L'influence de saint Thomas d'Aquin sur son temps

Emmanuel Perrier

Dès ses études, saint Thomas d’Aquin fut reconnu comme un esprit hors-pair. Admis aux grades de bachelier et de maître en théologie avant l’âge requis, deux fois envoyé pour enseigner à la prestigieuse université de Paris, il fut nommé comme expert dans des conseils, des assemblées et un concile, invité à la table de saint Louis ou consulté par des nobles, des confrères lui soumirent leurs questions et des ecclésiastiques requirent de lui des avis ou des traités. Il fut ainsi compté parmi les plus hautes figures intellectuelles d’une époque qui n’en manqua pas (dont saint Bonaventure et saint Albert le Grand). S’il eut de nombreux étudiants qui transmirent à leur tour sa doctrine, si sa réputation de sainteté et ses nombreux miracles suscitèrent rapidement un culte populaire, sa renommée s’accrut surtout par la diffusion de ses écrits, copiés et recopiés dans toute l’Europe, lus aussi bien dans les monastères que dans les centres d’études ou dans les universités, par les théologiens comme par les philosophes. Quoique connue à des degrés divers, la pensée de Thomas devint ainsi en quelques décennies une référence commune. Pour l’approuver mais aussi pour la contester.

De fait, les premières oppositions ouvertes s’organisèrent peu après sa mort en 1274. Lors des condamnations prises l’archevêque de Paris, Étienne Tempier, au printemps 1277, certaines de ses thèses étaient indirectement visées. Le franciscain Guillaume de la Mare écrivit un Correctoire vers 1279, indiquant à ses lecteurs sur quels points il s’était trompé. Un autre franciscain, Jean Pecham ne cessa de pousser à une condamnation, à Paris puis à Rome, et il pourchassa les thomistes anglais lorsqu’il devint archevêque de Cantorbery. Son prédécesseur, Robert Kilwardby, qui était dominicain, avait plus directement visé Thomas dans des condamnations du 18 mars 1277. Parmi d’autres, ces attaques parfois violentes suscitèrent une réaction. Des dominicains défendirent Thomas par écrit. Leur ordre s’employa à éteindre en son sein les propos lui manquant de respect, puis recommanda l’étude de sa doctrine à tous les frères. On s’attacha aussi à mieux faire connaître toute l’œuvre du maître, pour le délivrer des jugements partiels et montrer la cohérence de son enseignement.

La manière dont on reçut ses œuvres dépendit beaucoup des circonstances. Les querelles que l’on vient d’évoquer étaient inévitables dans le contexte de la culture occidentale au XIIIe siècle, marquée par un intense travail de discernement et d’assimilation de pensées et de sciences nouvelles. Elles se focalisèrent donc sur des thèses précises comme l’éternité du monde ou l’unité de la forme substantielle, qui engageaient la place accordée à Aristote en théologie et, plus largement, les rapports entre philosophes et théologiens. Parallèlement, dans les facultés de théologie, où les maîtres devaient commenter les Sentences de Pierre Lombard, le commentaire de Thomas fut beaucoup plus utilisé que la Somme de théologie , dont l’importance sera reconnue tardivement. Dans les facultés des Arts, on fut plus attentif aux commentaires d’Aristote ou aux traités philosophiques. Les centres d’études dominicains maintinrent généralement une large connaissance de ses œuvres, avec toutefois un intérêt moindre pour ses commentaires bibliques. Enfin, la constitution d’écoles de pensée, se rattachant à tel ou tel maître dont elles prolongeaient l’enseignement joua un grand rôle. Ainsi l’école d’Albert le Grand, importante en Allemagne, y freina la diffusion du thomisme, tandis qu’en Italie ou en France il s’imposait de manière durable.

Au total, si en 1316 on parlait déjà à l’université de Paris de Thomas d’Aquin comme d’un docteur commun, si la canonisation de 1323 marqua un tournant dans sa réception, c’est surtout l’épreuve du temps qui vérifia l’importance de sa pensée dans l’histoire de la théologie et de la philosophie, qui l’établit aussi comme un maître de sagesse, un indéfectible ami de la vérité, et un gardien de la foi intègre au sein de la Tradition de l’Église.

Fr. Emmanuel Perrier, op.

 

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