélisme en deçà de la mort, platonisme au-delà ?