À la suite d’un premier travail au cours duquel la priorité ontologique de la forme m’a conduit à amoindrir la causalité matérielle dans la constitution de l’individu, et stimulé par les critiques que ce texte a suscitées, il m’est apparu nécessaire de reprendre la question à partir d’une lecture attentive d’Aristote et de ses interprètes contemporains. La lecture du Philosophe permet de relever une triple affirmation : multiplication des individus à cause d’une matière autre, à savoir signata ; fécondité multiplicatrice potentiellement illimitée de la forme ; distinction numérique des formes actuelles ; priorité ontologique de la forme dans l’individu constitué. Aristote présente ainsi une doctrine de l’individu consistante qui est manifestement la source directe de celle de saint Thomas.
Lorsque l’on travaille en essayant de réfléchir par soi-même, il arrive que l’on se fourvoie et c’est le cas en ce qui concerne le court article précédent, où j’ai cherché à faire de la forme le principe de l’individualité. De ce point de vue, j’accueille volontiers le correctorium de Bénédicte Mathonat, et les remarques de Philippe-Marie Margelidon. Comme B. Mathonat le souligne en effet il est impossible de faire de la forme la cause de l’individuation sans qu’il en découle des conséquences assez graves, qui sont autant d’impasses dans lesquelles je n’entends pas verser : scotisme, nominalisme, idéalisme, etc. Mais surtout, emporté par la priorité ontologique de la forme, sur laquelle je reviendrai, j’ai fini par négliger la causalité propre de la matière dans la constitution de l’individu et par ne plus distinguer les deux dimensions de l’individu : la multiplication numérique d’une part, l’unité numérique et la séparation d’autre part.La réflexion sur l’individu est au coeur de nombreuses problématiques. Elle concerne aussi bien la connaissance de l’individu, connaissance intellectuelle ou sensible, que la philosophie pratique. La philosophie de la nature est aussi concernée par la question de la réalité et de la stabilité de l’individu, alors que les sciences mettent en avant des flux de particules ou de cellules qui se renouvellent selon une structure identique, mais dont les constituants sont fluctuants. Schrödinger a très tôt lancé ce défi à l’aristotélisme traditionnel. En réalité, il remonte plus loin dans l’histoire de la pensée, sans doute déjà à la philosophie del’organisme de Locke, ou même à celle d’Origène. De même, dans la philosophie contemporaine, la question de la ré-identification des réalités fluctuantes, par exemple avec le problème du navire de Thésée, ne peut se résoudre sans le recours à l’indispensable forme substantielle, sans y sacrifier la matière.