La perplexité des thomistes baroques devant l’énigme de la sacra doctrina : La doctrine sacrée, crux theologorum

Henry Donneaud o.p.
8,00 € l'unité
2021 - Fascicule n°1
121
CXXI
1
2021
51 - 88
Article
sacra doctrina, Thomisme

Résumé

Depuis le XVIe siècle, la notion de sacra doctrina telle qu’analysée par saint Thomas d’Aquin dans la première question de la Somme de théologie est devenue obscure. Son interprétation, déjà parmi les scolastiques baroques, a donné lieu à des hypothèses fort divergentes, en particulier quant à la manière de concilier les deux premières qualités que lui prête saint Thomas : elle est immédiatement révélée par Dieu (a. 1) et elle est science (a. 2). La difficulté porte  pour l’essentiel sur l’extension univoque ou équivoque à donner à l’expression sacra doctrina en ces différents articles. Pour Cajetan, l’expression sacra doctrina doit bien être entendue de façon univoque, au sens de la doctrine révélée in genere, sans distinguer entre foi et théologie, mais cette univocité est mutilée par le fait que dès l’article 2 il ne serait plus question que de la science théologique. Pour Vazquez et Sylvius, le sens univoque de sacra doctrina concernerait la science théologique, mais eux aussi doivent mutiler cette univocité en distinguant plusieurs niveaux de la théologie, celui de ses principes (la foi, a. 1) et celui des conclusions (la théologie stricto sensu, a. 2). Jean de Saint-Thomas ou Pierre Labat parviennent, eux, à préserver une stricte univocité de sacra doctrina en entendant strictement par là la seule science des conclusions, mais au prix d’une mutilation de sa nécessité dont parle saint Thomas à l’article 1. Báñez, quant à lui, préféra assumer l’équivocité de l’expression, au détriment de l’unité logique de la première question de la Somme, pendant que Gonet, suspendant son jugement, exposait les différentes hypothèses sans se prononcer. Il est frappant que ces divergences se retrouvent à l’identique au XXe siècle parmi les artisans du premier renouveau thomiste (Gardeil, Hugon, Buonpensiere), avant que n’apparaissent, à partir des années 1920, des hypothèses novatrices inconnues de l’époque baroque (Chenu, Garrigou-Lagrange).

Extrait

À partir du XVIe siècle, les commentateurs de la première question de la Somme de théologie se sont heurtés à une difficulté préjudicielle que son auteur n’avait pu prévoir : quelle réalité se trouve désignée par le vocable sacra doctrina ? Saint Thomas consacre cette question liminaire à une investigation scientifique sur la nature ou forme de cette « doctrine sacrée » dont il va ensuite exposer la matière de façon rigoureuse et rationnelle, « selon l’ordre de la discipline », dans l’ensemble de la Somme. Avant de dégager le contenu intelligible de l’ensemble de cette doctrine sacrée, avant de « décrire brièvement et clairement ce qui appartient à la doctrine sacrée », — tel est le propos liminaire des trois parties de l’ouvrage, — il commence par chercher ce qu’est cette doctrine en elle-même, en sa raison de « doctrine sacrée ». Non pas ce qu’elle contient et enseigne, sa matière, mais ce qu’elle est en sa forme spécifique de doctrine : « Il est nécessaire d’enquêter d’abord sur la doctrine sacrée elle-même, ce qu’elle est et à quoi elle s’étend. » C’est en vue de démontrer les propriétés essentielles de cette « doctrine sacrée » que saint Thomas s’interroge d’abord sur sa nécessité (question an sit, a. 1), puis sur ses qualités essentielles, de la plus générale (elle est science) jusqu’à la plus spécifique, liée à son sujet qui est Dieu lui-même et toutes choses sous la raison de Dieu (questions quid sit, a. 2 à 7), et enfin sur sa méthode (a. 8 à 10).